La société italienne Monte Paschi exerce la profession réglementée de banquier en France par l’entremise d’une filiale dédiée. Dans le cadre de ses activités, son agence de Strasbourg a consenti à l’une de ses clientes, la société KMX Technologie, alors placée en situation de cessation de paiement puis en poursuite d’activité suivant autorisation de l’Autorité judiciaire, divers concours financiers entre 2000 et 2004 pour plus de 11 millions d’euros. Ces sommes représentaient environ 15 % des fonds propres de l’établissement bancaire et la banque n’était pas partie au plan de continuation de l’activité.
Cette situation l’a incité à porter dans ses comptes une provision de 11 237 561 euros pour l’exercice clos en 2004 dont 7 560 500 euros seront remis en cause par l’administration fiscale à la suite d’une vérification de comptabilité estimant qu’à cette hauteur elle constituait un risque manifestement excessif. En conséquence, des cotisations supplémentaires à l’impôt sur les sociétés seront mises à la charge de ce contribuable au titre des exercices clos en 2005 et 2006.
Le Tribunal administratif de Montreuil va rejeter les demandes de décharge1 et les deux jugements seront confirmés par la Cour administrative d’appel de Versailles2. Le litige va alors être porté devant le Conseil d’État qui va, à cette occasion, abandonner sa jurisprudence relative à la théorie du risque manifestement excessif qui avait été scrupuleusement mise en œuvre par l’administration et par les juges du fond auxquels l’affaire sera ensuite renvoyée.
Cette théorie jurisprudentielle, constitutive d’un prolongement de la notion d’acte anormal de gestion, prohibait en effet d’imputer sur le résultat taxable le fruit d’erreurs de gestion d’une particulière gravité eu égard au risque anormalement encouru pour une entreprise. Autrement dit, par exception à la règle générale de non immixtion de l’administration fiscale sur la gestion interne des entreprises, il était loisible à l’administration de sanctionner certains choix de gestion qui lui apparaissaient comme fortement « déraisonnables ».
1°) Le droit fiscal n’a, normalement, pas vocation à s’immiscer dans les gestion interne des opérateurs économiques qui demeurent libre de traiter leurs affaires comme ils le souhaitent sans être contraints de chercher à en tirer, systématiquement, le maximum de profit3. Il y a donc une distinction à opérer entre le droit des sociétés, qui implique une logique de stricte rentabilité – parfois à court terme- et qui se prolonge, sur le plan de la gestion et celui du droit fiscal, par une volonté de pérennisation des structures qui peut justifier une logique de long terme.
Il n’en va autrement que dans les cas où la loi en dispose autrement4 ou lorsque l’opération réalisée apparaît comme contraire aux intérêts de l’entreprise concernée. C’est donc une forme « privée » du détournement de pouvoir qui peut apparaître et qui peut prendre plusieurs formes soit pénalement sanctionnées (détournement de fonds, abus de bien social, etc.), soit civilement sanctionnées (faute de gestion, défaut de supervision, violation des statuts, défaut de loyauté, etc.). Le droit fiscal appréhende en réalité, eu égard à son autonomie, ceci sous la forme de l’acte anormal de gestion.
Celui-ci n’est jamais réalisé dans l’intérêt de l’entreprise et se trouve donc être empreint d’irrégularité, à l’inverse de l’erreur de gestion dont les résultats peuvent être identiques mais qui a pour volonté intrinsèque d’être réalisée dans l’intérêt de l’entreprise et non à son encontre5.
Les conséquences fiscales de la présence d’un acte anormal de gestion sont simples : dans la mesure où ces dépenses (ou renonciations à des recettes) ne sont pas engagées dans l’intérêt de l’entreprise, elles ne sauraient constituer des charges déductibles au sens des articles 38 et 39 du code général des impôts.
Mais la jurisprudence du Conseil d’État avait également admis un prolongement logique de cette solution dans le cadre du risque de gestion. Si l’on part du postulat qu’une société n’est pas tenue de faire le profit maximum immédiat afin de privilégier un profit de long terme ou récurrent, encore faut-il que ces choix de gestion apparaissent comme « raisonnables »6. À défaut, s’il faisait apparaître un « risque manifestement excessif », il se devait d’être traité fiscalement comme ayant été établi dans un but étranger à celui de l’entreprise7.
Cette solution, qui se voulait à l’origine exceptionnelle et cantonnée à des hypothèses réduites constitutives de réels abus ou de graves négligences, a néanmoins vu son champ d’application étendu par l’administration fiscale. À ce titre, les avances de trésoreries8, certains placements financiers9 ou même des carences de supervision rendant possible des détournements de fonds10 pouvaient être ainsi qualifiés ce qui était de nature à remettre largement en question les modalités de gestion des entreprises. Le juge de l’impôt admettait ses multiples hypothèses malgré les critiques doctrinales11.
