Section I
Le droit public des choses
§ 33. L’expropriation pour cause d’utilité publique ; procédure
(1) L’expropriation est un acte de l’autorité, par lequel est enlevé ou restreint un droit de propriété du sujet, au profit d’une entreprise d’utilité publique.
Sous la forme déterminée que nos lois ont donnée à cette institution, elle n’est dirigée que contre la propriété immobilière. Quand il s’agit de s’emparer de choses mobilières, il y a d’autres règles à suivre1.
(2) C’est donc un intérêt d’utilité qui permet de prendre, dans les biens du sujet, ce que semble exiger cet intérêt. L’entreprise publique est l’idée dominante. L’entreprise publique n’est autre chose qu’une portion d’administration publique. Le fait qu’elle se heurte contre un besoin de l’administration publique doit faire fléchir la propriété individuelle. Tel est le principe. En compensation, cette atteinte à la propriété fait naître au profit de celui qui l’éprouve un droit à indemnité.
Ainsi, dès le premier pas, nous nous trouvons en présence d’institutions profondément différentes de celles qui ont fait l’objet du Livre Premier de notre Partie spéciale. C’est un nouveau système de formes juridiques de l’administration. Ce qui est commun à toutes ces institutions ne reçoit, dans l’expropriation, que son expression la plus forte et la plus caractéristique.
Dans le pouvoir de police et dans le pouvoir de finance, l’Etat était placé, comme pure autorité, au-dessus des variétés et des vicissitudes de la vie de la société ; il les suivait et s’y attachait par ses mesures pour les régler et pour en tirer les moyens financiers qu’elles mettent à sa disposition. Ici, l’Etat entre lui-même dans la vie de cette société, au milieu des particuliers ; il gère des affaires comme eux, mais autrement qu’eux ; il forme et emploie des moyens extérieurs, réels et personnels, qui serviront à ses buts ; delà découlent toute sorte de relations avec les (3) sujets ; ceux-ci, par les agissements de l’Etat, se trouvent tantôt favorisés, tantôt désavantagés dans leurs existences et dans leurs fortunes. L’Etat se manifeste ici comme le grand entrepreneur qui va mettre en œuvre ce qui peut servir aux intérêts communs, comme l’intendant général, selon l’expression heureuse d’un écrivain français.
Ainsi, le droit administratif renonce ici à cette exclusivité rigoureuse, par laquelle il ne faisait ressentir à l’individu que le commandement, la charge, la contrainte, tout ce qu’il semblait lui accorder n’étant, en réalité, qu’un relâchement partiel de la domination. Ici, l’on donne aussi bien que l’on prend ; il existe des compensations pécuniaires pour l’un comme pour l’autre ; et, en dernière analyse, apparaît même, dans les corps d’administration propre, une espèce de collaboration sur un pied d’égalité. Un droit souple et varié régit les relations des différentes entreprises publiques avec les individus, s’accommode à leurs besoins et à leurs buts, tout comme le droit civil pénètre la vie économique des particuliers. L’affinité, que le droit administratif présente ici avec le droit civil, se manifeste aussi dans le classement extérieur de nos matières : nous distinguons un droit public des choses, un droit public des obligations spéciales (spéciales en comparaison des obligations résultant du pouvoir de police et du pouvoir financier, dont nous avons traité), et un droit des personnes qui se restreint ici aux personnes morales dépendant du droit public. Désormais, nous allons constater aussi, — ainsi que nous l’avons déjà remarqué au tome I, p. 176, — que les termes techniques servant à désigner nos différentes institutions sont régulièrement empruntés aux expressions usitées dans le droit civil. C’est justement dans le droit public des choses, que nous en trouvons les principaux exemples.
(4) Mais ce qui, toujours, donne à ces institutions leur caractère, c’est qu’une entreprise publique est intéressée, une entreprise qui se présente comme une portion de l’administration publique. Par suite, dans le doute, les relations existant avec les individus et qui ont pour point de départ cette entreprise, appartiennent, d’après les principes établis au tome I, p. 182, au droit public. Et la prédominance en droit de la puissance publique, qui, par conséquent, doit s’y manifester, reçoit sa forme déterminée par la nature même de l’entreprise mise en œuvre. La puissance publique peut agir directement avec la force absolue et irrésistible qui accompagne sa marche. Elle peut se traduire dans les formes propres à l’Etat régi par le droit : règle de droit et acte administratif. C’est toujours l’entreprise publique qui en forme le centre, qui donne à tout ce qui se fait la direction et la mesure.
