Section II – Détermination de la charge de la dette
1526.- Difficultés.- De prime abord, cette question peut être facilement résolue. En effet, on pourrait penser qu’en cas de faute de service, c’est l’administration qui doit être poursuivie devant le juge administratif et qu’en cas de faute personnelle, c’est l’agent qui doit être poursuivi devant le juge judiciaire, et cela y compris dans le contentieux des dommages de travaux public (TC, 15 mai 2017, requête numéro 4080, Homand : Dr. adm. 2017, comm. 45, note Eveillard). La réalité est toutefois plus complexe. Il existe en effet des hypothèses de cumul et de substitution de responsabilités ainsi que des possibilités de recours contre l’administration par l’agent condamné et contre cet agent par l’administration si c’est elle qui a fait l’objet d’une condamnation.
§I – Cumul et substitution de responsabilités
1527.- Des solutions favorables aux victimes.- La responsabilité personnelle de l’agent n’est pas nécessairement exclusive de la responsabilité de l’administration : dans certains cas, la victime dispose d’une option. Elle peut attaquer soit l’agent soit l’administration. C’est le système de cumul des responsabilités qui a été dégagé par la jurisprudence. Dans d’autres cas, la responsabilité personnelle de l’agent est écartée au profit de la responsabilité de l’administration. C’est le système de substitution de responsabilité, qui résulte nécessairement d’un texte.
Dans tous les cas la solution est favorable à la victime : en effet, l’administration est toujours solvable et il sera donc plus intéressant d’engager une action devant le juge administratif plutôt que devant le juge judiciaire.
I – Cumul des responsabilités
1528.- Cumul des fautes.- Avant de reconnaître la possibilité d’un cumul des responsabilités, le Conseil d’Etat a d’abord admis la possibilité d’un cumul des fautes dans l’arrêt du 3 février 1911 Anguet (requête numéro 34922 : Rec. p. 146 ; S. 1911, III, p. 137, note Hauriou).
En l’espèce, un usager s’était retrouvé enfermé dans un bureau de poste dont la porte principale avait été fermée prématurément parce que l’horloge du bureau avançait. Une faute de service avait donc été commise. L’usager a ensuite été contraint d’emprunter une porte réservée au service. Il s’est retrouvé alors dans une salle où des agents réalisaient le tri de valeurs postales. Les postiers l’ont expulsé violemment ce qui lui a occasionné des blessures sérieuses. Une faute personnelle avait donc également été commise.
Dans de telles hypothèses de coexistence d’une faute personnelle et d’une faute de service, le Conseil d’Etat admet la possibilité pour la victime de demander la réparation de l’ensemble du préjudice subi au juge administratif.
1529.- Cumul des responsabilités.- Le cumul des responsabilités a ensuite été admis à l’occasion de l’arrêt Epoux Lemonnier du 26 juillet 1918 (requête numéro 49595, requête numéro 55240 : Rec. p. 761 ; D. 1918, III, p. 9, concl. Blum, note Hauriou). En l’espèce, un concours de tir avait été organisé dans une commune. Les tireurs et les cibles étaient placés sur les deux rives d’une rivière, les cibles se trouvant devant un sentier pour promeneurs. Des promeneurs se sont alors plaints des balles qui sifflaient à leurs oreilles, mais le maire négligea de prendre les mesures nécessaires.
Le Conseil d’Etat admet ici que lorsqu’une faute personnelle du premier type est commise – c’est-à-dire une faute personnelle commise à l’occasion du service – la victime dispose d’une option : elle peut rechercher la responsabilité personnelle de l’agent, ou celle de l’administration (sur l’application du cumul des responsabilités en cas de conflit négatif et sur l’obligation faite aux juges des deux ordres de juridiction de veiller à ce que le montant total des indemnités accordées ne dépasse pas celui du préjudice. V. TC, 19 mai 2014, requête numéro 3939, Berthet : Rec. p. 461 ; AJDA 2014, p. 1010 ; Dr. adm. 2014, comm. 60, note Eveillard ; JCP A 2015, comm. 2006, note Pauliat). Le cumul des responsabilités constitue donc une sorte de garantie par l’administration des fautes personnelles subies par les victimes.
