Il ne sera pas sans utilité de faire le point, pour se reconnaître dans l’évolution de la jurisprudence née dans l’arrêt Gaz de Bordeaux, du 30 mars 1916 (S. et P. 1916.3.17; Pand. pér., 1916.3.17, avec les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Chardenet et la note de M. Hauriou). On sait que, cette jurisprudence ayant, par la théorie de l’imprévision, ouvert, au profit des concessionnaires de services publics, un droit à indemnité pour les surcharges extra-contractuelles occasionnées par la guerre de 1914, une longue série de difficultés s’est présentée au sujet des bases et du règlement cette indemnité (V. notre note sous Cons, d’Etat, 27 juin 1919, Gaz de Nice, S. et P. 1920.3.25; Pand. pér., 1920.3.25). Si nous reprenons aujourd’hui la question en rapportant les arrêts ci-dessus reproduits de 1921 et de 1923, et en utilisant, d’ailleurs, d’autres arrêts non encore rapportés c’est que la construction jurisprudentielle du Conseil d’Etat nous paraît être parvenue à un État d’équilibre satisfaisant et probablement définitif. Notons, ce qui ne manque pas d’à propos, que l’un de nos arrêts de 1923 est encore un Gaz de Bordeaux, et constitue la suite de l’arrêt de 1916, en ce qu’il a trait à la mission des experts chargés de régler l’indemnité.
En ces sept années, la jurisprudence du Conseil d’Etat a subi une évolution assez semblable à celle qu’elle avait, subie jadis entre 1891 et 1902, à propos du monopole d’éclairage des compagnies du gaz (V. Cons. d’Etat, 26 déc. 1891 {2 arrêts], Ville de Montluçon et Ville de St-Etienne, S. et P. 1894.3.17 et notre note ; 10 janv. 1902, Gaz de Deville-lès-Rouen, S. et P. 1902.3.17, et notre note). C’est-à-dire qu’après avoir été unilatérale avec excès, et s’être préoccupée plus que de raison de l’intérêt du concessionnaire du service public, auquel, il faut le reconnaître, elle imposait la continuation du service, elle a trouvé le moyen, tout en se développant dans le sens de son principe, de devenir bilatérale, et de tenir compte enfin des intérêts légitimes des administrations concédantes. La conception rigide du début, d’une situation extra-contractuelle provoquée par la guerre, constituant une sorte de hernie qui devait être réduite par des moyens topiques et sans faire appel aux ressources générales du contrat, cette conception, qui tendait à majorer l’indemnité de la charge des administrations publiques, et que nous avions critiquée dans notre note sous l’arrêt Gaz de Nice, du 27 juin 1919, précité, a fait place graduellement à une conception plus souple, qui est celle de la surcharge extra-contractuelle, dont les conséquences doivent être réglées en tenant compte de toutes les ressources du contrat et en faisant jouer les mécanismes de l’équilibre financier contractuel.
Sans doute, le Conseil d’Etat reste fidèle au système de l’indemnité allouée au concessionnaire, afin de faire pression sur les administrations publiques et de les amener à consentir des modifications au contrat et des relèvements de tarifs, — en présence d’une situation contractuelle, il lui était difficile de procéder autrement; — mais, du moins, les bases de l’indemnité sont maintenant étudiées d’une façon suffisamment bilatérale pour que le concessionnaire, lui aussi, soit incité à des transactions et persuadé qu’un nouveau contrat vaudra mieux pour lui qu’une série d’indemnités, réduites désormais à un taux très strict.
Nous marquerons très simplement la position actuelle de la jurisprudence en étudiant les trois opérations suivantes, qui constituent la mission des experts : 1° la fixation de l’ouverture du droit à indemnité par suite de la majoration du prix de revient du service du gaz ; 2° la détermination du montant du préjudice subi par le concessionnaire pendant la période litigieuse, en tenant compte de certaines compensations de bénéfices pendant cette même période, et en limitant le préjudice au damnum emergens; 3° l’arbitrage de la part des conséquences onéreuses de la surcharge extra-contractuelle déterminées comme il vient d’être dit, que l’interprétation raisonnable du contrat permet de laisser à la charge du concessionnaire, en appréciant tous les faits de la cause et l’équilibre général du contrat.
