Nous rapprochons ici six arrêts échelonnés sur une période de trois années, afin de pouvoir signaler une importante évolution de jurisprudence en ce qui concerne la recevabilité du recours pour excès de pouvoir. Inutile de dire qu’il s’agit d’un élargissement de cette recevabilité.
L’hypothèse visée est celle où la décision exécutoire administrative que l’on prétend entachée d’excès de pouvoir a déjà servi de base, au moment où l’on forme le recours, à une de ces opérations du commerce juridique qui confèrent aux parties des droits acquis : contrat de droit civil, tel qu’une vente ou un louage ; contrat administratif, tel qu’une concession de travaux publics, etc.
Il était entendu jusqu’ici que le recours pour excès de pouvoir n’était pas recevable contre les décisions qui avaient servi de base à des droits acquis, et cela d’abord parce qu’il disparaissait devant la fin de non-recevoir tirée de l’existence d’un recours parallèle ; car de l’opération juridique consécutive à la décision incriminée on estimait qu’il avait toujours dû naître quelque recours contentieux de pleine juridiction qui permettrait à l’intéressé de poursuivre l’annulation de l’opération tout entière. Si, prise dans son ensemble, l’opération était de la compétence d’un juge administratif, par exemple, s’il s’agissait d’une opération de travaux publics relevant du conseil de préfecture, ce juge était compétent pour apprécier la validité de la décision exécutoire primitive, et tout se réglait à la fois, annulation de la décision, annulation de l’opération entière. Si, prise dans son ensemble, l’opération était de la compétence de l’autorité judiciaire, par exemple s’il s’agissait d’un bail de maison prescrit par quelque injonction de tutelle administrative entachée d’excès de pouvoir, on attendait quand même que la partie intéressée attaquât devant le tribunal civil le contrat de bail pour vice du consentement ; sans doute le juge civil ne pouvait pas apprécier la validité de l’acte de tutelle cause initiale de tout le mal, mais on arrivait au résultat d’une façon un peu compliquée en formant devant le conseil d’Etat, durant que le litige était pendant, un recours en appréciation de validité de la décision administrative. Le Conseil d’Etat, sur ce recours, annulait la décision, et on reprenait l’instance devant le tribunal civil pour tirer la conséquence au point de vue de l’annulation du contrat (V. Cons. d’Etat, 19 déc. 1879, Fabrique de Marans, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 838 ; 29 juill. 1887, Chem. de fer de Paris-Lyon-Méditerranée, Id., p. ; 615 ; 21 nov. 1890, Comm. du Mas d’Azil, S. et P. 1892.3.144 ; 30 juin 1893, Bloquel, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 534 ; 11 mai 1900, Leblanc, S. et P. 1902.3.87 ; 28 déc. 1900, Devous, S. et P. 1903.3.67 ; 26 avril 1901, Audoly, S. 1906.3.52 ; 24 juill. 1903, Morand, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 540 ; Lafferrière, Tr. de la jurid. admin., 2e éd., t. II, p. 488 et s.). L’arrêt Audoly était encore très net en ce sens. L’arrêt Morand n’est pas moins net.
Cette jurisprudence paraissait d’autant plus fortement établie qu’elle était liée à une autre touchant le retrait volontaire de décisions administratives ayant servi de base à des opérations génératrices de droits acquis : « Les décisions administratives ne peuvent plus être rapportées, dit M. Laferrière (op. cit., t. II, p. 545), non seulement lorsqu’elles ont par elles-mêmes créé des droits, mais encore lorsqu’elles se sont bornées à autoriser ou à approuver des actes ou contrats d’où les droits sont résultés ; … l’irrévocabilité que l’acte de tutelle acquiert dans ce dernier cas s’impose non seulement à l’autorité qui a fait l’acte, mais encore au supérieur hiérarchique de cette autorité » ; et la sanction était l’annulation de la décision de retrait pour violation de la loi et des droits acquis (V. Cons. d’Etat, 28 juill. 1864, Bandy de Nalèche, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 695 ; 2 mars 1877, Institut catholique de Lille, S. 1877.2.309 ; P. chr. ; 27 juill. 1877, Delondre, S. 1879.2.192 ; P. chr.).