1530.- Evolution du système de cumul de responsabilités.- Le cumul des responsabilités a ensuite évolué à l’occasion de trois arrêts d’Assemblée du 18 novembre 1949, Mimeur, Defaux et Bethelsemer (Rec. p.492 ; D. 1950 p.667, note J.G. ; JCP 1950, 5286, concl. Gazier ; RDP 1950, p.183, note Waline). Avec cette évolution, la garantie de l’administration est également étendue aux fautes personnelles du second type, c’est-à-dire aux fautes personnelles commises en dehors du service, mais avec les moyens du service.
Dans l’arrêt Mimeur, par exemple, les juges retiennent que dès lors qu’un véhicule a été confié à son conducteur pour l’exécution d’un service public, l’accident imputable à une faute de ce conducteur ne saurait être regardé comme dépourvu de tout lien avec le service et engage la responsabilité de l’administration à l’égard de la victime, même s’il s’est produit alors que ledit conducteur s’était écarté de son itinéraire normal pour des fins strictement personnelles.
Par conséquent, le cumul des responsabilités n’est désormais exclu que pour le troisième type de fautes personnelles, c’est-à-dire pour les fautes sans lien avec le service.
II – Substitution de responsabilité
1531.- Une garantie pour les victimes et pour les agents.- Dans cette hypothèse, le système de garantie bénéficie non seulement aux victimes, mais également aux agents auteurs d’une faute personnelle. En effet, les victimes ne disposent plus d’une option, mais de l’obligation d’actionner la personne publique plutôt que son agent.
Exemples :
– Une loi du 5 avril 1937, codifiée à l’article L.911-4 du Code de l’éducation prévoit que « dans tous les cas où la responsabilité des membres de l’enseignement public est engagée à la suite ou à l’occasion d’un fait dommageable commis, soit par les enfants ou jeunes gens qui leur sont confiés à raison de leurs fonctions, soit à ces enfants ou jeunes gens dans les mêmes conditions, la responsabilité de l’Etat sera substituée à celle desdits membres de l’enseignement, qui ne pourront jamais être mis en cause devant les tribunaux civils par la victime ou ses représentants ». L’Etat, une fois condamné par le juge judiciaire, peut ensuite exercer une action récursoire contre son agent, voire contre un tiers, conformément au droit commun de la responsabilité administrative, c’est-à-dire devant le juge administratif lorsqu’est en cause un agent et devant le juge judiciaire si c’est un tiers qui est attaqué (CE, 13 juillet 2007, requête numéro 297390, Ministre de l’Education nationale : Rec. p. 336).
– La loi n°57-1424 du 31 décembre 1957 attribue aux tribunaux judiciaires compétence exclusive pour connaître de toute action en responsabilité extracontractuelle formée en raison de dommages causés par un véhicule quelconque appartenant à une personne publique ou placé sous sa garde. La responsabilité de la personne publique est alors substituée à celle de l’agent.
§II – Recours ouverts à l’administration contre son agent
1532.- Impossibilité de recours en cas de faute de service.- Lorsque la faute pour laquelle l’administration a été condamnée est une faute de service, elle ne dispose d’aucune possibilité pour se retourner contre son agent.
1533.- Admission d’une action récursoire en cas de faute personnelle.- A l’origine, lorsque cette faute est une faute personnelle, qu’elle soit la seule cause du dommage ou qu’elle coexiste avec une faute de service, l’administration condamnée n’était pas autorisée à se retourner contre son agent. Cette solution, qui aboutissait à une immunité totale de l’agent était critiquable à la fois d’un point de vue moral, mais également du point des finances publiques et de celui du bon fonctionnement des services publics (V. par ex. à propos d’une officier qui avait fait fusiller un civil CE, 28 mars 1924, Poursines : S. 1926, III, p. 17, note Hauriou).
Le Conseil d’Etat va finalement admettre le principe d’une action récursoire. Comme le précisent les arrêts d’Assemblée du 28 août 1951, Laruelle et Delville (requête numéro 01074, requête numéro 04032 : Rec. p.464 ; D. 1951, p.623, note Nguyen Do ; JCP 1951, comm. 6532, note J.-J. R. ; JCP 1952, comm. 6734, note Eisenmann ; RDP 1951, p. 1087, note Waline ; S. 1952, III, p. 25, note Mathiot) « si les fonctionnaires et agents des collectivités publiques ne sont pas pécuniairement responsables des conséquences dommageables de leurs fautes de service, il ne saurait en être ainsi lorsque le préjudice qu’ils ont causé à ces collectivités est imputable à des fautes personnelles détachables de l’exercice de leurs fonctions ». Les mêmes arrêts admettent le principe de la compétence de la juridiction administrative pour connaître de cette action (V. également se ralliant à cette solution TC, 26 mai 1954, Moritz : Rec. p. 708 ; JCP G 1954, II, comm. 8334, note Vedel ; S. 1954, III, p. 85, concl. Letourneur ; Cass. 1re civ., 21 octobre 1957 : AJDA 1958, n° 52, p. 45).
