Ce texte est la version manuscrite d’une intervention dans le cadre d’un colloque sur le thème « La révision des lois bioéthiques et l’évolution de la conception de la personne humaine » qui s’est tenu les 17 et 18 octobre 2019, à l’Université de Toulon.
« Ce que j’ai fait, je te le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait » (A. de Saint-Exupéry, Terre des hommes, 2001, Paris, Gallimard, Folio, p. 40). C’est en ces termes que l’aviateur Henri Guillaumet s’adressait à son ami Antoine de Saint-Exupéry après avoir marché cinq jours et quatre nuits dans la cordillère des Andes où il s’était écrasé. En affirmant cela, le pilote évoquait sans s’en rendre compte, on ne peut lui reprocher vu sa fatigue, que l’Homme était un animal libéré de la contrainte biologique. Là où Descartes érigeait l’Homme en maître et possesseur de la nature (R. Descartes, « Discours de la méthode », in Œuvres, 1996, Paris, J. Vrin, t. VI, p. 61), l’aviateur français suggérait que l’humanité s’était extraite de son état de nature biologique.
Cette intuition, confirmée par les progrès de la science, a fait craindre une déshumanisation de l’humanité. Le débat provoqué par la maîtrise d’événements aussi intimes de la vie humaine que la procréation a rendu nécessaire l’encadrement de la technique par le phénomène juridique. Cette intrusion du droit dans la « sphère de chaque existence dans laquelle nul ne peut s’immiscer sans y être convié » (J. Rivero, Les libertés publiques, 1989, Paris, PUF, Thémis, 4e éd., t. 2, p. 74) doit s’entourer de précautions. Dans cette optique, la révision du droit de la bioéthique – aujourd’hui essentiellement concentré autour du triptyque législatif de 1994 (L. n° 94-548 du 1er juill. 1994 relative au traitement de données nominatives ayant pour fin la recherche dans le domaine de la santé et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janv. 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, NOR : RESX9200045L ; L. n° 94-653 du 29 juill. 1994 relative au respect du corps humain, NOR : JUSX9400024L ; L. n° 94-654 du 29 juill. 1994 relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale et à la procréation et au diagnostic prénatal), 2004 (L. n° 2004-800 du 6 août 2004 relative à la bioéthique) et 2011 (L. n° 2011-814 du 7 juill. 2011 relative à la bioéthique, NOR: ETSX1117652L) – est précédée de multiples consultations dont celle du Conseil d’État mobilisé afin d’apporter un éclairage juridique sur ces questions.
C’est dans ces circonstances que le Conseil d’État a livré au début de l’été 2018 sa lecture du modèle bioéthique dans une étude (Conseil d’État, Révision de la loi de bioéthique : quelles options pour demain ?, 2018, Paris, La Documentation française, Les Études du Conseil d’État, 237 p.) précédant le projet de loi relatif à la bioéthique (Projet de loi relatif à la bioéthique, n° 2187, NOR : SSAX1917211L) à propos duquel il a aussi été consulté (CE, Ass., 18 juill. 2019, avis n° 397993, Avis sur un projet de loi relatif à la bioéthique), projet qui a depuis été adopté en première lecture par l’Assemblée Nationale le 15 octobre 2019. Deux avis du Conseil d’État, avant et après la formulation du projet de loi, jalonnent le processus contemporain de révision. Bien que prudent, en raison de l’absence de contraintes juridiques imposant une solution, notamment pour l’assistance médicale à la procréation post-mortem et la levée de l’anonymat des donneurs de gamètes, le Conseil d’État appréhende la bioéthique par le prisme de la prééminence de la dignité de la personne humaine, composante de l’ordre public (CE, Ass., 27 oct. 1995, req. n° 136727, Commune de Morsang-sur-Orge, Rec. Leb., p. 372) placée au frontispice du cadre bioéthique (Conseil d’État, Révision de la loi de bioéthique : quelles options pour demain ?, op. cit, p. 37), sur les principes de liberté et de solidarité.