Nous verrons cette idée dominer invariablement toute la série d’institutions dont successivement nous allons maintenant nous occuper en commençant par l’expropriation.
I. — L’évolution historique, par laquelle notre droit public s’est développé, a donné à l’expropriation une empreinte spéciale.
L’expropriation commence par former une partie de cette collection de droits spéciaux qui, dans la main des princes, devait plus tard se consolider pour constituer la souveraineté. Le pouvoir d’enlever la propriété privée, quand l’intérêt public l’exige, est reconnu comme droit de supériorité. D’abord, cela est compris dans la notion plus générale du jus eminens, qui, dans cette application, reçoit très logiquement la qualification de dominium eminens : le prince, en vertu de son droit supérieur général, peut supprimer, s’il le faut, ce jus quaesitum comme tous les autres (voir t. I, p. 36). Plus tard, une discussion s’élève ; on se demande si la puissance (5) qui s’exerce ici n’a pas plutôt le caractère d’un imperium que celui d’un dominium ; cela manifeste la tendance à faire entrer l’expropriation dans la catégorie des droits de supériorité ordinaires : l’expropriation se dépouille de ce qu’elle avait d’insolite ; c’est déjà du simple jus politiae que de pouvoir s’emparer de la propriété privée, lorsque l’intérêt public l’exige. Du reste, l’exercice de ce droit continue à être soumis aux conditions qui sont communes à tous les droits de supériorité (voir t. I, p. 30 ss.)2.
Le régime de la police fait disparaître, même pour cette atteinte si grave, toutes les barrières traditionnelles. La doctrine, il est vrai — la chose est très significative — s’est toujours refusée à reconnaître, justement en cette matière, l’absence de toute borne pour la puissance publique. En fait, il n’y en a pas3. Mais pour ce qu’on appelle « les effets du droit civil », c’est-à-dire l’indemnité à payer à l’exproprié, on sait faire usage de la théorie du fisc. Ainsi l’expropriation devient encore un conglomérat juridique tout à fait conforme au caractère général des institutions du régime de la police (voir t. I, p. 60).
L’Etat constitutionnel et régi par le droit, — qui est l’Etat de l’époque actuelle, — soumet les rapports entre (6) la puissance publique et le sujet à des formes juridiques fixes et bien déterminées. Spécialement, pour l’expropriation et la procédure qu’elle doit suivre, il a fait valoir, d’une manière très frappante, les formes qui lui sont propres. On ne saurait les méconnaître. Mais il importe de ne pas perdre de vue la simple idée matérielle de l’expropriation que ces formes réalisent. Ce n’est que par cette idée que l’ensemble s’explique et que se déterminent dans tous les détails le sens et la portée de ce que l’on veut obtenir4.
1) Nos Chartes constitutionnelles déclarent tantôt directement : l’expropriation n’a lieu qu’en vertu de la loi ; tantôt, elles se bornent à déclarer que la propriété est garantie, assurée, protégée, — ce qui a le même effet. Même dans le cas où rien n’a été dit à cet égard, la réserve de la loi est sous-entendue partout (Comp. t. I, p. 92 ss.).
Dès lors, l’expropriation, pour être faite conformément au droit, doit avoir un fondement légal. Pour respecter ce principe de droit constitutionnel, la loi peut prononcer directement elle-même l’expropriation ; elle peut aussi autoriser le gouvernement ou une autorité quelconque. Mais les idées générales de l’Etat régi par le droit veulent que la loi ne se serve de son pouvoir, si possible, qu’en posant des règles générales déterminant ce qui doit être fait dans les cas individuels. Les autorités n’agiront alors que liées par ces (7) règles de droit ; ainsi les formes de la juridiction civile auront encore servi de modèle5.
Ici, il est vrai, la détermination par des règles de droit ne peut pas aller jusqu’à faire que, dans le cas spécial, il n’y aura qu’à appliquer le texte de la loi, comme cela a lieu par exemple dans la perception des impôts ou dans la confiscation à la suite d’une condamnation pénale. Il est de l’essence de l’expropriation de rester, dans une certaine mesure, libre et indépendante, afin de déterminer, dans le cas spécial, ce qui correspond à la réalité de l’entreprise publique. Dès lors, la loi ne délimitera que dans une mesure convenable la latitude qu’elle doit laisser à l’administration, en établissant des conditions et des bornes, et en fixant les formes de la procédure à suivre6.