Si le dommage a pour seule origine une faute personnelle, la personne publique peut exercer une action récursoire pour le tout.
Exemple :
– CE, 17 décembre 1999, requête numéro 199598, Moine (JCP G, 2001, II, comm. 10508, note Piastra) : le requérant, militaire de carrière, avait tué une personne par un tir à balles réelles en dehors de tout exercice organisé par l’autorité supérieure. Cette faute a été de nature à engager envers l’Etat la responsabilité pécuniaire du requérant. La circonstance que celui-ci a, du fait de tels agissements, été radié des cadres de l’armée active par mesure disciplinaire « pour faute grave dans le service » ne faisait pas obstacle à la possibilité qu’avait le ministre de la Défense d’engager une action récursoire à l’encontre de cet agent en se fondant sur le fait que la faute commise, bien qu’étant intervenue dans le service, avait le caractère d’une faute personnelle détachable de l’exercice par l’intéressé de ses fonctions. En raison de son extrême gravité, cette faute justifie qu’ait été mise à la charge du requérant la totalité des conséquences dommageables qui en sont résultées.
Il faut relever que l’administration peut prendre en considération les transactions intervenues pour clore le litige civil relatif aux conséquences de l’accident causé par l’agent auteur de la faute personnelle, même si celui-ci n’y était pas partie, et lui réclamer le remboursement des sommes versées au titre de ces transactions (CE, 8 août 2008, requête numéro 297044, requête numéro 311386, Mazière : Rec. tables, p. 612 ; JCP A 2008, comm. 2302, note Moreau ; AJDA 2008, p. 1565).
Si le dommage a pour origine une faute personnelle et une faute de service, l’action récursoire peut être exercée seulement pour une partie du préjudice subi, en fonction de l’influence respective de la faute personnelle et de la faute de service.
Exemple :
– CAA Bordeaux, 21 mars 2006, requête numéro 03BX00225, Mongaboure : un accident de la circulation occasionné par un agent à l’occasion du service est imputable à la fois à une faute personnelle de cet agent, qui se trouvait au moment de l’accident en état d’ébriété et à une faute de service. Eu égard à la gravité de la faute commise par le requérant et aux circonstances de fait, le ministre de l’Intérieur n’a pas commis d’erreur manifeste dans l’appréciation de la part de responsabilité incombant à l’intéressé, en mettant à sa charge cinquante pour cent des conséquences dommageables qui sont résultées de l’accident.
1534.- Absence de responsabilité solidaire en cas de pluralité de fautes personnelles.- Enfin, si le dommage a pour origine les fautes personnelles de plusieurs agents, ces agents ne sont pas tenus solidairement vis-à-vis de l’administration, ce qui constitue une différence notable avec les principes de la responsabilité civile. L’administration devra donc exercer autant d’actions qu’il y a d’agents fautifs, en fonction de la gravité respective de leurs fautes, comme le Conseil d’Etat l’a précisé dans l’arrêt de Section Jeannier du 22 mars 1957 (Rec. p. 196, concl. Kahn ; AJDA 1957 p. 186, chron. Fournier et Braibant ; JCP 1957, comm. 10303 bis, note Louis-Lucas ; D. 1957 p. 748, concl Kahn, note Weil). Comme l’a rappelé ultérieurement le Conseil d’Etat, dans une affaire qui concernait la réparation des préjudices occasionnés par des faites de harcèlement moral, « si ces agissements sont imputables en tout ou partie à une faute personnelle d’un autre ou d’autres agents publics, le juge administratif, saisi en ce sens par l’administration, détermine la contribution de cet agent ou de ces agents à la charge de la réparation » (CE 28 juin 2019, requête numéro 415863 : AJCT 2019, p. 523, note Derridj).
