REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu le pourvoi sommaire, le mémoire complémentaire et le nouveau mémoire, enregistrés les 16 décembre 2008, 16 mars 2009 et 2 février 2010 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentés pour M. Gilles A, demeurant …, Mlle Cynthia B, demeurant …, Mme Margot Wanda B, demeurant … et M. Freddy B, demeurant … ; M. A et autres demandent au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler l’arrêt n° 07PA01331 du 16 octobre 2008 par lequel la cour administrative d’appel de Paris a, d’une part, annulé le jugement n° 06088141 du 8 février 2007 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande tendant à l’annulation de l’arrêté du 24 mars 2006 par lequel le maire de Paris a fixé les jours et horaires d’ouverture des marchés couverts de la ville de Paris en tant qu’il prévoit dans son article 11 que le marché Riquet situé 42 rue Riquet à Paris (75019) est ouvert du mardi au samedi de 8h30 à 19h30 et le dimanche de 8h30 à 13 h et des lettres en date du 2 juin 2006 les mettant en demeure de respecter les horaires réglementaires de ce marché sous peine de sanctions administratives et, d’autre part, a rejeté leur demande, en tant que cet arrêt a rejeté leur demande ;
2°) réglant l’affaire au fond, de faire droit à l’intégralité de leurs conclusions d’appel ;
3°) de mettre à la charge de la ville de Paris le versement d’une somme de 4 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la Constitution ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
Vu le code général des collectivités territoriales ;
Vu la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. Philippe Josse, Conseiller d’Etat,
– les observations de la SCP Peignot, Garreau, Bauer-Violas, avocat de M. A et autres et de Me Foussard, avocat de la ville de Paris,
– les conclusions de M. Frédéric Aladjidi, rapporteur public ;
La parole ayant été à nouveau donnée à la SCP Peignot, Garreau, Bauer-Violas, avocat de M. A et autres et à Me Foussard, avocat de la ville de Paris ;
Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. A et autres ont passé en janvier et en février 2005, avec la ville de Paris, des conventions leur concédant des emplacements de vente au sein du marché Riquet, situé dans le 19ème arrondissement de Paris ; que ces conventions d’occupation leur faisaient obligation de respecter le règlement municipal en vigueur qui imposait notamment l’ouverture du marché et, donc, de leurs commerces, le samedi toute la journée ; que, par courriers en date du 28 décembre 2005, les requérants ont indiqué à la mairie leur impossibilité d’ouvrir le samedi ; que, par un arrêté du 24 mars 2006, l’adjoint au maire de Paris chargé du commerce a fixé les jours et heures d’ouverture de l’ensemble des marchés couverts situés sur le territoire de la ville de Paris ; que les dispositions de l’article 11 de cet arrêté, relatives au marché Riquet, prévoient l’ouverture de celui-ci le samedi de 8h30 à 19h30 ; que par des lettres en date du 2 juin 2006, M. A et autres ont été mis en demeure d’avoir à respecter les prescriptions de cet arrêté ; que M. A et autres ont demandé au tribunal administratif de Paris l’annulation du rejet implicite de leurs demandes de dérogation aux horaires d’ouverture du marché Riquet formulées dans leurs courriers du 28 décembre 2005, de l’article 11 de l’arrêté du 24 mars 2006 et des lettres de mises en demeure du 2 juin 2006 ; que, par un jugement du 8 février 2007, le tribunal a rejeté cette demande ; que, par un arrêt du 16 octobre 2008, la cour administrative d’appel de Paris a annulé ce jugement, puis a rejeté la demande de M. A et autres ; que ceux-ci se pourvoient en cassation contre cet arrêt, en tant qu’il a rejeté leur demande ;
Sur les mises en demeure :
Considérant que la ville de Paris a adressé le 2 juin 2006 à chacun des commerçants une mise en demeure, lui rappelant que l’article 6.1 de la convention de concession qu’il avait signée lui faisait obligation de respecter le règlement municipal en vigueur et que les heures d’ouvertures fixées par l’arrêté du 24 mars 2006 prévoyaient une ouverture du marché Riquet la journée du samedi et l’informant que, faute pour lui de se conformer à cette obligation, il s’exposait à des sanctions administratives pouvant aller jusqu’à la résiliation de la convention ; qu’eu égard à sa portée, cette mesure d’exécution du contrat n’est pas susceptible d’un recours en annulation de la part des commerçants parties à ces conventions ; qu’ainsi, la cour n’a pas entaché son arrêt d’erreur de droit en rejetant comme irrecevables les conclusions présentées par eux devant le tribunal administratif et tendant à l’annulation de ces mises en demeure ;
