Si les principes théoriques régissant l’exécution d’une annulation contentieuse prononcée au titre de l’excès de pouvoir sont connues depuis l’entre deux-guerres (Conseil d’Etat, 26 décembre 1925, Rodière, requête numéro 88369, Rec. p. 1065, concl. Cahen-Salvador RDP 1926 p. 32, note Hauriou S.1925.III.49, GAJA n° 40), ce n’est que par une décision récente de sa Section du contentieux que le Conseil d’Etat a théorisé et systématisé les principes régissant l’exécution d’une déclaration d’illégalité prononcée par voie d’exception.
Les faits sont à la fois simples et complexes car ils mettent en œuvre deux procédures distinctes mais liées, faisant chacune appel à la voie préjudicielle entre les deux ordres de juridictions.
Tout d’abord, le syndicat intercommunal des eaux de Domnom-lès-Dieuze avait fixé par cinq délibérations adoptées entre 1988 et 1993 les éléments de tarification du service public de la distribution d’eau potable. S’agissant d’un service public à caractère industriel et commercial (Article L.2224‑11 du code général des collectivités territoriales ; CE, 6 mai 1931, Tondut, Rec. p. 577), de nombreux usagers saisirent le Tribunal d’instance de Metz pour contester les redevances mises à leur charge. La solution du litige devant la juridiction civile dépendant de la légalité des éléments réglementaires de tarification, celui-ci a sursis à statuer et a renvoyé par la voie préjudicielle au Tribunal administratif de Strasbourg, la question de la légalité des 5 délibérations en cause. Par un jugement définitif du 10 novembre 2005, la juridiction administrative va déclarer que ces délibérations sont illégales du fait d’un vice procédural.
Ensuite, le même syndicat, pour tirer les conséquences du jugement déclaratif du juge administratif, va adopter le 10 mars 2006 une délibération déterminant la tarification du service public de l’eau potable durant cette même période, aux mêmes montants que ceux qui avaient été censurés par le Tribunal administratif de Strasbourg. Les usagers mécontents saisirent alors de nouveau le Tribunal d’instance de Metz qui va alors renvoyer deux questions préjudicielles à la juridiction administrative compétente.
En premier lieu, le juge judiciaire va solliciter l’interprétation de la délibération litigieuse pour déterminer si elle revêt un caractère rétroactif, ce qui conditionne son applicabilité au litige. En second lieu, il est sollicité du juge administratif de trancher la question de la légalité de cette délibération. Le Tribunal administratif de Strasbourg va, par un jugement n° 10‑05562/10‑005592 du 15 juin 2011, déclarer que la délibération en cause est bien rétroactive mais n’est pas illégale.
Les requérants saisirent alors, à tort, la Cour administrative d’appel de Nancy d’un appel dirigé contre ce jugement. Cependant, le litige relevant en appel du Conseil d’Etat (article R.321‑1 du code de justice administrative), le président de cette juridiction lui transmettra cette requête par ordonnance (article R.351‑2 du code de justice administrative).
C’est ainsi que la Section du contentieux devait, par la voie de l’appel, déterminer si cette délibération avait ou non un caractère rétroactif et si, de ce fait, elle était entachée d’illégalité.
La Haute juridiction ne pourra que confirmer l’interprétation de la délibération litigieuse effectuée par les premiers juges en constatant son caractère rétroactif ; elle va également confirmer le caractère légal d’un tel procédé. En procédant ainsi, la Section va délivrer un véritable vade mecum de l’exécution des décisions de justice qui, par la voie de l’exception d’illégalité, déclarent un acte administratif réglementaire illégal.
On notera avec intérêt le raisonnement suivi car il peut être mis en œuvre à la suite d’une décision de la juridiction administrative saisie par voie d’action, d’exception ou préjudicielle ou même de l’Autorité judiciaire.
En effet, si l’exception d’illégalité s’impose nécessairement aux parties à l’instance (I.), il en est de même en ce qui concerne à l’administration active (II.) compte tenu de son objet.
