Si le juge administratif est principalement le juge de l’activité publique, il lui arrive d’intervenir dans des domaines qui ressortent normalement à la compétence du juge judiciaire. Au cas présent, le Conseil d’Etat est amené à statuer sur la légalité d’une mesure relative à l’état des personnes ce qui, normalement, relève du seul juge civil.
M X., de nationalité algérienne, a contracté mariage avec une citoyenne française le 29 décembre 2006. Celui-ci, après 4 années de vie commune, a procédé à une déclaration tendant à l’acquisition de la nationalité française qui a été enregistrée le 24 août 2011 comme cela est prévu par les dispositions des articles 21‑2 et suivants du code civil.
Cependant, le Premier ministre a adopté un décret le 26 juin 2013 par lequel il s’oppose à l’acquisition de la nationalité française de M. X. au motif que celui-ci ne pouvait en être digne du fait de ses condamnations pénales antérieures qui étaient liées à deux infractions constituées par la conduite d’un véhicule automobile en état d’ivresse.
M. X. saisira alors le Conseil d’Etat d’un recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation de ce décret. La Haute juridiction y fera droit redéfinissant ainsi les modalités d’appréciation de la notion d’« indignité » lorsque sont en cause des infractions routières mineures quand bien même elles revêtiraient une qualification délictuelle.
1°) Si le Conseil d’Etat connaît régulièrement des questions de droit civil et d’état des personnes, c’est principalement par le biais de ses formations consultatives ; le code civil y a été même quelque peu façonné, et non par ses formations contentieuses. En effet, l’autorité judiciaire est le juge naturel des questions relatives à l’état des personnes (TC, 17 juin 1991, Maadjel, requête numéro 02650, rec. p. 465 ; Conseil d’Etat, Section, 25 octobre 1963, Compan, rec. p. 503, concl. A. Dutheillet de Lamothe, AJDA 1963 p. 628) et si le législateur peut aménager cette règle de manière ponctuelle, il ne saurait méconnaître largement la compétence naturelle de l’un des deux ordres de juridictions (CC, 23 janvier 1987, « Conseil de la concurrence », n° 86‑224 DC, GAJA n° 91, GDCC n° 32 ; CC, 28 juillet 1989, « Loi relative aux conditions de séjour et d’entrée des étrangers en France », n° 89‑261 DC, obs. B. Genevois RFDA 1989 p. 691, obs. X. Prétot D. 1990.J.161).
Ainsi, les questions d’état des personnes, dont la nationalité, relèvent du juge civil hormis le contentieux des actes pris en vertu de prérogatives de puissance publique (Conseil d’Etat, Section, 4 novembre 1991, Epoux Hapart, requête numéro 102611, rec. p. 361, concl. Hubert AJDA 1992 p. 65). Or, les décisions par lesquelles l’autorité administrative accorde ou s’oppose à la naturalisation d’un étranger constituent de tels actes qu’il n’appartient qu’au juge administratif de contrôler (Conseil d’Etat, Assemblée, 1er février 1952, Gromb, rec. p. 152 ; Conseil d’Etat, Assemblée, 2 décembre 1952, Gromb, rec. p. 79 ; Conseil d’Etat, Section, 17 juin 1966, Fari, requête numéro 65959, rec. p. 403 ; Cass. Civ., 9 juillet 1922, De Ferrari rapport Colin note L. S. D. 1922.I.137).
Dans le cadre de l’opposition de l’Etat à l’acquisition de la nationalité française par un étranger souscrivant une déclaration à cette fin, celle-ci ne peut s’opérer que par décret en Conseil d’Etat (article 21‑4 du code civil) ce qui implique la compétence contentieuse de ce dernier en premier et dernier ressort (article R.311‑1 du code de justice administrative). Ce décret doit être adopté à la suite d’une procédure contradictoire (article 32 du décret n° 93‑1362 du 30 décembre 1993) et est nécessairement motivé (Conseil d’Etat, 19 mars 1993, Dembo, requête numéro 94710, rec. T. p. 563 ; solution consacrée par l’article 36 de la loi n° 93‑933 du 22 juillet 1993). S’il produit ses effets dès sa signature (article 32 du décret n° 93‑1362 précité), le délai de recours ne court qu’à compter de sa notification à l’intéressé (Conseil d’Etat, SSR., 29 juin 1979, Poirier, requête numéro 11461, rec. p. 293 ; article R.421‑5 du code de justice administrative).