On voyait un lien entre les deux jurisprudences en ce que le respect des droits acquis semblait s’opposer au recours pour excès de pouvoir pour les mêmes raisons qu’il s’opposait au retrait volontaire des décisions : « L’irrévocabilité de l’acte de tutelle, continuait M. Laferrière (loc. cit.), s’impose même, comme nous l’avons vu, au Conseil d’Etat statuant au contentieux, lequel déclare non recevables les recours formés contre les actes de tutelles suivis d’exécution, en se fondant sur le caractère définitif désormais acquis à ces actes au regard de l’autorité et de la juridiction administrative, » et il renvoyait à la page 479 de son tome II où nous trouvons la rubrique du cas où l’acte attaqué est devenu définitif avant l’expiration du délai, « cas qui se présente lorsque l’acte administratif a été suivi de décisions ou de contrats qui ont créé des droits acquis, et avec lesquels il s’est combiné et uni de telle sorte qu’on ne pourrait plus infirmer l’un sans porter atteinte aux autres », et de nombreuses citations (V. Cons. d’Etat, 29 juin 1869, Prieur, S. 1870.2.60 ; P. chr. ; 21 juill. 1870, Pourteau, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 916 ; 2 déc. 1892, Jullien, S. et P. 1894.3.94, et le renvoi).
En réalité, étant donnés ces rapprochements, il y avait deux fins de non-recevoir au lieu d’une. Il y avait celle tirée de l’existence d’un recours parallèle, mais il y avait aussi celle tirée de ce que la décision était devenue définitive par son incorporation à une opération génératrice de droits acquis, et sur toute cette jurisprudence planait le respect dû au droit acquis, qui en imposait beaucoup et empêchait peut-être de faire des distinctions nécessaires.
Or, il apparaît tout de suite que l’hypothèse du recours pour excès de pouvoir, intenté par un intéressé contre une décision administrative, est très différente de celle du retrait volontaire de cette même décision par l’autorité administrative qui a fait l’acte.
Quand une autorité administrative rétracte une décision, on ne sait pas pour quels motifs elle opère le retrait, et rien ne dit que ce soit parce que la décision était entachée d’excès de pouvoir. Ce peut être pour de simples raisons d’opportunité ou même pour des raisons politiques ; il est donc inadmissible que cette autorité ait le pouvoir de faire tomber par ricochet une opération génératrice de droits acquis dont rien ne dit qu’elle ne soit pas valable ; d’autant plus inadmissible que, le pouvoir de rétractation n’étant enfermé dans aucun délai, le retrait surviendrait après des années, et tout commerce juridique deviendrait impossible avec les administrations publiques à cause de son insécurité. On comprend donc très bien que la survenance de droits acquis soit un obstacle absolu au retrait volontaire de la décision. D’ailleurs, cette décision faisait partie d’une offre administrative qui a été acceptée, et la théorie de la déclaration de volonté s’oppose à ce qu’une offre acceptée puisse être retirée.
Mais l’hypothèse du recours pour excès de pouvoir intenté est tout autre. Il ne s’agit plus de la conclusion d’une opération, mais de l’annulation d’une opération conclue. Ce n’est plus un retrait non motivé qui peut provenir d’un simple caprice, c’est une incrimination formelle d’excès de pouvoir, et non seulement l’intéressé formule l’accusation d’excès de pouvoir, mais il croit cette accusation tellement fondée qu’il consent à courir le risque d’un procès. Nous ne dirons pas qu’il y a présomption que l’opération tout entière est viciée, mais du moins il y a possibilité qu’elle le soit, et la question de savoir si elle l’est se trouve posée. Dès lors, nous devons obéir à une autre préoccupation que celle de la protection des droits acquis ; nous devons faciliter l’examen contentieux ; car, d’une part, les droits acquis ne sont respectables que s’ils ont été régulièrement obtenus, d’autre part, l’examen contentieux se trouve enfermé dans des délais, et nous ne risquons pas de prolonger indéfiniment l’incertitude sur la validité juridique des actes. Or, si nous devons faciliter l’examen contentieux, il vaut peut-être autant ouvrir tout de suite le recours pour excès de pouvoir contre la décision initiale, l’ouvrir à tous les intéressés et aux contractants eux-mêmes, malgré l’existence d’un recours parallèle dont le moindre défaut est d’entraîner des complications de procédure.