§III – Recours ouverts à l’agent contre l’administration
1535.- Une composante de la garantie fonctionnelle.- Un agent qui fait l’objet d’une action en responsabilité devant le juge civil, alors que la faute à l’origine du dommage dont il est demandé réparation est une faute de service, a le droit à être couvert par son administration d’origine. Ce droit est une composante de la garantie fonctionnelle qui est reconnue aux fonctionnaires, en application de l’article 11 du Titre I du statut général de la fonction publique qui précise que « lorsqu’un fonctionnaire a été poursuivi par un tiers pour faute de service et que le conflit d’attribution n’a pas été élevé, la collectivité publique doit, dans la mesure où une faute personnelle détachable de l’exercice de ses fonctions n’est pas imputable à ce fonctionnaire, le couvrir des condamnations civiles prononcées contre lui ». En dehors de cette problématique de responsabilité civile, le même article précise que « lorsque le fonctionnaire fait l’objet de poursuites pénales à raison de faits qui n’ont pas le caractère d’une faute personnelle détachable de l’exercice de ses fonctions, la collectivité publique doit lui accorder sa protection ».
1536.- Bénéficiaires de la garantie fonctionnelle.- Ce principe s’applique à l’ensemble des agents publics, y compris lorsqu’il s’agit d’une autorité élue d’un établissement public (CE Sect., 8 juin 2011, requête numéro 312700, Farre : Rec., p. 170) ou d’un agent de la banque de France (CAA Versailles, 12 octobre 2017, requête numéro 15VE02740, Gaudin : AJDA 2018, p. 57, concl. Mégret) et alors même que l’intéressé a perdu la qualité d’agent public à la date de la décision statuant sur cette demande (CE, 26 juillet 2011, requête numéro 336114, Mirmiran : Rec. tables, p. 982). Elle s’étend aux collaborateurs occasionnels du service public (CE, 13 janvier 2017, requête numéro 386799, Fievet, préc.) voire même à un agent gréviste si les faits dommageables sont en relation avec l’exercice de ses fonctions (CE, 22 mai 2017, requête numéro 396453, Commune de Sète : JCP A 2017, comm. 2200, note Fort) ainsi qu’a un agent en congé de maladie (CE, 12 mars 2010, requête numéro 308974, Commune de Hoenheim (AJDA 2010, p. 1138, chron. Liéber et Botteghi ; AJFP 2010, p. 255, concl. Geffray ; JCP A 2010, comm. 2154, note Jean-Pierre ; JCP G 2010, act. 389, obs. Sorbara).
Pour les agents qui ne relèvent pas du statut général de la fonction publique, ce droit résulte d’un principe général du droit dégagé par le Conseil d’Etat à l’occasion de l’arrêt de Section du 26 avril 1963, Centre hospitalier régional de Besançon (Rec., p. 242, concl. Chardeau ; S. 1963, p. 338).
Ce principe a été reformulé de façon plus générale par le Conseil d’Etat – dissipant notamment des doutes concernant les agents relevant de statuts spécifiques – dans son arrêt Garde des sceaux du 11 février 2015 (requête numéro 372359, préc.) dont il résulte qu’il existe un « principe général du droit qui s’applique à tous les agents publics, (selon lequel) lorsqu’un agent public est mis en cause par un tiers à raison de ses fonctions (en vertu duquel) il incombe à la collectivité publique dont il dépend de lui accorder sa protection dans le cas où il fait l’objet de poursuites pénales, sauf s’il a commis une faute personnelle ».
Les agents publics étrangers soumis par leur contrat non pas au droit français mais au droit local, comme par exemple les civils afghans recrutés par l’armée française à l’occasion de sa mission en Afghanistan, ont semblé dans un premier temps ne pas devoir bénéficier de la protection fonctionnelle (CE, 16 octobre 2017, requête numéro 408344, Sadeqi.- CE, 16 octobre 2017, requête numéro 408374, M. et Mme Khodadad, préc.). Il s’agissait ici d’une application de la jurisprudence Tegos qui admet que ce type de contrats peuvent ne pas être régis par le droit français (CE Sect., 19 novembre 1999, requête numéro 183648, Tegos : Rec., p. 356 ; JDI 2000, p. 742, note Flauss ; RFDA 2000, p. 833, concl. Arrighi de Casanova). Le Conseil d’Etat a finalement fait évoluer sa jurisprudence pour considérer que le principe général du droit reconnaissant la protection fonctionnelle « s’étend aux agents non-titulaires de l’Etat recrutés à l’étranger, alors même que leur contrat est soumis au droit local » (CE, 1er février 2019, requête numéro 421694). La mise en œuvre effective de ce principe peut conduire exceptionnellement à délivrer un visa ou un titre de séjour à l’intéressé et à sa famille (V. aussi CE, 26 février 2020, requête numéro 436176).
