Cette décision nous est une bonne occasion d’examiner la notion de la force majeure, ou peut-être plutôt du cas fortuit, en tant qu’ils constituent une cause d’exonération de la responsabilité, de méditer sur le caractère provisoire et fragile de cette cause d’exonération, et de discerner ce qui se cache derrière, ce qui surgit quand on ne peut plus l’invoquer.
II s’agit d’un accident mortel occasionné par l’explosion de l’Iéna, catastrophe déjà lointaine, qui, depuis, a été suivie de l’explosion de la Liberté. L’explosion de l’Iéna fit de nombreuses victimes parmi les équipages de la flotte, mais là, aucune question d’indemnité ne se posa, parce qu’il existe une législation spéciale, qui règle par des pensions pour blessures ou infirmités, ou par des pensions aux veuves, les accidents résultant de faits de service militaire (LL. 11 avril 1831, pour l’armée de terre; 18 avril 1831, pour l’armée de mer, art. 12 et s., 19 et s.), même ceux qui résultent de cas fortuits, et parce que cette législation spéciale exclut l’indemnité (V. Cons. d’Etat, 2 août 1907, Min. de la guerre, S. et P. 1910.3.6; Pand. pér., 1910.3.6; 21 janv. 1910, Bally, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 62). Mais la catastrophe fit aussi au moins une victime dans la population civile; un malheureux enfant de 18 mois, le jeune Ambrosini, fut tué dans une rue de Toulon par un éclat d’obus provenant de l’explosion du cuirassé. Ses parents demandèrent une indemnité, qui leur fut refusée par le ministre de la marine, et notre arrêt continue ce refus, parce que : « le décès du fils du requérant doit être attribué à un événement de force majeure, et qu’il n’est justifié d’aucune circonstance de nature à engager la responsabilité de l’Etat ».
Voyons d’abord si l’on ne peut pas distinguer la force majeure et le cas fortuit, et si, dans notre hypothèse, il ne s’agit pas plutôt du cas fortuit que de la force majeure. On confond souvent les deux notions (V. par exemple, Aubry et Rau; 5° éd., t. 4, p. 166, § 308; Planiol, Tr. élém. de dr. civ., 6° éd., t. 2, n. 231; Baudry-Lacantinerie et Barde, Tr. des oblig., 3° éd., t. 1er, n. 455; Comp. Huc, Comment. du C. civ., t. 7, n. 143, p. 201), et, dans les relations du droit civil, il n’y a pas grand intérêt à les distinguer, parce que les règles du droit civil, fondées sur la théorie des fautes, les réunissent en général, pour en faire des causes équivalentes d’exonération de la responsabilité (C. civ., 1148). Mais la législation de 1898, sur les accidents du travail, a créé un intérêt à la distinction, parce que, dans cette législation, fondée sur l’idée du risque, le patron ne répond pas de la force majeure indépendante du travail (V. sur ce principe, Trib. de Cahors, 2 mars 1910, S. et P. 1911.2.59; Pand. pér., 1911.2.59), mais répond des cas fortuits, vu que l’esprit de la théorie du risque professionnel est de considérer, en principe, tous les accidents du travail comme des cas fortuits (V. Cabouat, Tr. des acc. du. trav., t. 1er, n. 157; Bry, Cours élém. de législ. industr., 5° éd., n. 311; Pic, Tr. élém. de législ. industr., 4° éd., n. 1093). Or, une distinction, utile pratiquement dans la matière des accidents du travail, peut être bonne à faire théoriquement à propos de tous les accidents.
