La décision du 9 novembre 2018 par laquelle le Conseil d’Etat étend la jurisprudence dite Czabaj aux recours dirigés contre les autorisations d’urbanisme (CE 9 nov. 2018, req. n° 409872) est l’occasion (peut-être davantage un prétexte), d’ouvrir la chronique de contentieux administratif sur un bilan. Le bilan d’une jurisprudence jeune mais qui a déjà considérablement redéfini les traits du procès administratif. L’année 2018 est particulièrement marquée par ses réalisations, notamment en appel puisque le Conseil d’État n’a pas borné dans le temps les effets de sa jurisprudence, et par ses extensions.
Pour mémoire, et parce que le considérant n’est pas si facile à assimiler, l’arrêt d’assemblée du 16 juillet 2016 énonce, après avoir rappelé la norme réglementaire (art. R. 421-5 du code de justice administrative) aux termes de laquelle le délai contentieux (de deux mois) n’est pas opposable à la décision qui ne porte pas mention régulière des voies et délais de recours, que cela ne va plus se passer totalement ainsi (CE, Ass. 13 juillet 2016, M. Czabaj, req. n°387763, Lebon p. 340).
Le considérant n° 5 avance plusieurs principes et notions, qu’il va s’agir d’articuler : principe de sécurité juridique, applicabilité aux décisions administrative individuelles, théorie de la connaissance acquise, principe de forclusion, notion de délai raisonnable, notion de circonstances particulières, principe d’exceptions, charge de la preuve.
- « toutefois que le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle qui a été notifiée à son destinataire, ou dont il est établi, à défaut d’une telle notification, que celui-ci a eu connaissance;»
- Principe de sécurité juridique – Décision administrative individuelle – théorie de la connaissance acquise
- « qu’en une telle hypothèse, si le non-respect de l’obligation d’informer l’intéressé sur les voies et les délais de recours, ou l’absence de preuve qu’une telle information a bien été fournie, ne permet pas que lui soient opposés les délais de recours fixés par le code de justice administrative, le destinataire de la décision ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d’un délai raisonnable; »
- Principe de forclusion – délai raisonnable
- « qu’en règle générale et sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant»,
- Preuve de circonstances particulières à la charge de l’administré
- « ce délai ne saurait, sous réserve de l’exercice de recours administratifs pour lesquels les textes prévoient des délais particuliers, »
- Exceptions légales ou règlementaires liées à l’exercice d’un recours administratif
- « excéder un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu’il en a eu connaissance»
- Un an – preuve de la connaissance de la décision à la charge de l’administration.
I) Les extensions par le Conseil d’Etat
L’année 2018 a été, pour le Conseil d’Etat, l’occasion d’étendre le champ matériel et procédural d’application de la jurisprudence Czabaj, et dans deux domaines contentieux pourtant déjà remarquables par l’existence de multiples dispositifs législatifs et règlementaires permettant d’assurer la sécurité juridique des actes de l’administration.
Le premier de ces domaines est le contentieux fiscal, où la logique de la décision Czabaj a été importée par la décision CE, Sect. 31 mars 2017, Ministre des finances c/ Amar, n°389842, Rec, à la fois en ce qui concerne le contentieux de l’assiette et celui du recouvrement, en subordonnant, en l’absence de notification régulière des délais et voies de recours, la recevabilité des recours préalables obligatoires que doit présenter le contribuable auprès de l’administration en vertu, lorsqu’il entend contester le bien-fondé d’une imposition, de l’article L. 190 du livre des procédures fiscales et, lorsque le litige porte sur le recouvrement de l’impôt, de l’article L. 281 du même livre, au respect du « délai raisonnable » d’une année fixé par la jurisprudence Czabaj, ce délai courant à compter de la connaissance acquise par le contribuable de l’imposition mise à sa charge ou de l’acte de poursuite. En outre, cette décision rappelle que la méconnaissance de ce délai raisonnable, que le Conseil d’Etat a entendu assimiler aux règles gouvernant la forclusion, est d’ordre public.