Actuellement, les dispositions législatives encore en vigueur (CSP, art. L. 2141-2) prohibent de manière absolue l’assistance médicale à la procréation post-mortem, que ce soit par insémination ou transfert d’embryon, et protègent, de manière tout aussi absolue – sauf nécessité thérapeutique –, l’anonymat des donneurs de gamètes (C. civ., art. 16-8) utilisés dans le cadre d’une assistance médicale à la procréation. Le projet de loi sur lequel travaille désormais la commission spéciale du Sénat sur la bioéthique, sans remettre en cause la première prohibition, propose de réorganiser la défense de l’anonymat en permettant qu’il puisse être levé à la majorité de l’enfant ainsi conçu qui en ferait la demande.
Le choix d’étudier ces deux points n’est pas anodin tant la position du Conseil d’État à leur propos avait, avant ces consultations, été médiatisée par son activité contentieuse. Saisi de la conventionalité des dispositions fondant les refus par les autorités publiques de demande d’exportation de gamètes d’un défunt à l’étranger et de communication d’informations relatives à un donneur de gamètes, le Conseil d’État a accepté, dans le premier cas, d’opérer un contrôle in concreto inédit (CE, Ass., 31 mai 2016, req. n° 396848, Mme Gonzalez-Gomez, Rec. Leb., p. 208) là où il le qualifiait d’inopérant (CE, 28 déc. 2017, req. n° 396571, M. Molénat, Rec. Leb., p. 404) dans le second cas.
Cette divergence de technique contentieuse se double d’une divergence – du moins au premier abord – quant à la position de fond du Conseil d’État à propos de ces techniques. En effet, alors qu’il demeure attaché à l’interdiction absolue de toute assistance médicale à la procréation post-mortem, il défend au contraire, et ce depuis 2009 au moins (Conseil d’État, La révision des lois de bioéthique, 2009, Paris, La Documentation française, Les Études du Conseil d’État, p. 52), le droit des enfants issus d’une assistance médicale à la procréation ayant eu recours à un don d’accéder au moins partiellement à leurs origines. Entre conservatisme et libéralisme, le Conseil d’État semblerait hésiter. Plutôt que de justifier ces contradictions apparentes, il sera intéressant de chercher à mettre en lumière la conception de la personne humaine que le Conseil d’État promeut au travers de ses positions.
Leur étude mettra en lumière que le Conseil d’État aborde ces questions à la manière de Procruste qui contraignait les voyageurs à se coucher dans un lit afin d’adapter, par la découpe ou l’étirement de leurs membres, leur taille aux dimensions de celui-ci. Dans cette démarche, il tente en priorité d’adapter les faits aux principes – du moins tel qu’il les conçoit – de la bioéthique française, principalement la dignité de la personne humaine donc, afin d’assurer la protection de l’état de nature (I) en cherchant à enfermer les possibilités techniques dans les frontières de l’apparence biologique. Ce n’est que dans un second temps, lorsque cet état de nature matérialisé par nos frontières biologiques est altéré, que le Conseil d’État cherche à adapter les principes aux faits (II) sans se résoudre pour autant à abandonner ses convictions.
I – L’adaptation des faits aux principes, condition de protection de l’état de nature
Afin de s’assurer que la technique scientifique n’abolisse pas la condition biologique de l’humanité, le Conseil d’État appréhende ces questions sous l’angle de la vraisemblance biologique. La technique doit préserver la « loi de la nature » selon laquelle, pour reprendre Wittgenstein (L. Wittgenstein, Tractacus logico-philosocus, 1993, Paris, Gallimard, Tel, trad. G.-G. Granger, p. 112), la solution du problème de la vie n’est perçue qu’à la disparition de ce problème impossible à résoudre. Cette idée selon laquelle la vie, inexplicable pour le chanteur Abdoulaye Diarra (Oxmo Puccino, extrait de la chanson Parce que la vie, 2019), est le fruit immaîtrisé de l’union d’un homme et d’une femme en âge de procréer, est utilisée par le Conseil d’État comme le bouclier de l’intérêt de l’enfant à venir (A) pour refuser l’introduction de l’assistance médicale à la procréation post-mortem et comme l’étendard de sa conception objective de la personne humaine (B) pour encadrer la levée de l’anonymat des donneurs de gamètes.