Ces autorisations données par la loi d’enlever la propriété d’autrui pourraient être données directement à l’entreprise publique, c’est-à-dire à l’entrepreneur, — par suite, selon les cas, à l’Etat lui-même ou à telle autre personne, qui, à la place de l’Etat, représente cette portion de l’administration publique qui est l’entreprise intéressée. Ainsi, lorsque les conditions légales sont remplies et que, par suite, existe pour lui la possibilité juridique d’agir sur la propriété, l’entrepreneur aurait acquis le droit d’exproprier, droit individuel au sens que nous avons développé au t. I, (8) p. 140 ss., droit de la même nature que celui qui appartient à l’Etat d’exiger des prestations en nature pour l’armée ou d’émettre un ordre de police.
Mais les choses n’en restent pas là. Il est facile de voir que les institutions que nous avons à examiner, ne se bornent pas à donner à l’idée d’expropriation cette expression simple et immédiate. Elles la compliquent par des formes positives dont on ne saurait faire abstraction, à moins de vouloir remplacer le droit administratif existant par une espèce de droit naturel7.
2) La procédure suivant laquelle, en vertu de l’autorisation de la loi, s’effectue l’expropriation, présente comme caractère essentiel une répartition assez significative des activités qui doivent y concourir.
Le régime du droit, comme nous le savons, exige que les rapports entre l’administration publique et le sujet soient déterminés dans le cas spécial, non pas directement par l’action matérielle, mais par un acte d’autorité, déterminant au préalable, d’une manière obligatoire, ce qui doit être de droit. C’est la fonction de l’acte administratif (t. I, p. 77, p. 117). Or, cette idée se présente ici sous une forme plus accentuée : l’acte administratif est détaché de l’ensemble de la direction de l’entreprise publique à laquelle il sert ; il est réservé à des autorités spéciales, dites autorités d’expropriation (Enteignungsbehörden)8. La répartition (9) des rôles est ainsi faite : l’initiative de l’expropriation ainsi que le choix des biens à exproprier continuent à appartenir exclusivement à la branche d’administration dont dépend l’entreprise intéressée ; l’autorité d’expropriation n’exerce qu’un contrôle restreint. Ce contrôle n’embrasse pas seulement la question juridique de savoir si l’expropriation est légalement admissible ; elle renferme également une appréciation de l’intérêt public : cet intérêt est-il assez fort pour justifier l’atteinte que l’on projette contre le sujet (voir ci-dessous II no 1, et III no 2). Tout ce qui, en dehors de ceci, peut exercer, une influence sur la décision de l’entrepreneur, — en particulier, la question des sacrifices financiers à faire, ainsi que des moyens disponibles ou des avantages plus ou moins accessoires, — toutes ces questions, en ce qui concerne le contrôle, n’entrent pas en ligne de compte. Ainsi l’autorité d’expropriation, en ce qui touche les motifs, ne se met pas tout à fait à la place de l’entrepreneur. Par contre, elle remplace complètement ce dernier pour l’effet extérieur ; ici, c’est uniquement son acte qui agit ; extérieurement, c’est exclusivement par cet acte que peut s’effectuer l’expropriation. La volonté de l’entrepreneur n’a pas de force à cet effet ; l’entrepreneur (10) ne figure à cet égard que comme demandeur, comme partie poursuivante.
