Avant de déterminer si la privatisation des sociétés concessionnaires d’autoroutes était possible au regard de la Constitution, le Conseil d’État vérifie la compétence du pouvoir réglementaire pour l’autoriser. L’appréciation du critère de la détention directe par l’État du capital des sociétés en cause, qui commande cette compétence, lui donne l’occasion d’appliquer, pour la première fois, la théorie de la transparence à une personne publique. L’application de l’alinéa 9 du Préambule de la Constitution de 1946, à travers les notions de service public national et de monopole de fait, conduit le juge administratif à en limiter fortement la portée. Alors qu’il confirme la dualité de la notion de service public national en reconnaissant l’existence de services publics constitutionnels, à côté de ceux érigés par le législateur, le Conseil d’État rend son application, ainsi que celle de monopole de fait, difficile en adoptant une interprétation restrictive du caractère national que doit présenter leur exploitation.
Par trois décrets, le Premier ministre a autorisé le transfert au secteur privé de la propriété des participations majoritaires détenues par l’État et l’établissement public à caractère administratif « Autoroutes de France » respectivement dans la « Société des autoroutes du Nord et de l’Est de la France » (Sanef), la société « Autoroutes Paris Rhin Rhône » (APRR) et la société « Autoroutes du sud de la France » (ASF), auxquelles ont été concédées la construction ou l’exploitation des autoroutes.
La demande de suspension de cette même décision avait été rejetée plus tôt par le juge des référés du Conseil d’État, les cessions d’actions ayant été entièrement exécutées le jour même de la publication des trois décrets (CE, ord., 13 mars 2006, Bayrou et association de défense des usagers des autoroutes publiques de France, requête numéro 290717, requête numéro 290719, requête numéro 291138.).
Le principe même de la privatisation des sociétés d’autoroutes n’est contredit par aucun principe ni aucune règle à valeur constitutionnelle et le pouvoir réglementaire était bien compétent pour autoriser une telle opération. Enfin, la valeur des sociétés privatisées n’a pas été sous-estimée.
1°) Le Conseil d’État devait se prononcer sur le caractère privatisable des sociétés d’autoroutes au regard de l’alinéa 9 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 (CE, 11 février 2004, M. Demas et autres, requête numéro 261288, rec. p. 62), auquel renvoie le Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, et qui est rappelé à l’article 20 de la loi n° 86-912 du 6 août 1986 (JO 7 août 1986, p. 9695). Cet alinéa interdit le recours à la privatisation lorsqu’une entreprise présente les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait.
Reprenant à son compte la jurisprudence du Conseil constitutionnel (CC, décision numéro 86-207 DC des 25 et 26 juin 1986, Loi autorisant le Gouvernement à prendre diverses mesures d’ordre économique et social, rec. p. 61) et alors même que ce dernier n’a jamais appliqué positivement l’une ou l’autre de ces notions, le Conseil d’État considère qu’une activité ne peut être qualifiée de service public national ou de monopole de fait que si elle était exercée à l’échelon national. Or, en l’espèce, aucune des sociétés privatisées ne s’est vue attribuer de concession, à l’échelon national, pour l’ensemble des autoroutes. Par suite, aucune d’entre elles ne peut bénéficier de la protection de l’alinéa 9 du Préambule de la Constitution de 1946.
À l’occasion de cette analyse, la Haute assemblée confirme que la notion de service public national abrite en son sein deux catégories distinctes. Le juge administratif reconnaît pour la première fois l’existence de services publics constitutionnels, issus d’un principe ou d’une règle de valeur constitutionnelle (CC, décision numéro 86-207 DC des 25 et 26 juin 1986, préc. ; CC, décision numéro 96-375 DC du 9 avril 1996, Loi portant diverses dispositions d’ordre économique et financier, rec. p. 60), dont la privatisation est prohibée, sauf à réviser au préalable la Constitution. Ils se distinguent des services publics érigés au niveau national par le législateur, dont la privatisation peut intervenir une fois que ce dernier les a privés d’un tel caractère (CC, décision numéro 96-380 DC du 23 juillet 1996, Loi relative à l’entreprise nationale France Télécom, rec. p. 107 ; CC, décision numéro 2004-501 DC du 5 août 2004, Service public de l’électricité et du gaz et entreprises électriques et gazières, rec. p. 134).