I. — La fixation de l’ouverture du droit à indemnité. — Primitivement, l’ouverture du droit à indemnité, liée à celle de la situation extra-contractuelle, était déclenchée par un fait unique, qui était la hausse exceptionnelle du prix des charbons; il est vrai qu’une fois ouverte la situation extra-contractuelle, tous les autres faits ayant contribué à l’augmentation anormale du prix de revient du gaz pouvaient entrer en ligne de compte pour le règlement de l’indemnité. Dans notre note précitée sous l’arrêt Gaz de Nice, 27 juin 1919, nous avions signalé le caractère artificiel et singulier de cette conception. Le Conseil d’Etat y a renoncé. A l’heure actuelle, tous les faits concourent à l’ouverture du droit à indemnité, en ce sens que celui-ci est engendré par l’augmentation anormale du prix de revient du gaz, compte tenu de touts les facteurs du prix, tels que salaires, frais généraux, matières premières diverses, travaux d’entretien, etc.
Il s’ensuit que les experts ont à déterminer d’abord les limites extrêmes de la majoration du prix de revient du gaz que les parties ont pu prévoir, pour apprécier si ces prévisions ont été dépassées par suite de la force majeure de la guerre. Il n’y avait d’ailleurs plus de raison de considérer uniquement la hausse anormale du prix, des charbons, depuis que la jurisprudence avait limité l’indemnité due au concessionnaire au damnum emergens, parce que la perte subie est fonction du prix de revient. Cette nouvelle jurisprudence peut d’ailleurs être avantageuse au concessionnaire, lorsque les parties ont fixé très bas le prix de vente du mètre cube du gaz, en tablant sur de faibles variations de tous les éléments du prix de revient (Cons. d’Etat, 20 juill. 1923, Gaz de Bordeaux, et Cons. d’Etat, 10 août 1923, Gaz d’Oloron-Sainte-Marie, ci-dessus rapportés. Cf. Revue des concessions, 1923, p. 248, observations sur cet arrêt. Adde, Cons. d’État, 12 mars 1920, Automobiles postales, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 274, et 6 juill. 1923, Gaz de Bellac et Gaz de Meaux, non rapportés).
II. — La détermination du montant du préjudice ou du calcul de la charge extra-contractuelle. — Dans cette opération des experts, un progrès a été réalisé. Des deux éléments classiques de la réparation des dommages, le damnum emergens et le lucrum cessans, le second a été éliminé; cela signifie que, dans le cataclysme de la guerre, le concessionnaire perd définitivement le gain qu’il aurait pu réaliser, et que les administrations concédantes ne vont avoir à venir à son secours que dans la mesure de la perte subie, et encore avec une ventilation de cette perte que nous verrons plus loin. Ce progrès a été réalisé dans l’arrêt du Conseil d’Etat, du 25 novembre 1921, Automobiles postales, ci-dessus rapporté (1re espèce), en ces termes : « Considérant que les compensations auxquelles l’exploitant peut prétendre à raison des charges exceptionnelles et imprévues nées de la guerre ne sauraient s’appliquer qu’aux pertes subies, et non au manque à gagner, etc. ». La réparation du manque à gagner du concessionnaire au détriment des contribuables eût été, en effet, un véritable scandale, car les contribuables ont perdu à la guerre autant que les concessionnaires.