On peut poser la distinction de la façon suivante : le cas fortuit échappe aux prévisions humaines, mais se rattache au fonctionnement même de l’entreprise ou du service; par exemple, dans une usine, c’est l’explosion d’une chaudière, dans une mine, c’est l’inflammation du grisou; la force majeure, c’est encore un phénomène imprévu; mais, de plus, il est extérieur à l’entreprise ou au service; par exemple, c’est un tremblement de terre, une inondation, un cyclone, une guerre civile, une invasion étrangère (V. Bry, op. et loc. cit.; Pic, op. et loc. cit.; Thaller, Tr. élém. de dr. comm., 4° éd., n. 1198; Thaller et Josserand, Tr. des transports, n. 573 et s.; Exner, La notion de la force majeure, trad. Seligmann, 1892; Bourgoin, Essai sur la distinction du cas fortuit et de la force majeure, 1902). Poussons plus loin l’analyse; dans le cas de force majeure, il ne peut absolument pas y avoir faute du chef d’entreprise ou de service, parce que l’événement ne dépend ni ne dépendra jamais en aucune façon de lui. Aucun chef d’industrie, par exemple, ne peut ni ne pourra empêcher ou prévoir un tremblement de terre ou un cyclone. Au contraire, dans le cas fortuit, si la prévision de l’accident et la possibilité de l’empêcher n’existent pas pratiquement à l’heure actuelle, elles existent théoriquement, et sont sous la dépendance de perfectionnements toujours possibles de la technique. Ainsi, il apparaît comme théoriquement possible d’éviter dans une mine les coups de grisou, bien qu’actuellement ce ne soit pas pratiquement possible. En définitive, la notion de la force majeure a quelque chose d’absolu, et il y a des événements qui seront toujours au-dessus des forces humaines; la notion du cas fortuit, au contraire, a quelque chose de relatif; il s’agit d’événements qui ne sont que provisoirement au-dessus des forces humaines; la notion du cas fortuit, au contraire, a quelque chose de relatif; il s’agit d’événements qui ne sont que provisoirement au-dessus des forces humaines, et qui, plus tard, avec des progrès de la prévision de la technique, pourront être conjurés.
Ceci posé, dans laquelle des deux catégories faut-il ranger l’explosion de l’Iéna ? II semble bien que ce soit dans la seconde; il y a cas fortuit et non pas force majeure. Il n’y a pas eu tremblement de terre, ni raz de marée, ni cyclone; il n’y a pas eu cause extérieure au navire. Au contraire, la cause, quelle qu’elle fût, était intérieure au navire. II y avait eu une défectuosité quelconque dans l’un des services, soit dans la surveillance, soit dans la technique, une défectuosité que l’on ne pouvait pas exactement déterminer, et dont on ne savait pas d’ailleurs si elle comportait actuellement un remède, et c’est pour cela qu’on la décorait du nom de force majeure. En réalité, il y avait une faute de service qu’il était impossible de déterminer. Et c’est exactement ce que dit notre décision Ambrosini, à cela près qu’elle emploie fautivement l’expression « force majeure », à la place de « cas fortuit »; si nous rétablissons la terminologie exacte, les considérants se trouveront ainsi libellés : « Considérant… que le décès du fils du requérant doit être attribué à un cas fortuit; qu’il n’est justifié d’aucune circonstance de nature à engager la responsabilité de l’Etat, etc… ».
Les faits n’ont pas tardé à confirmer notre analyse, et à montrer que, derrière le cas fortuit, il y avait une défectuosité de service, qui, avec des perfectionnements de la technique, peut être évitée.
Il y a ceci de regrettable dans notre affaire que, si elle eût été solutionnée trois mois plus tard, la solution au fond n’eût peut-être pas été la même, et que l’indemnité eût peut-être été accordée, comme elle le fut dans l’affaire de l’explosion de la poudrière de Langoiran, parce que toutes les précautions propres à éviter l’accident n’avaient pas été prises (V. Cons. d’Etat, 20 mai 1904, Perrimond, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 422). En effet, les accidents de tir survenus, le 26 juin dernier, sur le Jules-Michelet, aux Salins-d’Hyères, ont éclairé les catastrophes de l’Iéna et de la Liberté, et singulièrement éclairci la question de la poudre B. Il semble maintenant acquis que la stabilisation de la poudre par l’alcool amylique, primitivement employé, était imparfaite, qu’il se produisait autour des gargousses un dégagement de vapeurs spontanément inflammables à des températures relativement basses, et que ce sont ces vapeurs amylonitreuses qui ont provoqué les accidents. II n’y avait point nécessité de conserver comme stabilisateur l’alcool amylique; la preuve en est que, depuis octobre 1910, on y a renoncé, et que l’on emploie la diphénylamine. Par conséquent, il y avait, de la part de l’Etat, faute de service à avoir laissé fabriquer pour la marine, pendant si longtemps, une poudre dangereuse, et ce, d’autant mieux que les avertissements ne lui avaient pas manqué.
