Section Première : Le développement historique du droit administratif
§ 4 : L’Etat sous le régime de la police (der Polizeistaat)
Si, longtemps déjà avant l’écroulement complet de la juridiction de l’Empire, partout la puissance publique cherche à déborder les digues que la vieille législation lui opposait, c’était sous la pression d’idées nouvelles puissantes, de nouvelles tâches qu’elle assumait. La police, qui imprime à l’ensemble sa marque, devient l’instrument systématique pour façonner la masse humaine qui forme son objet, et pour la conduire vers un but élevé. Le but, c’est la force et la grandeur de la chose publique1.
(42) L’idée de l’Etat apparaît au premier plan. Ce n’est pas pour soi-même ni en vertu d’une prérogative qui lui appartient, que le prince prétend à tout cela ; c’est au nom de la personne idéale dont il est le représentant2. Mais, dans la distinction de l’ancien ordre de choses, nous voyons déjà naître des formations nouvelles qui préparent le droit du temps présent.
I. — La puissance publique, devenue sans bornes, est exercée par le prince en personne et, au-dessous de lui, en son nom et au nom de l’Etat en même temps, par des fonctionnaires de toutes sortes. Le pouvoir respectif de chacun d’eux se (43) détermine comme suit.
1) C’est au prince qu’appartient en propre la tâche immense de poursuivre le but de l’Etat. Si la nature humaine le permettait, seul il ferait tout. Ainsi, il reste tout au moins le principe qu’aucun objet de l’administration publique n’est exclu de son activité immédiate. Des affaires plus importantes lui sont réservées ; il s’empare des moins importantes à mesure qu’elles frappent son attention3.
Vis-à-vis des sujets, son pouvoir n’a pas de limites de droit ; ce qu’il veut est obligatoire. Des prérogatives, il n’en existe que le nom. Il n’est plus question d’abus, ni de jura quaesita formant une barrière. La responsabilité devant Dieu et devant sa conscience d’une part, la considération prudente de ce qui est utile et faisable d’autre part, voilà tout ce que le prince respecte ; peut-être aussi, la force de ce qui est en usage joue un rôle important, quoiqu’on n’aime pas à l’avouer. Le droit n’a rien à y voir4.
2) Quant aux fonctionnaires, leur rôle dans les affaires publiques est déterminé par le prince. Dans l’intérêt du but de l’Etat, on donne à leurs devoirs et à leur compétence, la plus grande étendue possible ; surtout les centres de l’administration, les conseils de police (Kollegiale Polizeibehörden) sont appelés à faire tout ce qui, par eux et dans leur circonscription, peut être fait pour les intérêts publics et n’est pas réservé à une autre autorité. Ils sont, de leur côté, soumis à une discipline et à une surveillance sévères de leurs supérieurs et surtout du souverain administrateur, du prince en personne. Par des instructions minutieusement détaillées, leur service est réglé dans toutes ses parties. A chaque instant, un ordre spécial peut les surprendre, pour leur enjoindre quelque acte extraordinaire.
(44) Leurs décisions ne sont pas seulement réformées ou annulées par la voie hiérarchique ordinaire ; très souvent elles le sont directement par le prince ; ou bien le prince s’empare de telle ou telle affaire, met purement et simplement les fonctionnaires de côté et statue à leur place comme bon lui semble5.
(45) Mais au dehors, vis-à-vis du sujet, les fonctionnaires représentent le prince et par lui l’Etat ; ils exercent, dans toute l’étendue de leur fonction, un pouvoir illimité. Au fonctionnaire de l’ancien Etat l’on pouvait opposer les limites des droits de supériorité de son maître ; il n’y faut plus songer maintenant. De même que le prince, pour l’universalité des tâches de l’Etat, peut tout ce qui est nécessaire à leur accomplissement, de même le fonctionnaire, pour sa part, — et cette part est régulièrement déterminée d’une manière générale et étendue —, le fonctionnaire, dis-je, en réalité, est, vis-à-vis du sujet, comme une espèce de prince : le sujet n’a qu’à obéir purement et simplement à tout ce qu’il ordonne6. Il n’y a qu’une seule différence : c’est que, contre ses décisions, il y a un recours devant un seigneur plus haut placé, qui, lorsqu’il est invoqué, peut faire de son côté ce qu’il veut.
3) Dans cette organisation de la puissance publique apparaît un élément d’un caractère tout particulier, à partir du moment où le principe de l’indépendance des tribunaux a été reconnu.
(46) Le prince avait depuis longtemps exercé le pouvoir judiciaire suprême dans son territoire, jugeant lui-même ou faisant juger par ses conseillers, surveillant les tribunaux du pays et évoquant parfois les causes qui l’intéressaient pour statuer directement. Que le prince pût s’immiscer ainsi dans l’administration de la justice, c’était une chose conforme au régime de la police qui dominait à cette époque. La justice civile et criminelle, il est vrai, était ordinairement confiée à des tribunaux institués dans ce but. Mais le prince peut à tout moment mettre fin à un procès civil ou criminel par un acte de souveraineté (Machtspruch). Il dicte alors lui-même ce qui doit être de droit dans le cas spécial ; ou bien il ordonne au tribunal de rendre tel jugement.
Mais, à la suite d’un usage abusif de ce moyen, dans l’Etat prépondérant, en Prusse, sous le règne de Frédéric le Grand, un revirement s’est opéré en sens contraire. On reconnut que l’intérêt supérieur du bien public, qui pouvait exiger dans toutes les autres branches l’intervention infatigable du prince en personne, défendait justement pour cette branche spéciale une semblable intervention, au moins en ce qui concerne les cas individuels. Un acte de souveraineté dans l’une ou l’autre forme fut considéré dorénavant comme inadmissible. Le roi ne s’y croit plus autorisé. Ainsi, la justice civile et criminelle obtient une situation particulière et toute différente de celle faite à l’administration ; les autorités judiciaires deviennent, dans l’organisation de l’Etat, le centre d’un pouvoir propre et indépendant ; elles deviennent assez fortes pour réaliser dans une certaine mesure, même vis-à-vis du pouvoir public ailleurs illimité, le droit et ce qu’il commande7.