A – La vraisemblance biologique, bouclier de l’intérêt de l’enfant à venir
L’assistance médicale à la procréation post-mortem revient à permettre à une veuve de concevoir un enfant avec les gamètes de son conjoint malgré sa disparition physique. Cette technique n’est pas un remède à l’infertilité pathologique qui conditionne actuellement le recours à l’assistance médicale à la procréation (CSP, art. L. 2141-2). En effet, l’infertilité est pathologique si elle touche un couple dont la relation charnelle est susceptible d’engendrer un enfant, soit un homme et une femme en âge de procréer. L’assistance médicale à la procréation n’est donc permise qu’aux porteurs d’un projet parental dont l’identité permet de garantir que l’aboutissement de ce projet ne trahira pas le secret technique de la procréation. La mort du conjoint, infertilité sociale, constitue un obstacle au bénéfice de l’assistance médicale à la procréation puisque l’absence évidente de relation charnelle dans ce cas trahirait l’origine artificielle de la conception.
Le Conseil d’État s’inscrit à propos de l’assistance médicale à la procréation post-mortem dans cette dynamique. En effet, si la technique peut permettre à une veuve de procréer avec son défunt compagnon, le Conseil d’État se refuse à l’admettre tant d’un point de vue strictement biologique, celui qui a vu la vie le quitter ne peut plus la donner.
Tout l’intérêt de sa position réside dans l’absolutisme de la prohibition qu’il propose, du moins en amont du projet de loi, de maintenir à l’égard de l’assistance médicale à la procréation post-mortem. Qu’il s’agisse de l’insémination ou du transfert d’embryon, deux techniques qui n’ont pas la même relation temporelle avec le décès de l’homme – l’assistance médicale à la procréation n’est envisagée que dans le cas du décès du membre masculin du couple dans la mesure où la situation inverse imposerait de recourir à une gestation pour autrui prohibée en droit français –, le Conseil d’État conclut à l’interdiction. La première, qui suppose un stockage préventif des gamètes du défunt, fait intervenir la fécondation après sa disparition physique tandis que le transfert d’embryon implique que la fécondation est déjà intervenue lorsque survient le décès. Ainsi, tandis que le recours à l’insémination implique une fécondation post-mortem, le transfert d’embryon entraîne pour sa part une gestation post-mortem.
Cette différence technique pourrait justifier que le Conseil d’État traite différemment – comme cela fut d’ailleurs proposé en 2004 (lors de l’adoption en première lecture de la loi n° 2004-800 du 6 août 2004, des dispositions avaient été introduites pour autoriser le transfert d’embryons post-mortem mais elles n’ont finalement pas été adoptées) – ces deux situations. Après tout, dès lors que la fécondation est intervenue alors que les deux membres du couple étaient encore vivants, ils n’étaient frappés que d’une infertilité pathologique, souvent liée à la maladie du membre masculin du couple. Malgré cette apparente conformité à la vraisemblance biologique – la fécondation intervient alors que les parents sont vivants et en âge de procréer – le Conseil d’État nie cette subtilité. Plutôt que la fécondation, le Conseil d’État retient la gestation comme le critère permettant d’apprécier que l’assistance médicale à la procréation est intervenue ou non après la mort du conjoint.
Sa position illustre tout son attachement à la vraisemblance biologique. En retenant « l’insertion » de l’embryon dans l’utérus maternel, moment où débute la gestation, comme critère d’appréciation du caractère post-mortem de l’assistance médicale à la procréation, le Conseil d’État traduit la vraisemblance biologique selon laquelle la vie ne peut être donnée que par la mère qui portera l’enfant. De ce constat découle d’ailleurs le principe qui conditionne actuellement tout le schéma de la filiation en France, soit mater sempre certa est. En outre, cette position rigoureuse du Conseil d’État traduit aussi la conséquence du constat selon lequel si un enfant peut également naître orphelin « de père » dans le cas de l’union charnelle, le décès de ce dernier n’intervient nécessairement qu’une fois la gestation débutée.
Ce raisonnement technique n’est que la partie émergée des justifications de la position adoptée par le Conseil d’État tant cette fameuse vraisemblance biologique matérialise pour lui l’intérêt de l’enfant à venir. Plus que d’éventuelles difficultés matérielles susceptibles d’être rencontrées par la veuve devenue mère, le Conseil d’État considère que faire naître un enfant dans une famille monoparentale endeuillée, c’est l’exposer à la vulnérabilité (Conseil d’État, Révision de la loi de bioéthique : quelles options pour demain ?, op. cit, p. 70). Son refus d’assumer la responsabilité de l’orphelinat traduit aussi son refus plus général de « favoriser la naissance d’un enfant au sein d’une famille qui n’est plus un couple » (A. Bretonneau, « concl. sur CE, Ass., 31 mai 2016, Mme Gonzalez-Gomez », RFDA, 2016, p. 743). S’il peut être ainsi reproché au Conseil d’État de parler à la place des enfants (Ch. Mateus, « « Qu’on arrête de parler à notre place » : nous, enfants conçus par PMA », Le parisien, 5 oct. 2019) et un certain conservatisme, il doit lui être reconnu qu’il prend au moins en compte l’intérêt de l’enfant – tiers à l’opération – qu’il appréhende comme le fait de pouvoir grandir dans une famille structurée par un père et une mère, soit, dans sa conception, un cadre familial stable.