Sur l’article 11 de l’arrêté du 24 mars 2006 :
Considérant, en premier lieu, que l’article L. 2122-18 du code général des collectivités territoriales dispose : « Le maire est seul chargé de l’administration, mais il peut, sous sa surveillance et sa responsabilité, déléguer par arrêté une partie de ses fonctions à un ou plusieurs de ses adjoints (…) » ; que le maire peut légalement, lorsqu’il procède à une délégation de fonctions, soustraire du champ de cette délégation la faculté de signer les actes qu’elle concerne ; que, si les requérants soutiennent qu’une délégation de fonctions interdit de procéder ensuite à une délégation de signature portant sur le champ qu’elle couvre, la cour n’a pas commis d’erreur de droit en estimant qu’il était loisible au maire de Paris de déléguer, dans un premier temps, les fonctions relatives au commerce tout en excluant expressément du champ de cette délégation la signature des actes concernés puis, dans un second temps, de déléguer sa signature sur le champ de compétence ainsi établi ;
Considérant, en deuxième lieu, qu’aux termes de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne troublent pas l’ordre public établi par la loi » ; qu’aux termes de l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : « 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique (…) la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (…) » ; qu’aux termes de l’article 1er de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » ; qu’il résulte de ces dispositions qu’un texte réglementaire fixant les jours et heures d’ouverture d’un marché ne saurait, même s’il ne prévoit aucune possibilité expresse de dérogation, avoir pour objet ni avoir légalement pour effet d’interdire à des titulaires d’emplacements de vente qui en font la demande de bénéficier individuellement des autorisations de fermeture nécessaires au respect d’une pratique religieuse ou à l’exercice d’un culte, dans la mesure où ces dérogations sont compatibles avec le bon fonctionnement du marché, notamment au regard de l’objectif de continuité de ce fonctionnement ; qu’en se fondant sur ces critères pour juger que l’arrêté du 24 mars 2006 portant fixation des jours et horaires d’ouverture des marchés couverts de la ville de Paris, alors qu’il prescrit l’ouverture du marché Riquet le samedi de 8h30 à 19h30, n’était contraire ni au principe de la liberté religieuse, ni au principe de la liberté du commerce et de l’industrie, la cour n’a pas commis d’erreur de droit ;
Considérant, en troisième lieu, qu’en jugeant, que compte tenu des différences dans la population et dans les offres commerciales des quartiers concernés, le fait qu’aucun aménagement de l’horaire fixé pour le marché Riquet n’ait été prévu pour certains emplacements alors qu’une telle possibilité existait pour d’autres marchés, ne méconnaissait pas le principe d’égalité, la cour, qui n’a pas dénaturé les pièces du dossier qui lui était soumis et a suffisamment motivé son arrêt, n’a pas commis d’erreur de droit ; qu’elle n’a pas non plus dénaturé les pièces du dossier qui lui était soumis en jugeant que l’exploitant d’une supérette, dont la convention d’occupation du domaine public ne renvoyait pas à l’horaire fixé par l’arrêté du 24 mars 2006, était placé dans une situation différente de celle des autres commerçants du marché Riquet ;
Considérant, en dernier lieu, que la cour n’a pas dénaturé les faits de l’espèce en estimant que le détournement de pouvoir allégué n’était pas établi ;
Sur le rejet des demandes de dérogation :
