REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 18 janvier 2016 par le Conseil d’État (décision n° 395091 du 15 janvier 2016), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité posée pour l’association Ligue des droits de l’homme, par la SCP Spinosi et Sureau, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 8 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2016-535 QPC.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution ;
Vu l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence ;
Vu la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011 de simplification et d’amélioration de la qualité du droit ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Vu les observations produites pour l’association requérante par la SCP Spinosi et Sureau, enregistrées les 26 janvier et 1er février 2016 ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 26 janvier 2016 ;
Vu les observations en intervention produites pour M. Pierre B., Mmes Cléa A. et Claire G., M. Adam S., Mme Alice B. et M. Matthieu Q. par Mes Alice Becker, Raphaël Kempf et Marie Roch, avocats au barreau de Paris, enregistrées les 26 janvier et 1er février 2016 ;
Vu les pièces produites et jointes au dossier ;
Me Patrice Spinosi, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour l’association requérante, Mes Becker et Kempf pour les parties intervenantes et M. Thierry-Xavier Girardot, désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à l’audience publique du 11 février 2016 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant qu’aux termes de l’article 8 de la loi du 3 avril 1955 susvisée dans sa rédaction résultant de la loi du 17 mai 2011 susvisée : « Le ministre de l’intérieur, pour l’ensemble du territoire où est institué l’état d’urgence, et le préfet, dans le département, peuvent ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature dans les zones déterminées par le décret prévu à l’article 2.« Peuvent être également interdites, à titre général ou particulier, les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre » ;
2. Considérant que, selon l’association requérante et les intervenants, en confiant à l’autorité administrative le pouvoir d’ordonner la fermeture provisoire de lieux de réunion et d’interdire des réunions sans préciser les conditions d’édiction de ces mesures et les motifs les justifiant ni prévoir leur durée maximale et l’existence de voies de recours, les dispositions contestées méconnaissent la liberté d’expression et de communication, le droit d’expression collective des idées et des opinions, la liberté de manifestation, la liberté d’association, la liberté du commerce et de l’industrie, la liberté d’entreprendre ainsi que le droit au recours effectif ; que, pour les mêmes motifs, le législateur aurait méconnu l’étendue de sa compétence dans des conditions affectant les droits et libertés précédemment mentionnés ;
– SUR LES GRIEFS TIRÉS DE LA MÉCONNAISSANCE DES DROITS ET LIBERTÉS GARANTIS PAR L’ARTICLE 11 DE LA DÉCLARATION DE 1789 ET DE L’ARTICLE 34 DE LA CONSTITUTION :
3. Considérant que la Constitution n’exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d’état d’urgence ; qu’il lui appartient, dans ce cadre, d’assurer la conciliation entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public et, d’autre part, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République ; que parmi ces droits et libertés figure le droit d’expression collective des idées et des opinions, protégé par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ;
4. Considérant que la méconnaissance par le législateur de sa propre compétence ne peut être invoquée à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution garantit ; qu’aux termes de l’article 34 de la Constitution : « La loi fixe les règles concernant…les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques » ;
5. Considérant que les dispositions contestées n’ont ni pour objet ni pour effet de régir les conditions dans lesquelles sont interdites les manifestations sur la voie publique ;
6. Considérant que les dispositions contestées permettent à l’autorité administrative d’ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacle, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature ainsi que d’interdire les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre ; qu’en ce qu’elles restreignent la liberté de se réunir, ces dispositions portent atteinte au droit d’expression collective des idées et des opinions ;
7. Considérant, en premier lieu, que les mesures de fermeture provisoire et d’interdiction de réunions prévues par les dispositions contestées ne peuvent être prononcées que lorsque l’état d’urgence a été déclaré et uniquement pour des lieux situés dans la zone couverte par cet état d’urgence ou pour des réunions devant s’y tenir ; que l’état d’urgence ne peut être déclaré, en vertu de l’article 1er de la loi du 3 avril 1955, qu’« en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » ou « en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique » ;
8. Considérant, en deuxième lieu, que, d’une part, tant la mesure de fermeture provisoire des salles de spectacle, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature que sa durée doivent être justifiées et proportionnées aux nécessités de la préservation de l’ordre public ayant motivé une telle fermeture ; que, d’autre part, la mesure d’interdiction de réunion doit être justifiée par le fait que cette réunion est « de nature à provoquer ou entretenir le désordre » et proportionnée aux raisons l’ayant motivée ; que celles de ces mesures qui présentent un caractère individuel doivent être motivées ; que le juge administratif est chargé de s’assurer que chacune de ces mesures est adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu’elle poursuit ;
9. Considérant, en troisième lieu, qu’en vertu de l’article 14 de la loi du 3 avril 1955, les mesures de fermeture provisoire et d’interdiction de réunions prises en application de cette loi cessent au plus tard en même temps que prend fin l’état d’urgence ; que l’état d’urgence, déclaré par décret en conseil des ministres, doit, au-delà d’un délai de douze jours, être prorogé par une loi qui en fixe la durée ; que cette durée ne saurait être excessive au regard du péril imminent ou de la calamité publique ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence ; que, si le législateur prolonge l’état d’urgence par une nouvelle loi, les mesures de fermeture provisoire et d’interdiction de réunions prises antérieurement ne peuvent être prolongées sans être renouvelées ;
10. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que les dispositions contestées, qui ne sont pas entachées d’incompétence négative, opèrent une conciliation qui n’est pas manifestement déséquilibrée entre le droit d’expression collective des idées et des opinions et l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public ;
– SUR LES GRIEFS TIRÉS DE LA MÉCONNAISSANCE DES DROITS ET LIBERTÉS GARANTIS PAR L’ARTICLE 4 DE LA DÉCLARATION DE 1789 :
11. Considérant qu’il est loisible au législateur d’apporter à la liberté d’entreprendre, qui découle de l’article 4 de la Déclaration de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi ;
12. Considérant que les dispositions contestées permettent à l’autorité administrative, dans le cadre de l’état d’urgence et dans la zone couverte par cet état d’urgence, d’ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacle, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature ; qu’il en résulte une atteinte à la liberté d’entreprendre ;
13. Considérant que, pour les motifs mentionnés aux considérants 7 à 9, les dispositions contestées opèrent une conciliation qui n’est pas manifestement déséquilibrée entre la liberté d’entreprendre et l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public ;
– SUR LES AUTRES GRIEFS :
14. Considérant que les dispositions contestées ne privent pas les personnes affectées par une mesure de fermeture provisoire ou une mesure d’interdiction de réunion de la possibilité de la contester devant le juge administratif, y compris par la voie du référé ; qu’il appartient à ce dernier d’apprécier, au regard des éléments débattus contradictoirement devant lui, l’existence des motifs justifiant la fermeture ou l’interdiction contestée ; que, par suite, ne sont pas méconnues les exigences de l’article 16 de la Déclaration de 1789 ;
15. Considérant que les dispositions contestées, qui n’ont ni pour objet ni pour effet d’encadrer les conditions dans lesquelles les associations se constituent et exercent leur activité, ne portent aucune atteinte au principe fondamental reconnu par les lois de la République de la liberté d’association ;
16. Considérant que l’article 8 de la loi du 3 avril 1955, qui n’est contraire à aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doit être déclaré conforme à la Constitution,
D É C I D E :
Article 1er.- L’article 8 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence est conforme à la Constitution.
Article 2.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 18 février 2016, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Guy CANIVET, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN et Mme Nicole MAESTRACCI.
Rendu public le 19 février 2016.