Dur pour un étranger placé en rétention et faisant l’objet d’une mesure d’éloignement d’identifier le juge compétent pour examiner son recours contre ces décisions. Encore plus difficile pour lui de comprendre que sa demande ne tend pas à la sauvegarde d’une liberté fondamentale, alors qu’il est privé de la liberté d’aller et venir. C’est pourtant ce qu’a décidé la Section du contentieux du Conseil d’Etat dans cet arrêt du 30 décembre 2013, Bashardost.
Le Conseil d’Etat avait à se prononcer dans le cadre d’une décision de réadmission d’un étranger dans un autre pays de l’Union européenne. Le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) prévoit en effet plusieurs hypothèses dans lesquelles un étranger non ressortissant d’un Etat membre de l’Union européenne qui a pénétré ou séjourné en France irrégulièrement (défaut de visa et/ou de carte de séjour) peut être remis aux autorités compétentes de l’Etat membre qui l’a admis à entrer ou à séjourner sur son territoire, ou dont il provient directement (art. L. 531-1 CESEDA). Il s’agit des cas suivants :
-Un étranger interpellé à la frontière entre la France et un Etat de l’Union qui a conclu un accord bilatéral de réadmission avec un pays tiers ou interpellé en France après avoir transité par cet autre Etat de l’Union (art. L. 531-1 CESEDA)
-Un demandeur d’asile pour lequel la France n’est pas le pays responsable au sens du règlement Dublin II (règlement (CE) n° 343/2003 du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande d’asile). L’Etat responsable est déterminé en fonction de plusieurs critères, qui sont hiérarchisés au chapitre III du règlement : Etat de résidence d’un membre de la famille du demandeur, Etat qui a délivré un visa ou une carte de séjour, premier Etat d’accueil parmi les Etats dans lesquels le règlement d’applique (UE, autres Etats de l’Espace économique européen, Suisse). C’est le cas d’espèce dans la présente affaire (art. L. 531-2, alinéa 1 CESEDA) ;
-Un étranger qui, en provenance du territoire d’un Etat partie à la convention de Schengen, est entré ou a séjourné sur le territoire métropolitain sans se conformer aux dispositions de cette convention, notamment en cas d’absence de visa, visa expiré, séjour de plus de trois mois en cas de dispense de visa, défaut de souscription de la déclaration obligatoire lors d’une entrée régulière (art. L. 531-2, alinéa 2 CESEDA) ;
-Un étranger détenteur d’un titre de résident de longue durée-CE en cours de validité accordé par un autre Etat membre qui fait l’objet d’une mesure d’éloignement du territoire français (art. L. 531-2, alinéa 3 CESEDA) ;
-Un étranger détenteur d’une « carte bleue européenne » en cours de validité accordée par un autre Etat membre de l’Union européenne lorsque lui est refusée la délivrance de la carte de séjour temporaire équivalente ou bien lorsque la carte de séjour temporaire portant la mention « carte bleue européenne » dont il bénéficie expire ou lui est retirée durant l’examen de sa demande, ainsi que des membres de sa famille (art. L. 531-2, alinéa 4 CESEDA).
La décision d’éloignement est prise par le préfet (art. R. 531-1 et suivants CESEDA). En outre, l’étranger peut être placé en rétention pour une durée de cinq jours (art. L. 551-1 CESEDA) ou assigné à résidence pour une durée de quarante-cinq jours, renouvelable une fois (art. L. 561-2 CESEDA). Nonobstant les apparences, la mesure de réadmission n’est pas une simple mesure d’accompagnement vers un autre Etat d l’Union européenne, mais une véritable mesure d’éloignement qui peut précéder, si l’Etat qui réadmet l’étranger en décide ainsi, la reconduite de l’étranger vers le pays d’origine. Nul n’ignore que ce processus peut prendre un temps assez long, pendant lequel l’étranger est dans une situation d’incertitude.
Sur le plan des garanties juridictionnelles, les choses ne vont pas mieux. Comme le rappelle le commentaire sous l’article L. 531-1 du CESEDA Dalloz, « La procédure de remise à un État membre de l’Union européenne constitue une mesure d’éloignement dérogatoire qui n’offre guère de garanties aux étrangers qui en sont l’objet, hormis la possibilité pour l’intéressé de présenter des observations et d’avertir un conseil ou toute personne de son choix et d’introduire un recours pour excès de pouvoir, éventuellement assorti d’une demande de référé-suspension ».
