Vu la requête, enregistrée le 22 mars 2000, et le mémoire complémentaire, enregistré le 9 février 2005, présentés pour M. Tahar X, élisant domicile …, par la SCP Blocquaux-Brocard, avocats ; M. X demande à la Cour :
1°) d’annuler le jugement en date du 21 décembre 1999 par lequel le Tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a rejeté sa demande tendant, d’une part, à l’annulation de la décision du Garde des Sceaux, ministre de la justice, rejetant sa demande d’indemnisation et, d’autre part, à la condamnation de l’Etat à lui verser une somme globale de 176 586,75 F à la suite du décès de son fils mineur à la maison d’arrêt de Reims ;
2°) de constater que l’administration a commis une faute de nature à engager sa responsabilité ;
3°) de condamner l’Etat à lui verser une somme de 6 586,77 F au titre du préjudice financier et une somme de 170 000 F au titre du préjudice moral, avec intérêts de droit de ces sommes à compter de la demande préalable ;
4°) de condamner l’Etat à lui verser une somme de 10 000 F au titre des frais irrépétibles ;
Il soutient que :
– la responsabilité de l’administration pénitentiaire peut désormais être engagée sur le fondement de la faute simple ;
l’administration pénitentiaire a commis, en l’espèce, une faute de nature à engager sa responsabilité ;
– l’état psychologique de son fils nécessitait des précautions qui n’ont pas été prises ;
– l’intervention des surveillants après que l’alerte eut été donnée n’était pas adaptée aux circonstances ;
Vu le jugement attaqué ;
Vu les mémoires en défense, enregistrés les 4 mai 2000, 9 février et 21 février 2005, présentés par le Garde des Sceaux, ministre de la justice, qui conclut au rejet de la requête ;
Le ministre soutient que :
– aucune faute ne saurait être retenue à l’encontre de l’administration qui a pris toutes les précautions requises au regard de l’état du jeune X ;
– le surveillant principal a, dans la nuit du 29 mars 1994, effectué plusieurs rondes et contre-rondes ;
– celui-ci a donné l’alerte dès la découverte de la tentative de suicide ;
– le suicide du jeune X est imputable à un contexte affectif délabré ;
– la demande indemnitaire du requérant est surestimée ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code de procédure pénale ;
Vu le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l’audience ;
Après avoir entendu au cours de l’audience publique du 24 février 2005 :
– le rapport de M. Leducq, président de chambre,
– et les conclusions de M. Tréand, commissaire du gouvernement ;
Sur la responsabilité de l’Etat :
Considérant qu’il résulte de l’instruction que le jeune X, qui avait été incarcéré le 18 mars 1994 à la maison d’arrêt de Reims sur mandat de dépôt suite au non-respect des obligations du contrôle judiciaire auquel il était soumis, s’est suicidé par pendaison le 29 mars suivant en utilisant la ceinture de son co-détenu ;
Considérant qu’aux termes de l’article D. 270 du code de procédure pénale alors applicable : (…) Pendant la nuit, les dortoirs demeurent éclairés sans que la lumière soit assez intense pour empêcher le sommeil. A moins qu’ils ne comportent des cloisonnements permettant l’isolement individuel des détenus, personne ne doit y pénétrer, non plus que dans les cellules, en l’absence de raisons graves ou de péril imminent. En toute hypothèse, l’intervention de deux membres du personnel au moins est nécessaire, ainsi que celle d’un gradé, s’il y en a un en service de nuit. ; qu’aux termes de l’article D. 273 du même code : Les détenus ne peuvent garder à leur disposition aucun objet, médicament ou substance pouvant permettre ou faciliter un suicide (…) / Au surplus, et pendant la nuit, les objets laissés habituellement en leur possession, et notamment tout ou partie de leurs vêtements, peuvent leur être retirés pour des motifs de sécurité. ;
Considérant, en premier lieu, qu’il n’est pas contesté que la fragilité psychologique de M. X et les risques d’atteinte à son intégrité physique avaient été signalés à l’administration pénitentiaire par le juge d’instruction ; que si M. X a été placé dans une cellule partagée avec un autre détenu mineur en vue de contrarier ses tendances suicidaires et, le cas échéant, de donner l’alerte en cas d’incident, la circonstance d’avoir laissé la ceinture de ce co-détenu à l’intérieur de la cellule constitue, eu égard à l’état psychologique de M. X, une méconnaissance des dispositions de l’article D. 273 du code de procédure pénale ;
Considérant, en second lieu, qu’il ressort de l’instruction que dès qu’il a constaté, vers 2 heures 40, lors d’une ronde, que le jeune X venait de se pendre, le surveillant principal a alerté un autre surveillant qui a prévenu les secours ; qu’en application des dispositions précitées de l’article D. 270 du code de procédure pénale, ces deux surveillants auraient dû, face à la situation de péril imminent qui menaçait M. X, dont il n’est pas contesté qu’il était alors encore en vie, pénétrer dans la cellule pour lui porter assistance et aider son co-détenu qui le soutenait, sans attendre l’intervention des secours qui n’ont pu que constater le décès du jeune homme lors de leur arrivée dix minutes plus tard ; que, dans les circonstances de l’espèce, cette absence d’intervention immédiate sur les lieux constitue une carence fautive ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que, dans les circonstances particulières de l’espèce, le décès du jeune X, dont il n’est ni établi ni même allégué qu’une intervention immédiate des surveillants n’aurait pas permis de l’éviter, doit être regardé comme la conséquence directe d’une succession de fautes imputables au service pénitentiaire ; que, par suite, M. X est fondé à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif a jugé que la responsabilité de l’Etat n’était pas engagée ;
Sur le préjudice :
Considérant que le suicide du jeune X a causé un préjudice moral à son père, dont il sera fait une juste appréciation en l’évaluant à 3 000 euros ; qu’il y a lieu également de prendre en compte les frais d’obsèques supportés par M. X et qui s’élèvent à un montant non contesté de 1 004,14 euros ;
Sur les intérêts :
Considérant que le requérant a droit aux intérêts de la somme de 4 004,14 euros à compter du jour de la réception par le Garde des Sceaux, ministre de la justice, de sa demande préalable ; que la demande doit être regardée comme ayant été reçue au plus tard le 11 juillet 1997, date de la réponse du ministre, à défaut de preuve apportée d’une date de réception antérieure ;
Sur l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, en application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative, de condamner l’Etat à verser à M. X une somme de 1 000 euros au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ;
DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement du 21 décembre 1999 du Tribunal administratif de Châlons-en-Champagne est annulé.
Article 2 : L’Etat est condamné à verser à M. X une somme de 4 004,14 euros, majorée des intérêts de droit à compter du 11 juillet 1997.
Article 3 : L’Etat est condamné à verser à M. X une somme de 1 000 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à M. Tahar X et au Garde des Sceaux, ministre de la justice.
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N° 00NC00415