Le cas fortuit est donc une faute du service qui s’ignore.
Est-ce à dire que le Conseil d’Etat doive accueillir l’action en responsabilité contre l’Etat dans les hypothèses d’accidents qui paraissent fortuits, où la faute de service ne peut pas être établie, et n’admettre comme exonération de la responsabilité que l’événement de force majeure ? Non. Il ne doit condamner l’Etat que pour les accidents où la faute de service peut être établie. Et, pour notre affaire, jusqu’en mai 1912, au moment où il s’est prononcé, comme la lumière n’était pas encore faite sur les explosions de la marine, il a eu raison d’écarter la demande en indemnité. Le cas fortuit n’est qu’une limite mobile, mais c’est une limite, car la responsabilité administrative pour les accidents est une responsabilité pour faute, et non pas une responsabilité pour risque professionnel. Et, ainsi que nous l’avons relevé plus haut, à propos des accidents du travail, si l’accident, dans la théorie du risque professionnel, est un cas fortuit, dans la théorie des fautes, il est une faute, et il n’entraîne d’obligation que s’il est une faute.
L’Administration est soumise, en certain cas (V. Cass. 20 mars 1912, supra, 1ère part., p. 399, et la note), à la loi du 9 avril 1898, dans la mesure, où elle est un chef d’industrie; la législation de 1831, sur les pensions militaires des armées de terre et de mer, applique aussi l’idée du risque professionnel, et, d’ailleurs, règle à forfait les indemnités sous forme de pensions. En dehors de ces hypothèses, il faut se garder d’étendre aux matières administratives la théorie du risque. Le Conseil d’Etat y avait incliné, dans un arrêt du 21 juin 1895, Cames (S. et P. 1897.3.33). Mais cette décision est restée isolée. Elle s’expliquait d’ailleurs par les faits de la cause, et par un certain entrainement résultant des discussions théoriques qui précédèrent le vote de la loi du 9 avril 1898. Après le vote de cette loi, l’idée du risque professionnel tendit à se limiter au domaine industriel, l’atmosphère juridique en fut purgée, et le Conseil d’Etat retourna à la doctrine traditionnelle, très supérieure d’ailleurs, de la responsabilité pour faute (V. la note de M. Hauriou sous Cons. d’Etat, 10 févr.. 1905, Tomaso Greco, S. et P. 1905.3.113, Adde, Michoud, Théor. de la personnalité morale, t. 2, p. 277. V. au surplus comme applications, Cons. d’Etat, 10 févr. 1905, Tomaso Greco, précité; 10 avril 1908, Tauzin, et 8 mai 1908, Guillonnet, S. et P. 1910.3. 108; Pand. pér., 1910.3.108, la note et les renvois).
II y a d’autant moins à abandonner la théorie traditionnelle de la faute qu’en réalité, elle n’a été abandonnée, en matière d’accidents du travail, qu’à raison d’une difficulté de preuve, parce que c’était au salarié victime d’un accident à prouver qu’il n’y avait pas cas fortuit, qu’il avait faute du patron et que cette charge de la preuve est écrasante devant les tribunaux civils, où le juge ne fait pas lui-même l’instruction de l’affaire (V. le rapport de M. Duché à la Chambre des députés, S. et P. Lois annotées de 1899, p. 762, 2e col., note 1-III). Or, en matière d’accident administratif, sans doute, le réclamant reste chargé de prouver qu’il y a faute du service, et non pas cas fortuit, mais cette charge n’en est pas une, parce que, devant les tribunaux administratifs, l’instruction de l’affaire est faite par le juge, qui s’occupe lui-même de rechercher la preuve.
Ainsi donc, conséquence bien remarquable, en matière d’accident survenu dans le fonctionnement des services publics, c’est la compétence des tribunaux administratifs et l’organisation de la procédure devant ces tribunaux qui permet de conserver la théorie supérieure de la faute.