Il n’y a rien à ajouter aux remarquables conclusions de M. le commissaire du gouvernement Teissier qu’on lira ci-dessus. Tout ce qui peut être dit sur notre arrêt s’y trouve : l’exposé de la doctrine admise en ce qui concerne la compétence des tribunaux administratifs pour les actions en indemnité contre l’Etat; les raisons qui militent en faveur de l’extension de cette compétence au cas des actions en indemnité intentées contre les départements, les communes, les colonies, les établissements publics, toutes les fois que la responsabilité administrative est engagée à raison du service public; la lente évolution de la jurisprudence qui se dessinait en ce sens depuis des années, soit au Conseil d’Etat, soit même à la Cour de cassation, et qui vient d’aboutir à la consécration par le Tribunal des conflits de la thèse de l’extension et de l’assimilation.
Si cependant nous écrivons quelques lignes sur cet arrêt, c’est qu’il est bien permis de se féliciter d’un événement qu’on a appelé de tous ses vœux, lorsque cet événement s’est produit, et c’est aussi que l’occasion est belle pour signaler que le contentieux, administratif est en bien meilleure posture qu’il y a quelques années.
Il s’est produit depuis vingt ans une crise qui aurait pu être plus aiguë, et dans laquelle le contentieux administratif aurait pu sombrer. Il s’est trouvé assez brusquement exposé à la grande publicité et à la critique de la démocratie. Il s’agissait de savoir s’il supporterait sans dommages cette crise pratique autrement dangereuse que la crise théorique de 1830. Il ne l’aurait pas supportée victorieusement s’il ne s’était simplifié, organisé et rationalisé. La démocratie est simpliste et logique; Elle n’aurait pas eu la patience de souffrir le désordre chaotique dans lequel se sont traînées les questions de compétence pendant presque tout le XIXe siècle, dans le demi-jour où se débattait le personnel spécial des entrepreneurs et des fournisseurs. Depuis que l’Administration a pris contact direct avec le grand public, il était à craindre que des lois d’initiative parlementaire ne vinssent sabrer tout ce qui gênait et embarrassait, à tort et à travers. Le contentieux administratif a voulu vivre, il s’est spontanément réformé. Tous ceux qui ont travaillé à cette tâche peuvent se rendre cette justice qu’en le réorganisant, ils l’ont sauvé.
Dans ses grandes lignes, il est maintenant très simple. Deux idées le dominent, celle de la procédure par la décision exécutoire et celle de l’opération du service public.
La procédure par la décision exécutoire est un moyen particulier qu’a l’Administration de réaliser ses droits sans avoir à se faire autoriser par le juge; cette procédure ouvre, au profit de ses adversaires, une voie d’opposition qui tend à l’annulation de la décision exécutoire, et qui s’appelle le recours pour excès de pouvoir; c’est ce qu’on appelle le contentieux de l’annulation. Nous n’avons pas ici à y insister, ni à rechercher si la procédure par décision exécutoire pourrait être restreinte dans son emploi.
L’opération du service public, c’est l’exécution même du service. Lentement, graduellement, cette donnée s’est établie que l’exécution du service public était une opération juridique; ce n’était pas sans doute une opération du commerce juridique ordinaire, mais c’en était une d’un commerce juridique spécial. Logiquement, elle devait ouvrir un contentieux analogue dans ses effets à celui de la vie civile, aussi plein, et ce contentieux fut appelé de pleine juridiction. Or, ce qui nous intéresse particulièrement, c’est que l’opération du service public ouvrait un contentieux de pleine juridiction parce qu’elle engageait la responsabilité pécuniaire de l’Administration. Ce contentieux, en effet, se caractérise surtout par le pouvoir qu’a le juge d’y condamner l’Administration à des dommages-intérêts, et le pouvoir du juge, à son tour, suppose admise la responsabilité de l’Administration. Ainsi, dès le début, dans l’opération du service public et dans le contentieux de pleine juridiction, se trouve impliquée la question de la responsabilité pécuniaire de l’Administration.
La notion juridique de l’opération de service public se détermina d’abord dans des opérations particulières qui sont pour alimenter le service public plutôt qu’elles n’en constituent l’exécution proprement dite : telles sont l’expropriation pour cause d’utilité publique, les travaux publics, les marchés de fournitures, les réquisitions militaires. Dans toutes ces opérations, la question de l’indemnité et celle de la responsabilité de l’Administration sont posées, et l’obligation d’indemnité s’affirme. L’opération de travaux publics est remarquable entre toutes par la richesse des développements qu’y a pris la théorie des indemnités, soit dans les dommages temporaires ou permanents causés à la propriété, soit dans les accidents occasionnés aux personnes.
Le droit administratif s’est arrêté longtemps dans ce premier stade de l’opération de service public particulière, destinée à alimenter le service; il y a séjourné pendant tout le XIXe siècle. Ce n’est que tout à fait à la fin de cette période séculaire qu’il s’est élevé à la conception plus générale de l’opération de service public consistant dans l’exécution même du service, envisagée dans ses effets au regard du public. Et c’est par les questions de responsabilité qu’il est arrivé à cette conception.
Le problème de la responsabilité administrative, envisagé à ce nouveau point de vue, s’est posé à la fois vis-à-vis des fonctionnaires et vis-à-vis du grand public.