Bouclier de l’intérêt de l’enfant à venir, la vraisemblance biologique est aussi utilisée par le Conseil d’État dans la perspective d’une levée de l’anonymat des donneurs de gamètes comme étendard de sa conception objective de la personne humaine.
B – La vraisemblance biologique, étendard de la conception objective de la personne humaine
Si la problématique de l’assistance médicale à la procréation post-mortem s’inscrit dans l’intimité d’un couple, le projet parental d’un couple frustré par l’infertilité d’un de ses membres peut trouver une issue heureuse grâce à l’assistance médicale à la procréation hétérologue au sens où elle recourt aux gamètes d’un donneur, qu’il soit masculin ou féminin. La conception n’est alors pas seulement « artificielle » : elle fait aussi intervenir un tiers au projet parental.
La revendication de certains enfants ainsi conçus de pouvoir accéder à leurs origines biologiques – ce qui suppose que le secret de leur conception ait été éventé – et le développement de techniques de contournement de l’anonymat (« Fin de l’anonymat et possibles scandales : internet va-t-il bouleverser le don de sperme ? », Science et Avenir, 16 mars 2019) interroge la pertinence de la protection absolue de l’anonymat du donneur que le Conseil d’État propose de lever partiellement et sous certaines conditions. Ce dernier n’incite à rendre possible la levée de l’anonymat au respect duquel sont soumis les donneurs, les receveurs et l’enfant conçu, qu’à la majorité de ce dernier à la condition qu’il en exprime le souhait. La première restriction, temporelle donc, préserve l’anonymat des donneurs au moment du don. Conformément au principe de solidarité selon lequel le don est autant désintéressé que désincarné, préserver l’anonymat au moment du don permet selon le Conseil d’État de prévenir le risque de potentielles dérives des porteurs du projet parental. La seconde restriction, liée à la volonté de l’enfant ainsi conçu, a pour sa part vocation à préserver le secret de la conception, secret qui ne peut être garanti qu’autant que la vraisemblance biologique est encore respectée.
Offrir la possibilité aux receveurs de connaître l’identité du donneur revient à créer un lien entre eux, ce qui pourrait être le premier jalon d’une éventuelle relation contractuelle. Le Conseil d’État raisonne alors de manière prospective au nom de la défense d’une conception objective de la personne humaine empêchant de disposer librement de son corps et de ses produits. L’humanité transcende la volonté qui se voit opposer, y compris contre son gré, le principe d’indisponibilité corollaire de la dignité humaine.
Or, en ouvrant la perspective d’une relation contractuelle entre le donneur et les receveurs, la levée de l’anonymat des donneurs au moment du don contredirait cette indisponibilité : en individualisant le don, les donneurs et les receveurs s’accorderaient pour disposer des gamètes du donneur, ce que le Conseil d’État se refuse à envisager. Sa position est d’autant plus ferme que cette perspective contractualiste affaiblirait la prohibition contemporaine de la gestation pour autrui. En autorisant de contracter à propos d’un don de gamètes, comment justifier ensuite qu’il ne soit pas permis de contracter à propos d’une gestation ? Or, le Conseil d’État se refuse à l’encourager, sa sauvegarde du mimétisme biologique l’amenant, là encore, à protéger qu’en droit aussi, la mère ne peut être que celle qui accouche. Ainsi, en cherchant à empêcher la subjectivisation du cadre bioéthique, le Conseil d’État tente d’empêcher de permettre à la volonté individuelle de pouvoir s’extraire de la vraisemblance biologique par la voie contractuelle.
