La lutte contre les discriminations entre les hommes et les femmes est un sujet d’apparence simple dont les implications pratiques peuvent être parfois d’une particulière complexité. M. Quintanel avait sollicité son admission immédiate à la retraite avec jouissance immédiate d’une pension majorée avec effet au 1erjuillet 2011. Il fondait cette demande sur le fait qu’il était le père de 3 enfants, que la législation permettait l’octroi d’une pension majorée pour les mères se trouvant dans cette situation et que le droit européen prohibait l’octroi d’avantages en matière de rémunération aux seuls agents d’un sexe donné. Ainsi, il estimait pouvoir bénéficier de ce mécanisme nonobstant la lettre des articles L.12 et L.24 du code des pensions civiles et militaires de retraite qui y faisait obstacle.
Le recteur de l’académie de Limoges a refusé d’y faire droit par une décision du 20 décembre 2011. Le fonctionnaire saisira alors le Tribunal administratif de Limoges qui va rejeter sa demande par un jugement du 4 juillet 2013 (TA Limoges, 4 juillet 2013, Quintanel, n° 11‑00344). Cette catégorie de litiges étant alors jugée en premier et dernier ressort par les tribunaux administratif (Articles R.222‑13 2° et R.811‑1 du code de justice administrative dans leurs rédactions antérieures à l’entrée en vigueur du décret n° 2013‑730 du 13 août 2013 portant modification du code de justice administrative le 1er janvier 2014. Désormais, l’appel est possible), c’est un pourvoi qui sera alors formé à l’encontre de ce jugement et qui fera l’objet d’une transmission d’office par le président de la Cour administrative d’appel de Bordeaux (Article R.351‑2 du code de justice administrative).
Le Conseil d’État va toutefois rejeter ce pourvoi par une décision du 27 mars 2015 mais l’importance de la question de principe soulevée à cette occasion justifiait son examen dans la formation d’Assemblée du contentieux.
En effet, si la confrontation d’une loi avec le droit communautaire est couramment pratiquée depuis l’arrêt Nicolo (CE Ass., 20 octobre 1989, Nicolo), il demeure particulièrement délicat pour le juge administratif français de juger conforme au droit communautaire une disposition a priori jugée non conforme par la Cour de justice de l’Union européenne.
1°) L’article 157 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne pose le principe fondamental de l’égalité salariale entre les hommes et les femmes.
La rédaction initiale du Traité de Rome ne visait que la consécration européenne du principe alors présent dans le droit français (Alinéa 3 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946). Toutefois, l’inclusion de cette règle sociale dans un traité à vocation économique répondait également à un objectif de lutte contre le dumping social de certains États (C. Aubin et B. Joly, « De l’égalité à la non discrimination : le développement d’une politique européenne et ses effets sur l’approche française », Droit social 2007 p. 1295).
Cette disposition étant d’effet direct (CJCE, 8 avril 1976, Defrenne II, n° 43/75), elle a été, par voie de conséquence, invocable par tous dans les ordres juridiques nationaux. Elle a étendue à partir de 1975 par la voie de directives (Directive n° 75/117/CEE du 10 février 1975 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins), avant d’être consacrée dans sa nouvelle conception par les Traités et cette règle s’entend désormais comme couvrant également tout élément de rémunération accessoire (primes, avantages en nature, etc) ou de rémunération différée (montant de la retraite, droits à pensions, etc).
Il est néanmoins prévu la possibilité, pour les États membres, d’instituer certains mécanismes incitatifs pour faciliter l’accès ou l’exercice d’une profession pour le sexe le moins présent ou pour compenser les désavantages que subirait l’un des sexes dans la carrière professionnelle.
C’est ce dernier point, qui résulte de la systématisation du principe de l’« égalité de traitement » (CJCE, 8 novembre 1990, Dekker, n° C‑177/88) par le droit dérivé (Directive n° 2006/54/CE du 5 juillet 2006 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail), qui va permettre l’établissement de mesures de rétablissement des disparités de carrière ou de rémunérations dont sont victimes les femmes (CJCE, 11 novembre 1997, Marschall, n° C‑409/95) de manière extrêmement progressive avant que les Traités ne l’autorisent expressément (Article 2 3°) e) du Traité d’Amsterdam et articles 21 et 23 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne).
La volonté des États était ainsi de permettre que ceux-ci puissent édicter des mesures compensatrices de nature à permettre à établir une « égalité réelle » entre les hommes et les femmes.
Ceci impliquait la suppression des mesures nationales discriminatoires en matière de calcul de la retraite fondée sur le sexe sauf si celles-ci étaient fondées sur une politique sociale (CJUE, 15 décembre 2001, Amédée, n° C‑572/10), telle que la compensation des désavantages subis par les mères durant leur carrière du fait de la maternité, et que le dispositif mis en place soit adopté et mis en œuvre de manière cohérente et systématique (CJUE, 17 juillet 2014, Léone, n° C‑173/13).
