La création de mécanismes régionaux de protection des droits de l’Homme ouvre de nouvelles perspectives pour la défense d’intérêts de groupes placés en situation de minorité politique.
Le recours au juge régional pour traiter de situations individuelles susceptibles d’avoir un impact structurel sur la société a donc été un outil supplémentaire pour revendiquer des droits et mettre en lumière des situations de violence sociale, politique et juridique.
Ce sont ces revendications qui sont à l’origine de « l’élargissement » des droits de l’Homme, thème de la Journée d’étude dans laquelle l’Avis consultatif 24/17 de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme (CIADH) est à l’honneur. Nous ne résoudrons pas ici la question de savoir si les avis ou les arrêts des Cour régionales peuvent constituer un « élargissement », entendu comme l’« action de rendre plus large », ou l’« action ou fait de rendre ou de devenir plus vaste, plus étendu » (CNRTL, entrée pour « élargissement », consulté le 26 mai 2019), qui a pour connotation le fait d’aller au-delà du texte, ou plutôt une nouvelle interprétation du texte « à la lumière des conditions de vie actuelles » (Cour EDH, Tyrer c. Royaume-Uni, n°5856/72, 25 avril 1978, §31). Dans tous les cas, c’est bien un acte de volonté qui est la source de l’évolution du contenu des droits garantis dans les Conventions régionales de protection des droits de l’Homme. Sans approfondir le concept de « litige stratégique » dont la définition fait spécifiquement l’objet d’une contribution, quelques mots sont nécessaires afin de comprendre ce qui rend un litige « stratégique ». Si c’est bien le fait d’arriver à un objectif à travers une revendication précise, alors la volonté des acteurs du litige est un élément constitutif du litige stratégique.
Cet acte de volonté, c’est d’abord celui d’individus, de groupes d’individus ou d’association qui au travers des cas particuliers, portés à la connaissance des juridictions, cherchent à transformer la réalité sociale par le droit. A cette fin, ils sont susceptibles d’élaborer et de mettre en œuvre des stratégies afin de réussir dans leur entreprise. Toutefois, l’acte de volonté peut aussi être celui du juge qui, au travers de sa jurisprudence, peut mobiliser des stratégies à l’occasion d’une affaire ou d’une série d’affaires afin de faire évoluer le droit dans un sens ou un autre.
La mise en œuvre de ces stratégies est particulièrement saillante lorsqu’il s’agit de questions de « société » (F. SUDRE, « Convention européenne des droits de l’homme. – Caractères généraux », JurisClasseur Europe Traité, LexisNexis, 29 février 2016, §34 et §64).
En effet, dans le cadre de ces questions, interrogeant des aspects fondamentaux ou structurels des sociétés, la modification du droit en vigueur est très souvent un des aspects constitutifs des revendications formulées par les requérants et qui ont fait l’objet des débats les plus importants des Décisions qui seront ici étudiées. Depuis la dépénalisation de l’homosexualité en Irlande du Nord en 1981 à la légalisation du mariage pour les couples de même sexe en Amérique latine en 2017 et la demande d’ouverture des méthodes de procréation médicalement assistée (PMA) pour les couples de femmes mariées en 2018, les juridictions régionales européennes et américaines des droits de l’Homme ont été saisies d’affaires qui ont posé des questions à même de modifier le droit et de traduire une évolution de la société.
Il s’agira donc de s’interroger sur les interactions qu’entretiennent ces acteurs avec le litige stratégique. Nous verrons que les juridictions régionales sont au cœur de la stratégie des requérants qui les saisissent (I). Toutefois, ces juridictions ne sont pas en reste et s’approprient ces affaires pour développer leurs propres stratégies (II).
I. Les juridictions régionales comme instrument du litige stratégique
Les Conventions européenne (CEDH) et américaine des droits de l’Homme (CADH) sont des éléments centraux des stratégies de litige qui peuvent se développer sur chacun de leur continent respectif. Toutefois, les juridictions que ces conventions établissent jouent un rôle plus précis en raison de leurs spécificités. Il en résulte que la Cour EDH est un instrument bien plus maniable (A) que la Cour IADH, moins accessible (B).