Cette vraisemblance biologique s’exprime également d’une manière encore plus directe. En ouvrant aux receveurs la possibilité de connaître l’identité du donneur, le Conseil d’État a peur de leur permettre de le sélectionner (ce qui diffère de l’appariement, technique par laquelle les médecins des centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme sélectionnent le donneur en fonction de plusieurs caractéristiques morphologiques afin de ne pas introduire de caractéristiques extérieures au couple et ainsi consolider la recherche de la vraisemblance biologique) et d’organiser par voie de conséquence une forme d’eugénisme. Là encore, la démarche traduit l’attachement à la vraisemblance vis-à-vis de la procréation biologique dans laquelle les parents ne maîtrisent pas les traits de leur futur enfant.
Malgré tout, le Conseil d’État n’est comme à son habitude pas dogmatique car s’il cherche en priorité à adapter les faits au moule des principes afin de ramener les hommes au respect d’un état de nature, il sait aussi, lorsqu’il est confronté à son altération, adapter les principes aux faits.
II – L’adaptation des principes aux faits, conséquence de l’altération de l’état de nature
Le Conseil d’État a déjà démontré à plusieurs reprises qu’il savait être pragmatique afin de s’adapter aux contextes afin de conserver voire de renforcer son influence. Ainsi, plutôt que d’adopter une posture contestataire et « résistante » au changement, le Conseil d’État prend acte des changements pour demeurer au centre du jeu. En effet, l’altération de l’état de nature que représente la proposition d’ouvrir l’assistance médicale à la procréation aux femmes seules et aux couples de femmes pousse le Conseil d’État à adapter lui aussi ses propositions afin, paradoxalement, de tenter de préserver sa conception du cadre bioéthique et de la personne humaine. Cette position est illustrée par le fait que confronté au constat de l’altération de la parentalité, aussi bien en droit qu’en fait, le Conseil d’État n’a pas hésité à encourager les gouvernants à lever, sous certaines conditions, la protection de l’anonymat des donneurs de gamètes (A). De même, l’altération des frontières – géographiques et biologiques – de l’humanité, du fait de l’évolution technologique, scientifique mais aussi juridique, contraint le Conseil d’État à progressivement revoir sa position relative à l’assistance médicale à la procréation (B) sans pour autant renier ses convictions.
A – L’altération de la parenté, moteur d’une levée consciente de l’anonymat des donneurs de gamètes
La procréation, peu importe son origine, entraîne la nécessité d’établir la filiation de l’enfant. Celle-ci est traditionnellement abordée au moyen de la notion de parenté qui sanctionne l’existence d’un lien générationnel (M. Douchy-Oudot, Droit de la famille, Dalloz, Hypercours, 9e éd., 2017, n° 642, p. 409). Depuis plusieurs années, elle est concurrencée par la parentalité qui découle d’un « processus qui mène à l’état de parent, en faisant primer l’engagement sur le lien biologique » (V. Depadt-Sebag, La place des tiers dans la conception d’un enfant né par AMP avec donneur : un secret d’ordre public, D., 2010, p. 330.).
Cette tendance a notamment été alimentée par l’existence de l’assistance médicale à la procréation mobilisant le don de gamètes : l’enfant issu d’une telle technique ne possède un lien biologique qu’avec l’un de ses parents légaux puisque le donneur n’apparaîtra pas dans la lignée de l’enfant. La famille légale de ce dernier est alors une construction qui disjoint les vérités juridique et biologique. S’il est possible de dissimuler son histoire biologique, c’est parce que, du fait du respect de la vraisemblance biologique, l’enfant grandira dans une cellule familiale composée d’un père et d’une mère pouvant lui laisser croire qu’il est le fruit d’une union charnelle. Ce secret de la conception, le Conseil d’État propose de le préserver.
Ce n’est que lorsque ce secret est éventé par la famille légale que le Conseil d’État souhaite permettre aux enfants qui le solliciteraient de pouvoir accéder à leurs origines biologiques, au moins grâce à des données non identifiantes. En effet, dans le schéma proposé, l’identité du donneur ne serait révélée qu’avec son accord exprès qu’il serait susceptible de formuler, non pas au moment du don, mais au moment de la demande d’accès aux origines formulée par l’enfant issu de l’assistance médicale à la procréation ayant eu recours au don. Ainsi, le Conseil d’État souhaite protéger l’intérêt de l’enfant issu du don en lui ouvrant le droit, au moment de sa majorité, d’accéder à son histoire biologique afin d’apaiser le trouble qu’a pu provoquer la révélation du secret de sa conception. Néanmoins, il souhaite également protéger les droits du donneur en lui ouvrant la possibilité, afin de préserver sa vie privée et sa volonté, de s’opposer à la transmission de son identité, proposition que n’a finalement pas retenue le législateur (le projet de loi prévoit en effet que le droit d’accès aux origines est un droit d’accès à l’identité du donneur qui devra alors consentir à la transmission de son identité lorsqu’il effectue son don).