Or, si les mécanismes permettant la jouissance immédiate d’une pension de retraite ou sa bonification en raison d’enfants (Articles L.12 et L. 24 du code des pensions civiles et militaires) sont susceptibles d’être appliqués aux agents des deux sexes, force est de constater que les femmes en sont les principales bénéficiaires.
C’est donc sur le terrain de la discrimination indirecte que se plaçait le requérant espérant ainsi pouvoir bénéficier d’avantages auxquels la lettre des textes faisait obstacle (Sur le principe de l’« alignement par le haut » en la matière : cf. CJUE, 22 juin 2011, Landtova, n° C‑399/09).
2°) Mais l’évolution du droit de l’Union européenne a imposé de revisiter le droit national à l’aune de ces principes. C’est ainsi qu’une remise en cause des principales dispositions de droit interne va être opérée, en particulier au regard des avantages et conditions d’entrée en retraite des fonctionnaires.
La Cour de justice de l’Union européenne ayant jugé que si la réglementation française en matière de retraite était discriminatoire (CJCE, 29 novembre 2001, Griesmar, n° C‑366/99), il appartenait néanmoins aux juges nationaux, juridictions de droit commun du droit communautaire (G. Canivet, « Le droit communautaire et l’office du juge », Droit et société, n° 20‑21/1992 p. 143), d’en tirer les conséquences sur le plan interne.
Dans un premier temps, le Conseil d’État a permis aux agents de sexe masculin de bénéficier des dispositions, plus favorables, initialement réservées aux femmes (CE Sect., 11 juin 1999, Sadin, n° 167.498, Rec. p. 174 ; CE Ass., 28 juin 2002, Villemain, n° 220.631, Rec. p. 229). Ce faisant, il neutralisait la discrimination mise en œuvre d’une manière mécanique et aveugle afin de satisfaire immédiatement aux exigences issues du droit de l’Union.
C’est également par ce biais que les pensions de réversion ont été ouvertes aux hommes dans les mêmes conditions que pour les femmes (CE, 5 juin 2002, Choukroun, n° 202.667, Rec. p. 198).
Ensuite, la bonification d’ancienneté régie par l’article L.12 du code des pensions civiles et militaires, pour enfants élevés, a été étendue aux hommes (CE, 29 juillet 2002, Griesmar, n° 141.112, Rec. p. 284).
Enfin, la possibilité de bénéficier immédiatement d’une pension de retraite, initialement réservée aux femmes, a été étendue aux hommes (CE, 29 janvier 2003, Beraudo, n° 245.601, Rec. p. T. 694 ; CE, 26 février 2003, Llorca, n° 187.401, Rec. p. 55).
En réalité, la grande majorité des pensionnés était susceptible de bénéficier d’au moins de l’une de ces mesures tant que leur pension n’était pas définitivement liquidée. Or, cette dernière opération, si elle est susceptible de faire courir la prescription spéciale de l’article L.55 du code (délai de recours théorique d’un an), ce n’est qu’à la condition –pour les décisions postérieures au 4 juin 1984 (CE, 22 juin 1992, Dufour)- que les voies et délais de recours aient été valablement notifiés. A défaut, seule la prescription spéciale de l’article L.53 du code est applicable limitant ainsi les conséquences du recours à l’année en cours et à celles qui suivent.
Par la suite, de nombreux agents ont alors sollicité le bénéfice de ces mécanismes auprès de leur administration d’origine, ce qui a imposé au législateur de corriger les textes tout en adoptant de multiples dispositions transitoires.
C’est ainsi que certains régimes ont été législativement unifiés indépendamment du sexe de l’agent (Article L.9 du code issu de la loi n° 2003‑775 du 21 août 2003), d’autres ont été réformés (Loi n° 2010‑1330 du 9 novembre 2010 portant réforme des retraites) mais avec le maintien de certaines mesures « correctrices » au profit des femmes afin de compenser l’interruption d’activité liée à la maternité et aux préjudices de carrières éventuels qui peuvent en résulter (Article L.12 bis du code issu de la loi n° 2003‑775 du 21 août 2003).
Mais les dispositions transitoires adoptées à cette occasion vont également soulever de multiples contentieux et la Cour de justice de l’Union européenne va ainsi être saisie par la Cour administrative d’appel de Lyon (CAA Lyon, 3 avril 2013, Léone, n° 12LY02596) d’une question préjudicielle relative au même mécanisme que celui invoqué par M. Quintanel. Or, le juge communautaire va constater que celui-ci est contraire aux dispositions de l’ancien article 119 du Traité instituant la Communauté européenne (devenu ensuite article 141 TCE puis, enfin, article 157 TFUE) (CJUE, 17 juillet 2014, Léone, op. cit).