Voilà le travail de réflexion qui s’est opéré dans les esprits depuis un certain nombre d’années, et dont le point de départ a été la disjonction de deux hypothèses un peu artificiellement rapprochées par M. Laferrière.
I. – La dislocation s’est opérée d’abord, si nous ne nous trompons, dans des espèces où il s’agissait d’ouvrir le recours pour excès de pouvoir à des intéressés qui n’avaient pas à leur disposition de recours parallèles, et le premier cas s’est produit à propos des marchés de travaux publics ou de fournitures passés par adjudication. On sait que l’adjudication doit être approuvée par décision d’une autorité administrative supérieure. Depuis très longtemps, il est admis que les irrégularités dont est entachée l’adjudication d’un marché peuvent être discutées devant le Conseil d’Etat par un recours pour excès de pouvoir, bien que le Conseil soit incompétent pour statuer au fond sur l’exécution du marché (V. Cons. d’Etat, 28 janv. 1836, Séguin, P. chr. ; 26 juill. 1851, Martin, S. 1851.2.811 ; P. chr. ; 1er mars 1866, Martin, [sol. implic.], Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 200 ; 1er juill. 1887, Boutry [sol. implic.], S. 1889.3.37 ; P. chr. ; 21 mars 1890, Caillette, S. et P. 1892.3.87 ; 28 avril 1899, Barralis, S. et P. 1901.3.116 ; 19 juill. 1901, Soc. La Laborieuse [sol. implic.], S. et P. 1904.3.71 ; 29 mai 1903, Collardeau [sol. implic.], Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 419 ; Aucoc, Confér. sur le dr. admin., 3e éd., t. II, n. 637. Cfr. Trib. des conflits, 4 juill. 1896, Martinier, S. et P. 1898.3.91).
Or, les requérants, dans cette hypothèse, sont des adjudicataires évincés qui, n’étant point parties au marché conclu, n’ont pas le recours parallèle qui pourrait naître de celui-ci. Quand l’adjudicataire admis, au profit duquel le marché a été conclu, veut critiquer l’adjudication, il doit le faire, lui, par l’action naissant de son contrat, parce qu’il l’a à sa disposition (V. Cons. d’Etat, 5 déc. 1884, Latécoère, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 881), mais les autres ne l’ont pas.