Remarquable par l’extension du principe de sécurité juridique au contentieux de l’impôt, notamment en neutralisant les effets d’une absence de preuve par l’administration fiscale de la notification régulière d’un avis d’imposition, d’un avis de mise en recouvrement ou d’un acte de poursuite –hypothèse qui n’est pas totalement théorique dans le cas de procédures pré-contentieuses longues – la décision Amar l’est également en ce qu’elle parachève l’application de la jurisprudence Czabaj à l’ensemble de la chaîne contentieuse en permettant d’opposer la notion de délai raisonnable, non seulement aux requêtes présentées devant le juge administratif, mais également à l’introduction des recours administratifs préalables obligatoires, dispositif dont tant le législateur que le pouvoir réglementaire ont assuré, depuis plusieurs années, le développement dans l’objectif – rarement atteint – d’une canalisation des flux contentieux.
C’est à l’évidence sur ce second point que la décision Amar est la plus lourde de conséquences pour les justiciables, l’effet d’éviction des recours préalables obligatoires étant potentiellement augmenté par l’application du principe de saisine dans un délai raisonnable. Encore notera-t-on que, conformément d’ailleurs aux conclusions lues par M. Bohnert sur cette décision, le Conseil d’Etat a privilégié l’option d’une disjonction entre le délai raisonnable de recours précontentieux et le délai de saisine du juge, contre l’hypothèse, encore moins favorable au justiciable, de l’appréciation du respect de la condition de délai raisonnable à regard de l’ensemble de la procédure, pré-contentieuse et contentieuse. On notera également qu’au cas d’espèce le délai prévu par la décision Czabaj vient s’ajouter, et non se substituer, aux délais légaux de saisine de l’administration fiscale.
La logique conduisait à étendre les effets de la jurisprudence Czabaj à l’ensemble des hypothèses où le justiciable est le créancier, même potentiel, de l’administration, mais également aux cas où le justiciable est son débiteur. C’est chose faite avec intervention des deux décisions CE 9 mars 2018, Communautés de communes du pays Roussillonnais, req. n° 405355 et CE 9 mars 2018, Communauté d’agglomération du pays ajaccien c. Sanicorse, req. n° 401386, l’une et l’autre aux Tables.
La première de ces décisions, rendue dans le cadre du long contentieux relatif aux modalités de compensation du transfert aux communes et aux EPCI du produit de la taxe sur les surfaces commerciales, est, à dire vrai, la moins innovante, en ce qu’elle combine les effets de la décision Czabaj avec le principe, dégagé par la décision CE Sect., 2 mai 1959, Ministre des finances c/ sieur Lafon, n° 44419, au Recueil p. 282, selon lequel l’expiration du délai permettant d’introduire un recours en annulation contre une décision expresse dont l’objet est purement pécuniaire rend irrecevables des conclusions indemnitaires ayant la même portée, notamment pour éviter l’existence d’une forme – incomplète – d’exception de recours gémellaire permettant, le cas échéant, de contourner les effets de l’expiration des délais de recours contentieux contre la décision pécuniaire proprement dite. En l’espèce, la communauté de communes du pays roussillonnais, qui demandait la condamnation de l’Etat au paiement d’une somme correspondant à la différence entre le montant de la dotation de compensation qu’elle estimait devoir percevoir et celui arrêté par le préfet de l’Isère au titre des années 2012 à 2014, en se fondant sur l’illégalité fautive de ces décisions. Or, et bien que ces dernières n’aient pas fait l’objet d’une notification à date précise, le Conseil d’Etat a estimé que leur connaissance acquise, révélée par l’inclusion par la communauté de communes du sens de ces décisions dans l’élaboration de ses propres documents budgétaires et surtout par les termes de ses réclamations préalables, faisait courir à l’encontre de l’établissement le délai raisonnable d’une année dans lequel il pouvait valablement contester la légalité de cette dernière. Ce délai étant expiré en ce qui concerne la décision relative à l’année 2012, cette dernière était devenue définitive et entraînait l’irrecevabilité de la demande indemnitaire de la communauté de communes.