L’ensemble de l’opération présente donc une grande ressemblance avec une procédure en justice. Cette impression devient plus forte encore par le fait que l’entrepreneur pourra être une autre personne que l’Etat, tandis que l’autorité qui prononce l’expropriation le fait toujours au nom de l’Etat, comme un tribunal qui prononce sur la demande. Mais ce n’est qu’une ressemblance toute extérieure ; en réalité, il s’agit d’une collaboration d’un tout autre genre. Le tribunal est là pour prêter au demandeur la protection de la puissance publique au droit qu’il prétend avoir sur le défendeur. L’autorité d’expropriation, au contraire, est interposée pour faire valoir, à la place de l’entrepreneur, la puissance publique qui forme l’apanage de la nature juridique de son entreprise. De cette façon disparaît complètement ce qu’on pourrait appeler un droit direct de l’entrepreneur contre le propriétaire (no 1 ci-dessus). L’entrepreneur n’a de rapport juridique qu’avec l’autorité ou avec l’Etat au nom duquel l’autorité prononce (II, no 2 ci-dessous). Tout ce qui « compète » à l’entrepreneur vis-à-vis du propriétaire visé, c’est la possibilité d’avoir prise sur lui dans le cas où l’autorité s’associerait à ses vues. Il n’y a pas là un droit individuel public vis-à-vis de l’Etat, parce que l’effet dépend de l’appréciation de l’autorité qui représente l’Etat (t. I, p. 146) ; ce n’est pas, à plus forte raison, un « droit d’expropriation » vis-à-vis du propriétaire, contre lequel l’entrepreneur ne pourrait agir que par l’intermédiaire de cette autorité. Si l’on doit appeler « expropriant » celui qui enlève la propriété, c’est alors toujours l’Etat qui produit cet effet par l’organe de son autorité d’expropriation. Si l’on veut appeler « droit d’expropriation » la possibilité juridique d’agir ainsi, alors ce droit appartient (11) toujours à l’Etat seul, quel que soit l’entrepreneur. Mais nous avons déjà constaté (t. I, p. 141) qu’il n’y a pas un grand intérêt à qualifier de droits subjectifs les différentes manifestations de la souveraineté9.
3) L’acte d’autorité, qui forme le centre de la procédure d’expropriation, aura à examiner les propositions de l’entrepreneur poursuivant à deux points de vue : il s’agit d’abord de savoir, si l’on est en présence d’une entreprise pour laquelle l’expropriation doit avoir lieu ; ensuite, si la portion de la propriété privée, telle qu’elle est désignée par l’entrepreneur, est nécessaire à cette entreprise et doit être exigée.
La constatation de ces deux points pourra être attribuée à deux actes administratifs différents. La constatation du cas de l’expropriation, étant le point plus grave, à raison de ses conséquences, sera réservé à une compétence supérieure ; à cet effet, le prince lui-même ou un acte législatif individuel vont entrer dans la procédure d’expropriation. Ce n’est qu’en vertu de cet acte que l’autorité d’expropriation fait la constatation de l’objet de l’expropriation, tire les conséquences de cet acte pour les immeubles individuels et décrète l’expropriation10. Même dans les législations (12) qui préfèrent conserver l’unité extérieure de l’acte, l’importance spéciale du premier point peut se manifester par une approbation supérieure nécessaire pour cette partie de l’acte11.
L’indemnité de l’exproprié n’est qu’une suite de l’expropriation ; ce n’est pas une partie de cette institution même. Toutefois, en tant que les effets de l’expropriation en dépendent, l’indemnité est, d’une manière très prononcée, mêlée à la procédure ; nous en parlerons au § 34, II no 2 ci-dessous. Encore la marche de cette procédure se complique-t-elle par différentes formalités destinées à faire entendre tous les intérêts lésés, par des servitudes d’utilité publique destinées à faciliter les travaux préparatoires, par des défenses d’aliéner empêchant les propriétaires de disposer de leurs immeubles au point de vue du droit civil, etc.12.
Ce qui est essentiel, ce sont les deux constatations qui se font par acte administratif et que nous allons maintenant examiner de plus près.
II. — La première partie de la procédure d’expropriation, c’est la constatation du cas de l’expropriation : c’est l’acte par lequel est reconnue à l’entreprise projetée la qualité de donner lieu à expropriation. Il faut que l’entreprise y soit propre tant par son objet, que par la personne qui la représente, l’entrepreneur. L’un et l’autre point sont constatés par l’acte, qui désigne le but de l’expropriation d’une part, et le sujet auquel elle doit profiter, de l’autre.
1) Il faut qu’il s’agisse d’une entreprise d’utilité publique dont la réalisation exige le sacrifice de la propriété privée.