(47) II. — La question est donc la suivante : que devient, dans ces conditions, le droit administratif à l’époque du régime de la police ? Qu’il puisse y avoir, entre l’Etat et le sujet, un droit public même après la disparition du système des prérogatives, c’est ce que la justice prouve dans le procès civil et criminel. C’est à cette époque même que, profitant du principe de l’indépendance des tribunaux, les formes juridiques s’accentuent de jour en jour. Mais où est alors le droit public propre à l’administration (Cf. 2, III, ci-dessus) ?
Nous voyons, en effet, que, dans l’administration elle-même, certaines règles sont observées, règles semblables à celles suivies par la police, et qui servent à diriger l’action de l’administration vers son but et à lui assurer son succès. D’ailleurs, cela ne veut pas dire qu’elles interviennent dans la manière du droit. Au contraire, nous voyons ici, entre la justice et l’administration, un contraste profond.
Dans la conception primitive, tout acte qui émane des autorités a la forme d’un ordre ; plus tard, on apprend à distinguer. Ici nous n’avons qu’à nous occuper de l’idée générale de l’ordre. Cet ordre peut devenir une source du droit, quand il se présente sous la forme d’une règle générale et obligatoire. Il s’adresse alors soit directement aux sujets, soit aux fonctionnaires. Il faut distinguer ces deux cas.
I) Le droit de faire des lois est reconnu depuis longtemps comme une prérogative des princes ; les savants le rangent parmi les droits de supériorité dits formels ou généraux. Comme tel, ce droit avait les limites ordinaires qui ont disparu maintenant : le prince, qui peut tout commander, peut le faire dans la forme d’une règle générale. Le caractère de l’acte reste le même : la loi est un ordre général, qui ordonne ou défend aux sujets ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire. On ne peut commander qu’en déclarant sa volonté à celui qui doit obéir. Ici la forme naturelle de cette déclaration est la publication. La loi est donc un ordre général qui s’adresse aux sujets et qui est publié8.
(48) Ces lois, le prince peut les faire aussi bien pour le ressort de la justice que pour celui de l’administration. Mais on s’aperçoit maintenant que la portée en est essentiellement différente dans un cas et dans l’autre. Désormais, en effet, les barrières extérieures des droits du prince étant tombées, d’autres barrières gagnent en importance et l’influence particulière des tribunaux se fait sentir d’autant plus.
Quand le prince ordonne une règle de droit civil, il touche à une matière qui, pour le reste, est sous-traite à son influence directe. La justice n’obéit qu’à ceux de ses ordres, qui ont le caractère de loi ; autrefois, le prince avait encore le moyen extraordinaire d’un acte de souveraineté pour imposer à la justice sa volonté sous une autre forme ; cela n’est plus possible. Dès lors, la loi une fois émise est inviolable pour l’activité entière de la puissance publique : son application ne dépend plus que du juge ; le juge est forcé de l’appliquer et le prince ne peut pas l’en dispenser.
Rien n’empêche d’ailleurs le prince, par une nouvelle loi, de faire un (49) changement pour l’avenir.
Tout autre est la loi de police. Elle ordonne ce que le prince aurait aussi le droit de prescrire pour un cas individuel ; c’est simplement par raison d’utilité que l’on comprend ainsi la masse des cas semblables dans un même acte. La loi de police ne lie les fonctionnaires que vis-à-vis du prince dont ils sont obligés d’exécuter les ordres. Il se peut que, en vertu de leur commission générale, une certaine latitude leur soit laissée, leur permettant de n’exécuter cette loi que d’après leur appréciation des circonstances ; ils peuvent recevoir une instruction différente pour le cas spécial ; le prince lui-même peut s’en écarter en décidant directement.
De cette façon, les lois de justice sont obligatoires pour le gouvernement, les lois de police ne le sont pas ; les lois de justice par conséquent sont du droit, les lois de police ne sont pas du droit. Quand aujourd’hui on veut parler correctement et n’appeler loi que ce qui, comme les lois de justice, contient des règles de droit, on refuse ce nom aux commandements généraux que le prince publie en matière de police, de finances, etc. ; pour marquer la différence, on les appelle de simples ordonnances9.
2) Les ordres du prince peuvent aussi s’adresser directement aux fonctionnaires pour leur prescrire ce qu’ils ont à faire. C’est la forme que présentent les règlements en matière de justice pour la procédure et l’application de la peine. Leurs commandements deviennent immédiatement des règles inviolables, ayant la nature de régies de droit pour le sujet qu’ils concernent. Au contraire, les ordres qui sont donnés aux autorités administratives par des instructions — détaillées presque à l’excès — ne regardent pas le sujet au point de vue du droit. Il n’a, vis-à-vis de l’autorité, aucun droit d’exiger qu’on les observe, ni qu’on fasse ce qu’ils ordonnent, qu’on respecte les limites qu’ils tracent. Quand on les publie — ce qui se fait souvent de la même manière que pour les lois — c’est purement pour des raisons d’utilité pratique : il y a peut-être avantage à ce que les (50) sujets sachent ce qu’ils ont à attendre des autorités, et s’y conforment. Si l’on croit qu’il n’y a pas utilité à le faire, la publication n’a pas lieu ; il peut même arriver qu’on juge convenable de tenir secret le détail d’une instruction10. Dans tous les cas, la force et l’importance de l’instruction sont les mêmes : elle ne touche que les fonctionnaires ; sur le sujet, elle n’a pas d’effet immédiat ; celui-ci ne s’en ressent que par l’exécution que les fonctionnaires en font ; les ordres ne font pas du droit, pas plus que les commandements généraux en matière de police et de finances11.
