La décision Commune de Sceaux du 17 avril 2020 est assez classique. Mais le contexte dans lequel elle intervient lui donne une résonance particulière. Le contexte est bien sûr la floraison d’arrêtés municipaux qui, malgré les très restrictives mesures adoptées au niveau national pour limiter la diffusion du nouveau coronavirus, imposent des mesures supplémentaires. Certains arrêtés ont retenu l’attention en raison de leur caractère loufoque : interdiction de s’éloigner de son domicile de plus de dix mètres à Sanary-sur-mer, interdiction d’entrer sur le territoire de la commune de Sète pour les non-résidents, interdiction de s’asseoir sur un banc plus de deux minutes à Biarritz. Derrière l’apparence comique de cette énumération se cachent bien entendu des problématiques plus profondes. L’on peut y voir une forme d’exaspération des autorités locales vis-à-vis du pouvoir central, accusé d’impréparation et d’inconséquence dans la gestion de la crise. Ces arrêtés expriment également la médiocrité de l’esprit du temps, alors que l’exaspération des personnes confinées forcément vertueuses condamne ceux qui ne respectent les règles qu’avec légèreté : propriétaires de chiens, joggers, simples promeneurs.
Mais de manière plus prosaïque et pour en rester au champ du droit administratif, ces arrêtés posent la question de l’articulation ou pour utiliser le terme consacré, du concours des polices. En effet le maire de Sceaux, dans l’arrêté ayant donné lieu à censure, imposait à toute personne présente dans l’espace public, le port du masque. ou, pour le dire avec les mots du Conseil d’Etat le maire « a subordonné les déplacements dans l’espace public des personnes de plus de dix ans au port d’un dispositif de protection buccal et nasal« . Le Conseil d’Etat, après avoir rappelé que le Premier ministre et le Ministre de la Santé exercent déjà dans ce domaine la police administrative spéciale au nom de l’Etat, réduit la possibilité pour le maire d’exercer sa police administrative générale pour faire face à la pandémie à des « raisons impérieuses liées à des circonstances locales ».
L’ordonnance Commune de Sceaux ne fait qu’appliquer une jurisprudence désormais classique, qui restreint considérablement les pouvoirs de police générale du maire lorsque la police spéciale de l’Etat est déjà intervenue (I). Malgré le caractère quelque peu nouveau des termes utilisés par le Conseil d’Etat, il faut rendre aux circonstances particulières de la période la justification d’une restriction qui n’est qu’apparente; les termes utilisés permettent de gérer aisément une véritable série contentieuse (II).
I) Une application classique du concours de la police générale avec la police spéciale
Si le concours des polices administratives générales laisse aux maires une grande marge de manoeuvre, c’est loin d’être le cas du concours entre police spéciale de l’Etat et police générale du maire. L’inexplicable maintien de la décision Société Les Films Lutetia aux Grands arrêts de la jurisprudence administrative (Conseil d’Etat, Section, 18 décembre 1959, Société Les films Lutetia, n° 36385) peut laisser accroire que le maire, y compris en matière de police du cinéma mais plus généralement dans les domaines de la police spéciale, pourrait assez aisément intervenir en fonction des circonstances locales particulières. Tel n’est pas le cas. Il est en réalité très rare que le maire conserve la possibilité d’exercer des pouvoirs de police administrative générale dans les domaines de la police spéciale de l’Etat (v. Didier Truchet, « Les concours de police », in : Charles Vautrot-Schwarz, La police administrative, Paris, PUF (coll. Thémis), pp. 139-149; v. pour une opinion divergente, et sur la même ordonnance : Touzeil-Divina Mathieu, « Quand le Conseil d’Etat n’avance plus masqué pour réaffirmer qu’il est, même en juridiction, le Conseil «d’Etat» et non «des collectivités» » in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 292).
La police administrative spéciale exclut en général l’exercice de la police administrative générale (A). Or les pouvoirs exercés par le Premier ministre et le Ministre de la santé en application de l’état d’urgence sanitaire sont bien une police spéciale (B).