C’est justement sur le point des recours juridictionnels ouverts aux étrangers faisant l’objet d’une mesure de réadmission que le Conseil d’Etat s’est prononcé dans l’arrêt commenté. Le Conseil a reconnu la compétence, qui semblerait évidente à une lecture des textes, du « juge des 72 heures » (I), mais il a refusé de reconnaître la compétence, qui apparaissait souhaitable, du juge du référé liberté, en se séparant de la position de son rapporteur public (II).
I. La reconnaissance de la compétence, découlant des textes, du juge des 72 heures
Le Conseil d’Etat a saisi l’occasion pour rappeler le caractère général de la compétence du « juge des 72 heures » (A), sous réserve des exceptions prévues par les textes (B).
A. Un juge compétent pour toute mesure d’éloignement
Le contentieux de la rétention administrative est réparti entre le juge administratif et le juge judiciaire. En effet, ce contentieux peut venir se greffer sur un recours contre une obligation de quitter le territoire français (OQTF) et les décisions « annexes » (fixation d’un délai de départ volontaire, du pays de destination, interdiction de retour). De manière générale, une OQTF peut être contestée dans un délai de 30 jours si le préfet a accordé un délai de départ volontaire et de 48 heures pour une OQTF sans délai de départ volontaire.
En cas de rétention administrative, les règles et la répartition qui résultent de la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité (« loi Besson ») sont les suivantes (art. L. 512-1, III CESEDA) :
-l’étranger peut demander au président du tribunal administratif l’annulation de la décision de placement en rétention dans un délai de 48 heures suivant sa notification ;
-le recours contre le placement en rétention peut être dirigé, au même temps, contre l’OQTF et les décisions « annexes » ;
-le juge administratif dispose d’un délai de 72 heures pour statuer sur cette demande d’annulation ;
-le juge des libertés et de la détention (JLD) intervient pour la prolongation du placement en rétention au delà de cinq jours. Il statue dans un délai de 24 heures (art. L. 552-1 CESEDA).
C’est donc sans surprise que le Conseil d’Etat a fait découler de la lecture des textes la compétence du juge des 72 heures en cas de réadmission au séjour. Il avait déjà précisé que cette procédure spéciale a été mise en place pour permettre au juge administratif de statuer rapidement sur la légalité des mesures relatives à l’éloignement des étrangers, hors la décision refusant le séjour, lorsque ces derniers sont placés en rétention ou assignés à résidence. Elle est applicable quelle que soit la mesure d’éloignement, autre qu’un arrêté d’expulsion, en vue de l’exécution de laquelle le placement en rétention ou l’assignation à résidence ont été pris, y compris en l’absence de contestation de cette mesure (Conseil d’Etat, Avis, 29 octobre 2012, requête numéro 360584). En effet, l’article R. 776-1 du code de justice administrative liste le recours qui ressortissent de la procédure créée par l’article L. 512-1 CESEDA, qui comprend également « les conclusions tendant à l’annulation d’une autre mesure d’éloignement prévue au livre V du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ». Les mesures de réadmission étant précisément prévues dans le cadre du Titre III de ce Livre V consacré aux mesures d’éloignement, le Conseil d’Etat a donc reconnu l’application de la procédure spéciale prévue par l’article L. 512-1 à ce type de mesures.
B. Les exceptions textuelles à la compétence du « juge des 72 heures »
Le Conseil a veillé à exclure de la compétence du juge des 72 heures les arrêtés d’expulsion. En effet, l’expulsion doit être distinguée des autres mesures d’éloignement. Elle a pour objet de prévenir les atteintes à l’ordre public, dans sa conception généralement admise (aux termes de l’article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales : bon ordre, sûreté, sécurité et salubrité publiques. Désormais aussi la dignité ?). En effet, elle peut être prononcée
-quand « la présence sur le territoire français d’un étranger constitue une menace grave pour l’ordre public » (art. L. 521-1 CESEDA) ;
-en cas de « nécessité impérieuse pour la sécurité publique ou la sûreté de l’État » (art. L. 521-2 CESEDA) ;
-en cas d’« atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État », d’« activités à caractère terroriste » ou d’« actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes » (art. L. 521-3 CESEDA).
Les arrêtés d’expulsion ne sont pas soumis à une procédure contentieuse spécifique. Ils peuvent faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir « classique », assorti le cas échéant d’un référé suspension. Comme l’a rappelé le Conseil d’Etat dans cet arrêt, l’absence d’une voie de recours spéciale caractérise également le refus d’admission au séjour, qui peut être prononcé soit lorsque l’étranger n’est pas muni des documents exigés, soit lorsque « sa présence constituerait une menace pour l’ordre public ou qu’il fait l’objet soit d’une interdiction du territoire, soit d’un arrêté d’expulsion » (art. L. 213-1 CESEDA).