I. Le prononcé d’une déclaration d’illégalité s’impose aux parties à l’instance
L’administration en cause peut être procéduralement une tierce partie à l’instance principale ce qui n’est pas sans occasionner diverses difficultés. Cependant, la déclaration d’illégalité s’impose aux parties dans cette instance (A.) mais elle peut également s’imposer en dehors de celle-ci (B.).
A. Les effets obligatoires de l’exception d’illégalité dans l’instance principale
1°) Le juge civil peut renvoyer à l’autorité administrative la question de l’interprétation d’un acte administratif (TC, 24 novembre 1877, Grange, Rec. p. 940) lorsque celle-ci conditionne l’issue du litige qui lui est soumis mais il n’y est point contraint puisqu’il aurait pu directement interpréter l’acte en cause (Tribunal des conflits, 16 juin 1923, Septfonds, requête numéro 00732, Rec. p. 498, obs. Hauriou S. 1923.III.49). C’est donc un choix volontaire du Tribunal d’instance de Metz de renvoyer cette question afin de laisser toute latitude au Tribunal administratif de Strasbourg pour trancher ces éléments.
L’exception d’illégalité des règlements est, quant à elle, perpétuelle, les parties à une instance tenue devant le juge administratif peuvent l’invoquer à tout moment (Conseil d’Etat, 24 janvier 1902, Sieur Avézard, requête numéro 00106, Rec. p. 44, note Hauriou S.1904.III.33 ; Conseil d’Etat, Sect., 10 février 1967, Société des établissements Petitjean et autres, requête numéro 59125, Rec. p. 63, GACA n° 38) sous la réserve usuelle de l’utilité de l’exception soulevée au regard du litige. La solution est identique devant le juge judiciaire mais cela implique normalement le renvoi de cette question incidente par la voie préjudicielle au juge administratif territorialement compétent (article R.321‑4 du code de justice administrative).
Le juge judiciaire est en effet incompétent, par principe, pour apprécier la légalité des actes administratifs réglementaires. Toutefois, le règlement de cette exception peut être effectué par la juridiction judiciaire saisie lorsqu’elle dispose de la plénitude de juridiction. Ce dernier cas ne concerne principalement que le juge pénal (article 111‑5 du code pénal ;Tribunal des conflits, 5 juillet 1951, Avranches et Desmarets, requête numéro 1187, Rec. p. 638), le juge civil de l’impôt (TC, 27 octobre 1931, Société Pannier c. Protectorat du Tonkin, Rec. p. 173) ou le juge de la voie de fait (TC, 30 octobre 1947, Barinstein, Rec. p. 511).
Au cas présent, il n’était guère discutable que la délibération litigieuse était de nature réglementaire et que de son interprétation et de sa légalité dépendait l’issue du litige. Le renvoi s’imposait donc au tribunal d’instance qui a ainsi posé deux questions tendant à l’interprétation et à l’appréciation de validité sur un même acte.
Il convient de préciser que la solution apportée aux questions préjudicielles par le juge a quem ne lie le juge a quo qu’en cas de déclaration d’illégalité (Cass., 17 novembre 1882, S.1883.I.94). Cela signifie qu’un règlement qui n’a pas été déclaré illégal par le juge administratif peut l’être par le juge judicaire… même si cela demeure en réalité très théorique.
2°) L’illégalité déclarée d’un acte administratif s’impose au juge judiciaire qui a renvoyé ce point de droit et il est tenu de ne plus appliquer l’acte en cause dans le litige dont il est saisi (CE, 19 décembre 1924, Compagnie des phosphates de Constantine concl. Cahen-Salvador DP.1925.III.53 ; Cass. civ. 1ère, 18 Septembre 2002, SEREBA, n° 01‑01.424, Bull n° 208 ; CA Pau, 20 mai 1986, obs. de Bechillon D. 1987.J.187) ; ceci présage généralement de l’issue du litige. Le défendeur peut cependant rechercher, lorsque le litige s’y prête, une substitution de base légale (Conseil d’Etat, 27 juin 1969, Compagnie maritime des chargeurs réunies, requête numéro 68563, Rec. p. 344) même si cela semble demeurer à ce jour inédit dans le cadre d’une question préjudicielle.