A. La CEDH placé au cœur de la stratégie
Par son accès relativement simple en apparence, la Cour EDH est un outil au centre des litiges stratégiques européens. En effet, au titre de l’article 34 de la Convention « La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles ». En outre, la Cour a élargi l’accès à son prétoire au-delà des victimes directes ou indirectes. Il en est ainsi des personnes qui sont des victimes potentielles (Cour EDH, plénière, Dudgeon c. Royaume-Uni, n°7525/76, 22 octobre 1981) ou des personnes dont les droits sont violés directement par une norme sans qu’un acte individuel d’application n’ait été pris (Cour EDH, GC, S.A.S. c. France, n°43835/11, 1erjuillet 2014). Dans ce dernier cas, il n’est pas nécessaire que la personne ait épuisé les voies de recours internes pour accéder au prétoire de la Cour tel que prévu par l’article 35 de la Convention EDH. Elle considère en effet que « cette question est dénuée de pertinence dans le contexte du système légal français dès lors qu’elle a conclu que la requérante peut se dire victime en l’absence de mesure individuelle ». (Cour EDH, GC, S.A.S c. France, n°43835/11, 1erjuillet 2014, §61).
Les requérants utilisent donc l’accès à la Cour européenne pour faire pression sur les Gouvernements nationaux ou pour que la Cour fasse évoluer le droit positif en leur faveur.
A cet égard, plusieurs exemples dans lesquels se sont manifestés des stratégies peuvent venir à l’esprit. En ce qui concerne la France, il est possible de penser à trois décisions récentes ou d’actualité.
Ainsi, dans l’Affaire Charron et Merle-Montet c. France (Cour EDH, déc., n°22612/15, 16 janvier 2018), il s’agissait d’un couple de femmes désirant bénéficier d’une PMA qui contestait la loi française en ce qu’elle n’autorise pas la prise en charge des couples homosexuels. La Cour a jugé la requête irrecevable pour ne pas avoir épuisé les voies de recours internes. Les requérantes n’avaient, en effet, pas déposé de QPC dans la mesure où elles alléguaient que celle-ci n’avait aucune chance de prospérer (H. FULCHIRON,
« Le contrôle de proportionnalité au service du principe de subsidiarité », Recueil Dalloz, n°12, 2018, p.649). Cette affaire est évidemment à mettre en relation avec les réflexions qui ont lieu sur la possibilité de mettre en place la PMA pour les couples de femmes (Comité Consultatif National d’Ethique, Avis du CCNE sur les demandes sociétales de recours à l’assistance médicale à la procréation, n°126, 15 juin 2017, 78 p.). Le Gouvernement est averti que cette affaire ira certainement devant la Cour EDH si la loi ne change pas ou si le Conseil constitutionnel ne statuerait pas en leur faveur.
En outre, dans l’affaire Garçon et Nicot c. France (Cour EDH, requêtes n°79855/12, 52471/13 et 52596/13, 6 avril 2017), dans laquelle la Cour a conclu à une violation du droit à la vie privée par la France, était en cause l’obligation d’effectuer une transformation irréversible de l’apparence pour les personnes transsexuelles. Cette requête a été introduite en 2013 puis communiquée au gouvernement en 2015, avant la modification du droit français par la loi du 18 novembre 2016 « de modernisation de la justice du XXIe siècle » qui lève l’obligation d’effectuer des interventions chirurgicales ou de stérilisation pour pouvoir effectuer une modification de la mention du sexe sur l’état civil (S. PARICARD, « Une libéralisation du changement de sexe qui suscite des interrogations majeures », AJ Famille, n°12, Dalloz, 2016, p.585). Ici encore, il est possible de se demander dans quelles mesures l’introduction de ce recours a conduit les autorités françaises à modifier la loi. En tous les cas, une certaine pression est exercée par les requérants sur le Gouvernement dans la mesure où il a connaissance de l’Affaire pendante, qui lui a été communiquée par la Cour.
Par ailleurs, l’Affaire Lambert et autres c. France (Cour EDH, n°46043/14, 5 juin 2015), en est encore un tragique exemple. Sans revenir sur les nombreux recours internes, au niveau international elle a fait l’objet d’un arrêt de la Cour européenne en 2015 puis d’une demande de mesure provisoire rejetée le 30 avril 2019, les parents de Vincent Lambert, se sont tournés vers le Comité des Nations Unies pour les droits des personnes handicapées qui a, le 3 mai 2019, demandé à la France de ne pas interrompre les traitements, solution suivie par la Cour d’Appel de Paris dans un arrêt du 20 mai 2019. Les institutions internationales ont été, dans ce cas aussi, centrales pour mettre en œuvre une stratégie visant un but précis.