C’est en réalité, « l’affaire Kiervel » qui va permettre d’actualiser la position du juge administratif suprême. Si les faits sont connus12, il y a en réalité quatre volets procéduraux : administratif, pénal, prud’homal et fiscal. Dans ce dernier cadre, les pertes subies par la banque ont été inscrites dans son résultat fiscal. Eu égard aux sommes en cause (près de 5 milliards d’euros), une réintégration de ses pertes serait de nature à influer directement sur le budget de l’État. Afin de limiter les risques contentieux, le ministre chargé du budget a saisi le Conseil d’État d’une demande d’avis administratif13 afin d’appréhender au mieux les redressements possibles. Par un avis opportunément rendu public14, le Conseil d’État va estimer que la prise de risque ici mise en œuvre, bien qu’irrégulière, relevait des activités normales de la banque et de l’employé indélicat et que la théorie du risque manifestement excessif, qui est d’application exceptionnelle, n’avait normalement vocation qu’à s’appliquer aux opérations initiées par les dirigeants sociaux.
Il s’agissait là de l’amorce d’un tournant, non dans la théorie elle-même que le Conseil d’État n’entendait voir que d’une application très limitée même si paradoxalement elle se développait, mais dans les contraintes pratiques qu’impliquait cette théorie au regard de la règle de non immixtion dans la gestion interne des entreprises.
Postérieurement, le Conseil d’État a fait évoluer sa jurisprudence d’une manière nuancée en étendant le champ d’application de la théorie du risque manifestement excessif aux relations entre entreprises mère-filles tout en rappelant le caractère très exceptionnel de son application15.
Il était donc prévisible que l’extension de cette théorie, à défaut de la théorie elle-même, soit abandonnée à terme.
2°) L’abandon de la théorie du risque excessif par la décision commentée répond ici à de multiples logiques tant de nature générale que propres à l’activité de banquier.
En premier lieu, il assure une cohérence entre, d’une part, les options fondamentales économiques (libéralisme partiellement régulé issu du Traité sur l’Union européenne, libertés des prix et de la concurrence tirés de l’ordonnance 198616) et, d’autre part, la théorique « neutralité fiscale » applicable tant sur le plan matériel qu’organique.
En deuxième lieu, il laisse peser sur les seuls acteurs économiques les risques inhérents à leur activité. L’administration fiscale n’est plus susceptible de contrôler ce point a posteriori tant que les activités poursuivies demeurent dans le champ des activités normales de l’entreprise. Cela n’exclut pas tout contrôle de la part de l’administration mais celui-ci ne sera pas exercé par les services fiscaux mais, le cas échéant, par les autorités administratives compétentes dans chaque domaine d’activité économique (Autorité prudentielle, Banque de France, etc.) au regard des seules règles qui y sont applicables et non en vertu du droit fiscal.
En troisième lieu, la « liberté de gestion », qui est la conséquence des deux précédentes considérations, implique que la responsabilité des acteurs de l’économie soit d’abord assurée envers leurs donneurs d’ordres : actionnaire, clients, etc. De ce fait, la détermination du mode de gestion, des risques pris (et de leurs éventuels bénéfices) ne concerne plus l’administration fiscale qui pouvait voir à malice lorsqu’un montage atypique, original ou risqué était présent. Autrement dit, la logique abandonnée était -potentiellement- de nature à freiner l’innovation et la prise de risque au risque d’interférer dans le développement économique.
En quatrième lieu, la réalité comptable et économique ne pouvait être totalement niée par le droit fiscal en l’absence d’une loi spécifique en ce sens. Le risque excessif pris par un contribuable était normalement imposé en cas de succès et … anormalement imposé en cas de pertes en se fondant sur un résultat virtuel. Or si la fiscalité peut traiter différemment certaines dépenses pourtant régulières sur le plan comptable, cela ne peut résulter que de la loi car cela modifie le fait générateur. La solution nouvelle permet donc un alignement du droit fiscal avec la réalité comptable.
Enfin, en quatrième lieu, et de manière plus spécifique à la profession de banquier, la loi du 26 juillet 200517 a entendu limiter la notion de « soutien abusif » des établissement bancaires envers leurs clients aux hypothèses de fraude, d’immixtion caractérisée dans la gestion du débiteur ou de disproportion des garanties prises en contrepartie.
Mais cette évolution jurisprudentielle, pour bienvenue qu’elle soit, n’est pas sans limites intrinsèques ou extrinsèques.