(51) Le résultat est que, dans cette période du régime de la police, il existe bien un droit civil, un droit pénal, un droit de procédure, en un mot un droit de justice ; il n’existe pas, pour l’administration, de règlements qui soient obligatoires pour l’autorité vis-à-vis du sujet : il n’y a pas de droit public (( Au cours des débats dans la Chambre des députés prussienne sur la Kreisordnung, le rapporteur, DrFriedenthal, dans son discours remarquable, a fait en quelques mots rapides le portrait de l’Etat sous le régime de la police. « Le droit civil reste sacré ; on crée des garanties pour le droit civil ; la justice doit être indépendante. La justice va son chemin, l’administration fait de même. Le droit public, dans cette phase n’est pas reconnu comme droit ; il est considéré comme un precarium ; l’Etat est le maitre absolu de toutes les affaires publiques » (V. Brauchitsch, Materialien Z. Kr. O., II, p. 650). De là cette profonde différence entre les affaires de justice et les affaires d’administration, différence que notre ancienne littérature cherche avec tant de peine à fixer. Ce n’est pas, pour l’époque, une simple question de compétence ; il s’agit de savoir si l’affaire doit être traitée d’après des principes de droit ou d’après l’opportunité seule (Oppenhoff, Ressortverh. p. 16).)).
(52) III. — En revanche, le droit civil et la juridiction civile prennent un essor prodigieux ; s’occupant, dans une large mesure, des relations entre l’Etat et le sujet, ils remplissent les lacunes que cet état du droit administratif présenterait pour la conscience publique.
1. — D’après l’ancien droit, les demandes que les sujets pouvaient diriger contre leur prince devaient être portées devant les Austräge d’abord et ensuite devant les tribunaux de l’Empire. Mais il était devenu d’usage de faire une distinction, selon que le prince était assigné comme prince ou comme privatus. Le premier cas était celui où il s’agissait de ses droits de supériorité ; le second, celui où une simple relation d’affaires privées était en question ; c’est là un des points où la distinction entre le droit public et le droit civil commence à percer. Or, pour la demande dirigée contre le prince comme privatus, contre la chambre du prince ou contre son fisc, comme on dit, on reconnaît la compétence des tribunaux ordinaires du pays. Cette compétence repose sur la fiction qu’on a choisi ces tribunaux, par consentement tacite comme Austrägalgerichte, pour servir d’arbitres dans le sens de cette institution. On aurait pu raisonner de la même manière pour les demandes qui concernaient les prérogatives. Mais on estimait ces affaires comme très supérieures en importance ; c’est pour cela qu’on ne voulait pas présumer ici une soumission tacite des sujets à la juridiction des propres tribunaux de leur adversaire12. Si les tribunaux du pays, dans ces affaires privées, fonctionnaient comme la Austrägalgerichte, il était logique qu’on put appeler de leur décision aux tribunaux de l’Empire ; et ceci, même dans le cas d’un privilegiam de non appellando absolu, parce que les Austräge étaient toujours exceptés de ces privilèges. Mais les princes s’y opposaient, et, à la fin, les capitulations impériales, (Wahlkapitulationen) décident que les tribunaux de l’Empire ne peuvent plus être saisis de ces affaires, ni directement ni par voie d’appel. Donc les tribunaux territoriaux sont ici souverains13.
(53) Ce qui est caractéristique, c’est la sollicitude avec laquelle on cherchait des garanties pour que les juges — qui étaient cependant les fonctionnaires de l’une des parties en cause — fussent impartiaux et dignes de confiance. Que le prince renonce à faire un acte de souveraineté dans une affaire semblable, cela va de soi ; mais on prend soin aussi de délier les juges, solennellement et avant l’introduction de l’instance, du devoir « de défendre notre intérêt » ; des princes consciencieux se répandent en admonitions et en reproches, lorsqu’ils soupçonnent qu’on a pu les favoriser14.
Cette compétence des tribunaux territoriaux vis-à-vis de leur prince reste intacte à côté de la diminution et, à la fin, de la disparition complète de la juridiction de l’Empire ; à mesure que le régime de la police (54) s’accentue, elle augmente toujours en importance.
2. — Pour la compétence des tribunaux civils, l’essentiel est donc que l’Etat soit soumis au droit civil ; cela revient à la question de savoir s’il doit y avoir pour lui un régime de droit quelconque ; car, en dehors du droit civil, il n’y a pas de droit. C’est pour cela qu’il y a ici plus qu’un intérêt scientifique à tracer correctement la ligne entre deux sphères de droit d’un caractère différent. Il s’agit de résoudre le conflit entre deux idées puissantes : l’idée de l’Etat omnipotent, idée qui vient de se manifester par la destruction des barrières des prérogatives ; et l’idée du droit, idée qui est réduite à porter aussi en avant que possible, dans les rapports entre l’Etat et les sujets, la seule forme du droit et de ses règles, qui soit à sa disposition.
La période du régime de la police a trouvé la solution du conflit dans la fameuse doctrine du Fisc, qu’elle a développée et qui, aujourd’hui encore, malgré la disparition de tout ce qui lui servait de base, continue à exercer une influence évidente sur l’application du droit et sur son enseignement, quoiqu’on ne la professe plus et que, le plus souvent, on la nie même expressément.
L’idée du fisc a pris son origine dans le droit romain. Le fisc se présentait là comme une personne morale à côté de l’empereur, personne morale à qui appartiennent les biens servant à poursuivre le but de l’Etat, qui jouit de revenus spéciaux et de certains privilèges de droit civil et de procédure15. Dans le droit public allemand, quand on commence à parler du fisc, on ne regarde d’abord que les utilitates, les avantages matériels qui sont joints à cette institution : ce sont les jura fisci qu’on a en vue, les amendes, les confiscations, les bona vacantia, les trésors trouvés, etc. Le fisc est la caisse qui perçoit tout cela. Originairement, l’empereur seul a ces droits ; dans la suite, ils reviennent aux princes de l’Empire : eux aussi, peuvent avoir un fisc ; à la fin, les princes ont la possession exclusive de ces droits disputés16.