Finalement, le fait que la Cour soit au cœur d’une stratégie se remarque aussi dans d’autres situations, avant même qu’un arrêt ne soit rendu. En Europe, un certain nombre de groupes dont la voix se fait difficilement entendre par les Autorités utilisent le recours devant la Cour de Strasbourg comme une « menace ». C’est le cas, par exemple, des dirigeants catalans dont le procès s’est ouvert à Madrid qui ont très rapidement indiqué leur souhait de saisir la juridiction européenne afin de faire pression sur le Tribunal Suprême espagnol. Toutefois, la Cour a déclaré leurs griefs sur les articles 10 (liberté d’expression) et 11 (liberté de réunion et d’association) de la Convention EDH comme manifestement mal fondés et a rejeté la requête (Cour EDH, déc., Forcadelli Lluis et autres c. Espagne, n°75147/17, 28 mai 2019).
En revanche, l’accès direct de la Cour européenne se traduit par une très faible chance de succès. En ce qui concerne la France, et depuis son acceptation de la clause alors facultative permettant les recours individuels le 3 mai 1974, la Cour a traitées, au 1erjanvier 2019, 32 465 requêtes qui ont seulement données lieu à 1013 arrêts, dont 736 de violation, 175 de non violation et 64 règlements amiables ou radiations du rôle. A ce jour, 434 requêtes demeurent pendantes (Cour EDH, France – faits et chiffres, mai 2019). Par conséquent, 0,03% des requêtes ont donnés lieu à un arrêt et 0,02% à un constat de violation. Cette situation est diamétralement opposée à celle du contentieux interaméricain dans lequel la condamnation de l’Etat est quasiment acquise.
B. La CIADH comme ultime recours
Contrairement à la CEDH, l’accès à la Cour interaméricaine est difficile et couteux. D’abord, l’accès n’est pas direct dans la mesure où il faut d’abord que le recours soit traité par la Commission IDH (CIDH) et qu’il soit transmis à la Cour. Dans la mesure où ce point est traité dans une autre contribution, il ne le sera pas ici. Coûteux, car les requérants, souvent aidés d’ONG doivent se rendre à Washington, siège de la CIDH puis à San José au Costa Rica, siège de la Cour IADH. Cette dernière n’est donc pas la Cour « idéale » pour faire monter la pression contre un gouvernement. Cela peut être possible par les mesures provisoires, mais elles ne peuvent être utilisées que dans des cas restreints et portent difficilement sur des aspects structurel de la société. Mentionnons, malgré tout, la Résolution de la Cour IADH du 29 mai 2019 concernant des mesures provisoires devant être prises par le Salvador dans l’Affaire B., dans laquelle une requérante de 22 ans était atteinte d’une forme aigue de lupus et enceinte de 26 semaines d’un fœtus souffrant d’anencéphalie, ce qui ne l’aurait pas permis de survivre à l’extérieur du corps de sa mère. Malgré le rapport du médecin indiquant que la requérant ne pourrait pas survivre à l’accouchement, la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême de Justice n’a pas fait droit au recours d’Amparo dans la mesure où les droits de l’enfant à naître devaient être protégés autant que ceux de la mère. La Cour IADH a donc demandé à ce que l’Etat garantisse la mise en place de toutes les mesures nécessaires, qui soit à même de garantir le droit à la vie et à l’intégrité physique de la mère.
En revanche, une fois l’affaire arrivée devant la juridiction, les constats de violation par la Cour interaméricaine sont quasiment acquis. A notre connaissance sur les environs 350 affaires traitées par la Cour et à notre connaissance, une seule Décision a donné lieu à un constat de non violation (Cour IADH, Palma Mendoza et autres c. Equateur, exception préliminaires et fond, n°247, 3 septembre 2012). Les raisons de ces statistiques ont en particulier pour cause le fait que ces Affaires sont d’abord sélectionnées par la Commission IDH.
En revanche, contrairement à ce qui peut se produire en Europe, il est plus difficile pour les requérants en Amérique d’utiliser la Cour interaméricaine comme une menace dans la mesure où ils ne maitrisent pas l’accès à cette juridiction. Le discours consistant à utiliser une institution internationale comme moyen de pression trouve donc plutôt sa substance dans le recours à la Commission IDH dont l’accès est direct.
