Sur la question qui fait l’objet de notre arrêt, la jurisprudence du Conseil d’Etat est fixée, tandis que celle de la Cour de cassation ne l’est pas. La solution administrative triomphera, nous en sommes assurés, même devant la juridiction civile, parce qu’elle constitue un progrès du droit.
Il s’agit d’un de ces arrêtés municipaux de police, comme en prennent trop souvent les maires, qui, sous le prétexte d’assurer la fidélité du débit et la salubrité des denrées alimentaires, prétendent contraindre les débitants de ces denrées, soit à se servir des abattoirs municipaux, soit à ne vendre que dans certains emplacements, où sont perçus des droits de plaçage au profit de la commune. Le motif réel est, soit une pennée fiscale, celle d’augmenter les revenues de la commune, soit une pensée de protection pour le commerce local de la commune, menacé par la concurrence des commerçants de l’extérieur.
Lorsque le Conseil d’Etat est saisi de recours pour excès de pouvoir dirigés contre des arrêtés de ce genre, il annule les arrêtés pour détournement de pouvoirs; il estime, en effet, que la police municipale a été détournée de son but, qu’elle ne doit être employée ni dans un but fiscal, ni dans un but de protection douanière pour le commerce local.
Les exemples d’arrêtés annulés pour détournement de pouvoirs, parce que leur but véritable était d’assurer la perception de taxes fiscales, sont assez nombreux. Ont été annulés: des arrêtés interdisant la vente en gros du poisson en vue d’assurer le paiement de droits au concessionnaires de la halle (V. Cons. d’Etat, 9 févr. 1895 Tostain et autres, S. et P. 1897.3.89, et les renvois); un arrêté municipal ordonnant que toutes les denrées seraient transportées au marché pour y acquitter des droits de place (V. Cons. d’Etat, 5 févr. 1892, Syndicat des agriculteurs du Loiret, S. et P. 1893.3.157). On peut en rapprocher des arrêtés retirant des permissions de voirie, parce que les permissionnaires refusaient de payer des redevances (V. Con d’Etat, 29 nov. 1878, Dehaynin, S. 1880.2.155; P. chr.; 23 mars 1880, Comp. centrale du gaz, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 334. Adde, conf. Laferrière, Tr. de la iurid. admin. et des rec. content; 2e éd., t. 2, p. 550 et s. Comp., Cass., 14 nov. 1896, S. et P. 1897.1.477).
Quant aux arrêtés dont le but véritable est de protéger le commerce local contre la concurrence des commerçants de l’extérieur, ils sont également depuis longtemps, dans l’opinion de l’administration active, considérés comme entachés de détournement de pouvoir. On peut citer une circulaire du ministre de l’intérieur du 25 décembre 1825; un avis du comité de l’intérieur du 26 janvier 1836; un avis de la sections de l’intérieur du 15 novembre 1854; enfin et surtout, un avis des sections réunis de l’intérieur et du commerce du 2 mai 1888, que l’on trouvera rapporté en note sous Cass. 15 décembre 1893 (S. et P. 1894.1.253) et dont voici des extraits: « Considérant que la loi et la jurisprudence reconnaissent au maire les pouvoirs les plus étendus pour assurer la salubrité des viandes livrées à la consommation, mais que ces pouvoirs ne semblent pas lui permettre d’interdire, par voie de mesure générale, l’introduction dans la commune des viandes venant de l’extérieur…; que, d’ailleurs, si le maire usait des pouvoirs qui lui sont confiés dans intérêt de police, à l’effet d’assurer un monopole à l’abattoir municipal, une mesure semblable constituerait un excès de pouvoir qui pourrait entraîner l’annulation de l’arrêté municipal; — Considérant qu’aucun texte de loi ne permet d’établir une taxe quelconque sur les viandes dépecées introduites dans la commune; que le seul moyen de combattre la concurrence que les bouchers forains peuvent faire aux bouchers établis à l’intérieur est d’inviter les administrations municipales à fixer à un taux modique les droit perçus à l’abattoir, de manière à ce qu’ils ne dépassent pas les frais auxquels les bouchers forains doivent faire face pour l’abat de leurs bestiaux et pour le transport des viandes…, etc. »
Dans notre arrêt Carville, le Conseil d’Etat au contentieux s’est approprié les observations pleines de sens de ses sections réunies de l’intérieur et du commerce, et il décide: « Considérant que, s’il appartenait au maire de Torigny-sur-Vire de prescrire les mesures destinées à assurer la fidélité du débit et la salubrité des denrées alimentaires, il n’a pu, sans excéder ses pouvoirs et sans violer le principe de liberté du commerce, inscrit dans la loi des 2-17 mars 1781, interdire l’introduction et la vente en ville de viandes provenant d’animaux abattus ailleurs que dans l’abattoir communal ou dans tous les autres abattoirs publics, etc…» Il est à remarquer même que l’annulation est prononcée pour deux motifs, car notre arrêt relève à la fois un détournement de pouvoirs et une violation de la loi et des droits acquis (la liberté du commerce). (V. conf., Cons. d’Etat, 3 juin 1892, Syndicat des bouchers de Bolbec, S. et P. 1894.3.54. V. aussi, Cass. 14 nov. 1896, précité).
Nous avons dit plus haut que, sur la même question, la jurisprudence de la Cour de cassation était loin d’être fixée. Un arrêt de la Cour de cassation du 12 novembre 1864 (S. 1866.1.271; P. 1866,673) avait déclaré légal et obligatoire, comme ayant pour objet d’assurer la salubrité et la fidélité du débit dans le commerce de la viande, l’arrêté municipal qui défend aux bouchers forains de vendre de la viande provenant d’un bétail quelconque non abattu dans la commune. Un autre arrêt du 12 juin 1869 (S. 1870.1.143; P. 1870.319) avait décidé en sens contraire que le droit du maire de prendre les mesures nécessaires pour assurer la salubrité des viandes introduites dans la ville ne va pas jusqu’à lui permettre d’interdire cette introduction en défendant de mettre en vente d’autres viandes que celles provenant de l’abattoir communal. Mais un arrêt du 31 janvier 1890 (S. et P. 1892.1.283) est revenu à la jurisprudence de 1864, et la Cour ajoute même que « l’arrêté du maire ne perdrait pas son caractère propre, encore qu’il aurait pour objet indirect d’assujettir les forains à des taxes d’abattoir dont il n’échet d’examiner la légalité ». II est regrettable : 1° que la Cour de cassation n’ait pas vu que ces arrêtés sont pris en violation de la loi des 2-17 mars 1791, sur la liberté du commerce; 2° qu’elle n’ait pas eu de la police municipale la même notion élevée que le Conseil d’Etat, et qu’elle n’ait pas vu que la police ne doit être employée ni dans un but fiscal, ni dans, un but de protection commerciale; il ne s’agit point, en effet, d’examiner la légalité de taxes d’abattoir; il s’agit de la légalité d’un arrêté sur la police de la salubrité, qui, au fond, n’aurait d’autre but que d’augmenter les recettes provenant de ces taxes ou de protéger le commerce local par la perception de ces taxes, et auquel il convient d’arracher l’étiquette trompeuse sous laquelle il se dissimule. La Cour de cassation a mission de protéger la loi, non seulement dans son texte, mais dans son esprit; la légalité des arrêtés municipaux de police suppose que la police n’a pas été détournée de son but. Par conséquent, la Cour de cassation peut, aussi bien, que le Conseil d’Etat, pourchasser les détournements de pouvoirs des maires (V. déjà en ce sens, Cass. 29 oct. 1896, S. et P. 1897.1.247, et 14 nov. 1896, précité).