Pendant longtemps, ainsi que le remarquait M. le commissaire du gouvernement Romieu dans ses conclusions sous notre affaire Martin (4e espèce ci-dessus) du 4 août 1905 (V. ces conclusions, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 752), ces recours intentés par des tiers qui n’avaient pas été parties au contrat, et qui cependant avaient qualité pour attaquer la décision administrative accessoire, ont forcément été fort rares, parce qu’il n’y avait pas beaucoup de situations où des tiers eussent qualité pour former recours : « Aujourd’hui, au contraire, depuis que la loi du 5 avril 1884 a ouvert de la façon la plus large le recours aux citoyens contre les délibérations des assemblés municipales, depuis surtout que vous avez donné à cette disposition une portée beaucoup plus considérable par l’extension de la qualité d’ « intéressé » à se pourvoir (notamment par l’extension à tous les contribuables. V. Cons. d’Etat, 29 mars 1901, Casanova, S. et P ; 1901.3.73, et la note) ; depuis enfin que vous avez admis le pourvoi des conseillers municipaux ou généraux contre les délibérations des corps auxquels ils appartiennent, en tant qu’elles portent atteinte à leurs droits comme membres de ces assemblées (V. Cons. d’Etat, 1er mai 1903, Bergeon, S. et P ; 1905.3.1, et la note), de semblables recours peuvent devenir très fréquents et méritent d’être envisagés avec soin. Or, si nous supposons une espèce, où un recours pour excès de pouvoir puisse être régulièrement introduit par un tiers contre une délibération ou un acte de tutelle, nous ne comprenons pas en vertu de quels principes juridiques la réalisation définitive du contrat fondé sur les actes administratifs pourra empêcher de former le recours ». Et M. le commissaire du gouvernement démontre : 1° que le tiers n’a à sa disposition aucun autre moyen d’action ; 2° que l’annulation pour excès de pouvoir des actes administratifs qui sont la base d’un contrat n’a aucun inconvénient en ce qui concerne les droits acquis, attendu qu’elle n’entraîne point ipso facto la rupture du lien contractuel entre les parties ; les parties resteront liées tant que le juge du contrat n’aura pas été saisi par l’une d’elles d’une demande en résiliation ou en indemnité ; au contraire, bien souvent l’annulation de l’acte pour excès de pouvoir restera platonique, elle aura toujours l’avantage de dire le droit, de ne pas fermer le prétoire aux citoyens usant de la faculté, que la loi leur reconnaît, de censurer l’illégalité, d’éclairer l’opinion publique et de prévenir le retour de pratiques condamnées.
Le Conseil d’Etat a adopté dans toute son ampleur la thèse de la recevabilité des recours d’intéressés étrangers au contrat contre l’acte de tutelle ; on en doit conclure qu’il rejette définitivement la fin de non-recevoir que Laferrière déduisait de ce que l’acte serait devenu définitif par incorporation à un contrat ou à une opération ayant conféré des droits acquis. C’est ce qui résulte de l’examen des trois derniers arrêts ci-dessus rapportés, Martin, Petit, Camus et autres.
Dans la première affaire, il s’agit d’un conseiller général qui attaque une délibération du conseil général à laquelle il a pris part, et à la suite de laquelle des concessions de lignes de tramways ont été accordées à une Compagnie. Il invoque une violation de formes, parce que l’objet de la délibération ne figurait pas dans le rapport du préfet distribué avant la session du conseil général. Ce grief lui donnait qualité pour former sa requête, parce que toutes les formalités des délibérations ont de l’importance au point de vue du libre exercice du mandat de chaque membre de l’assemblée délibérante, et lui constituent ainsi un intérêt personnel (V. Cons. d’Etat, 1er mai 1903, précité, et la note de M. Hauriou). Au fond, le conseil rejette sa requête par une décision sur la véritable nature des rapports du préfet qui est intéressante en soi : « Considérant que, si le préfet doit présenter, aux termes de l’art. 56 de la loi du 10 août 1871, huit jours au moins à l’avance, à la session d’août, un rapport spécial et détaillé sur la situation du département, et, à l’autre session ordinaire, un rapport sur les affaires qui doivent lui être soumises au cours de cette session, cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le préfet saisisse le conseil général, même au cours des sessions, soit de rapports complémentaires, soit même de rapports sur des affaires nouvelles, dont l’instruction n’aurait pu se faire ou être terminée avant l’ouverture des sessions. » Mais ce qu’il y a de plus important pour nous, c’est que le Conseil d’Etat n’ait pas déclaré le recours non recevable à raison de ce que la délibération attaquée avait servi de base à un contrat de concession ayant conféré des droits acquis, alors que le ministre, dans ses observations, avait insisté sur cette fin de non-recevoir. Et il n’y a aucun doute sur l’intention du Conseil d’écarter la fin de non-recevoir, attendu que la question est longuement examinée dans les conclusions précitées de M. le commissaire du gouvernement Romieu, dont les propositions très étudiées ont été visiblement acceptées.
