Conseil d’État
N° 396848
ECLI:FR:CEASS:2016:396848.20160531
Publié au recueil Lebon
Assemblée
M. Vincent Villette, rapporteur
Mme Aurélie Bretonneau, rapporteur public
SCP PIWNICA, MOLINIE ; SCP DIDIER, PINET ; SCP GADIOU, CHEVALLIER, avocats
lecture du mardi 31 mai 2016
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Texte intégral
Vu la procédure suivante :
Mme D…C…A…a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, d’enjoindre à l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris et à l’Agence de la biomédecine de prendre toutes mesures afin de permettre l’exportation des gamètes de son mari, décédé, vers un établissement de santé espagnol autorisé à pratiquer les procréations médicalement assistées.
Par une ordonnance n° 1601133/9 du 25 janvier 2016, statuant sur le fondement de l’article L. 522-3 du code de justice administrative, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté cette demande.
Par un pourvoi, enregistré le 8 février 2016 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, Mme C…A…demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler cette ordonnance ;
2°) statuant comme juge des référés, de faire droit à sa demande.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
– le code de la santé publique ;
– le code de justice administrative.
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. Vincent Villette, auditeur,
– les conclusions de Mme Aurélie Bretonneau, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Gadiou, Chevallier, avocat de Mme C…A…, à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de l’Agence de la biomédecine et à la SCP Didier, Pinet, avocat de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris ;
Considérant ce qui suit :
Sur l’office du juge des référés :
1. L’article L. 521-2 du code de justice administrative prévoit que le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une autorité administrative aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Selon l’article L. 522-3 du même code, le juge des référés peut, par une ordonnance motivée, rejeter sans instruction ni audience une demande qui lui apparaît dépourvue d’urgence ou manifestement mal fondée.
2. Eu égard à son office, qui consiste à assurer la sauvegarde des libertés fondamentales, il appartient au juge des référés, saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, de prendre, en cas d’urgence, toutes les mesures qui sont de nature à remédier aux effets résultant d’une atteinte grave et manifestement illégale portée, par une autorité administrative, à une liberté fondamentale, y compris lorsque cette atteinte résulte de l’application de dispositions législatives qui sont manifestement incompatibles avec les engagements européens ou internationaux de la France, ou dont la mise en oeuvre entraînerait des conséquences manifestement contraires aux exigences nées de ces engagements.
Sur les circonstances de l’affaire et sur l’ordonnance attaquée :
3. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés que M. B… a procédé à un dépôt de gamètes dans le centre d’étude et de conservation des oeufs et du sperme de l’hôpital Tenon, établissement qui relève de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris. M. B… est décédé le 9 juillet 2015. Sa veuve, Mme C…A…, a demandé que les gamètes de son époux, conservés dans cet hôpital, soient transférés en Espagne. Par une décision du 26 août 2015, le chef du service de biologie de la reproduction et centre d’études et de conservation des oeufs et du sperme à l’hôpital Tenon l’a informée du refus opposé par l’Agence de la biomédecine à cette demande. Mme C…A…a saisi de ce refus le juge des référés du tribunal administratif de Paris. Ce juge, statuant sur le fondement de l’article L. 522-3 du code de justice administrative, a rejeté comme manifestement mal fondée sa demande tendant à ce qu’il enjoigne à l’Agence de la biomédecine et à l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris de prendre toutes mesures permettant un tel transfert. Mme C…A…se pourvoit en cassation contre l’ordonnance de ce juge.
4. Il résulte de ce qui a été dit au point 2 que le juge des référés du tribunal administratif de Paris a commis une erreur de droit en rejetant, sur le fondement de l’article L. 522-3 du code de justice administrative, la demande qui lui était présentée, au seul motif qu’il ne lui appartenait pas de se prononcer, eu égard à son office, sur l’existence d’une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée de la requérante, garanti par l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dès lors qu’une telle atteinte aurait été la conséquence nécessaire de la mise en oeuvre de dispositions législatives du code de la santé publique. Par conséquent, Mme C…A…est fondée, sans qu’il soit besoin d’examiner l’autre moyen de son pourvoi, à demander l’annulation de l’ordonnance qu’elle attaque.
5. Il y a lieu, dans les circonstances de la présente affaire, de régler en application des dispositions de l’article L. 821-2 du code de justice administrative le litige au titre de la procédure de référé engagée par Mme C…A….