Cependant, cette solution ayant rendue dans une autre affaire, le Conseil d’État disposait d’une marge de manœuvre accrue au regard de la configuration du litige dont il avait à connaître bien que celle-ci ne soit pas illimitée (J. Andriantsimbazovina, L’autorité des décisions de justice constitutionnelles et européennes sur le juge administratif français, LGDJ, 1998, 655 p.).
3°) Néanmoins, dans son arrêt, la Cour de Luxembourg pose trois postulats sur lesquels le Conseil d’État va s’appuyer.
En premier lieu, il est constaté que le droit de l’Union consacre le principe de l’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes. Ce point n’était d’ailleurs pas discuté dans les espèces Léone et Quintanel.
En second lieu, le droit européen permet que l’Union et les États puissent adopter des mesures correctrices, chacun dans leurs domaines de compétence, afin de compenser le handicap professionnel subi par l’un des sexes, lié à la maternité ou au déroulement de carrière.
En troisième lieu, s’il appartient bien à la Cour de Luxembourg de donner un vade-mecum sur l’appréciation de la compatibilité d’un mécanisme compensateur avec le droit européen, c’est avant tout au juge national, juge de droit commun du droit de l’Union, de trancher ce point.
Le Conseil d’État, qui est à la fois gardien de sa propre liberté d’appréciation et ouvert au dialogue des juges (Le dialogue des juges, Mélanges Genevois, Dalloz, 2008, 1216 p.), va alors prendre acte que le juge européen lui confère une marge de manœuvre accrue en la matière, ce qui n’est pas vraiment dans ses pratiques habituelles.
Cette occasion va lui permettre de s’appuyer sur les motifs de l’arrêt Léone pour s’écarter de sa solution. Ainsi, pour la Haute assemblée, la différence de traitement, dont peuvent bénéficier indirectement certaines femmes, celles qui sont devenues mères postérieurement au 1er janvier 2004, est justifiée par un objectif légitime de politique sociale tendant à compenser la différence de situation avec les hommes, ce qui est conforme au droit de l’Union.
Si, sur le fond, cette solution nous semble être en porte-à-faux avec la solution européenne, elle est totalement appropriée sur la forme.
En effet, les motifs de l’arrêt Léone ne souffrent guère d’ambiguïté et le mécanisme législatif français est sanctionné (§§ 52‑54 et 98 de l’arrêt) ; il est donc à ce titre regrettable que l’Assemblée du contentieux du Conseil d’État ne fasse pas sienne la solution adoptée sur le plateau du Kirchberg.
Une telle solution aurait pu impliquer que le législateur adopte de nouvelles mesures provisoires et définitives en la matière, ce qui a déjà été fait dans d’autres domaines suite à d’autres sanctions juridictionnelles (Loi du 21 août 2003 portant réforme des retraites).
En revanche, le Conseil d’État –dont la jurisprudence oscille entre le rejet des solutions européennes et leur adoption pure et simple- adopte une logique parfaitement conforme avec le droit européen et complémentaire avec les juridictions de l’Union.
Il est en effet dans l’esprit du droit communautaire que, sous les réserves d’application uniforme du droit de l’Union (CJCE, 18 octobre 1990, Massam Dzodi, n° C‑297/88 et C‑197/89) et de supériorité de ce dernier (CJCE, 15 juillet 1964, Costa c. ENEL, n° 6‑64), le juge national soit pleinement investi dans sa mise en œuvre et sa sanction.
Et lorsque la Cour de Luxembourg consacre la liberté du juge national, dans le cadre du fameux « dialogue des juges », il faut y voir deux aspects.
- Un réalisme dans la politique jurisprudentielle de la Cour, sur la forme ; les fondements du droit européen sont consacrés et les mécanismes juridictionnels existants lui permettent d’assurer son rôle de gardienne des Traités sans rechercher à maximiser son rôle ; le self-restraint judiciaire est patent.
- Un retour vers une interprétation finaliste du droit européen, qui a toujours été sur le fond celle des institutions européennes. En réalité, il importe peu aux institutions de l’Union de savoir comment est mis en œuvre avec précision tel mécanisme de rémunération différé de certains fonctionnaires français dans le détail ; ce qui importe c’est que le mécanisme théorique soit conforme au droit de l’Union et que le juge national puisse sanctionner tout manquement au droit européen.
Il est vrai que le Conseil d’État, juridiction suprême depuis plus de deux siècles, s’accommodait mal avec le contrôle européen que les Traités ont mis en place. La faculté, ici conférée par la Cour de justice de l’Union européenne, de déterminer lui-même des points de droit communautaire souverainement a non seulement été appréciée mais immédiatement mise en œuvre dans son acceptation la plus large. Finalement, dans un dialogue des juges, rien n’interdit de hausser le ton de temps en temps…