La seconde est plus inattendue, moins d’ailleurs en son objet principal, qui consiste à étendre le champ d’application de la décision Czabaj aux contentieux des titres exécutoires, que dans les deux tempéraments qu’elle apporte à l’appréciation de la condition de délai raisonnable et qui traduit, peut-être, une volonté de la Haute Assemblée d’adoucir les effets d’une décision dont une large partie de la doctrine, mais également M. Daumas, rapporteur public de cette décision ainsi que de la précédente, ont pu regretter qu’elle n’ait pas fait l’objet d’une modulation de ses effets dans le temps. En effet, le délai raisonnable de saisine du juge par le destinataire du titre exécutoire est étendu, par cette décision à deux titres. En premier lieu, la décision « Communauté d’agglomération du pays ajaccien » fait courir ce délai à compter de la connaissance acquise par le débiteur du titre exécutoire ou, le cas échéant, du premier acte de poursuite en découlant (situation qui n’est pas rare). En second lieu, elle sauvegarde en partie la recevabilité du justiciable qui aurait dirigé sa demande devant un ordre de juridiction incompétent pour connaître de sa demande, d’une part en garantissant au requérant le bénéfice de ce délai raisonnable s’il a saisi le juge incompétent pour connaître de sa demande à l’intérieur de ce délai, et d’autre part en prévoyant plus classiquement peut-être qu’un nouveau délai de deux mois, conforme donc au droit commun du délai de recours contentieux, court à compter de la notification ou de la signification du jugement par lequel le juge saisit à tort se déclare incompétent pour connaître du litige. Il ne fait guère de doute que cette solution trouvera de nombreuses applications pratiques, eu égard aux nombreuses difficultés qui entourent encore la contestation des titres exécutoires.
Le second domaine contentieux « saisi » par la jurisprudence Czabaj est le contentieux de l’urbanisme, dans lequel le Conseil d’Etat s’est attaché, par sa récente décision CE 9 nov. 2018 M. Valière et autres, req. n° 409872, aux Tables,à intégrer la notion de délai raisonnable dans un contentieux pourtant déjà marqué par le fort particularisme des règles encadrant la recevabilité des recours contre les autorisations d’urbanisme et l’effet particulièrement protecteur qu’elles présentent pour les bénéficiaires de ces décisions. Cette décision vient confirmer une hypothèse déjà tracée par M. Olivier Hendard lui-même dans ses conclusions lues sur la décision Czabaj.
Elle n’en est pas moins particulièrement innovante en ce que, pour la première fois, elle oppose la notion de délai raisonnable, non pas aux destinatairesd’une décision administrative, mais aux tiersà cette dernière (en l’espèce dans le cas où l’affichage de l’autorisation d’urbanisme sur le terrain du pétitionnaire, réalisé conformément aux dispositions de l’article R. 424-15 du code de l’urbanisme, ne comporte pas les mentions relatives aux délais et voies de recours prévues par l’article R. 600-2 du même code), , et qu’elle ouvre ainsi la porte à une extension du domaine de la « czabajisation » au-delà du cadre initial, limité aux destinataires de décisions administratives individuelles.
On notera par ailleurs que, dans cette hypothèse, la jurisprudence Czabaj vient plutôt parachever l’édifice légal garantissant la plus grande sécurité juridique aux détenteurs d’une autorisation d’urbanisme qu’elle l’institue elle-même une forme de sécurisation juridique. La preuve de cette intégration de la règle prétorienne dans le « système » de sécurisation des décisions d’urbanisme réside dans la combinaison que réalise la décision entre la jurisprudence et les dispositions particulières de l’article R. 600-3 du code de l’urbanisme, qui, dans sa rédaction issue du décret n° 2018-621 du 17 juillet 2018 portant modification du code de justice administrative et du code de l’urbanisme (dont on sait d’ailleurs les critiques qu’ont pu susciter certaines de ses dispositions) et applicable à compter du 1eroctobre 2018, prévoit qu’ «Aucune action en vue de l’annulation d’un permis de construire ou d’aménager ou d’une décision de non-opposition à une déclaration préalable n’est recevable à l’expiration d’un délai de six mois à compter de l’achèvement de la construction ou de l’aménagement. », ce délai spécifique ouvert, il est vrai, par un événement pour lequel la connaissance est acquise par nature, trouvant à s’appliquer même dans l’hypothèse où le délai raisonnable de recours au sens de la décision Czabaj ne serait pas encore expiré.