Sur la demande présentée au juge des référés :
6. Aux termes de l’article L. 2141-2 du code de la santé publique : » L’assistance médicale à la procréation a pour objet de remédier à l’infertilité d’un couple ou d’éviter la transmission à l’enfant ou à un membre du couple d’une maladie d’une particulière gravité. Le caractère pathologique de l’infertilité doit être médicalement diagnostiqué. / L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants, en âge de procréer et consentir préalablement au transfert des embryons ou à l’insémination. Font obstacle à l’insémination ou au transfert des embryons le décès d’un des membres du couple, le dépôt d’une requête en divorce ou en séparation de corps ou la cessation de la communauté de vie, ainsi que la révocation par écrit du consentement par l’homme ou la femme auprès du médecin chargé de mettre en oeuvre l’assistance médicale à la procréation. « . L’article L. 2141-11 de ce même code dispose : » Toute personne dont la prise en charge médicale est susceptible d’altérer la fertilité, ou dont la fertilité risque d’être prématurément altérée, peut bénéficier du recueil et de la conservation de ses gamètes ou de ses tissus germinaux, en vue de la réalisation ultérieure, à son bénéfice, d’une assistance médicale à la procréation, ou en vue de la préservation et de la restauration de sa fertilité. Ce recueil et cette conservation sont subordonnés au consentement de l’intéressé et, le cas échéant, de celui de l’un des titulaires de l’autorité parentale, ou du tuteur, lorsque l’intéressé, mineur ou majeur, fait l’objet d’une mesure de tutelle. / Les procédés biologiques utilisés pour la conservation des gamètes et des tissus germinaux sont inclus dans la liste prévue à l’article L. 2141-1, selon les conditions déterminées par cet article. « . Il résulte de ces dispositions qu’en principe, le dépôt et la conservation des gamètes ne peuvent être autorisés, en France, qu’en vue de la réalisation d’une assistance médicale à la procréation entrant dans les prévisions légales du code de la santé publique.
7. En outre, en vertu des dispositions de l’article L. 2141-11-1 de ce même code : » L’importation et l’exportation de gamètes ou de tissus germinaux issus du corps humain sont soumises à une autorisation délivrée par l’Agence de la biomédecine. / Seul un établissement, un organisme ou un laboratoire titulaire de l’autorisation prévue à l’article L. 2142-1 pour exercer une activité biologique d’assistance médicale à la procréation peut obtenir l’autorisation prévue au présent article. / Seuls les gamètes et les tissus germinaux recueillis et destinés à être utilisés conformément aux normes de qualité et de sécurité en vigueur, ainsi qu’aux principes mentionnés aux articles L. 1244-3, L. 1244-4, L. 2141-2, L. 2141-3, L. 2141-7 et L. 2141-11 du présent code et aux articles 16 à 16-8 du code civil, peuvent faire l’objet d’une autorisation d’importation ou d’exportation. / Toute violation des prescriptions fixées par l’autorisation d’importation ou d’exportation de gamètes ou de tissus germinaux entraîne la suspension ou le retrait de cette autorisation par l’Agence de la biomédecine. « .
8. Les dispositions mentionnées aux points 6 et 7 ne sont pas incompatibles avec les stipulations de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et, en particulier, de son article 8.
D’une part en effet, à la différence de la loi espagnole qui autorise l’utilisation des gamètes du mari, qui y a préalablement consenti, dans les douze mois suivant son décès pour réaliser une insémination au profit de sa veuve, l’article L. 24141-2 du code de la santé publique prohibe expressément une telle pratique. Cette interdiction relève de la marge d’appréciation dont chaque Etat dispose, dans sa juridiction, pour l’application de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et elle ne porte pas, par elle-même, une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale, tel qu’il est garanti par les stipulations de l’article 8 de cette convention.
D’autre part, l’article L. 2141-11-1 de ce même code interdit également que les gamètes déposés en France puissent faire l’objet d’une exportation, s’ils sont destinés à être utilisés, à l’étranger, à des fins qui sont prohibées sur le territoire national. Ces dernières dispositions, qui visent à faire obstacle à tout contournement des dispositions de l’article L. 2141-2, ne méconnaissent pas davantage par elles-mêmes les exigences nées de l’article 8 de cette convention.