En effet, l’autorité de chose jugée qui s’attache à la déclaration d’illégalité fait obstacle à ce que l’acte en cause soit, en tout état de cause, appliqué à l’égard des même parties. On notera à cet égard que les parties ne peuvent renoncer à en invoquer le bénéfice : elle s’impose à eux.
L’unique alternative qui s’offre aux parties pour faire échec aux effets immédiats de cette déclaration demeure l’exercice éventuel des voies de recours.
L’unique voie de recours possible à l’encontre d’un jugement de tribunal administratif statuant sur une question préjudicielle est l’appel porté devant le Conseil d’Etat ; c’est cette voie qui a été mise en œuvre en l’espèce. Cependant, lorsque cette juridiction est compétente en premier et denier ressort pour connaître de l’appréciation de la légalité d’un acte administratif (article R.311‑1 6° du code de justice administrative), nulle voie de recours n’est bien évidemment ouverte.
Il est également possible d’interjeter appel à l’encontre du jugement de l’autorité judiciaire par lequel il est décidé de renvoyer à l’autorité administrative la question de la légalité de l’acte administratif en cause ce qui peut induire un non-lieu à statuer devant le juge administratif, si celui-ci a été saisi entre-temps (CE, 13 juillet 1954, Juillet, Rec. T. p. 867 ; Conseil d’Etat, Section, 17 octobre 2003, Syndicat des copropriétaires de la résidence Atlantis et autres, requête n° 247747). Il en de même pour l’exercice d’un pourvoi devant la Cour de cassation (CE, 13 avril 1907, Ministre de la Justice, n° 19550, Rec. p. 354).
Il en résulte qu’une fois la réponse apportée, les possibilités d’évolution du litige sur ce point sont des plus limitées.
B. Les effets obligatoires de l’exception d’illégalité en dehors de l’instance
1°) Il ne fait aucun doute que la décision statuant sur l’appréciation incidente de validité d’un acte administratif s’impose aux parties dans le cadre de l’instance contentieuse. La question de la force de cette appréciation de validité en dehors de ce cadre est plus complexe.
Tout d’abord, il convient de préciser que si les recours en appréciation de validité d’un acte administratif unilatéral sont normalement rattachés au contentieux de l’excès de pouvoir (CE, 3 février 1911, Legros, Rec. p. 133 ; CE, 26 juillet 1950, Sucrerie coopérative agricole de Savy-Berlette, Rec. p. 468), les recours en interprétation sur renvoi préjudiciel relèvent du plein contentieux (Conseil d’Etat, 3 février 1967, Louvet, requête numéro 45450, Rec. p. 889 ; Conseil d’Etat, SSR., 8 octobre 1990, Deniau, requête n° 114609) ce qui imposait ici le recours au ministère d’avocat devant le juge administratif.
Or, les jugements statuant dans le cadre de l’excès de pouvoir ont normalement l’autorité absolue de chose jugée et leur respect est d’ordre public (CE, 22 mars 1961, Simonet, Rec. p. 211).
En se fondant sur ce rapprochement intellectuel et fonctionnel entre recours pour excès de pouvoir et recours en appréciation de validité, le juge judiciaire considère que les déclarations d’illégalité prononcées par le juge administratif ont l’autorité absolue de chose jugée (Cass. crim., 4 décembre 1930, Abbé Gautrand, rapport Bourdon et obs. Appleton D. 1931.I.33 ; Cour de cassation, civ. 1ère, 19 juin 1985, Office national de la chasse, pourvoi numéro 84-11.528, rapport Sargos, D. 1985.J.426)
Le Conseil d’Etat était, quant à lui, beaucoup plus réservé sur cette solution et considérait les jugements rendus sur recours préjudiciels comme n’étant soumis qu’à une autorité relative de la chose jugée (Conseil d’Etat, 5 juin 1981, Layani, requête numéro 23721, RDP 1982 p. 528 ; Conseil d’Etat, Section, 2 mars 1990, Commune de Boulazac, requête numéro 84590, Rec. p. 57 ; Conseil d’Etat, SSR., 3 juillet 1996, Ministre de l’Equipement, requête numéro 112171, Rec. p. 259). Cependant, après de longues hésitations et compte tenu des inconvénients lourds qu’avait cette solution traditionnelle, le Conseil d’Etat a procédé à un revirement profond de sa jurisprudence et a aligné sa position sur celle de la Cour de Cassation (Conseil d’Etat, SSR., 28 décembre 2001, Syndicat CNT des PTE de Paris et autres, requête numéro 205369, obs. B. Seiller AJDA 2002 p. 547).