A part cela, comme par le passé, pour le calcul de la charge extra-contractuelle, le Conseil d’Etat persiste à ne tenir compte que des événements qui se produisent à l’intérieur de la période extra-contractuelle, par exemple, à écarter du calcul la compensation entre les bénéfices réalisés dans le passé par le concessionnaire et les pertes que la guerre lui a fait éprouver; il persiste aussi à ne pas tenir compte des perspectives d’avenir que peut comporter la concession, en dehors de la période envisagée; en revanche, il fait entrer en entre ligne de compte, pour l’appréciation de l’indemnité, la compensation entre les pertes sur le gaz et les gains sur l’électricité, lorsque le concessionnaire distribue les deux espèces de lumière, et en tant que cette compensation s’opère à l’intérieur de la période extra-contractuelle (jurisprudence constante depuis l’arrêt Gaz de Nice, 27 juin 1919, précité).
III. — L’arbitrage de la part des conséquences onéreuses de le surcharge extra-contractuelle que l’interprétation raisonnable du contrat permet de laisser à la charge du concessionnaire. — C’est cette partie de la mission des experts qui a été la plus transformée depuis l’arrêt Gaz de Nice, d’autant qu’elle est considérée comme constituant œuvre d’équité plutôt que de justice. Il s’agit, en effet, après avoir réduit l’indemnité au montant de la porte subie par le concessionnaire, ce qui est du domaine de la justice, de faire subir à cette indemnité une nouvelle réduction représentant la part du concessionnaire dans les conséquences onéreuses du cataclysme universel, ce qui est œuvre d’équité.
Dès le début, c’est-à-dire dès l’arrêt Gaz de Bordeaux du 30 mars 1916, il y eut la formule de l’interprétation raisonnable du contrat ; mais pendant les premières années, et encore à l’époque de l’arrêt Gaz de Nice, 27 juin 1919, précité, cette perspective de l’interprétation raisonnable du contrat était restreinte aux réactions réciproques des éléments contractuels et des éléments extra-contractuels pendant la période extra-contractuelle; le Conseil d’Etat résistait à faire entrer en ligne de compte les perspectives de bénéfices contractuels devant se produire dans l’avenir, après la cessation de la période anormale, pendant le reste de la durée de la concession, et aussi les bénéfices réalisés dans le passé.
L’élargissement de l’arbitrage et les appels à l’équilibre total du contrat s’ébauchent des l’arrêt du Conseil d’Etat, 12 décembre 1919, Gaz de Melun (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 904), se précisent dans l’arrêt du Conseil d’Etat, 16 janvier 1920, Gaz de Montreuil-sous-Bois (Rec. des arrêts du Cons d’Etat, p. 39), et se trouvent formulés dans l’arrêt du Conseil d’Etat, 30 décembre 1921, Soc. Suburbaine du gaz et de l’électricité (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 1127), dans les termes suivants : « Considérant que, si la charge extra-contractuelle doit être calculée en ne tenant compte que des résultats de l’exploitation au cours de la période litigieuse, il y a lieu, par contre, pour effectuer la répartition de cette charge entre les parties, de rechercher, par l’examen de toutes les circonstances de l’affaire, dans quelle mesure il convient, par une interprétation raisonnable du contrat, de faire supporter par la compagnie une partie des conséquences onéreuses, etc… »; plus haut, le même arrêt parle de « l’ensemble des conditions, des résultats et des avantages de la concession » à propos de la même répartition.
Dans nos arrêts de 1923, nous trouvons la confirmation éclatante de cette évolution. Voici l’arrêt du 2 mars 1923, Ville de Versailles c. Soc. La Fusion des gaz (2° espèce). L’art. 2 du dispositif porte : « Il est spécifié que les experts, après avoir déterminé la charge extra-contractuelle, feront connaître… dans quelle mesure l’ensemble des dispositions du contrat et des conditions de son exécution, notamment la situation financière de la société, tant au point de vue des bénéfices réalisés dans le passé que des perspectives d’avenir, permet de faire supporter par elle une partie de ladite charge ». Les deux autres arrêts se bornent à dire des experts : « Ils arbitreront, en tenant compte de tous les faits de la cause, etc. ». Mais on sait maintenant que tous les faits de la cause, cela signifie tous les résultats et toutes les éventualités du contrat dans le passé et dans l’avenir.