On pourrait concevoir que les règles de la loi d’expropriation (13) désigneront les entreprises d’une manière si exacte que, dans le cas spécial, il n’y aurait qu’à appliquer la règle, et déclarer seulement ce qui est de droit. A toute entreprise qui présenterait les caractères voulus, la loi conférerait un droit à être admis à l’expropriation. Cela serait possible au point de vue de la théorie juridique ; mais cela ne répondrait pas au caractère de l’expropriation. En fait, les lois d’expropriation ne procèdent pas ainsi ; elles s’en remettent, dans une mesure plus ou moins large, à la libre appréciation de l’acte dont nous parlons, pour déterminer si l’on reconnaîtra ou non à l’entreprise une utilité publique suffisante13.
Cela apparaît de la manière la plus claire dans le cas où la loi ne dit rien sur le genre spécial de l’entreprise à admettre, et se contente de déclarer en termes généraux : l’expropriation a lieu « dans un but d’intérêt commun », « pour des raisons de salut public », ou « pour l’utilité publique ». C’est la forme dans laquelle s’expriment la plupart de nos lois contenant une réglementation générale de l’expropriation14.
(14) Mais la loi peut également désigner les entreprises pouvant donner lieu à l’expropriation par leur objet, soit en faisant une énumération de ces objets dans une réglementation générale de l’expropriation, soit en déclarant incidemment l’admissibilité d’un objet en s’occupant de l’ensemble de la branche d’administration dont il dépend. Cela ne veut pas dire que l’expropriation est directement admise chaque fois que l’on sera en présence d’une entreprise du genre indiqué ; au contraire, pour constater le cas d’expropriation, il y aura, chaque fois, à examiner si vraiment, dans les circonstances données, cette immixtion dans la propriété privée est « exigée par l’utilité publique ». La désignation légale des objets équivaut donc à l’établissement d’une restriction nouvelle : pour les objets autres que ceux qui sont admis, on ne doit pas exproprier, bien que l’utilité publique soit démontrée15.
Il existe, il est vrai, certaines limites, même dans le cas où l’autorisation d’exproprier est donnée par la loi de la manière la plus générale. Elles sont sous-entendues toutes les fois que la loi ne dit pas expressément le contraire. Elles dépendent de l’idée fondamentale (15) de l’expropriation, à savoir l’entreprise publique s’emparant de la propriété privée pour s’en servir.
Lorsque la loi dit « exproprier », elle ne veut pas dire « enlever » parce que cela profite à l’Etat ou parce que cela répond à un intérêt public général vaguement défini. Elle doit vouloir dire que l’immeuble pourra être pris pour servir l’intérêt public individualisé dans une entreprise déterminée représentant une portion de l’administration publique16. Sont donc exclus, en principe, tous les genres d’expropriation qui n’auraient pas pour objet d’employer en ce sens la propriété ainsi acquise.
Ce principe d’interprétation a de l’importance dans différentes directions.
Il a surtout pour conséquence d’empêcher l’expropriation dans un intérêt fiscal, quoique cet intérêt puisse représenter une entreprise de l’Etat. Pour les administrations fiscales proprement dites, cela va de soi (t. I, p. 182) Augmenter et arrondir le domaine patrimonial de l’Etat par exemple, cela ne peut pas se faire par l’expropriation. Dans ce cas, il ne s’agit pas du tout d’administration publique17.
(16) Mais, dans le cas même où les intérêts de l’administration publique seraient en cause, on ne pourra pas user de l’expropriation pour acquérir des immeubles qui ne doivent pas servir à l’entreprise, mais dont l’aliénation devra procurer un bénéfice. En règle, tout au moins, l’expropriation ne peut pas servir à une pareille spéculation ; les lois l’admettent par exception18.
De même, l’expropriation n’est pas possible quand il s’agit seulement de changer l’état de fortune des individus entre eux ; alors, l’immeuble n’est nullement réclamé pour une entreprise publique. Supposons un projet d’expropriation de grandes propriétés, en vue de les diviser en parcelles au profit de petits cultivateurs, ou encore un projet d’expropriation d’établissements industriels pour les attribuer à des syndicats ouvriers19.