(55) Avec le développement du régime de la police, ces droits particuliers perdent leur importance. Ils disparaissent derrière l’omnipotence de l’Etat. En revanche, cette personne morale, propriétaire des biens destinés au but de l’Etat, qui est le fisc, apparaît maintenant au premier plan. L’idée de l’Etat distingue les biens du fisc des biens privés du prince. Le fisc administre ces biens par des fonctionnaires spéciaux ; il les défend devant les tribunaux, figurant dans les litiges qui peuvent survenir avec les sujets, comme partie au procès. Il représente maintenant un côté de l’Etat ; mais ce côté de l’Etat est reconnu et formé comme personne morale, avant que, pour tout le reste de son existence, on ait attribué à l’Etat cette qualité. Le fisc est placé à côté du prince et des autorités exerçant la puissance publique ; il les représente dans toutes les affaires de droit civil concernant la fortune publique17.
(56) Mais, de plus en plus, l’idée se fait jour que l’ensemble des droits de supériorité eux-mêmes, ou, pour mieux dire, cette universalité de la puissance souveraine, doivent être censés appartenir, sous toutes les formes, à l’Etat au nom duquel ils sont exercés ; l’Etat, comme point de départ de la puissance publique, constitue donc aussi une personne morale.
Ainsi, on arrive à avoir deux personnes morales distinctes, produits d’une division juridique de l’Etat : d’une part, l’ancien fisc, l’Etat considéré comme société d’intérêts pécuniaires ou personne morale du droit civil ; d’autre part, l’Etat proprement dit, l’association politique, la personne morale du droit public — rappelons-nous que cette expression « droit public » est souvent négative et signifie l’exclusion du droit civil18.
Cette division doit être comprise dans le sens qu’elle a à son époque. Il ne s’agit pas ici de rapports divers d’un seul et même être ; il ne s’agit pas seulement de deux côtés, de deux fonctions de l’Etat. Ce n’est pas une erreur des écrivains, juges et hommes politiques de ce temps, ce n’est pas, de leur part, une erreur de langage s’ils appellent expressément le fisc une personne à part, formant le contraire de l’Etat ; ils veulent dire ce qu’ils disent. Ce n’est qu’ainsi comprise que cette idée nous donne la clef de l’ordre de choses que le droit de cette époque a réalisé. Les deux personnes morales ne sont pas seulement distinctes par le nom ; chacune a sa représentation à elle et ses affaires distinctes qui sont gérées en son nom. Mais elles se distinguent surtout par leurs qualités juridiques respectives. Le fisc est, par sa nature, « l’homme privé ordinaire » ; en administrant sa fortune, il est soumis au droit civil, il dépend de la juridiction civile. L’Etat proprement dit n’a pas de fortune ; en revanche, il a la puissance publique, le droit général de commandement. Le fisc est sujet comme les autres. L’Etat lui commande, lui impose des charges, le contraint au paiement comme les autres sujets. L’Etat ne peut pas être soumis aux tribunaux et le droit civil ne le concerne pas. Cet Etat réalise pleinement et sans restriction l’idée qui, dans le régime de la police, a triomphé. Des idées aussi puissantes commencent toujours par s’imposer d’une manière absolue ; on n’aurait pas admis le partage qui fait que le même être présenterait cependant un côté qui permet de le considérer comme « un homme privé ordinaire ». Ce n’est que par la création d’une personne morale distincte, connexe, mais d’un caractère inférieur, que le droit civil et la juridiction civile ont pu être rendues admissibles. La doctrine du fisc, dans son sens primitif et non encore dénaturé, était seule à même de réunir ce qui, sans elle, (57) restait disparate19.
Mais aussi le degré d’application du droit civil et de la juridiction civile que l’on voulait atteindre et qu’on a réussi à atteindre, ne pouvait se déterminer que sur cette base. On ne saurait méconnaître le fait qu’à cette époque, si nous établissons une comparaison avec notre manière de voir moderne, le droit civil occupe une partie bien plus étendue de la sphère d’activité de l’Etat.
(58) Le point de départ, c’est le principe que le droit civil, et par conséquent aussi la juridiction civile, doit s’appliquer partout où il s’agit du mien et du tien, de questions d’affaires concernant la fortune. Il n’y a exception que dans le cas où c’est l’Etat proprement dit qui apparaît dans l’affaire. On reconnaît que c’est l’Etat, — depuis que les autorités fiscales ont reçu leur organisation spéciale, — tout d’abord par la personne de son représentant. Mais ce qui est décisif, c’est toujours la manière dont il agit : l’Etat seul a la puissance publique. La forme générale sous laquelle la puissance publique se présente, c’est le commandement et l’emploi de la force. Là où il y a commandement et contrainte, c’est l’Etat ; partout ailleurs, c’est le fisc. Ainsi, le droit civil reçoit déjà une extension assez considérable20.