Au reste, dans l’affaire Petit, du 29 décembre 1905, rendue également sur les conclusions de M. Romieu, et où il s’agissait d’un arrêté du préfet approuvant une transaction entachée de vice de forme, l’annulation a été prononcée au fond.
La troisième affaire, Camus et autres, du 6 avril 1906, rendue sur les conclusions de M. Arrivière, nous fournit un exemple de recours pour excès de pouvoir intenté par des contribuables de la ville de Paris contre des délibérations du conseil municipal de cette ville ayant été suivies d’opérations d’échange de terrains. Le propriétaire des magasins de la Samaritaine, ayant acheté, pour agrandir ses magasins, un îlot de terrains dans lequel était enclavée une école communale, est entré en négociation avec la ville de Paris, lui offrant, si elle lui cédait le terrain de l’école, de lui rétrocéder de son côté un autre terrain voisin, où cette école pourrait être reconstruite. Plusieurs commerçants et contribuables des rues de la Mennaie et de l’Arbre-Sec ont déféré au Conseil d’Etat les arrangements intervenus. Leur pourvoi a été rejeté au fond, parce qu’aucun excès de pouvoir n’a été établi, mais il a été déclaré recevable dans des conditions fort intéressantes : 1° c’est une confirmation de la jurisprudence de l’arrêt Casanova du 29 mars 1901, précité (V. la note sous cet arrêt) : « Considérant que les contribuables sont personnellement intéressés à ce que les actes concernant la gestion du patrimoine communal soient accomplis dans les conditions prescrites par la loi » ; 2° non seulement c’est une confirmation de la jurisprudence Casanova, mais un élargissement, car il ne s’agit plus de critiquer l’inscription de dépenses dans le budget, mais toute gestion du patrimoine communal susceptible de se traduire par une dépense ; 3° dans l’affaire Casanova, ce n’était pas le recours pour excès de pouvoir que maniaient les contribuables réclamants, mais la voie de nullité des art. 63 et s. de la loi du 5 avril 1884, laquelle, à la vérité, est une forme de recours pour excès de pouvoir ; ici, comme la loi de 1884 ne s’applique pas à la ville de Paris, il s’agit du véritable recours pour excès de pouvoir, qui a été déclaré recevable ; 4° enfin, le recours a été déclaré recevable, malgré l’exécution de l’opération d’échange et malgré les droits acquis.
Au reste, il est clair que, dans les hypothèses où les requérants sont étrangers au contrat qui va suivre la délibération, et, par conséquent, n’auront pas à leur disposition l’action du contrat, il ne pouvait pas dépendre de l’Administration, en précipitant la conclusion du contrat, de raccourcir le délai déjà si bref dans lequel le recours pour excès de pouvoir peut être intenté. Il est du devoir des administrations d’attendre, avant de procéder à l’exécution de leurs décisions, pour s’assurer qu’elles ne seront pas attaquées dans les délais ; si elles exécutent au mépris de ce devoir moral, c’est à leurs risques et périls, et cela ne doit point priver les intéressés de leur faculté de recours, même lorsque l’exécution a consisté en la conclusion d’un contrat.
II. – La question ne se présente plus sous le même angle, lorsque le réclamant qui intente le recours pour excès de pouvoir contre la décision est en même temps partie à l’opération de gestion qui a suivi cette décision, et en a retiré des droits acquis. Il n’y aurait plus le même inconvénient à lui fermer le recours pour excès de pouvoir, puisque le prétoire lui resterait ouvert pour le recours contentieux ordinaire né de l’opération de gestion, et que, par le recours parallèle, il obtiendrait la résiliation ou la résolution de cette opération, qui est tout ce qu’il désire. Et cependant, nous allons voir, dans nos trois premières décisions rapportées, Commune de Gorre, Commune de Villers-sur-Mer, Commune de Messé, la fin de non-recevoir tirée de l’existence d’un recours parallèle écartée par le Conseil d’Etat.