Voilà bien le renversement que nous avions annoncé, le retour du juge à une vue bilatérale des choses. Après s’être enfermé dans la conception étroite et fausse d’un règlement limité à la période extra-contractuelle, qui, par la force des choses, ne favorisait que le concessionnaire, il s’élève à la conception plus large et plus juste d’un règlement qui s’étend à toute la durée du contrat, et permet des compensations avantageuses à administration concédante.
Il utilise, pour cette fin, une clause qui avait été déposée comme un germe d’équité dans le premier arrêt de 1916, mais qui, étouffée d’abord par la conception tyrannique de la période extra-contractuelle, n’avait pu produire ses fruits. Il dégage cette clause, relègue la situation extra-contractuelle dans l’appréciation du montant de l’indemnité, et en libère entièrement la ventilation de ladite indemnité. Pour cette ventilation, la base sera l’équilibre total du contrat (Cfr. Lapeyre, De l’imprévision dans les marchés passés par les sociétés de gaz et d’électricité).
Pour se rendre compte de la portée de cette évolution, il faut voir les intérêts en cause; l’intérêt des concessionnaires était de découper la période extra-contractuelle, de l’isoler du reste du contrat, d’en obtenir le règlement séparé avec indemnité complète, de conserver les bénéfices passés et aussi les perspectives d’avenir; l’intérêt des administrations concédantes était, au contraire, de corriger les effets de la situation extra-contractuelle par ceux du contrat, de compenser le plus possible les pertes actuelles par les bénéfices passés et par les gains futurs. Après avoir abondé dans le sens des concessionnaires, le Conseil d’Etat, par un second mouvement, incline vers les concédants; et, pour chacune des deux thèses, il trouve une place dans le programme d’opération des arbitres : la thèse de la situation extra-contractuelle dominera la détermination de l’indemnité, mais celle de l’équilibre total du contrat dominera l’opération de ventilation de la même indemnité entre les deux parties. Dans l’espèce de formule que le juge délivre aux arbitres (telle la formule délivrée par le préteur romain au juge), on peut dire que la question de droit (détermination de l’indemnité à raison des seuls faits de la période extra-contractuelle) se trouve dans l’intentio et la question d’équité (ventilation de l’indemnité à raison de l’équilibre total du contrat) se trouve dans la condemnatio, ce qui est quelque chose d’analogue à la formule des actions ex æquo et bono conceptae, spécialement de l’action en restitution de la dot (rei uxoriae).
L’évolution jurisprudentielle est achevée. Ainsi que nous le faisions observer en 1920 dans la note sous l’arrêt Gaz de Nice, 27 juin 1919, on se rapproche fatalement de la situation des compagnies de chemins de fer soumises au compte d’exploitation; on se rapproche aussi de la notion du bénéfice normal, car c’est tout ce qui restera au concessionnaire après la ventilation de l’indemnité, et c’est très bien ainsi; c’est ce que le Conseil d’Etat appelle l’interprétation raisonnable du contrat. Quoi de plus raisonnable qu’un bénéfice normal? Le normal, voilà ce qu’envisage forcément le juge, quand il est jeté hors de la volonté des parties. Et, d’ailleurs, si le juge est obligé de construire en dehors de la volonté des parties, n’est-ce point parce que la rupture du contrat elle-même provient de ce que la situation normale pour laquelle le contrat était fait a été brisée par des événements anormaux?
Ainsi, nous voyons que toutes les situations juridiques sort établies sur la base de la vie normale. Quand des événements anormaux déconcertent les prévisions de la vie normale qu’ont faites les parties, le juge suspend l’effet des prévisions, c’est-à-dire des contrats, mais c’est pour leur substituer immédiatement d’autres postulats de la vie normale. Le droit est fait pour le normal et non pas pour l’exceptionnel. Chassé du normal (par l’accidentel), il s’efforce d’y rentrer; malheur aux juristes qui ne comprennent pas cette orientation congénitale du système juridique, et qui établissent leurs théories sur la base de l’accidentel ou de l’exceptionnel !