Nous avons, enfin, rappelé plus haut que la méconnaissance du délai raisonnable prévu par la décision Czabaj est d’ordre public. C’est en vertu de ce principe, et dans la mesure où, en établissant cette jurisprudence, le Conseil d’Etat a entendu fixer un principe général de limitation dans le temps de la possibilité de contester une décision individuelle ayant fait l’objet d’une notification défectueuse ou d’une absence de notification mais dont le destinataire a eu connaissance qui « surplombe » les règles générales de recevabilité des recours et notamment les conditions de délai fixées par les textes, que la Haute Assemblée a dégagé, à l’occasion de sa décision CE 23 mars 2018, Depreux, req. n° 410552, aux Tables, la solution selon laquelle L’irrecevabilité d’un recours contre une décision individuelle dont son destinataire a eu connaissance, fondée sur le fait qu’il est exercé au-delà d’un délai raisonnable, ne peut être régulièrement soulevée d’office qu’après qu’ont été respectées les dispositions de l’article R. 611-7 du code de justice administrative, nonobstant l’existence d’une fin de non recevoir fondée sur la tardiveté de la requête fondée, classiquement, sur la méconnaissance des dispositions de l’article R. 421-1 du même code. L’une des conséquences de l’ « exceptionnalisme » de la décision Czabaj est, en effet, qu’il s’agit d’un motif d’irrecevabilité autonome qui doit utilement être discuté par les parties (ne serait-ce d’ailleurs que dans l’hypothèse, sur laquelle le Conseil d’Etat sera nécessairement appelé à se prononcer, de circonstances particulières de nature à étendre le délai raisonnable de saisine au-delà de la période d’une année et dont pourrait utilement se prévaloir le requérant), même si des éléments relatifs à la recevabilité de la requête et qui se rattachent à la mise en œuvre de cette jurisprudence, telles que l’existence de la connaissance acquise, sont par ailleurs débattues dans le cadre d’une fin de non-recevoir fondée sur les règles normales gouvernant les délais de recours.
II) Bilan de l’application par les juges du fond
A) Le maniement de Czabaj
1. Un délai raisonnable de rigueur
Le délai choisi par le Conseil d’Etat dans la jurisprudence de principe, bien qu’entouré de réserves et d’exceptions, semble devoir être rigoureusement fixé à un an.
La CAA de Douai a ainsi jugé que le recours introduit 15 mois après une décision qui n’a pas été notifiée ( !) mais dont l’intéressé avait été informé, était tardif (CAA Douai, 18 octobre 2018, req. n° 18DA00654).
La CAA de Bordeaux a jugé qu’un délai de 13 mois n’était pas raisonnable. Dans cette affaire, l’administré avait introduit (le 8 septembre 2011) un recours indemnitaire fondé sur l’illégalité fautive d’une décision (du 5 mai 2011), mais n’avait sollicité l’annulation de la décision qu’à à l’occasion d’un mémoire complémentaire (12 octobre 2012). La Cour prend ici la date d’enregistrement du recours (8 septembre 2011) comme date de connaissance acquise de la décision et estime que les conclusions à fin d’annulation présentée 13 mois plus tard sont tardives (CAA Bordeaux, 3 juillet 2018,n° 16BX02976)
2. La connaissance acquise
Il revient à l’administration de prouver que l’administré a eu connaissance de la décision, et de ne pas simplement l’alléguer.
La Cour administrative de Lyon a jugé qu’une demande de motifs portant sur une décision implicite de refus ne permet pas d’établir la date à laquelle l’administré a eu connaissance de la décision implicite née du silence de l’administration. La date certaine retenue est donc celle de la demande de motifs (CAA Lyon 11 octobre 2018, req. n°18LY01362).