Dans ces trois hypothèses, il s’agit d’opération du même ordre, des locations d’office, exécutées pour le compte d’administrations communales par un délégué du préfet, et en vertu d’un arrêté pris par celui-ci. Dans les affaires Commune de Gorre et Commune de Villers-sur-Mer, ce sont des locations d’office de maisons d’école ; dans l’affaire Commune de Messé, c’est une location d’office d’un local pour mairie. Par conséquent, dans les trois cas, se présentait de la même façon l’objection. Ce sont les commune parties au contrat de location (rendues participantes par l’acte de tutelle par lequel le préfet a substitué son action à celle du maire et même du conseil municipal) qui demandent la nullité de l’opération. Étaient-elles recevables à intenter le recours pour excès de pouvoir contre l’arrêté du préfet, alors qu’elles pouvaient demander directement au juge civil la nullité du bail ?
Voici ce que répond la décision Commune de Gorre : « Considérant que les questions soulevées dans la requête susvisée se distinguent de celles relatives à la validité du bail conclu avec le propriétaire de l’immeuble par le délégué du préfet ; que, par suite, le ministre de l’intérieur n’est pas fondé à opposer à cette requête une fin de non-recevoir tirée de ce qu’elle tendrait uniquement à faire infirmer un contrat de droit civil, de la compétence exclusive des tribunaux judiciaires » (annulation au fond, pour inobservation des formalités du décret du 18 janvier 1887, sur les locations d’offices de locaux scolaires).
Dans la décision Commune de Villers-sur-Mer, le Conseil d’Etat ne statue pas expressément sur la fin de non-recevoir tirée de l’existence d’un recours parallèle, mais il l’écarte implicitement, en statuant au fond et en annulant encore les arrêts du préfet.
Enfin, la décision Commune de Messé s’exprime ainsi : « En ce qui touche la fin de non-recevoir opposée par le ministre de l’intérieur ; – Considérant que la question de savoir si ces arrêts ont été pris par le préfet dans la limite de ses pouvoirs est entièrement distincte de celle relative à la validité du bail conclu avec le sieur Sauvage, par le délégué du préfet, en exécution de ces arrêtés ; que, par suite, quel que soit le recours ouvert à la commune de Messé devant l’autorité judiciaire, à l’effet de faire infirmer ce contrat de droit civil, cette commune est recevable à se pourvoir devant le Conseil d’Etat contre les arrêts susmentionnées, à la suite desquels ce contrat a été passé. »
Ainsi, ce qu’on relève dans les arrêts Commune de Gorre et Commune de Messé, les seuls qui soient explicites, pour justifier le revirement de jurisprudence, c’est l’affirmation que la question de l’excès de pouvoir dans l’acte de tutelle est entièrement distincte de celle relative à la validité du bail conclu en exécution de cet acte. Cette affirmation est peut-être moins une raison explicative que l’expression même de la volonté du Conseil d’Etat, qui entend que les deux questions soient séparées. En réalité, il est bien clair qu’elles sont liées, puisque, si l’arrêté du préfet est annulé, la nullité du bail pourra ensuite être demandée.
Mais le Conseil d’Etat entend que les questions soient séparées, en ce que le recours pour excès de pouvoir sera recevable et qu’on ne pourra pas lui opposer la possibilité d’action devant le juge civil. Toutefois, il y a aussi, dans l’affirmation du Conseil d’Etat, une raison explicative qui a une portée doctrinale ; c’est que l’acte de tutelle et le bail sont des actes séparés, c’est que l’acte de tutelle ne se trouve point incorporé au bail une fois celui-ci conclu, et, d’une façon plus générale, c’est que les décisions exécutoires qui précèdent, suivent ou accompagnent des actes de gestion ne s’incorporent point à eux pour constituer des actes complexes. C’est contre l’idée de l’incorporation que s’élève le Conseil, et il se trouve qu’il proteste par là contre une théorie fort soutenue en Allemagne et en Italie, qui voit dans toutes ces hypothèses des actes complexes (Gesamtakt) (atto complesso), sauf ensuite à se trouver fort embarrassée de caractériser la nature juridique véritable de ces prétendus actes complexes (V. sur ces questions, G. de Bezin, Autorisations et approbation de tutelle, Toulouse, 1906).