A) La police administrative spéciale exclut en principe la police administrative générale
Quelques exemples suffiront de s’en convaincre. L’existence du pouvoir de police spéciale confié au ministre chargé de l’aviation civile en matière de circulation aérienne exclut la possibilité pour le maire d’user des pouvoirs de police administrative générale pour réglementer les évolutions des aéronefs d’écoles de pilotage au-dessus du territoire de sa commune (CE, 10 avril 2002, requête numéro 238212, Ministre de l’Equipement et des Transports, Rec. p. 123 ; RFDA 2002, p. 676). En matière d’antennes-relais, l’exercice, par les autorités de l’Etat, de leurs compétences de police en matière de fréquences radioélectriques interdit aux maires d’exercer leur pouvoirs de police sur le même objet (CE, Assemblée, 26 octobre 2011, Commune de Saint-Denis, requête numéro 326492 ; CE, Assemblée, 26 octobre 2011, Société française de radiotéléphone, requête numéro 341767 et requête numéro 341768; CE, Commune des Pennes-Mirabeau, requête numéro 329904). L’encadrement, par le ministre de l’agriculture, de la police des OGM exclut qu’un maire interdise cette culture, y compris en application du principe de précaution inscrit dans la charte de l’environnement (Conseil d’Etat, SSR., 24 septembre 2012, Commune de Valence, n° 342990). La police spéciale des installations classées exclut l’exercice de la police administrative générale du maire, sauf péril imminent (CE, SSR., 29 septembre 2003, Houillères du bassin de Lorraine, n°218217).
Nous pouvons ajouter à ces exemples qui tracent une ligne jurisprudentielle claire, le cas des arrêtés anti-pesticides qui ont donné lieu à de nombreux jugements de tribunaux administratifs faisant respecter l’orthodoxie, seuls quelques magistrats s’écartant de la ligne officielle par quelque coup d’éclat salué et aussitôt oublié.
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le Conseil d’Etat ait ici exclu le pouvoir de police des maires en considérant que l’Etat, par le truchement du Premier ministre et du Ministre de la Santé, était déjà intervenu.
Ce qui peut interroger en revanche est le classement des mesures de confinement dans la catégorie de la police spéciale. Si cette qualification n’est en rien choquante et reste somme toute logique, elle ne s’imposait pas de manière évidente. Rappelons en effet que les premières mesures de confinement ont été adoptées sur la base des pouvoirs de police administrative générale du premier ministre (décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19) qui lui sont confiés par l’article 37 de la Constitution (CE 4 juin 1975, Bouvet de la Maisonneuve, n° 92161, rec. p. 330) même s’il est d’usage de rappeler que ce pouvoir existait avant même la consécration du pouvoir réglementaire autonome (CE, Section, 8 août 1919, Labonne, n°56377). Même si c’est la première fois que l’exécutif était amené à prendre un acte de police d’une telle ampleur non par son étendue mais par son intensité, la théorie des circonstances exceptionnelles (CE, 28 février 1919, Dol et Laurent, n°61593; CE , 28 juin 1918, Sieur Heyriès, n°63412) pouvait au besoin venir au soutien de sa légalité (bien qu’il rejette une requête à l’encontre de ce décret pour défaut d’urgence le juge des référés du Conseil d’Etat utilise à dessein le terme de « circonstances exceptionnelles » dans son ordonnance : Conseil d’État, 26 mars 2020, n° 439707). Le passage d’un régime de police administrative générale à une police spéciale s’est fait par l’adoption de la loi du 23 mars 2020 et de son décret d’application n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.
B) Les pouvoirs du Premier ministre et le Ministre de la santé en application de l’état d’urgence sanitaire sont une police spéciale
Qu’est-ce qui fait d’une police qu’elle est spéciale et non générale ? Trois critères, alternatifs mais qui sont fréquemment réunis, semblent commander la qualification de police spéciale : l’auteur, le fondement, l’objet. Les autorités de police administrative générale sont le premier ministre, les préfets et les maires. L’objet de la police administrative générale est la fameuse tétralogie salubrité, tranquillité, sécurité, dignité (parfois exprimée différemment, sous la forme bon ordre, à la sûreté, à la sécurité et à la salubrité publiques, pour reprendre plus exactement les termes de l’article L2212-2 CGCT; quant à la protection de la dignité, qui trouve sa source dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, elle a été consacrée par le juge sans être spécifiquement entrée dans les textes. V. Philippe Cossalter, ‘La dignité humaine en droit public français : l’ultime recours, Intervention à la 7ème conférence-débat du Centre de droit public comparé, Université Panthéon-Assas Paris II, 30 octobre 2014 ‘ : Revue générale du droit on line, 2014, numéro 18309 www.revuegeneraledudroit.eu/?p=18309). Les sources sont celles qui consacrent la police administrative générale : article 37 de la Constitution pour le Premise ministre, Code général des collectivités territoriales pour le préfet et le maire. Une police peut être considérée comme spéciale dès que l’une de ces trois composantes n’est pas réunie. Lorsque le préfet exerce la police des installations classées pour la protection de l’environnement, c’est une police spéciale en raison de ses sources et de son objet (v. par exemple CE, SSR., 29 septembre 2003, Houillères du bassin de Lorraine, n°218217, précité). Le maire peut cumuler ses pouvoirs de police générale et spéciale sur le même objet, en fonction du fondement utilisé (v. par exemple Philippe Cossalter, « Le maire cumule ses pouvoirs de police générale et de police spéciale en matière de contrôle des installations d’assainissement non collectif« , Note flash sous CE, SSR., 27 juillet 2015, Commune d’Hébuterne, n° 367484, publié au recueil ‘ : Revue générale du droit on line, 2015, numéro 22581 www.revuegeneraledudroit.eu/?p=22581) mais le plus souvent ces deux polices sont exclusives l’une de l’autre (Philippe Cossalter, ‘ Démolition d’immeubles menaçant ruine et pouvoirs de police du maire, Note flash sous Conseil d’Etat, SSR., 6 novembre 2013, Commune de Cayenne, requête numéro 349245, publié au recueil ‘ : Revue générale du droit on line, 2013, numéro 12419 (www.revuegeneraledudroit.eu/?p=12419).