A l’évidence, l’administration ne peut pas faire « czabajiser » un délai contentieux si elle produit en justice des décisions qu’elle n’a jamais envoyées ou fait connaître (CAA Nantes, 29 octobre 2018, req. n°17NT02375).
Dans un arrêt du 27 septembre 2018, la CAA de Bordeaux retoque également le moyen tiré de la connaissance acquise invoqué en défense, mais parce qu’il manquait en fait. Dans un recours en annulation dirigé contre une décision mise à la retraite d’office (du 7 novembre 2014), l’administration faisait valoir, sans l’établir, que la requérante avait nécessairement eu connaissance de la décision au moment de percevoir sa pension pour la première fois (1erjanvier 2015). Ladite requérante affirmait le contraire et a même pu démontrer qu’elle n’a perçu sa pension de retraite pour la première fois qu’à la fin de l’année 2015 (CAA Bordeaux, 27 septembre 2018, req. n° 18BX00270, 18BX00271).
Même raisonnement s’agissant d’une décision du mois de juin mettant fin aux fonctions d’un maître-auxiliaire qui n’avait pas été transmise puisqu’il ressortait notamment de l’instruction que le courrier était revenu avec la mention « n’habite pas à l’adresse indiquée ». La CAA de Marseille a jugé que le requérant devait être« regardé comme ayant eu connaissance de la cessation de ses fonctions de maître auxiliaire au plus tard le 1er septembre 2003, lorsqu’il a cessé d’exercer ses fonctions en l’absence de renouvellement de son contrat » (CAA Marseille, 27 novembre 2018, n°17MA04712).
Au-delà de l’évidence de ce que la connaissance d’une décision ne peut être présumée abstraitement, il est toutefois possible de déduire de cet arrêt que lorsque l’administré est confronté aux effets concrets (ou même simplement corrélatifs) d’une décision, il peut être réputé en avoir eu connaissance. La vigilance est de mise s’agissant, par exemple, d’éventuelles absences de prime ou retenues sur traitement qui révèleraient et matérialiseraient une décision antérieure jamais notifiée.
3. Les « circonstances particulières »
Seule véritable issue de secours d’un recours tardif, l’existence de « circonstances particulières » suppose d’une part que le requérant s’en prévale, d’autre part qu’il emporte la conviction des juges. En ce qui concerne l’ensemble des décisions des CAA disponibles à ce jour, les requérants ne s’étaient prévalus de rien du tout en première instance, car le Conseil d’Etat n’était pas encore intervenu. Se prévaloir en appel de « circonstances particulières » n’a pas été nécessairement un réflexe unanime car les administrés et leurs conseils ne se sont pas encore acculturés à Czabaj. Toutefois, certaines tentatives peuvent être relevées.
Précisément, l’intervention de la jurisprudence Czabaj en cours d’instance n’est pas une circonstance particulière, ce qui avait été énoncé par le Conseil d’Etat (CE 2 mai 2018, Commune de Plestin Les Grèves, req. n°391876, aux. T.) et ce qu’a très clairement formulé la CAA de Bordeaux : « La circonstance que la demande ait été présentée par la société devant le tribunal avant que le Conseil d’Etat ne fixe cette règle relative au délai raisonnable dans sa décision CE Assemblée 13 juillet 2016 Czabaj n° 387763, n’était donc pas de nature à faire obstacle à l’application de cette règle par les premiers juges »(CAA Bordeaux, Ord. 10 juillet 2018, req. 18BX01879. Voir aussi CAA Douai, 21 juin 2018, req. 15DA02026, 15DA02045, 15DA2046, 15DA02047, et CAA Paris, 4 octobre 2018, req. n°18PA00605).
L’existence de contentieux croisés ne constitue pas davantage une circonstance particulière. Ni le fait d’avoir été occupé en parallèle par un dossier pénal ou une procédure ordinale, dans un recours contre le non-renouvellement d’un CDD (CAA Marseille, 18 sept 2018, req. n° 16MA03687), ni le fait de voir aboutir une reconnaissance d’imputabilité au travail d’une maladie, dans un recours contre une décision de contestation de mise à la retraite (CAA Marseille, 28 septembre 2018, req. n° 17MA01194) ne sont susceptibles de faire échapper au principe énoncé dans l’arrêt Czabaj.