Il est donc entendu que chez nous les décisions exécutoires et les actes de gestion qui les accompagnent restent des actes séparés ; ils se conditionnent l’un l’autre dans une certaine mesure, mais, dans une certaine mesure aussi, leur existence et leur validité juridiques doivent être envisagées d’une façon distincte.
Il s’ensuit d’abord que la nullité de l’un ne résulte point ipso facto de l’annulation de l’autre. Si la décision exécutoire est annulée à la suite d’un recours pour excès de pouvoir, le bail passé en exécution ne tombera point de lui-même ; il faudra que la nullité civile en soit demandée devant le juge civil ; sans doute, celui-ci devra faire état de la chose jugée devant le Conseil d’Etat, mais encore faut-il qu’il soit saisi. Et peut-être ne le sera-t-il pas, car les réclamants, ayant obtenu une satisfaction morale par l’annulation de la décision exécutoire à l’occasion de laquelle des amours-propres et des intérêts électoraux sont engagés, ne pousseront pas plus loin.
Il en résulte ensuite qu’au point de vue de la procédure, la liberté des réclamants doit être respectée. Ils peuvent engager l’affaire, soit en attaquant d’abord l’acte de gestion, soit en attaquant d’abord la décision exécutoire ; ils arriveront des deux façons sensiblement au même résultat, mais par des procédures différentes : puisque les actes sont séparés, pourquoi ne pas les laisser libres de choisir ? L’intérêt de procédure qu’ils ont à prendre l’une des deux voies plutôt que l’autre suffit à établir que les deux recours ne sont pas parallèles.
A notre avis, ce qui domine la matière et ce qui fait tomber la fin de non-recevoir tirée du recours parallèle, c’est qu’on est en présence d’actes séparés. C’est l’affirmation que les actes qui font partie d’une même opération administrative ne sont pas pour cela incorporés les uns aux autres, que chacun d’eux conserve son individualité et que sa validité doit être envisagée à part. C’est l’analyse juridique qui poursuit son oeuvre d’une façon méthodique, progressive et impitoyable, décomposant tout devant elle. En même temps, c’est l’indépendance du contentieux de l’annulation par rapport à celui de la pleine juridiction qui s’accentue. Cela porte loin. Déjà, peut-être, le revirement de jurisprudence, à propos des sectionnements électoraux (V. Cons. d’Etat, 7 août 1903, Chabot, S. et P. 1904.3.1, et la note) s’explique par le même état d’esprit. II faudrait s’attendre alors à voir disparaître, dans toutes les hypothèses où on l’opposait jusqu’ici, parce que l’acte fait partie d’une opération de gestion qui engendre un recours contentieux de pleine juridiction. Elle ne subsisterait guère, pour écarter le recours pour excès de pouvoir, que lorsque, contre le même acte, il existerait d’autres recours en annulation, par exemple la voie de nullité spéciale contre les délibérations des conseils municipaux (V. Cons. d’Etat, 1er avril 1898, Pillon de Saint-Philbert, S. et P. 1901.3.41, ad notam).
III. – Quoi qu’il en soit de ces conséquences doctrinales, qu’il serait prématuré de déduire, il n’en est pas moins certain que nos décisions consacrent un nouveau recul de la fin de non-recevoir, et un nouvel élargissement de la recevabilité du recours pour excès de pouvoir. Contre les délibérations des conseils municipaux ou des conseils généraux, contre les arrêtés de tutelle des préfets, tous les intéressés, communes, conseillers généraux, conseillers municipaux, simples contribuables sont invités à se pourvoir directement et sans se préoccuper des actes de gestion faisant partie de la même opération, ni des droits acquis qui ont pu en résulter.