Si la compétence du juge des 72 heures faisait peu de doutes, plus délicate était la question relative à la compétence du juge du référé-liberté.
II. Le refus de reconnaître la compétence, souhaitable, du juge du référé-liberté
Le Conseil d’Etat a refusé de reconnaître la compétence du juge du référé-liberté au nom de l’équivalence des garanties (A), même si le rapporteur public Suzanne von Coester avait fourni de nombreux arguments pour procéder à cette reconnaissance au nom de la protection des droits de l’étranger (B).
A. L’équivalence des garanties à la base du refus de la compétence
Pour exclure la compétence du juge du référé-liberté, le Conseil a constaté que le législateur a organisé une procédure spéciale pour le contentieux des mesures d’éloignement, qui comprend les mesures de réadmission dans un autre Etat de l’Union européenne. Le Conseil a jugé que cette procédure constitue la seule qui peut être utilisée pour contester une mesure d’éloignement. Pour le Conseil, seulement en réservant au juge des 72 heures la compétence pour statuer sur la légalité des mesures d’éloignement en cas de placement en rétention il est possible de respecter la répartition de compétence entre le juge administratif et le juge judiciaire organisé par la loi Besson. En effet, un délai est imparti au juge administratif pour statuer dans ce cas, le juge judiciaire étant compétent après son expiration. Le Conseil d’Etat a, sur ce point, repris le considérant de la décision par laquelle le Conseil constitutionnel avait validé ce dispositif : « Le législateur a entendu, dans le respect des règles de répartition des compétences entre les ordres de juridiction, que le juge administratif statue rapidement sur la légalité des mesures administratives relatives à l’éloignement des étrangers avant que n’intervienne le juge judiciaire. En organisant ainsi le contentieux, le législateur a eu pour but d’assurer, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, l’examen dans de brefs délais de la légalité de ces mesures » (CC, 9 juin 2011, n° 2011-631 DC, Loi relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité, cons. 72).
Cette exclusivité de la compétence du juge des 72 heures est fondée sur l’équivalence des garanties et des effets du recours (Conseil d’Etat, SSR., 4 mars 2013, Ministre de l’intérieur c. M. B.A…, requête numéro 359428, publié au recueil). En particulier, le Conseil d’Etat a rappelé que l’introduction d’un recours sur le fondement du III de l’article L. 512-1 du CESEDA a un effet suspensif sur l’exécution de la mesure d’éloignement en vue de laquelle le placement de l’étranger en rétention administrative ou son assignation à résidence a été décidé. En outre, il s’agit d’une procédure rapide : saisi au plus tard dans les 48 heures suivant la notification de la décision de placement en rétention administrative ou d’assignation à résidence, le juge se prononce dans des conditions d’urgence, et au plus tard en 72 heures. En ce qui concerne les pouvoirs du juge, il peut non seulement annuler la mesure d’éloignement et la mesure de rétention ou d’assignation à résidence, mais il peut également prononcer des injonctions. S’agissant des effets de la décision du juge des 72 heures, le Conseil a rappelé qu’en cas d’annulation de la mesure d’éloignement ou de la mesure de surveillance, l’étranger est immédiatement remis en liberté et se voit délivrer une autorisation provisoire de séjour jusqu’à ce que l’autorité administrative ait statué sur son cas.
L’étranger qui entend contester une mesure de remise aux autorités d’un Etat membre de l’Union européenne, accompagnée d’un placement en rétention administrative, dont il est l’objet, ne peut donc que saisir le juge administratif sur le fondement des dispositions du III de l’article L. 512-1 du CESEDA d’une demande tendant à leur annulation, assortie le cas échéant de conclusions à fin d’injonction.
