Le contentieux de l’excès de pouvoir des autorisations d’urbanisme présente souvent à juger des questions juridiques incidentes d’une rare complexité. La décision rendue par la Section du contentieux du Conseil d’Etat le 28 avril 2014 en est une parfaite illustration.
La société « Doudoune » a obtenu du maire de la commune de Val-d’Isère (Savoie) un permis de construire aux fins d’édification d’un établissement de loisirs comprenant un débit de boisson, un restaurant ainsi qu’une discothèque. Le projet litigieux étant prévu sur le domaine communal, en partie en souterrain et à la limite basse des pistes, deux syndicats de copropriétaires de résidences voisines craignant quelque peu les nuisances ont attaqué cette autorisation d’urbanisme délivrée le 20 février 2007.
Le Tribunal administratif de Grenoble a rejeté ces recours par un jugement du 20 janvier 2009 (TA Grenoble, 29 janvier 2009, Syndicats des copropriétaires des résidences Le Rond-point des pistes 1 et 3, n° 07‑01992). Le litige a été porté devant la Cour administrative d’appel de Lyon qui, par un arrêt du 7 mars 2011 (CAA Lyon, 7 mars 2011, Syndicats des copropriétaires des résidences Le Rond-point des pistes 1 et 3, n° 09LY00750), a annulé les permis de construire et rejeté les conclusions indemnitaires formées par les appelantes.
La commune de Val-d’Isère se pourvoit alors devant le Conseil d’Etat et l’affaire est renvoyée devant la Section du contentieux. Un pourvoi incident est également formé par les appelants avant qu’ils ne s’en désistent, les conclusions indemnitaires étant nouvelles en appel et donc irrecevables (CE Sect., 10 février 1950, Commune de Commercy).
En effet, au delà de la question de la légalité d’une autorisation d’urbanisme, la Haute juridiction a du définir un véritable statut juridique des pistes de ski alpin propriétés d’une personne publique. Cette question incidente résultait en réalité d’une exigence différenciée de composition du dossier de demande de permis de construire suivant que le domaine public soit ou non le terrain d’assiette de la construction projetée. Or, pour qualifier ces dépendances au regard des règles de la domanialité publique, il fallait en préalable définir l’activité de ski alpin au regard des critères du service public puisque les terrains en cause étaient destinés à cet usage et que la définition du domaine public en dépend directement.
C’est donc un véritable jeu de dominos juridique auquel le Palais royal va se livrer, analysant ainsi toutes les hypothèses possibles car elles étaient toutes présentes.
En qualifiant le ski alpin d’activité de service public, le juge a ouvert la voie à la domanialité publique pour les pistes de ski et les zones contiguës, ce qui n’est pas sans soulever des interrogations au regard des évolutions des critères du domaine public.
1°) Les activités de ski alpin sont intégrées : descendre une piste de ski ne peut s’envisager que si l’usager est préalablement monté vers son sommet. Or, cette remontée s’effectue exclusivement par voie mécanique1 qui est une activité de service public, à caractère industriel et commercial (CE 19 février 2009, Beaufils, n° 293020, obs. O. Févrot, AJDA 2010 p. 430 ; TC, 7 décembre 1998, Jauzy, n° C‑03126 ; TC, 24 février 2003, Schach c. Société Deux-Alpes loisirs, n° C‑03340 ; TC, 20 mars 2006), mais non la montée. La distinction matérielle apparaît donc comme étant très artificielle puisque les activités de montée et de descente sont intimement et nécessairement liées.
Un revirement de jurisprudence envers la qualification juridique de la nature des remontées mécaniques semblant exclu du fait du progressif glissement vers une qualification unique, seule se posait ici la question préalable d’une unification du régime juridique du ski alpin entre (re)montée et descente. Ceci était possible car nulle disposition législative n’y faisait obstacle et que plusieurs juridictions du fond y incitaient au regard des inconvénients d’une telle distinction (CAA Lyon, 7 juillet 1995, Fauroux et autres, Rec. p. 541 ; CAA Bordeaux, 10 juin 2008, Aïzpeola Oyarbide, AJDA 2008 p. 1846).
Le Conseil d’Etat va donc opérer ici une lecture globale de l’activité que constitue le ski alpin (les autres formes de ski n’était sont pas ici concernées) en le qualifiant, dans son ensemble, d’activité de service public. La distinction entre la remontée, service public du fait de son « assistance mécanique », et la descente, libre, est donc abandonné.
En procédant à ce choix au regard de l’activité matérielle, le Conseil d’Etat ouvrait la voie à la domanialité publique des parcelles utilisées comme pistes de ski lorsqu’elles sont la propriété d’une personne publique ce qui était le cas en l’espèce.