1537.- Différents aspects de la protection fonctionnelle.- Le droit à la protection fonctionnelle implique notamment l’obligation, pour l’administration, de prendre en charge les frais de justice engagés par l’agent lorsqu’il est mis en cause pour des faits relatifs à l’exercice de ses fonctions, devant le juge civil ou devant le juge pénal.
Le caractère approprié des mesures de protection relève de l’appréciation souveraine des juges du fond (CE, 25 juin 2020, requête numéro 421643 : JCP A 2020, act. 494, obs. Touzeil-Divina).
1538.- Fin de la protection fonctionnelle.- Si l’autorité administrative a accordé la protection, elle peut y mettre fin pour l’avenir si elle constate postérieurement, et sous le contrôle du juge, l’existence d’une faute personnelle. En revanche, la décision accordant le bénéfice de la protection, qui est une décision créatrice de droits, ne peut être retirée, si elle est illégale, que dans un délai de quatre mois à compter de sa signature. Le retrait ayant un effet rétroactif, l’administration pourra réclamer à l’agent le remboursement des frais engagés pour assurer sa protection (CE, 22 janvier 2007, requête numéro 285710, Ministre des affaires étrangères : JCP A 2007, comm. 2046, concl. Aguila, note Jean-Pierre ; AJDA 2007, p. 1190, note Chanlair). Enfin, la décision accordant la protection ne peut légalement être assortie d’une condition suspensive ou résolutoire, par exemple en indiquant qu’elle fait droit à la demande mais qu’elle pourra demander le remboursement des frais engagés si « une juridiction pénale venait à établir une faute personnelle » (CE, 14 mars 2008, requête numéro 283943, Portalis : Rec., p. 99, concl. Boulouis ; AJDA 2008, p. 800, chron. Boucher et Bourgeois-Machureau ; AJFP 2008, p. 140 ; RFDA 2008, p. 482, concl. Boulouis ; RFDA 2008, p. 931, note Seiller). En effet, une telle condition ne peut porter que sur un événement futur, alors que la faute personnelle commise par l’agent est par nature antérieure à la décision accordant la protection. C’est seulement si des éléments nouveaux font apparaître une faute personnelle, que l’autorité compétente peut décider d’abroger pour l’avenir la décision octroyant la protection. Et encore faut-il rappeler que la possibilité d’abroger la décision accordant la protection fonctionnelle dans un tel cas, qui n’est pas soumise à une condition de délai par l’arrêt Portalis, paraît remise en cause par les dispositions de l’article L. 242-2 du Code des relations entre le public et l’administration qui réserve cette dérogation aux principes généraux du retrait des décisions créatrices de droit aux seules décisions conditionnelles (V. sur ce point supra Cinquième partie, Chapitre un, Section quatre).
1539.- Possibilité de se retourner contre l’administration en cas de condamnation de l’agent pour faute de service.- Enfin, lorsqu’un agent est condamné par le juge judiciaire, alors que la faute à l’origine du dommage est une faute de service ou, plus fréquemment, lorsque la faute personnelle qui a été commise coexiste avec une faute de service, celui-ci peut se retourner contre l’administration.
Exemple :
– CE Ass., 5 avril 2002, requête numéro 238689, Papon (RDP 2002, p. 1513, note Degoffe et p. 1532, note Alvis) : le 2 avril 1998 Maurice Papon a été condamné par la cour d’assises de la Gironde pour complicité de crimes contre l’humanité pour ses activités en tant que secrétaire général de la préfecture de la Gironde durant l’occupation. Le 3 avril, la cour, statuant sur les dommages-intérêts l’a condamné à verser aux parties civiles une somme globale équivalent à plus de 700 000 euros. Il a alors demandé à l’Etat de le couvrir pour l’intégralité de cette somme. Le Conseil d’Etat a jugé que le comportement zélé du requérant « qui ne peut s’expliquer par la seule pression exercée … par l’occupant allemand, revêt, eu égard à la gravité exceptionnelle des faits et de leurs conséquences, un caractère inexcusable et constitue par là-même une faute personnelle détachable de l’exercice des fonctions ». Cependant, une faute de service doit également être retenue, la politique de l’Etat français sous l’occupation, ayant « permis et facilité, indépendamment de l’action de M. Papon, les opérations qui ont été le prélude à la déportation ». Compte tenu de la coexistence d’une faute personnelle et d’une faute de service, l’Etat est condamné à prendre à sa charge la moitié du montant total des condamnations civiles prononcées à l’encontre du requérant.