Les règles de prescription d’une créance ne peuvent pas davantage être soulevées par une personne publique, contre une autre personne publique, pour faire valoir que le principe de sécurité juridique est suffisamment préservé. La CAA de Paris a précisé que la jurisprudence Czabaj ne modifie ni les conséquences attachées à l’extinction des délais, ni les règles de prescription des créances (CAA Paris 24 mai 2018, req. n° 17PA01906).
Les problèmes de santé qui ne seraient pas étayées pour démontrer l’incapacité totale d’introduire un recours dans les délais (CAA Bordeaux, 28 sept 2018, 18BX02804) ou pas assez graves pour justifier de ne pas retirer le pli recommandé à La Poste ne sont pas davantage des « circonstances particulières » (CAA Paris, 19 novembre 2018, req. n°16PA03417).
B) Les tentations de Czabaj
1. Les ordonnances de tri
Le rejet « par le tri » est la faculté laissée à un magistrat de tribunal administratif de rejeter par ordonnance une requête manifestement irrecevable « lorsque la juridiction n’est pas tenue d’inviter leur auteur à les régulariser ou qu’elles n’ont pas été régularisées à l’expiration du délai imparti par une demande en ce sens » (art. R. 222-1du code de justice administrative). Ce pouvoir a été étendu aux cours administratives d’appel avec le décret n° 2016-1480 du 2 novembre 2016dit « JADE » qui permet de rejeter « par le tri » toutes les requêtes « dépourvue(s) de fondement ». Selon les termes du rapport du groupe de travail « Justice administrative de demain » (qui a prêté son nom au décret) du 20 novembre 2015, cette formulation devait permettre le rejet par le tri de recours auxquels fait obstacle une jurisprudence bien établie. Certes, la jurisprudence Czabaj, bien que jeune, est déjà bien établie.
Mais alors précisément que des circonstances particulières peuvent être invoquées par le requérant, il parait assez discutable de rejeter « par le tri ». Raison pour laquelle le Conseil d’Etat a jugé que le fait pour le juge de « czabajiser » un délai devait être assorti de l’obligation de communication d’un moyen d’ordre public (une éventuelle fin de non-recevoir tirée de la tardiveté pouvant ne pas suffire à épuiser la question du « délai raisonnable » CE, 4e et 1re ch. réunies, 28 mars 2018, req. n° 410552, Lebon T. ;CAA Lyon, 12 juillet 2018, n° 18LY00366).
On observe toutefois des rejets par le tri sans MOP, devant les cours administratives d’appel. C’est généralement le cas lorsque le moyen d’ordre public avait été soulevé en première instance, ce qui impliquerait que « MOP sur MOP » ne vaut (CAA Bordeaux, Ord. 10 juillet 2018, req. n° 18BX01879 ; CAA, ord., Nancy 30 aout 2018, n° 18NC01793). Dans une autre affaire, et alors que le tribunal administratif avait rejeté la requête au fond en première instance sans statuer sur la fin de non-recevoir opposée en défense, le juge d’appel lyonnais statue sur cette fin de non-recevoir (dont on ne connait pas l’étendue : tardiveté « simple » ou tardiveté « czabaj » ?) et rejette par le tri une requête tardive, après avoir fait application du principe de sécurité juridique, sans communiquer ce moyen d’ordre public (CAA Lyon, Ord., 7 septembre 2018, n° 17LY03001).