(59) Mais cela seul ne nous donnerait pas encore la particularité saillante de tout le système, cette merveilleuse ubiquité des rapports de droit civil, qui accompagnent toute l’activité de l’Etat et amènent avec eux la compétence des tribunaux civils. Ici, le droit civil est appliqué même dans les cas où, d’après les principes qui régissent son application, il ne serait pas applicable, tout au moins, tant qu’on s’en tient à l’unité et l’individualité de la personne de l’Etat, tel que nous le comprenons aujourd’hui. Lorsque l’Etat agit comme un particulier pourrait le faire, lorsqu’il achète, vend, prête ou emprunte, reçoit ou fait des donations, alors il ne nous paraît pas difficile de le soumettre aux règles du droit civil ; il ne commande pas, il se montre simplement du côté de ses intérêts pécuniaires, comme nous disons ; et, par là, il « se soumet au droit civil ». Mais si, vraiment, il se met à commander et à exercer la puissance publique, alors il n’est plus question d’appliquer le droit civil. Il faudrait, en effet, mettre plus de bonne volonté que n’en a un juriste, pour trouver dans ce commandement son côté d’intérêts pécuniaires et pour imaginer, de la part de celui qui commande, une soumission correspondante au droit civil. Comment le commandement pourrait-il faire naître en même temps vis-à-vis de l’Etat des droits d’ordre privé, c’est ce qui resterait inexplicable. Seule, l’ancienne doctrine du Fisc a rendu ceci possible d’attacher, sans manquer à la logique, des effets de droit civil immédiatement aux actes de la puissance publique. Bien entendu, ce n’est pas sur l’Etat lui-même que portent ces effets, c’est sur le Fisc, qui est placé à côté de lui ; le Fisc ne figure pas dans l’acte comme commandant, il n’y a donc pas de contradiction à le faire obliger civilement. Cette idée, avec toutes sortes de modalités, est appliquée aux différents actes du pouvoir ; elle sert à y rattacher, au profit des sujets, des droits vis-à-vis de l’Etat. L’Etat exproprie le possesseur d’un immeuble, mais il impose en même temps au Fisc la charge d’indemniser celui-ci par une somme d’argent. L’Etat, par la nomination du fonctionnaire, le soumet à une dépendance spéciale, mais, en même temps ou même auparavant, le Fisc conclut avec lui une convention, une convention de droit civil, par laquelle il s’engage à payer un salaire. L’Etat fait percevoir des contributions qui avaient déjà été payées ; le Fisc est censé avoir obtenu un enrichissement sans cause, il en doit la restitution d’après les principes de la condictio indebiti. D’une manière générale, toutes les fois que l’Etat, par sa puissance publique, impose à un individu un sacrifice spécial, le Fisc, en vertu d’une règle générale du droit civil, devient son débiteur d’une juste indemnité, pour le paiement de laquelle on peut l’assigner devant le tribunal civil21.
(60) Ainsi, la doctrine du Fisc devient d’une grande importance pour l’organisation du droit dans le système du régime de la police. Rien n’est plus facile, il est vrai, que de combattre, avec les lumières du temps moderne, les idées fondamentales sur lesquelles elle repose. Cela ne peut pas faire disparaître le fait que cette doctrine a dominé pendant longtemps dans la réalité de notre droit et qu’elle a incontestablement rendu de grands services. A vrai dire, il y a toujours quelque chose d’arbitraire et de singulier dans les différentes formes par lesquelles l’ingéniosité humaine a cherché à garantir la situation des sujets vis-à-vis de la puissance d’Etat ; le système français de la séparation des pouvoirs que, en fait, nous suivons actuellement, n’en est pas exempt. Parmi ces moyens de garantie, il faut compter la doctrine du fisc22. Au milieu (61) des formes anciennes complètement détruites, elle fut d’abord le seul moyen qui s’offrait.
- Christian V. Wolff (1679-1754) est réputé être le « philosophe officiel d’Etat » de Frédéric-le-Grand. Ses œuvres qui nous intéressent ici : Jus naturae (9 vol. 1740-1748) et : Vernünftige Gedanken von dem gesellschaftlichen Leben der Menschen und insonderheit dem gemeinen Wesen zur Beförderung der Glückseligkeit des menschlichen Geschlechts (4e éd. 1736), avec leur esprit si doucereux, restent assez loin du caractère de l’Etat prussien. Le véritable prophète de la nouvelle administration, c’est Justi, Grundsätze der Polizeiwissenschaft, 1756 ; déjà, dans la préface, il insiste sur une opposition énergique contre les sentimentalités de Wolff. [↩]
- Dans ce sens, les deux maximes célèbres : « L’Etat c’est moi » (Louis XIV) et « le roi est le premier serviteur de l’Etat » (Frédéric-le-Grand), sont de valeur égale. [↩]
- On sait, avec quel vif intérêt Frédéric-le-Grand a pris part à l’administration de la police de sa ville de résidence, Potsdam. Preuss, Urkundenbuch zur Lebensgeschichte Friedrichs des Grossen, donne une collection d’ordres de cabinet de ce genre, qui, justement par la futilité de leurs objets dont le choix est dirigé par le hasard, et par l’absence de principes existants, sont des monuments de l’histoire du droit. Nous trouvons par exemple, vol. IV, p. 271 : « S. M. a appris avec déplaisir que l’aubergiste Ploeger conduit depuis quelque temps avec ses gens un ménage bien mauvais et déréglé » ; la mairie (magistrat) doit « immédiatement lui tirer l’oreille » et lui faire savoir, que s’il ne s’amende pas immédiatement, « S. M. enverra le Ploeger avec ses gens à Spandau (la forteresse) et abandonnera sa maison à son créancier ». Voir aussi les ordres loc. cit., p. 276 (badigeonnage d’une maison), p. 303 (exposition désapprouvée), pp. 273, 277, 296, 297 (questions de maîtrises). [↩]