(17) Les autorisations générales ne comprendraient pas non plus la privation de la propriété privée, qui n’aurait pour but que d’écarter les troubles que pourrait apporter à l’intérêt public l’usage qui en est fait actuellement : défigurations de l’aspect de la rue, préjudices à la salubrité, etc. Ici l’immeuble ne doit pas servir ; il doit seulement cesser de servir. De pareilles mesures sont destinées, d’après leur nature, à être opérées dans les formes propres au pouvoir de police ; l’expropriation n’en fait pas partie. Une loi expresse, il est vrai, pourrait rendre l’expropriation applicable : elle pourrait servir à régler, d’une manière équitable, les effets pécuniaires de la mesure exigée par l’intérêt de la police : celui qui en est frappé reçoit ainsi une indemnité ; l’administration, d’autre part, reçoit la possibilité de couvrir ses frais en disposant autrement de l’immeuble20.
Les limites ainsi apportées à la libre appréciation par la loi ou simplement par la nature des choses ne concernent toujours que le genre et la nature de (18) l’entreprise à admettre. Par contre, il n’est pas possible de fixer des règles abstraites pour diriger le second point de la question, à savoir l’évaluation de la force avec laquelle l’intérêt représenté par l’entreprise publique tend à se réaliser, et si cette force est assez grande pour triompher de la propriété21. Cela est une pure affaire d’impression. C’est justement pour cela qu’il importe beaucoup de savoir qui est l’entrepreneur, qui demande l’expropriation. Lorsque les degrés suprêmes de l’administration ont estimé une entreprise assez nécessaire pour la mettre en œuvre eux-mêmes, ou assez importante pour en faire l’objet d’une concession spéciale, alors l’acte de constatation que devra accomplir une autorité distincte devra toujours examiner encore si l’expropriation sera admissible eu égard à la nature de l’entreprise ; car il y a là une limite de droit. Mais il serait contraire au bon sens de peser à nouveau l’intérêt public qui en exige l’exécution ; il y a, sur ce point, un témoignage plus que suffisant. Il en est tout autrement, lorsque c’est une commune qui demande l’expropriation pour ses projets, ou un concessionnaire qui, dans les limites de sa concession, désire élargir son rayon d’action. Dans ces hypothèses, avant d’admettre la demande, ce second côté de l’affaire devra aussi être examiné très sérieusement. Cela fait une différence considérable, différence de fait, quoique la loi ne distingue pas.
2) L’utilité d’une entreprise et son importance pour l’intérêt public ne suffisent pas. Il faut que cette entreprise soit une portion de l’administration publique ; or, elle ne pourra l’être que si elle appartient à un (19) sujet capable de représenter l’administration publique22.
Par conséquent, la constatation du cas d’expropriation renferme, comme second élément, la déclaration que la condition relative à l’existence d’un entrepreneur capable est remplie. Cela n’importe pas seulement pour l’admissibilité de l’expropriation en vue de cette entreprise. Il y a, en dehors de l’Etat, d’autres sujets capables d’être entrepreneurs. L’entreprise qui, dans cette procédure, fait valoir sa puissance sur la propriété privée, fait ressentir l’effet de cette puissance au profit de son maître, au profit du sujet auquel elle appartient. C’est ce dernier qui sera désigné. De cette manière, la partie poursuivante est déterminée pour la procédure ultérieure ainsi que l’acquéreur futur (voir § 34, I, no 3 ci-dessous).
L’examen qui précède cette constatation comprend la question de savoir si l’entrepreneur reste dans le cercle de l’administration publique qui lui appartient et s’il est dûment représenté afin que les droits et devoirs résultant de l’expropriation puissent produire leur effet à son égard. Sur l’un et l’autre point, l’acte de constatation peut recevoir, de l’autorité qui y (20) procède, les compléments nécessaires, en vertu des compétences qui peuvent lui appartenir en dehors de sa fonction dans la procédure d’expropriation. Sous cette réserve, il faut dire que cet examen, à la différence de ce qui vient d’être appliqué au no I, a uniquement pour but de trouver et de reconnaître ce qui est de droit sans qu’il y ait ici libre appréciation.
Ce qu’il faut examiner et, au besoin, ajouter pour le complément de l’acte sera différent selon le caractère du sujet qui fonctionne comme entrepreneur, c’est-à-dire selon le titre en vertu duquel il est appelé à la gestion de l’administration publique.
Trois cas peuvent se présenter.
Le premier cas est celui où l’Etat lui-même est l’entrepreneur. Sa capacité de gestion en matière d’administration publique est illimitée. La question de savoir s’il est dûment représenté dépend de l’examen de la compétence du fonctionnaire qui poursuit l’expropriation. Dans le cas où la constatation du cas d’expropriation est faite par l’administration supérieure, il pourra être joint à cet acte la création directe d’une compétence par délégation spéciale.