Pour le reste, la recherche de jurisprudences des CAA n’a pas fourni d’illustrations de rejet par le tri, sur le fondement de Czabaj, sans MOP ou sans fin de non-recevoir. Il est d’ores et déjà certain qu’un juge de première instance ne pourra faire application combinée du principe de sécurité juridique pour rejeter par le tri (art. R. 222-1), et sans instruction (art. R. 611-8). Seule la portée des éventuelles fins de non-recevoir opposées en défense justifiera, ou non, le rejet par ordonnance. On trouve pourtant quelques ordonnances de rejet émanant de tribunaux administratifs, sans communication du MOP et sans mention d’une moindre fin de non-recevoir de la défense (TA Amiens, 4 septembre 2018, n° 1603442 ; TA Mayotte, 8 août 2018, n° 1801013)
2. Les décisions implicites
Une décision de refus née du silence de l’administration ne comporte naturellement pas de mention des voies et délais de recours. Si le code des relations entre le public et l’administration était appliqué systématiquement et que l’administration accusait réception de la demande (art. L. 112-3 CRPA) en indiquant la signification de son silence (rejet ou acceptation), la durée nécessaire dudit silence pour faire naître une décision, et les voies et délais de recours susceptibles d’être introduits contre la décision qui serait née (art. R. 112-5 CRPA), nul besoin de s’interroger sur l’application de Czabaj aux décisions implicites. Mais ce n’est pas le cas.
Certains tribunaux administratifs ont jugé sans difficulté que la jurisprudence Czabaj s’appliquait aux décisions implicites, à l’instar du tribunal administratif de Lyon qui a ouvert la voie en estimant que le délai raisonnable ne saurait « excéder un an à compter de la date à laquelle une décision, expresse ou implicite, lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu’il en a eu connaissance » (TA Lyon, 4 avril 2017, n° 1406859) et a été suivi par Nîmes (TA Nîmes, 18 mai 2017, n° 1501480), Marseille (TA Marseille, 18 décembre 2017, n° 1605010), ou encore Paris (TA Paris, ord., 29 janvier 2018, n° 1718226).
Mais la CAA de Marseille est intervenue le 9 octobre 2018, par un arrêt dans lequel elle pose une limite importante à l’applicabilité de la jurisprudence Czabaj : « Cette demande à laquelle aucune réponse expresse n’a été apportée a donc été implicitement rejetée. Or, le principe [Czabaj] ne s’applique qu’aux décisions expresses. Aucun délai n’ayant par suite pu commencer à courir en l’espèce, c’est à tort que le tribunal a estimé que la demande de M. J. était tardive » (CAA Marseille 9 octobre 2018, req. n° 17MA00532). On relève que cela n’a pas empêché le tribunal administratif de Marseille de continuer à « czabajiser » des recours contre des décisions implicites (TA Marseille, 26 novembre 2018, n°1602792).
Quelques semaines plus tard, la CAA de Douai rejette pour tardiveté, sans pour autant énoncer clairement que la jurisprudence Czabaj s’applique aux décisions implicites, une requête dirigée contre une décision A et contre une décision B résultant du silence gardé sur le recours gracieux exercé dans les délais : « Dans ces conditions, le principe de sécurité juridique faisait obstacle à ce que M. A. puisse exercer un recours juridictionnel plus d’un an et demi après la date à laquelle il a eu connaissance de la décision [A], nonobstant la circonstance que le centre hospitalier n’ait pas accusé réception de son recours gracieux et qu’il n’ait par suite pas été informé de la date de naissance de la décision implicite de rejet de celui-ci. Sa demande était donc tardive et, par suite, irrecevable » (CAA Douai, 20 novembre 2018, centre hospitalier d’Armentières, n°16DA01020). En réalité, cette jurisprudence de la CAA de Douai ne vient pas frontalement heurter celle de la CAA de Marseille car elle est « parasitée » par l’existence d’un recours gracieux. D’une part, au regard de la jurisprudence Czabaj, il est logique qu’un recours gracieux ne puisse aboutir à rouvrir indéfiniment les délais contentieux. D’autre part, au regard des moyens disponibles contre une décision rejetant un recours gracieux, il est cohérent que le véritable délai raisonnable commence à courir à compter de la connaissance de la première décision. En effet, les moyens tirés des vices propres de la décision rejetant un recours gracieux ne sont valables que contre elle et ne sont pas utilement invocables à l’encontre de l’acte initial.