B. Les difficultés dans la protection des droits de l’étranger à la base de la reconnaissance de la compétence du juge du référé-liberté
Le rapporteur public a fourni plusieurs arguments en faveur de la reconnaissance de la possibilité pour l’étranger de contester la mesure d’éloignement et le placement en rétention à travers un référé-liberté, tout en rejetant les critiques qui pourraient être formulées à l’encontre de cette solution sur la base du principe de l’exception de recours parallèle. Cette position semble cohérente avec ce qui avait été jugé par le Conseil constitutionnel lorsqu’il s’est prononcé sur l’introduction des mesures de réadmission en droit français : si de telles mesures de police peuvent être prévues par le législateur « eu égard à l’objectif de restriction des cas d’admission au séjour des étrangers en France qu’il s’est assigné, les intéressés ne sont pas dépourvus des garanties juridictionnelles de droit commun dont sont assorties les mesures de police prises par les autorités publiques en matière de police administrative ». (CC, 13 août 1993, no 93-325 DC, Loi relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France)
En outre, cette possibilité avait été explicitement visée dans les travaux préparatoires de la loi Besson : « les étrangers seront peut-être amenés à intenter des procédures de référé-liberté s’ils considèrent qu’ils sont injustement détenus, dans la mesure où ils ne pourront être entendus par le juge des libertés et de la détention qu’au terme d’un délai de cinq jours suivant leur placement en rétention » (Rapport n° 239 (2010-2011) de M. François-Noël BUFFET, fait au nom de la commission des lois du Sénat, déposé le 19 janvier 2011). En outre, d’un point de vue pratique, l’exercice du recours peut se relever difficile compte tenu du court délai (48 heures) dans lequel la procédure spéciale peut être enclenchée. Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté a souligné que, souvent, l’étranger placé en rétention n’a pas accès à un avocat avant son arrivée en centre de rétention, ce qui peut signifier qu’il ne pourra pas consulter un conseil avant l’expiration du délai en cas de passage dans un local de rétention administrative (Rapport d’activité du Contrôleur général des lieux de privation de liberté 2012, p. 206). Le rapporteur public souligné l’inopportunité de sanctionner le fait de s’être adressé à un avocat qui aurait choisi la mauvaise procédure, alors que l’accès au juge et le recours effectif sont considérés par la jurisprudence comme des libertés fondamentales (Conseil d’Etat, ORD., 13 mars 2006, requête numéro 291118). La France a déjà été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme dans une hypothèse où le recours était théoriquement possible, mais la brièveté des délais et les difficultés pratiques rendaient difficile son exercice (CEDH, 2 février 2012, IM c. France, en matière d’asile).
Le référé-suspension représentait, aux yeux du rapporteur public, le seul moyen pour éviter l’exécution d’une décision potentiellement illégale après l’expiration du délai de 48 heures. En effet, après l’expiration de délai, la décision devient définitive et ne peut plus être contestée, ni suspendue. Cependant, l’impossibilité de savoir si la décision est illégale rend difficile d’apprécier l’existence d’une atteinte manifeste à une liberté fondamentale. Néanmoins, la jurisprudence semble admettre la possibilité d’apprécier en référé les atteintes à une liberté fondamentale en cas de circonstances nouvelles (Conseil d’Etat, Section, 21 novembre 2001, Zahry, requête numéro 238214). A défaut de référé-liberté, rien ne fait obstacle à l’éloignement de l’étranger avant la saisine du JLD, soit entre l’expiration du délai de 48 heures pour la saisine du juge administratif et l’expiration des successives 72 heures. La solution proposée par le rapporteur public représentait un bon équilibre entre la nécessité de respecter le partage de compétences entre juge administratif et juge judiciaire établi par le législateur en 2011 et la protection des droits fondamentaux de l’étranger. Elle s’inspirait même de la position du juge des référés du Conseil d’Etat, qui s’était déjà prononcé en tel sens, en jugeant que « le recours à la procédure de référé liberté à la suite d’une mesure d’éloignement n’est possible qu’à titre exceptionnel, dans le cas où, en raison de circonstances particulières, la saisine du juge des référés serait nécessaire pour qu’il soit mis fin à bref délai à une atteinte grave et immédiate à une liberté fondamentale » (Conseil d’Etat, ORD., 5 juillet 2013, M A, requête numéro 369817, inédit au recueil). Elle proposait donc d’interdire au juge des référés de suspendre la mesure d’éloignement et le placement en rétention si le juge de la légalité est saisi, sous réserve des mesures spécifiques que le juge des référés pourrait ordonner pour les atteintes à une liberté fondamentale, et de permettre au juge du référé liberté d’intervenir en absence de saisine du juge de la légalité.
Telle n’est pas la voie suivie par le Conseil d’Etat, qui a décidé d’interpréter le texte de manière stricte et de limiter les recours ouverts aux étrangers faisant l’objet d’une mesure de réadmission. Cette solution paraîtra cohérente aux interprètes du CESEDA et du code de justice administrative, mais sera difficilement intelligible pour les étrangers qui n’auront pas la possibilité d’agir en justice alors qu’ils font l’objet de mesures dont les conséquences sont majeures et souvent irrémédiables pour leur situation.