Le fait que les juridictions soient utilisées de manière stratégique par les requérants afin de faire aboutir des causes qui dépassent un cas précis ou que celles-ci soient utilisées comme des menaces n’en font pas pour autant des instruments à l’entière disposition des individus.
Il serait naïf de croire que les juridictions et à travers elles, les juges, n’utilisent pas les affaires pour mettre en place une stratégie juridictionnelle.
II. La mise en place d’une stratégie juridictionnelle par le juge
Les résultats statistiques ne peuvent, à eux seuls, refléter toute la complexité des contentieux régionaux. Toutefois ils cristallisent une différence fondamentale entre les deux juridictions régionales liée à la vision qu’elles ont de leur propre rôle (B) qui se traduit par des stratégies opposées (A).
A. Deux stratégies opposées
A travers son interprétation consensuelle et l’utilisation de la marge d’appréciation qui est laissée aux Etats lors d’affaires difficiles et pour lesquelles il n’y a pas de consensus, la jurisprudence de la Cour européenne est marquée par la prudence et il ne s’agit pas pour elle d’imposer un modèle unique (F. SUDRE, « La mystification du « consensus » européen », JCPG, n°50, 2015, 1369). En conséquence, elle privilégie une démarche progressive pour faire évoluer les droits.
C’est cette stratégie des petits pas qui est à l’œuvre, par exemple, dans les affaires ayant trait aux personnes transsexuelles. Les refus de reconnaître une modification de l’état civil dans les Affaires britanniques (Cour EDH, plénière, Rees c. Royaume-Uni, n°9532/81, 17 octobre 1986 ; Cossey c. Royaume-Uni, plénière, n°10843/84, 27 septembre 1990 ; X Y et Z c. Royaume-Uni, GC, n°21830/93, 22 avril 1997 ; Sheffield et Horsham c. Royaume-Uni, GC, n°31-32/1997/815-816/1018-1019, 30 juillet 1998 ), ponctuée par l’Affaire française dans laquelle la Cour trouve une violation (Cour EDH, plénière, B. c. France, n°13343/87, 25 mars 1992) déboucheront finalement sur la symbolique Affaire Goodwin c. Royaume-Uni (Cour EDH, GC, requête n°28957/95, 11 juillet 2002) dans laquelle la Cour finit par reconnaître le droit des personnes transsexuelles à voir la mention de leur sexe modifiée dans l’état civil.
En outre, il est actuellement possible d’observer cette stratégie avec la jurisprudence relative aux unions des couples de personnes de même sexe. Cette série d’arrêt s’est ouverte avec l’Affaire Schalk et Kopf c. Autriche(Cour EDH, n°30141/04, 24 juin 2010, §63 et §94) dans laquelle la Cour rejette les arguments des requérants visant à interpréter la Convention comme conférant un droit de se marier aux couples homosexuels mais reconnaît pour la première fois « qu’il est artificiel de continuer à considérer que, au contraire d’un couple hétérosexuel, un couple homosexuel ne saurait connaître une « vie familiale » aux fins de l’article 8 » et que par conséquent, « un couple homosexuel cohabitant de fait de manière stable, relève de la notion de « vie familiale » au même titre que celle d’un couple hétérosexuel se trouvant dans la même situation ». Cette série s’est poursuivie avec l’Affaire Vallianatos et autres c. Grèce (Cour EDH, GC, n°29381/09 et 32684/09, 7 novembre 2013, §92) dans laquelle la Cour a considéré que « le Gouvernement n’a pas fait état de raisons solides et convaincantes pouvant justifier l’exclusion des couples de même sexe du champ d’application de la loi » mettant en place un pacte de vie commune, puis avec les affaires dans lesquelles la Cour a finalement considéré que les Etats devaient reconnaître aux couples de même sexe un lien juridique qui pouvait prendre la forme d’une union civile (Cour EDH, Oliari et autres c. Italie, n°18766/11 et 36030/11, 21 juillet 2015 ; Orlandi et autres c. Italie, n°26431/12, 26742/12, 44057/12 et 60088/12, 14 décembre 2017, §192). A ce jour, la Cour n’a toutefois pas encore considéré que les articles 8 (Droit au respect de la vie privée et familiale) ou 12 (Droit au mariage) de la Convention, mis ou non en relation avec l’article 14 (Interdiction de la discrimination), imposaient aux Etats une obligation d’ouvrir l’accès au mariage aux couples de même sexe (Cour EDH, Chapin et Charpentier, n°40183/07, 9 juin 2016).