Après avoir échoué à convaincre le législateur et s’être refusé à le provoquer par une interprétation audacieuse (en considérant que l’anonymat, qui peut être levé en cas de nécessité thérapeutique – CSP, art. L. 1244-6 –, était susceptible d’entraîner chez l’enfant désireux d’accéder à ses origines des désordres de nature psychologique) ou la voie du contrôle de conventionalité in concreto, le Conseil d’État semble avoir saisi la nouvelle altération de la parenté portée par le nouveau projet de loi relatif à la bioéthique pour obtenir, au moins en partie, gain de cause. En ouvrant le bénéfice de l’assistance médicale à la procréation aux femmes célibataires et aux couples de femmes, le projet de loi s’éloigne du mimétisme biologique pour s’orienter en direction du projet parental, notion dans laquelle le Conseil d’État ajoute au projet des parents l’intérêt des enfants (CE, Ass., 18 juill. 2019, avis n° 397993, Avis sur un projet de loi relatif à la bioéthique, p. 5). Or, l’enfant issu d’un tel projet parental connaissant nécessairement l’artificialité de son identité légale puisqu’une femme seule ou même deux femmes ne peuvent procréer sans intervention extérieure, le trouble susceptible d’en découler mérite, au regard de la protection de son intérêt supérieur, d’être compensé par le droit d’accès à ses origines. Dès lors que l’intérêt évoqué se définit comme le fait « de disposer d’une certitude juridique sur son état et de grandir dans un cadre familial stable » (CE, Ass., 18 juill. 2019, ibid., p. 14), la disjonction des identités juridique et biologique de ces enfants semblait imposer la reconnaissance du droit d’accès aux origines. Une fois arrivé à ce stade du raisonnement, c’est l’application du principe d’égalité qui impliquait pour le Conseil d’État de l’étendre aux enfants issus d’un projet parental porté par un couple hétérosexuel ayant eu recours au don.
En revanche, le Conseil d’État a proposé, dans le cadre de la filiation de ces enfants, de distinguer les deux situations – respect de la vraisemblance biologique ou non – afin de préserver, quand c’est possible, le secret du caractère artificiel de la procréation. Face à ce qu’il qualifie de différence objective entre ces parents, le Conseil d’État propose de ne créer un nouveau mode de filiation fondé sur la déclaration anticipée de volonté – qui évente le secret de conception – uniquement dans le cas des femmes célibataires et des couples de femmes. Ainsi, en maintenant la filiation de droit commun au bénéfice des couples hétérosexuels ayant recours au don, le Conseil d’État refuse de faire primer le droit d’accès aux origines sur la vraisemblance biologique qui implique la liberté de révéler ou non l’origine artificielle de la conception. La position inverse serait contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant précédemment évoqué puisqu’il reviendrait à créer les conditions du trouble justifiant ensuite de recourir au droit d’accès aux origines.
Dans cette entreprise, le Conseil d’État est opportuniste puisqu’il profite de l’altération de la parenté afin de proposer une exception qui, par son caractère exceptionnel donc, illustre aussi toute l’importance du mimétisme biologique dans sa vision du cadre bioéthique. Ainsi, en concédant que les faits peuvent en déborder, le Conseil d’État utilise la neutralisation du principe guidant son action, la vraisemblance biologique, pour mieux réaffirmer, en creux, toute sa vigueur. Son inapplication exceptionnelle est ainsi mise au service de son efficacité dans le cadre commun de la bioéthique. Cette stratégie, le Conseil d’État va l’exporter à l’ouverture contrainte de l’assistance médicale à la procréation post-mortem qui découle de l’altération des frontières, géographiques et biologiques, de l’humanité.