Désormais, les jugements et décisions statuant sur la légalité d’actes sont reconnus par les deux ordres de juridictions comme ayant une autorité absolue de chose jugée dont le respect est d’ordre public. Cette solution unifiée, même si elle présente de nombreuses difficultés d’ordre pratique (cf. les observations de B. Seiller sous l’arrêt CNT précité), a l’avantage d’être en ligne directe avec l’office du juge de l’excès de pouvoir et d’unifier l’autorité des décisions statuant dans ce cadre par voie d’action ou par voie d’exception.
2°) Mais il convient de relever que l’unité de régime, relatif à la force des décisions statuant sur la légalité d’actes administratifs par voie incidente, est également de nature à permettre une meilleure garantie de l’Etat de droit.
En effet, l’exception d’illégalité, au sens large, permet de sanctionner les différentes formes de contrôle de la légalité administrative.
Tout d’abord, il peut être sanctionné, par voie d’exception, la légalité d’un acte réglementaire sur la base duquel un acte en faisant application est contesté par voie d’action. Ceci permet à un administré de remettre en cause un acte réglementaire qui lui est opposé alors qu’il n’a pas contesté celui-ci lors de son édiction (Conseil d’Etat, 24 janvier 1902, Avezard, requête numéro 00106, Rec. p. 44). Il est vrai que si nul n’est censé ignorer la loi, rares sont les lecteurs quotidiens du Journal officiel et cela permet en réalité de contester la légalité d’un acte réglementaire lorsque celui-ci est opposé à un administré. C’est donc une garantie pratique essentielle de la légalité pour le citoyen.
Ensuite, il est possible par ce biais, de remettre en cause la légalité d’un acte réglementaire à tout moment en provoquant une décision de refus d’abrogation auprès de l’administration qui peut ensuite être contesté que l’acte en cause ait été illégal dès l’origine ou qu’il le soit devenu (article 16‑1 de la loi n° 2000‑321 du 12 avril 2000 ; Conseil d’Etat, 10 janvier 1930, Despujol, requête numéro 97263 Rec. p. 30, GAJA n° 41 ; Conseil d’Etat, Assemblée, 3 février 1989, Compagnie Alitalia, requête numéro 74052, Rec. p. 44, GAJA n° 89).
Enfin, le recours en appréciation de validité permet de sanctionner de multiples combinaisons normatives puisque la « légalité », au sens large, permet non seulement de sanctionner l’inconstitutionnalité ou l’inconventionnalité des actes administratifs, mais également d’écarter la loi fondant l’acte administratif en cas de méconnaissance d’un Traité international (Conseil d’Etat, Assemblée, 20 octobre 1989, Nicolo, requête numéro 108243 , concl. Frydman, Rec. p. 190, GAJA n° 90).
Or, par l’alignement des conséquences des décisions du juge administratif statuant sur la légalité d’un acte administratif par voie d’action ou par voie d’exception, le Conseil d’Etat met les conditions propices à ce que le respect de la légalité puisse être assuré à chaque intervention du juge indépendamment de la voie suivie.
II. Le prononcé d’une déclaration d’illégalité s’impose à l’administration
L’administration se trouve dans une situation particulière puisqu’elle est tenue de tirer les conséquences de la déclaration d’illégalité prononcée par le juge. Pour ce faire, l’administration est tenue d’abroger les actes déclarés illégaux (A.) mais également d’édicter, le cas échéant, des actes de substitution (B.).