9. Toutefois, la compatibilité de la loi avec les stipulations de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne fait pas obstacle à ce que, dans certaines circonstances particulières, l’application de dispositions législatives puisse constituer une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par cette convention. Il appartient par conséquent au juge d’apprécier concrètement si, au regard des finalités des dispositions législatives en cause, l’atteinte aux droits et libertés protégés par la convention qui résulte de la mise en oeuvre de dispositions, par elles-mêmes compatibles avec celle-ci, n’est pas excessive.
10. Dans la présente affaire, il y a lieu pour le Conseil d’Etat statuant comme juge des référés, d’apprécier si la mise en oeuvre de l’article L. 2141-11-1 du code de la santé publique n’a pas porté une atteinte manifestement excessive au droit au respect de la vie privée et familiale de Mme C…A…, garanti par l’article 8 de la convention européenne de sauvergarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
11. Il résulte de l’instruction que Mme C… A…et M. B…avaient formé, ensemble, le projet de donner naissance à un enfant. En raison de la grave maladie qui l’a touché, et dont le traitement risquait de le rendre stérile, M. B…a procédé, à titre préventif, à un dépôt de gamètes dans le centre d’étude et de conservation des oeufs et du sperme de l’hôpital Tenon, afin que Mme C…A…et lui-même puissent, ultérieurement, bénéficier d’une assistance médicale à la procréation. Mais ce projet, tel qu’il avait été initialement conçu, n’a pu aboutir en raison de la détérioration brutale de l’état de santé de M. B…, qui a entraîné son décès le 9 juillet 2015. Il est, par ailleurs, établi que M. B… avait explicitement consenti à ce que son épouse puisse bénéficier d’une insémination artificielle avec ses gamètes, y compris à titre posthume en Espagne, pays d’origine de Mme C…A…, si les tentatives réalisées en France de son vivant s’avéraient infructueuses. Dans les mois qui ont précédé son décès, il n’était, toutefois, plus en mesure, en raison de l’évolution de sa pathologie, de procéder, à cette fin, à un autre dépôt de gamètes en Espagne. Ainsi, seuls les gamètes stockés en France dans le centre d’étude et de conservation des oeufs et du sperme de l’hôpital Tenon sont susceptibles de permettre à Mme C…A…, qui réside désormais en Espagne, d’exercer la faculté, que lui ouvre la loi espagnole de poursuivre le projet parental commun qu’elle avait formé, dans la durée et de manière réfléchie, avec son mari. Dans ces conditions et en l’absence de toute intention frauduleuse de la part de la requérante, dont l’installation en Espagne ne résulte pas de la recherche, par elle, de dispositions plus favorables à la réalisation de son projet que la loi française, mais de l’accomplissement de ce projet dans le pays où demeure sa famille qu’elle a rejointe, le refus qui lui a été opposé sur le fondement des dispositions précitées du code de la santé publique – lesquelles interdisent toute exportation de gamètes en vue d’une utilisation contraire aux règles du droit français – porte, eu égard à l’ensemble des circonstances de la présente affaire, une atteinte manifestement excessive à son droit au respect de la vie privée et familiale protégé par les stipulations de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il porte, ce faisant, une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.
12. La loi espagnole n’autorise le recours à une insémination en vue d’une conception posthume que dans les douze mois suivant la mort du mari. Dès lors, la condition d’urgence particulière prévue par les dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative est remplie.
13. Il résulte de ce qui précède qu’il y a lieu d’enjoindre à l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris et à l’Agence de la biomédecine de prendre toutes les mesures nécessaires afin de permettre l’exportation des gamètes de M. B…vers un établissement de santé espagnol autorisé à pratiquer les procréations médicalement assistées, dans un délai de sept jours à compter de la notification de la présente décision.
Sur l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :
14. Les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu’une somme soit mise, à ce titre, à la charge de la requérante qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante.
D E C I D E :
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Article 1er : L’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris du 25 janvier 2016 est annulée.
Article 2 : Il est enjoint à l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris et à l’Agence de la biomédecine de prendre toutes mesures afin de permettre l’exportation des gamètes litigieux vers un établissement de santé espagnol autorisé à pratiquer les procréations médicalement assistées, dans un délai de sept jours à compter de la notification de la présente décision.
Article 3 : Les conclusions présentées au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à Mme D…C…A…, à l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris et à l’Agence de la biomédecine.
Copie en sera adressée à la ministre des affaires sociales et de la santé.