Considérant que l’arrêt de la cour énonce qu’il ne ressortait pas des pièces du dossier que M. A et autres auraient présenté une demande de dérogation à l’obligation, alors prévue par le règlement intérieur du marché Riquet, d’ouvrir le samedi les emplacements de vente dont ils étaient concessionnaires au sein de ce marché ; qu’en statuant ainsi alors que, par courriers adressés le 28 décembre 2005 au maire de Paris, à son adjoint en charge du commerce et au chef du bureau compétent de l’administration de la ville de Paris, M. A et autres avaient exposé l’impossibilité dans laquelle ils se trouvaient, pour des motifs religieux, d’ouvrir leur commerce le samedi et avaient indiqué s’y refuser, la cour a dénaturé ces courriers, qui ne pouvaient que constituer des demandes de dérogation à l’obligation d’ouvrir leurs emplacements la journée du samedi ; que, par suite, son arrêt doit être annulé en tant qu’il statue sur les conclusions des requérants tendant à l’annulation des décisions implicites du maire de Paris rejetant ces demandes ;
Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de régler l’affaire au fond, dans la mesure de l’annulation prononcée ci-dessus, en application des dispositions de l’article L. 821-2 du code de justice administrative ;
Considérant qu’ainsi qu’il a été dit ci-dessus, M. A et autres ont, par courriers en date du 28 décembre 2005, présenté une demande de dérogation à l’obligation d’ouvrir leur commerce le samedi ; que la ville de Paris s’est abstenue de répondre à ces demandes, dont elle n’a pas accusé réception ; qu’il est résulté de son silence une décision implicite de rejet dont M. A et autres sont recevables à demander l’annulation ;
Considérant qu’il appartient à l’autorité compétente pour fixer les horaires d’ouverture d’un marché, lorsque des titulaires d’emplacements de vente font la demande de bénéficier individuellement d’autorisations de fermeture nécessaires au respect d’une pratique religieuse ou à l’exercice d’un culte, de prendre en compte, sous le contrôle du juge, la compatibilité des dérogations ainsi demandées avec le bon fonctionnement du marché, notamment au regard de l’objectif de continuité de ce fonctionnement, compte tenu des besoins des habitants du quartier desservi par ce marché ;
Considérant, en premier lieu, qu’il ressort des pièces du dossier qu’une réponse favorable aux demandes de dérogation de M. A et autres aurait entraîné la fermeture, pour tous les samedis de l’année et pour toute la journée, de plus d’un tiers des emplacements de vente alors en activité au sein du marché Riquet et aurait, ainsi, porté une atteinte excessive au bon fonctionnement de ce marché ; qu’il suit de là que la ville de Paris n’a pas commis d’erreur d’appréciation, au regard du principe de la liberté religieuse, en les rejetant ;
Considérant, en second lieu, que s’il est établi, au vu des pièces du dossier, que la vente de produits cashers suppose de disposer de certifications susceptibles d’être retirées en cas d’ouverture le samedi, les requérants ne démontrent pas que le marché Riquet était le seul lieu de vente susceptible d’accueillir leur commerce dans le quartier considéré ; qu’il suit de là que la ville de Paris n’a pas commis d’erreur d’appréciation au regard du principe de liberté du commerce et de l’industrie en rejetant les demandes de dérogation qui lui étaient soumises ;
Sur les conclusions tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant que ces dispositions font obstacle à ce qu’une somme soit mise à ce titre à la charge de la ville de Paris qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante ; qu’il n’y a pas lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire droit aux conclusions présentées par la ville de Paris au titre des mêmes dispositions ;
D E C I D E :
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Article 1er : L’arrêt du 16 octobre 2008 de la cour administrative d’appel de Paris est annulé en tant qu’il statue sur les demandes de dérogation faites par M. A, Mlle B, Mme Wanda B et M. B.
Article 2 : Le surplus des conclusions du pourvoi de M. A, Mlle B, Mme Wanda B et M. B et les conclusions de leur demande présentées devant le tribunal administratif de Paris tendant à l’annulation du rejet de leurs demandes de dérogation sont rejetés.
Article 3 : Les conclusions de la ville de Paris tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. Gilles A, à Mlle Cynthia B, à Mme Margot Wanda B, à M. Freddy B et à la ville de Paris.