A. L’obligation d’abrogation des actes déclarés illégaux
1°) La première conséquence d’une illégalité sanctionnée par voie d’exception est négative. Les autorités administratives doivent, dès la déclaration d’illégalité prononcée, s’abstenir d’appliquer l’acte administratif déclaré illégal. Cette solution traditionnelle (Conseil d’Etat, Section, 14 novembre 1958, Ponard, requête n° 35399, Rec. p. 554) implique en cas de méconnaissance l’engagement de la responsabilité de la personne publique en cause (CE Sect., 3 janvier 1960, Laiterie Saint Cyprien, Rec. p. 10). Autrement dit, l’administration doit refuser d’appliquer un acte administratif exécutoire de sa propre initiative en ce cas. C’est un tempérament à la force qui s’attache aux actes administratifs et au privilège du préalable (Conseil d’Etat, Assemblée, 2 juillet 1982, Huglo, requête numéro 25288, Rec. p. 257) alors qu’un refus d’exécution peut être pénalement sanctionné (article 432‑1 du code pénal).
En réalité, compte tenu du caractère désormais d’ordre public des décisions statuant sur l’appréciation de validité d’un acte administratif, on se doit de considérer que l’acte administratif déclaré juridictionnellement illégal suit de facto un régime similaire à celui de l’acte administratif suspendu par le juge des référés (article L.521‑1 du code de justice administratif). L’acte considéré n’est pas annulé, mais il ne peut être mis en œuvre sans méconnaître la chose jugée (cf. mut. mut. : Conseil d’Etat, Section, 5 novembre 2003, Association Convention vie et nature pour une écologie radicale, concl. F. Lamy Rec. p. 444 ; Conseil d’Etat, SSR., 28 décembre 2001, Syndicat CNT des PTE de Paris et autres, requête numéro 205369, op. cit.).
On notera d’ailleurs que cette solution doit être regardée comme identique quelque soit le juge qui l’a prononcée (juge pénal, juge civil de l’impôt, juge administratif spécialisé, etc.). L’unique moyen pour l’Etat de ne pas tirer l’ensemble des conséquences d’une décision juridictionnelle définitive d’un juge du fond en la matière demeure le recours dans l’intérêt de la loi devant le Conseil d’Etat ou la Cour de cassation (CE Sect., 12 juin 1959, Ministre des Affaires économiques et financières, Rec. p. 365 ; article 17 de la loi n° 67‑523 du 3 juillet 1967 relative à la Cour de cassation).
2°) La seconde conséquence d’une déclaration juridictionnelle d’illégalité est positive. L’administration ne peut laisser substituer un acte illégal dans l’ordonnancement juridique : elle se doit de l’abroger d’office (Article 16‑1 de la loi n° 2000‑321 du 12 avril 2000).
A la différence d’une annulation contentieuse qui serait prononcée par le juge de l’excès de pouvoir, statuant par voie d’action, qui fait directement disparaître rétroactivement l’acte (Conseil d’Etat, 26 décembre 1925, Rodière, requête numéro 88369, op. cit.), l’achèvement de l’exécution de la chose jugée fait nécessairement intervenir l’administration.
Le juge administratif, saisi par la voie préjudicielle, n’est cependant pas dépourvu de moyens lui permettant de contraindre l’administration. En effet, s’il ne peut prononcer l’annulation d’un acte administratif déclaré illégal, les dispositions de l’article L.911‑1 du code de justice administrative sont susceptibles d’être mises en œuvre à la demande d’une partie. A ce titre, le juge de l’excès de pouvoir peut prononcer une injonction d’abrogation de l’acte déclaré illégal car telle est la conséquence naturelle d’une déclaration d’illégalité (Conseil d’Etat, SSR., 17 décembre 1999, Conseil des industries de défense française, requête numéro 191514).
Tout administré, même un tiers à l’instance tenue devant l’un des deux ordres de juridictions, peut également solliciter l’administration en ce sens et l’article 16‑1 de la loi n° 2000‑321 du 12 avril 2000 implique que l’autorité en cause a compétence liée pour y procéder. A défaut, une nouvelle intervention du juge de l’excès de pouvoir sera possible.