- Ainsi Perthes, Deutsch. Staatsleben vor der Revol. pp. 227 ss., spécialement p. 238. Zimmermann, Deutsch. Pol. im 19 Jhrh. I, p. 197 montre très bien comment, avec la cessation de l’autorité impériale, les limites des prérogatives disparaissent ; les actes royaux de cette époque, avec leur absence complète de formes sont aujourd’hui encore quelquefois un embarras pour la justice qui doit se rendre compte de leur caractère juridique. Le Tribunal des Conflits prussien, le 8 août 1854, a eu à statuer dans le cas suivant : Une communauté d’église revendique contre le fisc la propriété d’un immeuble qui appartenait à un ancien cimetière et sur lequel en 1763 une caserne avait été construite. Comment cela était-il arrivé ? Un architecte royal supérieur avait alors écrit au conseil presbytérial qu’il avait l’ordre de S. M. le roi, de construire là une caserne pour l’artillerie de sa très-haute Majesté. Et la construction avait été faite. Le tribunal se résout à admettre que cela avait été une expropriation. L’Obertribunal prussien, le 7 juillet 1868 (Str. 71, p. 295) a eu à s’occuper d’un ordre de cabinet d’une époque plus récente, mais qui n’est pas moins difficile à apprécier. On peut rappeler à cette occasion la belle histoire du meunier de Sans-souci, histoire dont les ruines du moulin conservent le souvenir et qui a donné lieu à la maxime si souvent répétée par nos voisins : « Il y a des juges à Berlin ». Malheureusement c’est une histoire impossible : il ne s’agissait pas d’une indemnité, bien entendu, puisque le roi, ainsi qu’on le raconte, voulait payer richement ; mais ce que le meunier ne pouvait pas croire, c’est qu’il y aurait un tribunal pour défendre au roi de lui enlever son moulin. On a du reste constaté, par les archives de l’ancienne Chambre royale de Postdam, que la vérité est en sens contraire : le roi a payé au meunier qui se montra très exigeant, des subventions réitérées, pour qu’il restât et fit marcher son moulin, parce que cela semblait lui donner un bel « aspect » (Märkische Forschungen, t. VI, pp. 165 ss.). [↩]
- Grävell, Antiplatonischer Staat, 1808, pp. 196, 197. Comment les ordres directs du prince passent par dessus toutes les compétences, voir ci-dessus note 3. Vers la fin de cette période, ces actes directs deviennent plus rares ; la classe des fonctionnaires y voit des immixtions « dans les affaires dont la gestion leur appartient, ce qui, d’après eux, doit être en même temps une espèce de droit des sujets ». Zimmermann, Deutsch. Pol. 1, p. 142. [↩]
- Ainsi Roller. Württemb. Pol. R. 1800, préface, p. V : « Un pareil fonctionnaire peut être considéré comme un petit régent dans sa circonscription ». De même, Schmoller, dans Zeitschrift für Preuss. Gesch. 1874, p. 564 : « les conseillers de finances (Steuerräte) étaient en petit ce que le roi était en grand ». Sur la généralité des commissions : V. Kreittmayr, Anm. z. Cod. Max. V, p. 1731 ; Leist, St. R. § 101 (la formule est la même que celle qui détermine l’étendue de la puissance suprême : il faut qu’ils soient autorisés à tout ce dont ils peuvent avoir besoin pour l’accomplissement des devoirs de leur fonction ; cf. ci-dessus p. 30) ; de même, Goenner, Staatsdienst, p. 219 : Pfeiffer, Pract. Ausf. III, pp. 304, 306. [↩]
- Comment est-on arrivé à supprimer les actes de souveraineté ? Stoelzel en donne une excellente exposition dans Fünfzehn Vorträge aus d. Brandenb. Preuss. Rechts-und Staatsgeschichte, pp. 157 ss. [↩]
- Moser, Landeshoheit in Reg. S. p. 303 : « Les lois sont des commandements du prince, ordres ou défenses, obligatoires pour tous les sujets ou tout au moins pour un groupe de sujets ». C’est la définition constante donnée jusqu’aux temps modernes : Bodinus, de republ., éd. VII, p. 466 ; Christ. Wolff, Jus naturae, VIII, § 965 ; Pütter, Inst. jur. publ. § 221 ; Dankelmann, dans ses remarques contre la codification du droit civil prussien chez Stölzel, Suarez, p. 378 ; enfin Häberlin, Staatsrecht, II, § 221 l’expose encore une fois tout au long. [↩]
- Eichhorn, Betracht. über d. Verf. des Deutch. Bundes, p. 41 : En matière administrative, on peut « même dans le cas où une certaine règle existe, avoir égard à la situation individuelle des choses, et ordonner ce qui convient au bien commun, alors même que cela constitue une infraction à la règle qu’une règle de droit a créée… (Ces lois) ne sont, à proprement parler, que des règles pour les autorités exécutives de l’Etat, règles par lesquelles une certaine liberté d’action est laissée leur propre initiative ». Ces autorités inférieures, naturellement, sont tenues de ne pas, par leurs ordres, aller contre les commandements de leurs supérieurs ; mais, pour les sujets, ces lois, au sens impropre, ne constituent aucune garantie. La chose a quelque ressemblance avec ce que Jhering appelle « une norme unilatéralement obligatoire » (Zweck im Recht. pp. 333, 338, 340). Funke, Die Verw. in ihrem Verh. z. Just. (1840) caractérise la différence essentielle entre le droit privé et le droit public par le fait que ce n’est que dans la sphère du premier qu’il y a des « lois de droit » (« Rechtsgesetze », p. 40). Un excellent traité dont l’auteur est anonyme : Die Trennung der Justiz und Administration, 1840, l’explique encore plus clairement : Des « lois de droit », il n’y en a que dans la sphère du droit privé (p. 36) ; les lois, qui sont émises en matière de finances, de police, en matière militaire, sont telles, « qu’elles ne peuvent pas être traitées de lois de droit ; elles se présentent comme des lois politiques » (39) ; elles sont aussi désignées comme « normes politiques » (p. 46) ; la différence essentielle qui les sépare des lois-règles de droit, est dans ces mots : « le citoyen, par rapport à ces lois et à leurs effets, n’existe