B – L’altération des frontières de l’humanité, moteur d’une ouverture subie de l’assistance médicale à la procréation post-mortem
Confronté au phénomène du shopping law selon lequel des individus tentent de contourner les interdits français en se rendant à l’étranger, le cadre bioéthique a tenté de le limiter, en ce qui concerne l’assistance médicale à la procréation post-mortem, en interdisant l’exportation de gamètes en vue d’une fécondation sollicitée par une veuve. Saisi de la légalité d’un tel refus d’exportation, il ordonna pourtant de manière surprenante le transfert réclamé au motif que la finalité de la règle – empêcher le contournement de la prohibition française – ne s’appliquait pas à la requérante, espagnole ayant convenu avant qu’il ne décède avec son conjoint italien de retourner vivre dans son pays d’origine pour y fonder une famille. Or, en limitant au cas d’un projet parental étranger au système français les situations dans lesquelles le droit français ne fait pas obstacle à ce qu’une assistance médicale à la procréation post-mortem intervienne, le Conseil d’État renvoie cette situation à un caractère exceptionnel, ce que ses décisions postérieures confirment (CE, 13 juin 2018, req. n° 421333 ; CE, 4 déc 2018, req. n° 425446). Ainsi, l’inapplication exceptionnelle de la prohibition permet au Conseil d’État de mettre en lumière toute la vigueur qu’il y attache.
De même, sa proposition d’autoriser l’assistance médicale à la procréation post-mortem dans son avis relatif au projet de loi illustre paradoxalement tout son attachement à l’interdit contemporain. En effet, loin d’être le fruit d’une contrainte juridique, c’est la perspective de l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation aux femmes célibataires et aux couples de femmes, altération des frontières biologiques, qui implique cette proposition au nom de la cohérence d’un cadre bioéthique détaché du mimétisme biologique. Il y aurait selon le Conseil d’État une incohérence – et non une méconnaissance de l’égalité – à maintenir la prohibition du recours à l’assistance médicale à la procréation au bénéfice des veuves alors qu’elle serait ouverte aux femmes célibataires.
Deux lectures peuvent être proposées – elles ne sont d’ailleurs pas contradictoires – pour découvrir ce que dissimule cette proposition du Conseil d’État. La première mobilise l’intérêt supérieur de l’enfant : interdire à la veuve – qui est aussi d’une certaine manière célibataire – de concevoir un enfant à partir des gamètes de son compagnon défunt alors qu’elle pourrait le faire avec celles d’un donneur anonyme interpelle. En effet, si naître dans un contexte endeuillé peut causer un trouble dans la construction identitaire de l’enfant, ce dernier pourrait au moins s’inscrire dans une certaine histoire familiale en connaissant ses figures paternelle, maternelle ainsi que leurs ascendants respectifs. Conformément à sa conception de l’intérêt de l’enfant – grandir dans un cadre familial stable appréhendé sous l’angle de la vraisemblance biologique –, le Conseil d’État peut chercher à rappeler aux gouvernants leur responsabilité à l’égard des intérêts des enfants.
La seconde, plus radicale, retient notre préférence. Comme certains avaient pu le penser lorsqu’il avait refusé d’étendre le contrôle de conventionalité in concreto à la question de l’anonymat des donneurs (X. Dupré de Boulois, « Contrôle de conventionnalité in concreto : à quoi joue le Conseil d’État ? CE, 28 déc. 2017, Molénat », RDLF, 2018, chron. n° 04), le Conseil d’État pourrait rappeler aux gouvernants que l’ouverture proposée de l’assistance médicale à la procréation risque, à terme, devoir entraîner d’autres évolutions. En effet, affaiblir la vraisemblance biologique liée à la conception objective de la personne humaine, clé de voûte de la bioéthique française selon le Conseil d’État, c’est prendre le risque de saper la pertinence d’une bonne partie du cadre bioéthique français. Ainsi, en proposant, au nom de la cohérence, de renoncer à la prohibition de l’assistance médicale à la procréation post-mortem, il alerte les gouvernants sur les conséquences de leurs choix.
En bref, si le Conseil d’État a su démontrer qu’il sait ne pas cumuler la dureté de la règle à la cruauté de la nature (H. Fulchiron, Contrôle de proportionnalité ou décision en équité ?, D., 2016, p. 1476), il sait aussi rappeler subtilement combien il est attaché à sa conception objective de la personne humaine et aux principes qui en découlent.
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