§IV – Recours subrogatoires
1540.- Bénéficiaires des recours subrogatoires.- Lorsque la victime est un assuré social, le juge peut être saisi à la fois d’un recours de la victime d’un dommage corporel et d’un recours subrogatoire de l’organisme de sécurité sociale à laquelle elle est affiliée.
Notons au préalable que cette possibilité n’est pas réservée aux seules caisses de sécurité sociale et aux sociétés d’assurance (V. par ex. CE, 20 décembre 2022, requête numéro 445319, Société Pacifica : RFDA 2023, p. 119, concl. Roussel). Peut être également concerné le tiers co-auteur d’un dommage avec l’administration.
Exemple :
– CE Ass., 9 novembre 2015, requête numéro 342468, SAS Constructions mécaniques de Normandie et requête numéro 359548, MAIF et a. (AJDA 2016, p. 213, note Jacquemet-Gauché ; Energie-Env.-Infrastr. 2016, comm. 15, note Trébulle ; JCP G 2016, comm. 92, note Paillard ; JCP A 2015, act. 974, obs. Touzeil-Divina ; JCP S 2015, comm. 1474, note Pradel, Pradel-Boureux et Pradel) : la commission par un employeur d’une faute inexcusable qui a justifié sa condamnation à l’égard de la victime par le juge judiciaire ne l’empêche pas d’engager une action subrogatoire contre l’Etat qui a également commis une faute en ne prenant pas les mesures nécessaires en vue de la prévention des risques liés à l’exposition des travailleurs aux poussières d’amiante. Il en ira toutefois autrement si l’employeur a commis délibérément une faute d’une particulière gravité.
1541.- Recours subrogatoire des caisses de sécurité sociale.- Si l’on revient maintenant aux caisses de sécurité sociale, la loi n°2006-1640 du 21 décembre 2006 de financement de la sécurité sociale pour 2007 a opéré une réforme du droit des recours des tiers payeurs en modifiant le régime de l’exercice des recours subrogatoires des caisses contre le responsable d’un dommage corporel causé à un assuré social (Code de la sécurité sociale, article L. 376-1). Ce texte prévoit notamment que les recours subrogatoires des caisses de sécurité sociale contre les tiers doivent s’exercer poste par poste sur les seules indemnités qui réparent les préjudices qu’elles ont pris en charge, à l’exclusion des préjudices à caractère personnel. Le même article précise que si le tiers payeur établit qu’il a effectivement et préalablement versé à la victime une prestation indemnisant de manière incontestable un poste de préjudice personnel, son recours peut s’exercer sur ce poste de préjudice.
En d’autres termes, excepté ce cas particulier, avant de statuer sur les droits respectifs de la victime et de la caisse, les juges doivent évaluer le montant total de l’indemnité à la charge du tiers, en distinguant la part revenant exclusivement à la victime destinée à réparer les préjudices de caractère personnel non couverts par les prestations sociales (CE, 8 août 2008, requête numéro 272033, Assistance publique Hôpitaux de Marseille). En effet, dans son ancienne rédaction, l’article L. 376-1 du Code de la sécurité sociale permettait aux caisses de demander au tiers responsable, même en cas de responsabilité partielle, le remboursement de toutes leurs dépenses, dans la limite de l’indemnité mise à la charge de ce tiers en application du droit commun de la responsabilité civile ou administrative. Ce recours était prioritaire par rapport à celui exercé par l’assuré social, lorsqu’il estimait que certains préjudices subis par lui n’avaient pas été réparés par les prestations de sécurité sociale. Ainsi, l’assiette des recours des caisses de sécurité sociale est désormais limitée et l’indemnisation des victimes est améliorée.