2°) Les dispositions de l’article 21‑4 du code civil prévoient que : « Le Gouvernement peut s’opposer (…), pour indignité ou défaut d’assimilation, autre que linguistique, à l’acquisition de la nationalité française par le conjoint étranger dans un délai de deux ans » à compter de la déclaration que ce dernier a souscrite.
Il n’était pas question en l’espèce de défaut d’assimilation et c’est sur le seul fondement de l’indignité que le Premier ministre c’est opposé, au bout de 22 mois, à l’acquisition de la nationalité française par M. X.
Les dispositions de l’article 21‑27 du code civil font obstacle à ce qu’une personne puisse acquérir la nationalité française lorsqu’il a été condamné pour une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour terrorisme indépendamment des peines prononcées. Sont également concernées par cette prohibition, les personnes condamnées à une peine privative de liberté au mois égale à six mois non assortie d’une mesure de sursis ou qui ne se trouvent pas régulièrement sur le territoire national.
Dans les autres cas, c’est l’autorité administrative qui peut apprécier si le comportement de la personne, dont ses éventuelles condamnations pénales, sont de nature à faire obstacle à l’acquisition de la nationalité française. La jurisprudence traditionnelle entendait par « indignité » des faits particulièrement graves et distinguait suivant que le juge pénal avait ou non statué sur l’action publique en prononçant une peine répressive quelconque.
Lorsque des condamnations pénales ont été prononcées, même amnistiées (Conseil d’Etat, SJS, 2 juin 2003, Moeung, requête numéro 251053, inédit au recueil ), les faits sont réputés établis du fait de l’autorité absolue de chose jugée qui s’attache à de tels jugements (Conseil d’Etat, Section, 28 juillet 2000, Préfet de police c. Diagola, requête numéro 210367, rec. p. 340). C’est la gravité des infraction commises, la qualification pénale retenue, leur récidive qui justifient la gravité propre à constituer un cas d’indignité et, en cas d’ancienneté des infractions, le comportement depuis de la personne en cause qui seront déterminants (Conseil d’Etat, 20 novembre 1991, Chihani, requête numéro 109717).
En l’absence de condamnation pénale, l’administration supporte seule la charge de la preuve des faits dont elle entend se prévaloir (Conseil d’Etat, SSR., 15 juin 1979, Viglietti, requête numéro 08390, mentionné aux tables ) pour qualifier l’indignité.
L’administration peut à ce titre s’appuyer sur l’« amoralité » du comportement d’une personne (Conseil d’Etat, SSR., 31 octobre 1979, Pollion, requête numéro 02934, rec. T. p.737) dont l’appréciation devra être nécessairement effectuée à la lumière de l’époque considérée et qui semble être un terrain périlleux pour l’administration dans la période la plus récente et qui n’est plus opposée.
Les activités politiques peuvent être également prises en compte (Conseil d’Etat, Assemblée, 28 avril 1978, Weisgal, requête numéro 07464, publié au recueil, concl. B. Genevois D. 1979.J.737) mais celles-ci doivent s’avérer incompatibles avec les valeurs essentielles de la République (Conseil d’Etat, SSR., 27 novembre 2013, Aberkane, requête numéro 365587, publié au recueil, obs. G. Marti JCP (A) 2014.2083) ce qui n’est pas le cas, par exemple, des activités au sein du parti communiste (CE, 13 juillet 1979, Rutili, requête numéro 05828 qui met en œuvre Conseil d’Etat, Assemblée, 28 mai 1954, Barel et autres, requête numéro 28238, 28493, 28524, 30237 et 30256, concl. Letourneur, rec. p. 308, GAJA n° 70). Il en est de même pour un comportement qui présenterait un risque pour la sécurité intérieure ou extérieure de l’Etat (Conseil d’Etat, 19 novembre 1993, Bereciartua Echarri, requête numéro 111212, rec. p. 321, RFDA 1994 p. 194).