En effet, la lettre de la décision de section exclut, volontairement, les cas de « détournements de fonds rendus possibles par le comportement délibéré ou la carence manifeste des dirigeants » ((3e considérant de l’arrêt.)).
Cette réserve ne porte que sur des détournements de fonds et donc ne peut porter que sur des sommes qui, sur un plan juridique, ne devaient pas pouvoir être engagées ou décaissées des fonds de l’entreprise. De plus, ceux-ci doivent avoir été rendus possibles soit par des actes positifs réalisés en toute connaissance de cause, soit par des actes négatifs qui sont manifestement contraires aux obligations pesant sur les dirigeants sociaux au titre de leurs devoirs de contrôle et de surveillance. Il s’agit donc là du maintien de l’exception jurisprudentielle « Alcatel »18.
Dans ce cas, il est logique que l’administration fiscale puisse ne pas tenir compte du résultat comptable ainsi induit et réintégrer les sommes en cause dans la mesure où cela résulte d’une carence manifeste des organes de direction qui est contraire au droit de sociétés et donc à l’intérêt de l’entreprise.
Mais, indépendamment, de cette limite intrinsèque, les situations frauduleuses et celles fiscalement sanctionnées par la loi peuvent également faire l’objet d’une réintégration.
Par diverses dispositions spéciales le législateur, et non le juge, a entendu réintégrer sur le plan fiscal des charges pourtant régulièrement admises et inscrites comme telles en compatibilité. On pense ici au traitement fiscal spécifique en matière de TVA sur les véhicules de tourisme19 ou sur l’imputation des amendes et autres sanctions au budget de l’entreprise20.
Mais la situation inverse est également possible ; bien que n’ayant aucun rapport avec le but social de l’entreprise, certaines dépenses liées au mécénat peuvent être assimilées à des charges déductibles21.
Cette évolution jurisprudentielle permet donc un retour à la lettre de la loi en la matière ce qui est bienvenu dès que lors que la matière fiscale est théoriquement exclusivement législative22.
- TA Montreuil, 6 octobre 2011, Société Monte Paschi banque, n° 10‑04876 et TA Montreuil, 6 décembre 2012, Société Monte Paschi banque, n° 11‑09358. [↩]
- CAA Versailles, 19 décembre 2013, Société Monte Paschi banque, n° 11VE04035. [↩]
- CE, 7 juillet 1958, Société des entreprises de travaux publics André Borie, n° 35.977, Droit Fiscal n° 44‑1958 commentaire n° 938. [↩]
- C’est principalement le cas des professions réglementées, des organismes à but non lucratifs ou à certains opérateurs de service public. [↩]
- O. Fouquet, « Acte anormal de gestion et mauvaise gestion », Revue administrative 2008 p. 38 ; O. Fouquet, « Prise de risque et acte anormal de gestion », Droit fiscal n° 25‑2011 n° 399. [↩]
- Cette notion se doit d’être distinguée de celle de « bon père de famille » (devenu « homme raisonnable » depuis la loi n° 2014‑873 du 4 août 2014 pour l’égalité entre les femmes et les hommes) qui se veut d’abord prudent. [↩]
- CE, 17 octobre 1990, Loiseau, n° 83.310. [↩]
- CE, 30 mai 2007, Société Péronnet, n° 285.575. [↩]
- CE, 27 avril 2011, Société Legeps, n° 327.764. [↩]
- CE, 5 octobre 2007, Société Alcatel CIT, n° 291.049. [↩]
- Cf., M. Collet, « Contrôle des actes de gestion : pour un retour à l’anormal », Droit fiscal n° 14‑2003 n° 14. [↩]
- Un trader aurait procédé à des opérations de spéculation massive très supérieures aux capacités financières de l’établissement pendant plusieurs années sans être interrompu par son employeur qui prétendit ignorer ces agissements. [↩]
- Article L.112‑2 du code de justice administrative. [↩]
- CE Sect. des finances, avis, 24 mai 2011, n° 385.088. [↩]
- CE, 11 juin 2014, Société Fralsen Holding, n° 363.168 [↩]
- Ordonnance n° 86‑1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence. [↩]
- Article 126 de la loi n° 2005‑845 du 26 juillet 2005 de sauvegarde des entreprises ; Cass. Com., 27 mars 2012, L. c. Société BTP Banque, n° 10‑20.077 ; Cass. Com., 27 mars 2012, Société CIC Iberbanco c. époux D., n° 11‑13.536. [↩]
- CE, 5 octobre 2007, Société Alcatel CIT, op. cit. [↩]
- Article 206 IV 2 6° de l’annexe II au code générale des impôts. [↩]
- Article 39 2 du code général des impôts. [↩]
- Article 238 bis AB du code général des impôts. [↩]
- Article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958. [↩]