2°) En retenant la qualification de service public, le Conseil d’Etat a permis aux dispositions de l’article L.2111‑1 du code général de la propriété des personnes des personnes publiques, qui incorporent au sein du domaine public, les biens immobiliers qui sont « affectés à un service public pourvu qu’en ce cas ils fassent l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public », de trouver application.
Il convient de rappeler que l’ordonnance du 21 avril 20062 a entendu réduire le champ de la domanialité publique dans le cadre des biens affectés aux services publics (Cf. N. Foulquier, Droit administratif des biens, Lexisnexis, 2011 p. 42 et s.). En effet, les évolutions antérieures de la jurisprudence avaient conduit à incorporer au domaine public tout bien immobilier doté d’un « aménagement spécial » (CE Sect., 19 octobre 1956, Société le Béton, n° 20180, Rec. p. 375) ou « destiné à être aménagé » (CE, 6 mai 1985, Association Eurolat, Rec. p. 141 ; CE Sect. réunies de l’intérieur et des travaux publics, avis, 31 janvier 1995, n° 356960, obs. E. Fatôme et Ph. Terneyre AJDA 1997 p. 126). Or ces dernières notions étaient particulièrement extensives car le moindre équipement, fût-il symbolique ou résultant parfois même de l’emplacement ou de la configuration du terrain (CE, 6 mars 1963, Commune de Saint-Ouen, Rec. p. 141 ; CE, 8 mars 1993, Villedieu, Rec. p. 759), suffisait pour transformer une propriété publique en élément du domaine public (tel qu’une simple chaîne CE Ass., 11 mai 1959, Dauphin, Rec. p. 294 ; CE Sect. 19 octobre 1956, Société Le béton, op. cit.) ce qui, en toute logique, aurait du inclure les pistes de ski à l’image des plages « entretenues » (CE Sect., 30 mai 1975, Gozzoli, Rec. p. 325). Mais la jurisprudence admettait les remontées mécaniques (CE Sect. des travaux publics, avis, 19 avril 2005, n° 371234, EDCE 2006 p. 197) mais non les pistes elles-mêmes (CE Sect., 12 décembre 1986, Rebora, Rec. p. 281) comme relevant du domaine public ce qui n’était pas d’une grande logique.
La Haute juridiction a même précisé à cette occasion que les pistes de ski ne constituaient pas, par elles-mêmes un ouvrage public. En effet, cette qualification pourrait justifier la compétence administrative, mais elle se serait ici néanmoins effacée devant celle d’usager d’un service public à caractère industriel et commercial (TC, 24 juin 1954, Galland, Guyomar et Salel (3 espèces), Rec. p. 717, obs. J. Dufau CJEG 1954 p. 151 ; TC, 20 mars 2006, Calatayud c. Voies navigables de France, n° C‑3505).
Désormais, la lecture globalisante de la notion de service public opérée par le Conseil d’Etat permettait de faire rentrer les pistes de ski dans le domaine public sous la réserve de la présence d’un aménagement indispensable ce qui était souhaité par certains juges du fond (Ph. Yolka, « Le statut des pistes de ski : nouveaux développements », JCP (A) 2006.1264).
3°) La notion d’aménagement indispensable se voulait bien plus restrictive que la notion d’aménagement spécial et ce faisant la Haute juridiction a pris le risque d’élargir le domaine public allant à l’encontre même de l’une des principales évolutions de la réforme de 2006.
Mais ici le Conseil d’Etat a pu user d’une disposition législative qui impose une autorisation administrative spéciale aux fins d’« aménagement » des pistes de ski (Articles L. 473‑1 et s. du code de l’urbanisme ; article L.445‑2 du code du tourisme), or à la vue des travaux requis, tant par leur importance quantitative que qualitative3, il aurait été délicat d’aller à l’encontre de la volonté du législateur.
Ce faisant, le juge y voit une présomption aux termes de laquelle, lorsqu’une autorisation spéciale (autrement dit distincte des simples autorisations d’urbanisme de droit commun) est requise pour exploiter une activité sur le domaine d’une personne publique, on se doit d’y voir un aménagement « indispensable ». Bien que le principe d’indépendance des législations joue, il aurait été contre-productif de considérer que le législateur instaure des régimes d’autorisation s’il estimait que leur objet importe peu.
Ceci met en œuvre une politique jurisprudentielle, suivie par le juge administratif suprême depuis quelques années, de lecture globale du droit qui se décline ici sous la forme de la domanialité globale. Ainsi, le juge cherche à faciliter la tâche de l’administré en coordonnant les effets des dispositions issues de législations différentes indépendamment de leurs champs d’application réciproques palliant ainsi les incohérences et difficultés pratiques résultant de l’œuvre du Parlement.