Le manque de loyalisme envers la France est évoqué par certains textes administratifs (article 11 du décret n° 73‑643 du 10 juillet 1973) comme motif d’indignité mais il ne semble pas avoir fait l’objet d’applications positives contemporaines.
Enfin, le comportement personnel au regard de l’ordre public peut également être pris en compte et cela même en cas d’absence de condamnation pénale ou de sanction administrative. Il s’agit là du motif le plus fréquemment opposé. Il convient de relever que si l’administration supporte en ce cas la charge de la preuve de la matérialité des faits, la présomption d’innocence n’est pas ici applicable (Conseil d’Etat, 19 mars 2008, Laoudi, requête numéro 308819). Toutefois, les faits en cause doivent atteindre un certain niveau de gravité soit intrinsèquement (Conseil d’Etat, SJS, 6 septembre 2000, Mezhoud, requête numéro 202553), soit par leur répétition (Conseil d’Etat, SJS, 22 février 2008, A., requête numéro 303920) et cela indépendamment de l’exercice éventuel de l’action publique (Conseil d’Etat, SJS, 14 mars 2001, Kechrid, requête numéro 202870).
L’administration doit cependant procéder à une appréciation globale de ces éléments en prenant en compte leur ancienneté (Conseil d’Etat, SSR., 25 septembre 1996, Cherifi, requête numéro 160463, inédit au recueil, faits commis durant la seconde guerre mondiale et amnistiés depuis 1946) et leur gravité (Conseil d’Etat, SSR., 2 octobre 2002, Henning, requête numéro 227480, pour des actes d’espionnage, d’intelligence avec l’ennemi et d’atteinte aux intérêts de la défense nationale commis entre 1941 et 1944).
3°) Le Conseil d’Etat avait déjà jugé que la conduite en état d’ivresse, même à 3 reprises, ne pouvait constituer un motif d’indignité lorsque les faits avaient plusieurs années d’ancienneté et qu’aucune poursuite judiciaire n’avait été formée (Conseil d’Etat, SSR., 10 juin 1992, Meguitif, requête numéro 113608). Il en allait autrement lorsque des condamnations avaient été prononcées soit sur ce seul chef de poursuite, soit avec d’autres infractions routières (Conseil d’Etat, SJS, 8 mars 2013, Rachd ,requête numéro 363568 ; Conseil d’Etat, 22 février 2008, X., requête numéro 309967).
La Haute juridiction admet, implicitement mais nécessairement, que les infractions routières, lorsqu’elles demeurent rares ou anciennes, ne sauraient justifier à elles seules une indignité faisant obstacle à l’acquisition de la nationalité française. Il y a donc un alignement du seuil de gravité constitutif de l’indignité entre les comportements sanctionnés par l’Autorité judiciaire et ceux qui ne l’ont pas été quelque puisse en être le motif.
Par le revirement opéré, le Conseil d’Etat semble admettre une spécificité de la matière pénale routière au regard de la gravité de l’atteinte à l’ordre public. Au cas présent, M. X. avait conduit à deux reprises (en 2006 et 2009) un véhicule en état d’imprégnation alcoolique et l’Autorité judicaire n’avait pas estimé utile de prononcer une peine principale supérieure à deux mois d’emprisonnement avec sursis malgré l’état de récidive. De plus, nulle autre infraction n’a jamais été relevée à son encontre depuis.
Cela tend à confirmer que si la « réponse pénale » souhaitée en la matière par les Gouvernements successifs est en augmentation, la présence de condamnations légères routières n’est plus, en soi, la preuve d’un risque pesant sur l’ordre public et l’ordre social lié à l’individu qui ferait obstacle à l’acquisition de la nationalité française. En effet, compte tenu du principe d’opportunité des poursuites, de telles infractions n’étaient par le passé pas toujours poursuivies. Il est donc logique que le Conseil d’Etat fasse évoluer de ce chef sa jurisprudence ; l’acquisition de la nationalité dans ce cas particulier constitue un droit, les exceptions doivent donc en être strictement entendues en l’état des textes.