A l’aune de cette grille d’analyse somme toute assez simple et comme nous l’avons indiqué, le Premier ministre et a fortiori le Ministre de la santé exercent une police administrative spéciale depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 qui modifie les dispositions du code de la santé publique pour prévoir les pouvoirs spécifiques nécessaires à l’état d’urgence sanitaire.
II) Un vocabulaire adapté à la gestion d’une série
C’est donc en confrontant la police administrative spéciale de l’Etat et la police administrative générale du maire que l’on doit lire la décision Commune de Sceaux. Cette décision, en raison des termes employés, consacrerait-elle une forme de centralisation, au détriment des collectivités comme l’affirment certains avec maestria ? (v. pour une opinion contraire, et sur la même ordonnance : Touzeil-Divina Mathieu, « Quand le Conseil d’Etat n’avance plus masqué pour réaffirmer qu’il est, même en juridiction, le Conseil «d’Etat» et non «des collectivités» » in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 292). Nous pensons qu’il n’y a aucun fondement à celà.
Le Conseil d’Etat applique, c’est vrai en l’adaptant aux circonstances de l’espèce, la jurisprudence bien établie que nous avons rappelée (A). Il a pour but manifeste de gérer une série sans que le mécanisme en soit enclenché (B).
A) L’adaptation du vocabulaire
Il a été noté que le Conseil d’Etat indique dans sa décision qu’en raison de l’exercice de la police administrative spéciale par les autorités de l’Etat, le maire ne pourrait intervenir que si « des raisons impérieuses liées à des circonstances locales en rendent l’édiction indispensable ». Il y aurait là un resserrement de la jurisprudence du Conseil d’Etat, restreignant les possibilités d’action des maires pour faire face à la pandémie. Mathieu Touzeil-Divina avance deux arguments principaux.
En premier lieu il serait de « l’essence même de la jurisprudence Films Lutetia » que le maire puisse aggraver une mesure de police spéciale par l’exercice de sa police générale, « en fonction des circonstance locales ». Or ce prétendu pouvoir d’aggravation n’est qu’un mythe (un de plus) du droit administratif. L’on se base pour prétendre au caractère général de ce pouvoir sur une décision datant de soixante ans, qui n’a aucune pérennité, et qui est contredite par une cohorte ininterrompue de décisions qu’il nous semble superflu de rappeler, dans tous les domaines de la police spéciale : agriculture, télécommunications, cinéma, aviation civile, ICPE, etc.
Un second argument est tiré de la propre jurisprudence du Conseil d’Etat qui, dans une ordonnance du 22 mars 2020, a rappelé les pouvoirs de police du Premier ministre, du Ministre de la santé et des maires (CE, ordonnance, 22 mars 2020, Syndicat Jeunes Médecins & alii. (req. 439674); observations Touzeil-Divina Mathieu, « Ni oui ni non, ni bravos ni confinements totaux «en l’état» d’urgence sanitaire : l’ordonnance dilatoire du Conseil d’Etat », in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 281). Qu’il nous suffise de rappeler que le Premier ministre exerçait alors ses pouvoirs de police administrative générale, ce que le Conseil d’Etat rappelle d’ailleurs. L’on se trouve alors plus sûrement dans l’orbite de la jurisprudence Néris-les-Bains consacrée au concours des polices administratives générales (CE, Section, 18 avril 1902, Commune de Néris-les-bains, n° 04749, rec. p. 275). Au demeurant, l’objet de l’ordonnance du 22 mars n’était pas d’analyser le concours des polices, mais de dessiner le contexte de l’intervention cumulative des autorités publiques pour faire face à la pandémie et ainsi rejeter la demande exubérante des requérants qui ne réclamaient pas moins que l’assignation à résidence de toute la population française sans possibilité de sortie. Enfin, il ne nous semble ni pertinent ni raisonnable d’arguer de la vigueur de la jurisprudence aussi poussiéreuse que Société les Films Lutetia en analysant les tournures de phrase d’une ordonnance de référés, le juge serait-t-il revêtu de l’insigne dignité de Conseiller d’Etat.