Cette stratégie est peut être aussi à l’œuvre dans le cas de la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en Irlande. En effet, dans l’affaire A, B et C c. Irlande (Cour EDH, GC, n°25579/05, 16 décembre 2010), il s’agissait de l’impossibilité pour les irlandaises d’accéder à l’IVG dans leur pays. Dans cette affaire, la Cour considère qu’alors même qu’il y a un consensus européen sur la question la marge d’appréciation n’est pas réduite de manière décisive. La Cour conclut donc qu’il n’y a pas de violation. Finalement, au lieu de crisper ou de polariser la société irlandaise, la Cour a fait le choix du respect des particularités juridiques et morales nationales qui ont finalement conduit à la dépénalisation de l’IVG en 2018 à l’issu d’un référendum.
Cette stratégie pose évidemment la question de l’acceptabilité des décisions. La Cour EDH serait ici allée trop loin à l’époque et a préféré prendre une posture conciliante. Cette démarche, n’est en revanche pas la stratégie de la Cour IADH.
La Cour de San José agit plutôt par des grandes avancées. L’avis consultatif 24/17 du 24 novembre 2017 en est le parfait exemple. Cette juridiction n’utilise pas de méthode d’interprétation consensuelle et ne cherche pas à laisser une marge d’appréciation à l’Etat. Selon elle, « il est important de se rappeler que l’absence de consensus à l’intérieur de certains pays sur le plein respect des droits de certains groupes ou de personnes qui se différencient par leur orientation sexuelle, leur identité de genre ou leur expression de genre, de manière réelle ou perçue, ne peut pas être considérée comme un argument valide pour nier ou restreindre leurs droits de l’Homme ou pour perpétuer ou reproduire la discrimination historique et structurelle que ces groupes ou personnes ont subies » (Cour IADH, Avis consultatif 24/17, 24 novembre 2017, §83). Elle n’hésite donc pas, même au travers d’un avis consultatif, à créer un standard régional fort sur lequel les Etats doivent s’aligner sans regard à la capacité de l’avis à être accepté ou à celle des Etats à le rendre effectif. En effet, la situation des personnes transsexuelles n’avait jamais fait l’objet d’un arrêt de la part de la Cour et celle des couples homosexuels venait à peine de faire l’objet d’une décision qui, en outre, ne traitait que des conséquences pécuniaires du décès d’un concubin (Cour IDH, Duque c. Colombie, exceptions préliminaires, fond, réparations et dépends, 26 février 2016). Cette stratégie d’imposer des standards forts par « à coup » peut parfois avoir des conséquences dangereuses. En effet, cela s’est notamment traduit au Costa Rica par une montée en puissance d’un parti politique évangélique conservateur dont le candidat, Gerardo Fabricio Alvarado Muñoz, est arrivé au deuxième tour des élections présidentielles de 2018 (W. VEGA-MURILLO, E. VARGAS-MAZAS, « La opinión consultiva OC-24/17 solicitida por Costa Rica : El resultado de una consulta estratégica », Revista IIDH, n°66, p.171).
Ce fut le cas aussi pour l’affaire Artavia Murillo c. Costa Rica (Cour IADH, exceptions préliminaires, fond, réparations et dépends, 28 novembre 2012). Cette affaire concernait l’interdiction de la Fécondation in vitro (FIV) au Costa Rica, au nom de la protection absolue du droit à la vie de l’enfant à naître. Dans ce cas-là, la Cour n’a pas hésité à imposer au Costa Rica l’autorisation de la FIV en cas d’infertilité dans le couple hétérosexuel et la prise en charge de cette intervention par la sécurité sociale du pays, alors même que se tenait un intense débat institutionnel opposant la Chambre constitutionnelle de la Cour Suprême, le Président et l’Assemblée législative.
Ces différences de posture entre la Cour EDH et la Cour IADH peuvent s’expliquer par la conception de leur rôle qui découle d’un contexte régional distinct.