4°) Cependant, cette avancée jurisprudentielle doit être nuancée ; si la Section du contentieux fait une lecture large et utilitariste de la notion d’« aménagement », elle ne procède pas de même pour les accessoires. En effet, la volonté manifestée par la réforme de 2006 est de limiter la domanialité publique. Dès lors, s’il peut être entendu largement la notion d’aménagement indispensable dans ce cadre, tel n’est pas le cas de la théorie de l’accessoire bien que législativement consacrée (Article L.2111‑2 du code général de la propriété des personnes publiques). Ainsi, si la piste en tant que telle est présumée « aménagée spécialement », à l’aide d’équipements indispensables, suivant un périmètre expressément défini dans l’autorisation d’aménagement, cette présomption doit s’entendre strictement.
Il appartient dès lors au juge administratif de déterminer sur les plans horizontal et vertical la portée de cette évolution.
Sur le plan horizontal, le Conseil d’Etat a alors recherché si la fraction de la parcelle qui n’est pas utilisée comme piste de ski dûment autorisée répondait aux critères légaux de détermination du domaine public de manière autonome indépendamment de la piste qui la jouxte. Or elle n’est nullement spécialement aménagée et, bien qu’utilisée de factopar les skieurs, elle n’est pas mise à la disposition directe du public ; elle fait donc partie des dépendances du domaine privé de la commune de Val-d’Isère au même titre que les parcelles utilisées pour la pratique du « hors piste ». Ceci est susceptible d’avoir des conséquences sur le plan contentieux, tant au titre de la répartition des compétences juridictionnelles entre les deux ordres de juridictions que sur le fond du droit, dans le cadre de l’usage irrégulier du domaine « hors pistes » et des accidents qui en résulteraient.
Sur le plan vertical, la Section du contentieux opère une distinction surprenante entre le sol et le sous-sol. Si les pistes de ski constituent des dépendances du domaine public, leur sous-sol, en l’absence d’aménagement indispensable, n’en relève pas. Il est donc opéré une séparation artificielle entre le sol et le sous-sol. Le droit civil ne connaît pas une telle distinction puisque la propriété privée se trouve être régie de manière uniforme à ce titre (Article 552 du code civil) et si le Conseil d’Etat avait précédemment opéré une telle distinction par le passé, ce n’était que « compte tenu de [la] profondeur et de [la] destination » des tréfonds en question qui se devaient être ainsi distingués des voies de surface (CE Sect., 17 décembre 1971, Véricel et autres, n° 77103, concl. Braibant Rec. p. 783). On ne manquera pas de s’interroger sur les effets pratiques de cette distinction qui peut d’ailleurs être inversée : le sous-sol relevant du domaine public et non la surface4.
En réalité ces byzantinismes sont révélateurs de la finalité du droit du domaine public : conférer une protection juridique extraordinaire aux biens qui sont indispensables à l’activité publique ou qui ne sont pas remplaçables pour la collectivité. Il y a eu, en 2006, un recentrage de la domanialité et cette décision de principe pose la trame générale par laquelle les juridictions doivent apprécier cette évolution.
5°) Le choix pragmatique de retenir une autorisation administrative d’aménagement fondé sur une législation spéciale comme valant présomption d’« aménagement indispensable » au sens du droit domanial est judicieux. En effet, celle-ci est réfragable et permet donc de simplifier le travail des acteurs (administrés et administration) tout en permettant le rejet de cette qualification au cas par cas lorsque une situation particulière se présente. De plus, un tel procédé ne pas fait pas obstacle à la mise en œuvre du droit commun pour les autres parcelles.
Le raisonnement tenu peut ainsi être transposé au autres activités de montagne (ski nordique, alpinisme, etc.) et fera ainsi obstacle le plus souvent à l’inclusion dans le domaine public faute d’aménagement indispensable.
- Il sera ici volontairement fait abstraction de la pratique militaire du ski pour laquelle les troupes de montagne s’entraînent également à remonter en l’absence de toute aide extérieure ou mécanique. [↩]
- Ordonnance n° 2006‑460 du 21 avril 2006 relative à la partie législative du code général de la propriété des personnes publiques, JO p. 6024. [↩]
- La législation applicable prévoit ainsi que l’autorité environnementale soit saisie (articles L.122‑1 et R.122‑1‑1 du code de l’environnement) et qu’une enquête publique (articles L.342‑16 et s. du code du tourisme). [↩]
- Tel un ouvrage souterrain (tunnel, tranchée couverte, etc.) surplombé par une parcelle du domaine privé (chemin rural, etc.) sous la réserve de l’application du code minier. [↩]