Enfin, il convient de relever que l’intervention de l’administration active est à cet égard bienheureuse. En effet, l’acte qui est contesté par voie d’exception peut être ancien ou fonder de multiples décisions d’application. Il y a donc des considérations tirées de la sécurité juridique qui justifient que le juge administratif ne puisse, en ce cas, directement abroger l’acte comme le Conseil constitutionnel peut le faire dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité à l’égard des lois déclarées inconstitutionnelles. On notera à cet égard que le Conseil constitutionnel met fréquemment en œuvre son pouvoir de moduler dans le temps l’entrée en vigueur les abrogations qu’il prononce.
Or le retour devant l’administration active permet à cette dernière d’étudier, en opportunité, les modalités d’abrogation de l’acte déclaré illégal et de son éventuel remplacement. Ceci est de nature à anticiper, le cas échéant, une réforme future mais également de prévoir toutes modalités transitoires requises. C’est en réalité la sanction du fait que le juge administratif ne sanctionne normalement pas les questions d’opportunité administrative même en cas d’exécution de la chose jugée (Conseil d’Etat, SSR., 12 mai 1999, Dobler, requête numéro 188911). L’unique alternative serait le prononcé d’abrogations conditionnelles ce qui n’est guère satisfaisant sur le plan de la lisibilité et de l’intelligibilité du droit.
B. L’obligation de réglementer certaines situations nonobstant l’illégalité déclarée
1°) Toutefois, il convient de relever qu’en droit, l’administration peut être tenue d’adopter certains actes et que leur abrogation pure et simple n’est pas possible.
Ainsi, l’abrogation d’un décret d’application dont l’édiction est imposée par une loi en vigueur implique son remplacement par un autre décret d’application quand bien même le contenu ne serait pas identique. La même solution est transposable à l’ensemble des hypothèses où un texte de forme législative ou réglementaire requiert la présence d’un acte réglementaire et cela indépendamment de la forme de cet acte.
Suivant le vice qui a été sanctionné par le juge administratif saisi d’une question préjudicielle, ceci peut parfaitement impliquer de réitérer l’acte déclaré illégal par un nouvel acte au contenu identique. Ceci se justifie notamment lorsqu’un moyen de légalité externe a été retenu.
De même, l’administration peut être contrainte d’adopter un acte nouveau, indépendamment de la règle juridique mise en cause, lorsque la situation l’exige notamment afin de garantir le maintien de l’ordre public ou la continuité des services publics. Il convient de relever à cet égard que la déclaration d’illégalité est sans effet sur l’abrogation éventuelle d’actes antérieurs qui ne peuvent être remis en vigueur rétroactivement en ce cas.
Cependant lorsque le vice sanctionné relève de la légalité interne, l’autorité de chose jugée fait obstacle à la réitération d’un acte identique sauf à ce que les motifs des décisions de justice en cause ne soient pas méconnus. Ceci implique en ce cas de procéder au choix d’une autre base légale ou de motifs différents le cas échant.
On notera que c’est bien cette dernière hypothèse qui a été mise en œuvre par le syndicat intercommunal des eaux de Dommon-lès-Dieuze. La déclaration d’illégalité prononcée par le Tribunal administratif de Strasbourg le 10 novembre 2005 impliquait l’abrogation des délibérations adoptées entre 1988 et 1993. Mais il était également requis de déterminer les bases tarifaires nouvelles car les délibérations précédentes ne sauraient produire d’effets au delà de leur date d’abrogation. La déclaration d’illégalité ne portait que sur un élément de procédure et non sur le bien fondé de l’abrogation des délibérations antérieures.
La démarche de l’organe délibérant du syndicat était audacieuse à cet égard. La délibération du 10 mars 2006 va bien régir les situations constituées à compter de sa date d’adoption mais également, et c’est ce qui justifiait la première question préjudicielle, les situations passées qui bénéficiaient de la déclaration d’illégalité réalisée par le précédent jugement (Conseil d’Etat, Assemblée, 8 mars 1967, Caisse régionale de sécurité sociale de Paris, requête numéro 66363, rec. p. 108 ; Conseil d’Etat, SSR., 20 janvier 1988, Ministre de l’Agriculture, requête numéro 59984, Rec. p. 18).