pas comme personne » ; les prétentions qu’il voudrait formuler en vertu de ces lois, « ne peuvent pas être considérées comme des droits qui lui appartiennent » (p. 37) ; donc, le sujet ne figure ici que comme objet. — A. L. R. Einl. § 7, n’envisage comme matière de la loi que le droit privé, le droit criminel et le droit de procédure : Bornkak, Preuss. Staatsrecht. I, p. 484. A. L. R. II, 13 § 6 : « Le droit de faire des lois et des règlements généraux de police est un droit de majesté ». Comp. A. L. R. II, 20 § 150. Pourquoi sont-ce deux choses différentes ? Bornhak, loc. cit., 1. p. 437 en donne la raison suivante : les règlements de police n’ont pas besoin d’être publiés pour avoir leur effet, ce qui a lieu en réalité. Mais il est évident qu’à cause de leur objet ils ne sont pas considérés comme de véritables lois, des lois-règles de droit. La distinction entre la loi et un règlement général de police ou de finance peut devenir d’une grande importance, quand il s’agit d’interpréter des prescriptions datant des temps anciens ; Foerstemann, Pol. R., pp, 92, 145, 148, en donne des exemples. [↩]
- Sur la manière dont on a tenu secrètes les instructions données aux conseillers de finances, Schmoller dans Zeitschrift f. Preuss. Gesch., 1874, p. 564. Quand la publication d’une instruction est ordonnée, on aime à en indiquer le but : « pour la tranquillisation », « afin que chacun s’y conforme et se tienne sur ses gardes ». [↩]
- V. Sarwey, A. L. R., p. 50, 51, observe, avec raison, que ces instructions n’ont d’effet extérieur que d’une manière indirecte, en ce qu’elles astreignent l’administration à une certaine stabilité et uniformité dont les sujets bénéficient. Mais il n’était pas logique d’ajouter : « Donc, les instructions forment une partie du droit commun existant dans chaque Etat ». Schmoller dans Zeitschrift f. Preuss. Gesch., 1874, p. 511 et s., va jusqu’à considérer le droit nouveau comme un produit de l’activité des conseillers des finances qui l’auraient créé par leurs instructions et leurs ordres ; p, 552, il parle de la « formation du droit administratif par les édits, règlements municipaux et ordres individuels » (!). Gneist, Rechtsstaat, croit également voir ici un jus extraordinarium : « droit ordonné par les autorités » (p. 149), un « organisme du droit solide » (p. 158), quoiqu’il avoue qu’il ne s’agit pas ici « de l’application uniforme d’une règle de droit, mais de l’usage des forces coercitives au point de vue de buts déterminés ». Or, nous avons aujourd’hui encore devant nous exactement les mêmes instructions, qui, par la force de la subordination, maintiennent dans l’administration l’ordre et la régularité. Nous savons qu’elles ne créent pas des règles de droit ; c’est ce que, à la différence des instructions, font les lois. Serait-il permis de donner le nom de droit à ce que les instructions ont produit au commencement du siècle dernier, pour ce seul motif qu’alors il n’y avait pas mieux pour l’administration, qu’il n’y avait pas de véritable droit ? [↩]
- Streben, Rechtl. Bed. V (J. S.), p. 40, note 3 indique ce motif. [↩]
- Moser, Wahlkap. Jos. H., t. 11, p. 253 ; Schmelzer, Wahlkap, Franz H, p. 153 ; Häberlin St. R. II, pp. 460 ss. [↩]
- Struben, Rechtl. Bed. V. J. S., pp. 41 ss. où l’on trouve surtout les propos énergiques de Frédéric Guillaume I contre les juges qui agiraient ainsi : « Oubliant Dieu et leur devoir et manquant de conscience ». Pfeiffer, Pract. Ausf. III, p. 207. [↩]
- Savigny, Systm. II, pp. 272 ss. ; Weiske, Rechtslex. IV, pp. 297 ss. ; Mommsen, Abriss des röm. St. R., p. 279. [↩]
- Moser, Landeshoheit in Kam. Sachen, p. 107 : « Nous appelons fisc la caisse du prince, dans laquelle entrent les revenus que le prince tire, non pas de ses biens de chambre ou propres, mais des sujets ou des parties de territoire qui lui appartiennent, non pas en tant que propriétaire mais en vertu de la supériorité, ou bien encore les revenus qu’il tire d’étrangers ». Pour Cramer, Wetzl, Nebenst. IV, p. 66 le fisc est également une caisse au profit de laquelle il y a des privilèges ; c’est ce qui fait que les causae fiscales différent à causis principum privatis et propriis ». Häberlin, Staatsrecht. II, pp. 238 ss. fait l’historique : « Aux temps anciens, on croyait que l’Empereur seul pouvait avoir un fisc » (p. 240). Comme on le voit, il ne s’agit toujours que des « droits du fisc ». Comp. Klüber, Off. R., pp. 700 ss., où le jus fisci figure même comme un droit de supériorité spéciale. Zöpfl, St. R. II, § 458 II, désigne le fisc comme « une autorité qui exerce les droits de l’Etat comme caisse de l’Etat ». La manière de s’exprimer, il est vrai, devient de plus en plus singulière. [↩]
- La combinaison de personnes morales du droit civil avec l’administration publique apparaît aussi, de façon différente, dans les collectivités inférieures. Nous y reviendrons en traitant des personnes morales du droit public. Sur le fisc comme représentant du roi et des autorités, ordre du cabinet pruss., 4 décembre 1831 ; Oppenhoff, Ressortverh., p. 39 ; Koch, Komment. zum A. L. R., II, p. 404 ; Braunschw. Landchaftsordnung, § 198. Cette représentation signifie surtout une responsabilité civile. Le fisc, de son côté, est représenté par les autorités, en ce sens que celles-ci sont les organes de sa personne morale. Le double sens du mot aboutit quelquefois à une espèce de représentation réciproque. Ainsi, par exemple, chez Koch, loc. cit., pp. 404 et 405. [↩]
- La formule classique se trouve chez Koch, Lehrbuch d. Preuss. Priv. Rechts, I, p. 170 (§ 60) : « L’Etat se présente comme personne morale dans un double rapport, comme association politique pour la réalisation du but de l’Etat (droits de majesté, de supériorité) et comme société d’intérêts pécuniaires pour procurer les moyens qui doivent servir à ce but. Il faut bien distinguer ces deux sociétés, l’une de l’autre ». La seconde est le fisc. [↩]