Le cas des décisions implicites n’est pas tranché.
3. Les décisions orales
Une décision orale est toujours plus explicite que le silence. Toutefois, il y a là un vrai terrain d’insécurité pour le justiciable qui doit être vigilant à ce qu’il entend et qui doit comprendre qu’il s’agit là d’une décision susceptible de recours. Ainsi, le tribunal administratif de Lyon a jugé qu’une décision de refus (de restituer une parcelle du domaine) était née de la bouche du maire lors d’une réunion qui s’était tenue en mairie. « Si, compte tenu du caractère oral de cette décision, dont chacune des parties reconnaît l’existence, le délai de recours n’a pu courir, il ressort des pièces du dossier que M. A. [a saisi le tribunal] au-delà du délai raisonnable d’un an durant lequel il pouvait être exercé. » (TA Lyon 27 septembre 2018, 1704087). L’effet pervers d’une telle czabajisation pourrait être d’entendre des décisions partout et de voir fleurir des recours dirigés contre des intentions.
4. Le plein contentieux indemnitaire
Certes, les écarts de régime se resserrent entre le REP et le RPC. Depuis le décret dit JADE, une décision implicite de rejet opposée à une demande préalable en matière de plein contentieux fait courir le délai de recours de deux mois (art. R 421-3). Cela n’a rien de choquant, d’autant que ce silence n’est normalement que « susceptible » de faire courir le délai, puisqu’il exige, à l’instar du silence dans les contentieux de l’annulation, que l’administration accuse réception de la demande, indique la valeur qu’aura le silence gardé par elle, et mentionne les voies et délais de recours en cas de silence valant refus.
Certes, le Conseil d’Etat a étendu Czabaj aux décisions à objets pécuniaires, même si cela reste dans la configuration du contentieux du recours pour excès de pouvoir.
Ce n’est pas une raison pour que la czabajisation du plein contentieux indemnitaire soit consommée. D’autres l’ont dit avant (J.-B. Chevallier, deux ans de jurisprudence Czabaj, Le Blog Droit administratif, 16 juillet 2018), nous attendons fébrilement l’intervention du Conseil d’Etat sur ce point. Pour l’heure, aucune cour administrative d’appel n’a validé une telle extension. Mais les tribunaux administratifs ont commencé (TA Melun, 5 juillet 2018, n° 1501357 ; TA Cergy-Pontoise, 28 novembre 2018, n° 1604956) et la question de la nature de la sécurité poursuivie se pose nécessairement, dès lors que les règles de prescription des créances envers les personnes publiques assurent déjà une sécurité budgétaire.
L’assimilation de la forclusion, qui porte sur le droit au recours, avec la prescription de l’action, qui éteint le droit au fond est consommée (voir D. Connil, « Czabaj, encore et toujours… ou presque, AJDA 2018. 1790).
On relève enfin un jugement du TA de Dijon « czabajisant » une requête en plein contentieux indemnitaire alors que le contentieux n’était même pas lié (art. R. 421-1 du code de justice administrative). La requérante avait saisi la commission de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux (CCI) pour qu’elle se prononce sur la responsabilité d’un centre hospitalier dans son dommage corporel. La CCI avait émis un avis d’incompétence dès lors que le seuil de gravité des dommages fixé par les textes n’était pas atteint. Presque 3 ans plus tard, la requérante a formulé une demande indemnitaire préalable et immédiatement saisi le tribunal (ce qui suffisait à rejeter la requête, le contentieux n’étant pas encore lié). Le tribunal administratif de Dijon a néanmoins jugé que la requérante était tardive car selon lui, la saisine de la CCI « vaut, pour la victime qui souhaite obtenir une indemnisation de la part d’un établissement hospitalier, saisine de ce dernier d’une demande préalable en ce sens ». Cela nous semble particulièrement discutable et appelle, dans l’attente d’une éventuelle confirmation des juridictions supérieures, la plus grande prudence quant à la portée d’une telle solution.
5. Les actes réglementaires
Prochaine étape. Nous ne manquerons pas de vous tenir informés.
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