Dans un avis Magiet et Consorts Guignon du 4 juin 2007 (requête numéro 303422, requête numéro 304214 : AJDA 2017, p. 1800, concl. Boucher et Bourgeois-Machureau ; JCP A 2007, act. 601 ; JCP A 2008, comm. 2055 ; JCP E 2007, comm. 1897, note Guettier ; JCP S 2007, comm. 1840, note Vachet ; RTD civ. 2017, p. 577, obs. Jourdain.- V. également CE Sect., 5 mars 2008, requête numéro 272447, CPAM Seine-Saint-Denis), le Conseil d’Etat a précisé ces dispositions. Il résulte de cette jurisprudence que les juridictions compétentes doivent effectuer quatre séries d’opérations :
– L’évaluation du montant du préjudice total subi par l’assuré social selon les règles du droit commun de la responsabilité administrative ;
– La fixation, poste de préjudice par poste de préjudice, de la part du montant de ce poste demeurée à la charge de l’assuré, faute pour le préjudice d’avoir été entièrement réparé par les prestations de sécurité sociale correspondantes. Il convient ici de distinguer les postes suivants : dépenses de santé, frais liés au handicap, pertes de revenus, incidence professionnelle et scolaire du dommage corporel (V. CE, 8 mars 2013, requête numéro 361273, Doget : AJDA 2013, p. 548, obs. Poupeau), autres dépenses liées au dommage corporel, et préjudices personnels ;
– La détermination, pour chaque poste, du montant de l’indemnité mise à la charge du tiers responsable. Compte tenu de la méthode retenue, ce montant sera égal à celui du poste si la responsabilité du tiers est entière, mais à une partie seulement de ce poste si elle n’est que partielle ;
– L’octroi à la victime, pour chaque poste, dans la limite de l’indemnité mise à la charge du tiers responsable, d’une somme correspondant à la part du montant de ce poste demeurée à sa charge, le solde de l’indemnité étant, s’il n’est pas nul, accordé à la caisse.
Le Conseil d’Etat a eu ensuite l’occasion de préciser que les rentes qui ont été versées par les caisses primaires d’assurance maladie à la suite d’un accident du travail doivent être classées dans la catégorie des préjudices à caractère patrimonial (CE, 5 mars 2008, requête numéro 272447, CPAM Seine-Saint-Denis : AJDA 2008, p. 497, obs. Royer, concl. Thiellay ; D. 2008, p. 921 ; Gaz. Pal. 2-3 avril 2008, note Bernfeld et Bibal ; Resp. civ. et assur. 2008, comm. 189 ; JCP A 2008, act. 242 ; JCP G 2008, IV, comm. 1640 ; JCP S 2008, comm. 1359, note Vachet ; Dr. adm. 2008, comm. 87. – CE, 5 mars 2008, requête numéro 290962, Bencheikh : AJDA 2008, p. 941, concl. Thiellay). Cette précision est importante puisque, dans le nouveau dispositif législatif, seuls les préjudices patrimoniaux sont soumis aux recours des tiers payeurs.
La portée de l’arrêt du 5 mars 2008 a ensuite été explicitée par un avis du 8 mars 2013 (requête numéro 361273.- V. également CE, 7 octobre 2013, requête numéro 337851, Ministre de la Défense). Le Conseil d’Etat rappelle, tout d’abord, que la rente d’accident du travail doit être regardée comme ayant pour objet exclusif de réparer, sur une base forfaitaire, les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle en conséquence de l’accident, c’est-à-dire ses pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité. En conséquence, le recours exercé par la caisse au titre d’une rente d’accident du travail ne saurait s’exercer que sur ces deux postes de préjudice et en particulier la rente ne saurait être imputée sur un poste de préjudice personnel.
Pour aller plus loin :
– Carius (M.), La gravité de la faute personnelle de l’agent public à l’épreuve du dualisme jurisdictionnel : AJFP 2018, p. 6.
– Chifflot (N.), La causalité dans le droit de la responsabilité administrative. Passé d’une notion en quête d’avenir : Dr. adm. 2011, étude 20.
– Huet (P.), Observations sur le recours de l’Administration contre l’agent public ou la faute du lampiste : Rev. adm. 1970, p. 523.
– Long (M.), La responsabilité de l’administration pour les fautes personnelles : EDCE 1953, p. 80 s.
-Paillard (Ch.), Le préjudice indemnisable en droit administratif : Dr. Adm. 2011, étude 1.
– Vedel (G.), L’obligation de l’Administration de couvrir les agents publics des condamnations civiles pour fautes de service : Mélanges R. Savatier, Dalloz 1965, p. 915 s.
– Weckel (P.), L’évolution de la notion de faute personnelle : RDP 1990, p. 1525.
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