2°) Or, le Conseil d’Etat a reconnu comme principe général du droit le principe de non rétroactivité des actes administratifs unilatéraux (Conseil d’Etat, Assemblée, 25 juin 1948, Société du journal L’aurore, requête numéro 94511, Rec. p. 289, GAJA n° 59). Il apparaissait dès lors délicat d’admettre la légalité de la délibération litigieuse en l’absence de loi autorisant expressément cette rétroactivité.
Mais le Conseil d’Etat a admis, à titre limité, certaines possibilités de rétroactivité administrative et va étendre ces possibilités au cas particulier soumis à la Section du contentieux.
Tout d’abord, il est admis la rétroactivité des actes d’application d’une réglementation qui prévoit expressément celle-ci pour l’édiction de mesures d’application lorsque la sécurité juridique n’est pas en cause (CE Sect., 30 septembre 1955, Société Roger Grima, Rec. p. 451 ; Conseil d’Etat, Assemblée, 8 novembre 1974, Association des élèves de l’ENA, requête numéro 90368, Rec. p. 541).
Ensuite, la rétroactivité peut se justifier lorsque la matière mise en cause l’impose nécessairement sur un plan technique ou juridique (CE Ass., 21 octobre 1966, Société Graciet, Rec. p. 560 ; Conseil d’Etat, Assemblée, 8 juin 1979, Confédération générale des planteurs de betteraves, Rec. p. 269).
Enfin, il est admis le recours à un acte rétroactif pour régir les situations résultant de l’annulation d’un acte administratif pour excès de pouvoir (Conseil d’Etat, 26 décembre 1925, Rodière, op. cit. ; Conseil d’Etat, SSR., 19 mars 2010, Syndicat des compagnies aériennes autonomes et autres, requête numéro 305047, Rec. p. 622). Or, ici, le juge de l’excès de pouvoir a bien sanctionné un acte réglementaire comme étant illégal mais il a n’été procédé qu’à un jugement déclaratoire et non d’annulation.
L’administration, tenue de tirer les conséquences du jugement du Tribunal administratif de Strasbourg, a donc souhaité adopter une délibération rétroactive tirant les conséquences de l’intervention de ce jugement (Conseil d’Etat, SSR., 9 avril 2004, Escurat, requête numéro 252888). En adoptant un tel acte qui produisait ses effets à la date d’adoption des premières délibérations, le syndicat permettait la facturation régulière des consommations d’eau des personnes ayant le bénéfice de la question préjudicielle et tirait les conséquences du jugement par un seul et unique acte.
Le Conseil d’Etat procède ici à un alignement des capacités d’agir rétroactivement pour l’administration entre les conséquences d’un jugement rendu au titre de l’excès de pouvoir qu’il soit prononcé à la suite d’une voie d’action et d’une exception. Cette solution prolonge directement l’assimilation entre les deux modes de jugement qui résultait de la décision Syndicat CNT des PTE de Paris (CE, 28 décembre 2001, op. cit.) statuant sur l’autorité de chose jugée des déclarations d’illégalité.
Cette simplicité apparente permet en réalité une adaptation pratique à la plupart des situations impliquant l’exécution de la chose jugée. Toutefois, l’intervention administrative de manière rétroactive demeurera impossible en matière répressive (article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen ; article 7 de la Convention européenne des droits de l’Homme) ; c’est en réalité une possibilité aisée d’éviter les situations de « vide juridique » qui seraient présentes lorsqu’aucun texte pertinent n’est applicable à la suite d’une décision de justice.
Nul doute que les usagers du service public de l’eau potable auraient préféré une absence totale de facturation de leurs consommations d’eau du fait de l’absence de barème réglementaire applicable ; mais le principe d’égalité devant les charges publiques semblait y faire également obstacle.