B) La gestion d’un contentieux sériel
Les termes utilisés par le Conseil d’Etat donc sont assez forts et restrictifs. Mais il faut les comparer avec les termes habituellement utilisés en matière de concours des polices spéciale et générale : l’interdiction absolue sauf cas exceptionnels. L’existence du pouvoir de police spéciale confié audit ministre en matière de circulation aérienne « exclut la possibilité pour le maire d’user des pouvoirs de police » administrative générale (CE, 10 avril 2002, requête numéro 238212, Ministre de l’Equipement et des Transports, précité). Il en va de même en matière d’OGM ou d’antennes-relais.
Le Conseil d’Etat réserve parfois le cas d’un péril imminent. Ainsi en matière d’ICPE le Conseil reconnait que « les risques présentés par le complexe chimique de Carling-Saint-Avold ne menaçaient d’un péril imminent la commune de Saint-Avold » et que c’est pour cette raison qu’il n’appartenait au maire de cette commune que « d’appeler l’attention du préfet de la Moselle sur l’intérêt de prendre, le cas échéant, des mesures complémentaires » mais sans que le maire puisse « sans excéder sa compétence, édicter lui-même de telles mesures » (CE, SSR., 29 septembre 2003, Houillères du bassin de Lorraine, n°218217, précité).
L’on peut donc juger que le Conseil d’Etat, contrairement à ce qui a pu apparaître, laisse une certaine marge de manoeuvre aux maires en indiquant au point 6 que « la police spéciale instituée par le législateur fait obstacle, pendant la période où elle trouve à s’appliquer, à ce que le maire prenne au titre de son pouvoir de police générale des mesures destinées à lutter contre la catastrophe sanitaire, à moins que des raisons impérieuses liées à des circonstances locales en rendent l’édiction indispensable et à condition de ne pas compromettre, ce faisant, la cohérence et l’efficacité de celles prises dans ce but par les autorités compétentes de l’Etat ».
Au demeurant, nous pensons que le juge des référés a choisi des termes forts et généraux pour faciliter le travail des juridictions du fond dans le traitement de la véritable série contentieuse à laquelle ils font face. Alors que plusieurs ordonnances ont suspendu ou interrompu des délais, permettant à la juridiction administrative de réduire son activité au contentieux de l’urgence, un afflux de requêtes contre des arrêtés municipaux à la légalité douteuse encombre bien entendu inutilement les prétoires, même virtuels.
Il faut enfin prendre la mesure de ce que peuvent et ne peuvent pas faire les maires. A la lecture de l’ordonnance rapportée, ils ne peuvent pas restreindre la circulation de la population, imposer le port de masques de protection ou élaborer des règles de distanciation sociale plus exigentes que celles existantes. Ils peuvent en revanche et comme l’indique le Conseil d’Etat « au vu des circonstances locales, [interdire] l’accès à des lieux où sont susceptibles de se produire des rassemblements ». L’on pense évidemment aux lieux de promenades qui ne seraient pas déjà couverts par des arrêtés préfectoraux notamment dans des espaces naturels.
Mais en dehors de la lutte contre la pandémie, les pouvoirs de police administrative générale ne nous semble pas compromis ni l’exercice des services publics.
Le portage de repas à domicile, service public facultatif qui existe déjà dans certains communes, s’il est étendu pour faciliter la vie des personnes confinées les plus fragiles, peut encore s’exercer. En matière de police administrative générale, l’arrêté du maire de Grenoble interdisant certaines activités bruyantes pour garantie la tranquillité des soignants et de la population confinée n’a aucun impact sur la lutte contre la propagation du virus. Il ne nous semble pas alors qu’un tel arrêté soit illégal en raison de l’incompétence de son auteur. Restera alors ouverte la question du caractère nécessaire, adapté et proportionné de la mesure (CE, Sect., 19 mai 1933, Sieur Benjamin et Syndicat d’initiative de Nevers, n° 17413, rec. p. 541). Mais ceci est une autre histoire.
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