Enfin, le juge administratif fait application de la notion de monopole de fait, laquelle s’apprécie au regard de l’ensemble du marché à l’intérieur duquel s’exercent les activités en cause, sans prendre en compte les positions privilégiées susceptibles d’être détenues par une ou plusieurs entreprises ou à l’égard d’une production qui ne représente qu’une partie seulement de ses activités (CC, décision numéro 86-217 DC du 18 septembre 1986, Loi relative à la liberté de communication, rec. p. 141 ; CC, décision numéro 87-232 DC du 7 janvier 1988, Loi relative à la mutualisation de la Caisse nationale de crédit agricole, rec. p. 17). L’existence d’un tel monopole au profit des sociétés d’autoroutes avait été précédemment écartée par un avis rendu par l’Assemblée générale du Conseil d’État, (CE Ass. gén., avis, 25 et 29 août 2005, n° 372147, EDCE, 2006, p. 202) au motif qu’il existait des trajets substituables à l’autoroute par la route, le train ou l’avion, lesquels relient les mêmes points (pour une position contraire qui considère que chaque trajet est un marché distinct, cf. C.conc., avis numéro 05-A-22, 2 décembre 2005, relatif à une demande d’avis de l’Association pour le maintien de la concurrence sur le réseau autoroutier (AMCRA) sur les problèmes de concurrence pouvant résulter de la privatisation annoncée des sociétés d’économie mixte concessionnaires d’autoroutes).
2°) Le Conseil d’État était amené à se prononcer sur la compétence du pouvoir réglementaire pour autoriser la privatisation des sociétés d’autoroutes (CE Ass., 24 novembre 1978, Syndicat national du personnel de l’énergie atomique (CFDT) et autres, rec. p. 465 ; CE Ass., 24 novembre 1978, Schwartz, requête numéro 04546, requête numéro 04565, rec. p. 467 ; CE Ass., 22 décembre 1982, Comité central d’entreprise de la Société française d’équipement pour la navigation aérienne, requête numéro 34252, requête numéro 34798, rec. p. 435).
Cette compétence est déterminée en fonction du critère de « détention directe » par l’État du capital de la société transférée au secteur privé prévu par la loi n° 86-793 du 2 juillet 1986, article 7 (JO 3 juillet 1986, p. 8240). Si cette participation dépasse la moitié du capital social, seul le législateur sera compétent. Dans le cas contraire, ce sera au pouvoir réglementaire qu’il appartiendra d’en décider. Adoptant une interprétation restrictive de ce critère, le juge considère que seules doivent être prises en compte les participations détenues par l’État lui-même, à l’exclusion de celles éventuellement possédées par ses démembrements.
En l’espèce, l’État ne détenait pas, à lui seul, la majorité du capital des sociétés d’autoroute et sa participation ne devait pas être additionnée à celle de l’établissement public « Autoroutes de France ». La solution aurait été différente si le juge avait qualifié cet établissement de transparent, voire de fictif.
D’ordinaire utilisée à l’égard de personnes privées (CE Sect., 17 avril 1964, Commune d’Arcueil, rec. p. 229 ; CE, 11 mai 1987, Divier, requête numéro 62459, rec. p. 166 ; CE, 21 mars 2007, Commune de Boulogne-Billancourt, requête numéro 281796), la théorie de la transparence est ici appliquée pour la première fois à une personne publique. Or, les critères traditionnellement utilisés par la jurisprudence et tenant aux conditions de création, à l’objet, au financement, et à l’influence des représentants de la collectivité publique au sein de l’organisme (CE, 5 décembre 2005, Département de la Dordogne, requête numéro 259748, rec. p. 552) ne sont pas tous pertinents pour un établissement public à caractère administratif tel qu’« Autoroutes de France ». Si le Conseil d’État a bien examiné les conditions de création et l’influence des représentants de l’État au sein de l’établissement, il s’est ensuite attaché à analyser les conditions matérielles de son fonctionnement pour se prononcer sur la réalité de sa consistance.
En l’espèce, compte tenu de sa création par la loi, de la composition de son conseil d’administration où les services de l’État ne disposent pas de la majorité des voix, de la circonstance qu’il exerce effectivement le rôle d’actionnaire des sociétés d’autoroutes, du fait qu’il dispose d’un budget et d’une comptabilité propres, l’établissement ne présentait pas un caractère transparent ou fictif, en dépit de sa structure administrative minimale.
3°) Enfin, le Conseil d’État vérifie que la valeur des entreprises privatisées fixée sur avis conforme de la commission des participations et des transferts n’a pas été sous-estimée. Exerçant un contrôle normal sur cette évaluation (CE Ass., 2 février 1987, Joxe et Bollon, rec. p. 25), le juge valide, en l’espèce, le taux d’actualisation retenu par la commission.