Le jour où des fonctionnaires révoqués ont demandé des indemnités de congé, il a fallu savoir de quelle nature étaient les liens qui unissaient pécuniairement le fonctionnaire à l’Administration, et, comme l’on n’a pas voulu admettre que ces liens fussent de nature civile, ni, par conséquent, de nature contractuelle (V. à cet égard, la note de M. Hauriou sous Cons. d’Etat, 22 juin 1906, Pauly, et 15 févr. 1907, Lacourte, S. et P. 1907.3.49), il a bien fallu conclure que ces liens, spécialement administratifs, provenaient de l’opération même des services publics, c’est-à-dire de la participation apportée par les fonctionnaires à l’opération des services. C’est la signification de l’arrêt Cadot du 13 décembre 1889 (S. et P. 1892.3.17, et la note de M. Hauriou), consacrant la compétence du Conseil d’Etat pour les demandes en indemnité de congé, et des arrêts qui, finalement, ont admis le principe de l’indemnité, tels que Cons. d’Etat, 11 décembre 1903, Villenave (S. et P. 1904.3.121), et la note de M. Hauriou; 15 février 1907, Lacourte, précité, et la note de M. Hauriou. En même temps, les simples administrés demandaient des indemnités pour des préjudices à eux causés dans l’exécution des services, et le célèbre arrêt Blanco, du 8 février 1873 (S. 1873.2.153; P. chr.; Pand. chr.), posait le principe de la compétence administrative à raison de l’opération du service public : « Considérant que la responsabilité qui peut incomber à l’Etat pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu’il emploie dans le service public ne peut être régie par les principes qui sont établis par le Code civil pour les rapports de particulier à particulier; que cette responsabilité a ses règles spéciales, qui varient suivant les besoins du service, etc.
C’est parce que la responsabilité de l’Administration prend sa source dans l’opération du service public qu’elle est devenue une responsabilité directe de la personne morale administrative, et que les fonctionnaires pris individuellement ont été mis hors de cause; l’opération du service public intéresse l’activité du service envisagé d’une façon globale; si un accident se produit, c’est la faute du service; or, le service public, ce n’est pas tel ou tel fonctionnaire, c’est l’ensemble des fonctionnaires, et, par conséquent, c’est l’Administration. De là, la distinction devenue classique de la faute de service, qui est une responsabilité directe de l’Administration, qui n’engage que celle-ci, qui laisse le fonctionnaire complètement en dehors, et, au contraire, du fait personnel du fonctionnaire, qui est détachable du service, qui engage la responsabilité du fonctionnaire, et qui n’engage plus celle de l’Administration (V. les conclusions de M. le Commissaire du gouvernement et les arrêts cités).
Ainsi la conception toute administrative de l’opération du service public a eu pour premier effet de désorganiser la théorie classique de la responsabilité du commettant de l’art. 1384, C. civ. Il n’y a, en administration, ni commettant ni préposé, ni responsabilité solidaire des deux; il y a le service public, dont le patrimoine administratif est entièrement responsable pour les fautes de service. Hors de la faute de service, il y a le fonctionnaire tout seul, responsable de son fait personnel, parce que, par son fait personnel, il s’est mis hors du service public.
En même temps, la conception de l’opération du service public, primitivement, constituée à propos de l’administration de l’Etat, s’étendait aux administrations locales; elle s’y étendait d’abord pour les opérations spéciales destinées à alimenter les services, telles que l’opération de travaux publics. Puis la situation des employés communaux était fixée par rapport à l’opération du service public par les décisions du Tribunal des conflits du 27 décembre 1879, Guidet (S. 1881.3.36; P. chr., et du Conseil d’Etat du 13 décembre 1889, Cadot, précitée).
Il ne restait plus qu’à constater la responsabilité administrative des départements et des communes, vis-à-vis des particuliers, à raison de l’exécution du service public. C’est ce que vient de faire notre décision du Tribunal des conflits : « Considérant que cette assignation… incrimine l’organisation et le fonctionnement d’un service à la charge du département et d’intérêt public…; que l’appréciation des fautes qui auraient pu se produire dans l’exécution de ce service n’appartient pas à l’autorité judiciaire… »
Et la conception administrative de l’opération du service public et de la responsabilité du service s’est tellement imposée à tous les esprits, à l’heure actuelle, que la Cour d’Amiens, dans l’arrêt du 28 novembre 1907, par lequel elle rejetait le déclinatoire du préfet dans notre affaire, s’y ralliait elle-même sans s’en douter : « Considérant que le rôle des juges se borne à rechercher s’il est ou non établi que le personnel de l’asile dont le département est responsable s’est rendu ou non coupable d’un défaut de surveillance. » Comment, le personnel de l’asile! le personnel tout entier! Mais c’est la même chose que le service! Nous ne sommes plus dans l’hypothèse de l’art. 1384, C. civ., et de la responsabilité, du commettant, qui suppose le préposé nommément connu et poursuivi; nous sommes dans la donnée administrative de la responsabilité du service. Du moment que les juridictions civiles elles-mêmes abondent dans cette donnée, elles abdiquent la compétence.
Ainsi l’opération du service public a triomphé sur toute la ligne, et la responsabilité de l’Administration, qu’elle entraîne à sa suite, s’est étendue dans tout le domaine de l’exécution des services. Elle est devenue la base du contentieux administratif de pleine juridiction, et l’on est en droit de dire que cette base est fort simple.