B. Deux juridictions au rôle différent
Le taux de requêtes déclarés irrecevables, montre bien que la Cour EDH n’est pas le juge des situations individuelles, ni un justicier des situations quotidiennes. La Cour européenne est une gardienne de l’état de droit et des droits de l’Homme dans une Europe construite sur la démocratie et la suprématie du droit. La confiance dans les Etats membres, progressivement remise en cause aujourd’hui (il est possible de penser à la Roumanie, la Pologne, la Hongrie, la Turquie et la Russie), a fait de la Cour une juridiction de surveillance de l’état général des droits de l’Homme et de l’Etat de droit. De cette vision découle ses méthodes d’interprétation : interprétation consensuelle et marge d’appréciation. Il en découle que la Cour européenne n’impulse pas directement les transformations juridiques du continent européen. Au travers de l’interprétation consensuelle et évolutive de la Convention EDH, elle se fait plus le reflet des tendances européennes et de l’état du droit en Europe. A ce titre, la jurisprudence de la Cour relève plus de la mise en place d’un standard minimum de droits aux individus face à l’arbitraire que de la recherche d’une protection maximale des droits (M. ROTA, L’interprétation des conventions américaines et européenne des droits de l’Homme – Analyse comparée de la jurisprudence des Cours européenne et interaméricaine des droits de l’Homme, LGDJ, 2018, p.45, §86). En conséquence, s’il paraît possible, à l’issue de cette étude, de montrer que la Cour EDH utilise une stratégie au moment de résoudre les affaires, il est plus délicat de lui attribuer un « agenda » qu’elle défendrait par une stratégie. Au contraire d’organisations non-gouvernementales qui cherchent à faire aboutir certaines causes par une stratégie, la stratégie de la Cour EDH semble donc plus méthodologique que téléologique.
Ainsi, si la Cour européenne n’est pas le moteur des transformations juridiques structurelles, ses méthodes d’interprétation l’amènent à étudier des textes de droit mou du Conseil de l’Europe et notamment de l’Assemblée parlementaire et du Comité des Ministres. Les décisions, recommandations ou résolutions de ces organes sont en revanche souvent des réserves d’idées ou des outils juridiques visant à organiser ces transformations juridiques structurelles (P. DURAND, « La coexistence entre la Convention européenne des droits de l’homme et les autres normes produites au sein du Conseil de l’Europe », in. La coexistence des droits, dir. E. RHINN, G. WATTELIN, M. ARAS, Y. GANNE et J.-B. VAROQUEAUX, Mare et Martin, 2019, p.235 et s.).
Au contraire, le juge interaméricain s’est longtemps placé comme le juge de la construction démocratique connaissant de violations graves et massives des droits de l’Homme dans des pays au passé dictatorial ou en situation de conflit armé (M. ROTA, op. cit., §170 et s. et §187 et s.). Contrairement à l’espace juridique européen qui s’est progressivement construit avec des Etats démocratiques ou qui se sont ralliés à la démocratie, la Cour interaméricaine a dû établir sa jurisprudence sur un continent instable et en pleine transition démocratique.
Cette affirmation est évidemment à relativiser dans la mesure où le continent européen a aussi connu des transformations profondes, cependant, elles se trouvent reflétées dans une moindre mesure dans la jurisprudence de la Cour européenne que dans celle de la Cour interaméricaine. Au regard des spécificités du continent américain, la Cour interaméricaine s’est placée comme un phare qui montre la voie que doivent emprunter les Etats latinoaméricains pour avancer vers le respect des droits de l’Homme et construire des démocraties respectant l’état de droit. De cette vision de son rôle, il ne pouvait en découler que les méthodes d’interprétation que nous avons vu précédemment et qui conduisent la Cour IADH à faire une interprétation des droits plus in abstractoque celle effectuée par la Cour EDH. L’Avis consultatif 24/17 en est la dernière illustration, la Cour de San José fait une interprétation paradoxale de la Convention américaine. En effet, tout en se détachant des contextes sociaux latinoaméricain pour délivrer une interprétation qu’elle considère plus juste, elle s’éloigne de la rigueur juridique, comme le critique le Juge Vio Grossi dans son opinion dissidente. Dans cette situation, la stratégie de la Cour interaméricaine, plus finaliste que méthodologique, peut-être acceptable dans le cas de violations massives et systématiques des droits de l’Homme, elle devient plus fragile dans le cas des questions sociétales. Face à ces nouvelles questions, plus délicates et dans lesquelles les valeurs ou la morale sont bousculées le phare latinoaméricain devrait envisager de nuancer ses méthodes interprétatives sans nécessairement copier celles utilisées en Europe.
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