- Perrot, Verfassung, Zuständigkeit und Verfahren der Gerichte der Preuss. Rheinprovinzen (1842) I, p. 174 : Puisque, vis-à-vis de la puissance de l’Etat, les membres de l’Etat sont sans protection, « on a eu recours à une heureuse fiction. On a créé l’idée du fisc considéré comme une personne morale qui a la vocation de procurer et d’administrer les moyens destinés au but de l’Etat. Cette personne morale est représentée par les autorités des différents degrés de la hiérarchie. Elle n’est pas elle-même souveraine ; elle est soumise aux lois de l’Etat, comme toute autre personne physique ou morale, elle a donc partout à s’accommoder aux lois existantes ». La doctrine du fisc, dans toute sa vigueur, apparaît ici avec la conscience de son but pratique. Cette manière de voir nous frappe encore de temps en temps dans la jurisprudence moderne. O. Tr., 27 mai 1862 (Str. 46, p. 109 : « Ce n’est pas le fisc, c’est l’Etat qui est le contradicteur légitime » ; O. Tr. 14 juillet 1865 (Str. 60, p. 111) : « Le premier juge confond le fisc avec le législateur, s’il dit que le défendeur (le fisc) avait, en vertu de son droit de supériorité, supprimé plus tard l’immunité de droit de douane qui appartenait au demandeur ; la convention a été conclue par le fisc, mais la loi douanière a été émise par le législateur ». Comp. Bl. f. adm, Pr. 1880, p. 229. De même, O. Tr., 5 janvier 1877 (Str. 99, p. 132) laisse indécise la question de savoir s’il est préférable de reconnaître dans l’Etat une personnalité double ou une seule personnalité qui a des rapports tant de droit privé que de droit de supériorité d’Etat. [↩]
- Dès qu’il n’y a plus de commandement, il s’agit, comme disent les tribunaux, « d’une pure question d’argent », on a alors affaire au fisc : C. C. H., 11 déc. 1852, 4 avril 1855 (Kosmann, Erkenntnisse, II, p. 141, p. 249) ; 10 oct. 1863 (J. M. B., I., 1863, p. 290). La maxime de la période du régime de la police d’après laquelle « c’est seulement au cas de commandement que l’Etat n’est pas soumis au droit civil », a pris des racines si profondes qu’aujourd’hui encore il y a des juristes qui ne veulent pas y renoncer ; voir ci-dessous § 11, note 3. [↩]
- Nous rencontrerons à chaque instant cette manière de voir, quand nous exposerons les différentes institutions du droit administratif. Comme il n’y a rien à faire contre l’Etat lui-même et que le fisc ne peut pas faire plus que de payer, toute garantie de la liberté civile sous le régime de la police, se résume dans ces mots : « Soumets-toi et présente ta note ». Klüber, dans Archiv. f. d. neueste Gesetzgebung t. 1, p. 261 expose cette thèse avec une certaine satisfaction : « La supériorité territoriale ne doit être exercée que d’après les lois-règles de droit » (p. 287), c’est-à-dire que le souverain peut tout « mais seulement à condition de dédommagement » ; si, pour chaque empiétement, le fisc est obligé d’indemniser, alors on a gouverné d’après des lois-règles de droit (p. 292) ; par contre, « exercer arbitrairement la puissance de l’Etat », ce n’est autre chose qu’ « altérer, par cet exercice, des droits de propriété privée sans un dédommagement complet ». Bornhak, Preuss. St. R., II, p. 464 a fait de ce système du régime de la police une critique peu modérée mais assez juste, quand il parle de la « tendance des tribunaux prussiens à faire du fisc comme personne morale le souffre douleur général pour l’Etat ». [↩]
- Il y a une exception, à cet égard, pour la Hesse électorale à raison du rôle particulier que joue ici la justice. Le tribunal d’appel supérieur (Oberappellationsgericht) de Cassel se considère comme successeur de l’ancien tribunal de l’Empire pour statuer sur les demandes dirigées contre le prince « sans distinguer les deux personnes qui sont réunies dans ce prince, comme détenteur des droits de supériorité et comme représentant du fisc ». Il maintient l’ancien principe, « que toute affaire administrative peut devenir affaire de justice » dès que le gouvernement veut « violer des droits acquis ». Jusqu’en 1817, il admet, contre les actes administratifs de ce genre, des « appellations extrajudiciaires », il exerce un contrôle général sur le point de savoir si les limites des prérogatives du prince ont été observées, même quand il s’agit d’une loi que celui-ci aurait émise. Pfeiffer, Prakt Ausf., I, pp. 254, 258, III, pp. 441 ss. ; Bähr, Rechtsstaat, pp. 135 ss. Plus tard, il se produit un changement sous l’influence des théories du droit constitutionnel : la loi elle-même n’est plus contrôlée pour rechercher si elle est admissible ; mais toute autre mesure du gouvernement est examinée pour savoir si elle est conforme à la loi. Pfeiffer, Prakt. Ausf., I, p. 258, III, p. 561. La Constitution de 1831 n’a pas manqué de renforcer encore cette puissante situation du tribunal ; c’est aussi surtout contre elle, que le coup d’état du prince électeur en 1851 fut dirigé. Il y avait donc ici des éléments juridiques de l’époque des droits de supériorité des princes, éléments qui persistaient et ne furent absorbés que par les idées de l’Etat constitutionnel moderne et par son régime du droit. C’est là, certes, une chose assez remarquable au point de vue de l’histoire du droit ; mais on a eu le tort de vouloir préconiser cet état de choses comme un idéal et un droit modèle. La grande marche du développement de notre droit, tout en ne laissant pas ce coin paisible tout à fait intact, passe par le régime plein et fortement accentué de la police. [↩]