Entre l’Etat en tant qu’entrepreneur et l’Etat faisant décréter l’expropriation, il n’y a pas de rapport juridique. C’est, des deux côtés, le même sujet, représenté seulement par des compétences distinctes, à peu près comme, dans la justice criminelle, il l’est par le ministère public d’une part, et par le tribunal de l’autre. Si l’on veut distinguer, d’après cette analogie, différents droits qui seraient exercés pour l’Etat par ces compétences, il faudra alors dire qu’à son droit de punir correspond ici son droit d’exproprier, à son droit de poursuivre la condamnation et de la mettre à exécution correspond le « droit » de poursuivre (21) l’expropriation et d’en profiter pour son entreprise23.
Le second cas est celui où une personne morale du droit public, autre que l’Etat, un corps d’administration propre, veut exécuter l’entreprise comme son affaire propre (voir § 55 ci-dessous). Les affaires qui appartiennent aux corps d’administration propre sont des portions de l’administration publique qu’ils gèrent à la place de l’Etat. L’entrepreneur poursuit donc ici la procédure en vertu d’un droit d’administration propre. La question à examiner est celle de savoir si l’expropriation est demandée dans l’exercice légal de ce droit. Il se peut spécialement qu’une autorisation soit nécessaire pour agir ainsi, autorisation qui devra être accordée en vertu de la tutelle administrative. Alors cette autorisation, quand ces deux compétences coïncident, pourra encore se joindre directement à l’acte de constatation du cas d’expropriation.
(22) On parle ici d’un droit d’exproprier qui appartiendrait aux communes, aux arrondissements, etc. Il va sans dire que ce droit est d’une nature toute autre que le soi-disant droit d’exproprier qu’on attribue à l’Etat comme effet de l’autorisation de la loi et dont nous venons de parler ci-dessus. Il peut signifier deux choses.
D’un côté, cela se rapporte au droit, que la commune a, vis-à-vis de l’Etat, d’être admise à l’expropriation pour ses entreprises, toutes les fois qu’elles présentent des conditions dans lesquelles l’État admettrait l’expropriation pour ses propres entreprises, c’est-à-dire que la commune peut exiger que les entreprises auxquelles elle procède dans le système de son administration propre soient reconnues comme revêtues du caractère d’utilité publique aussi bien que celles de l’Etat. En effet, cela n’est qu’une manifestation et une conséquence de l’ensemble des droits d’administration propre dont la commune est dotée.
Mais, d’un autre côté, le droit d’expropriation qui appartient aux communes, etc., signifie, vis-à-vis des sujets, la possibilité juridique d’obtenir l’expropriation, et, ceci obtenu, le pouvoir de poursuivre l’expropriation contre les sujets, avec la conséquence que les effets de cette mesure se produiront au profit du corps d’administration propre. C’est le même droit que celui qui, dans la première hypothèse, appartient à l’Etat lui-même, et qu’il exerce par l’organe du fonctionnaire poursuivant, à côté du droit qu’il exerce par l’organe de l’autorité d’expropriation : c’est le droit de l’entrepreneur à côté du droit d’exproprier. Si l’on peut donner à ce premier pouvoir, le nom de droit d’exproprier, il faut alors dire aussi que l’Etat possède deux droits d’exproprier24.
(23) Enfin l’entreprise pour laquelle intervient l’expropriation pourra dépendre d’un individu, d’une société ou d’une personne morale qui n’a pas, pour cela, le titre d’un droit d’administration propre. Pour qu’elle soit considérée comme une entreprise publique au sens de la loi d’expropriation, il ne suffit pas, ici non plus, d’invoquer l’utilité que, par son objet, elle promet à la communauté. Il faut que, tout en appartenant à un entrepreneur privé, elle reste liée à la puissance publique dont elle est censée être dérivée. C’est l’institution de la concession d’entreprises publiques (Verleihung öffentlicher Unternehmungen) qui fournit les formes juridiques (voir le (24) § 49, t. IV, ci-dessous). L’entreprise concessionnaire est encore une portion de l’administration publique. Le concessionnaire, par suite de l’acte de concession, est devenu capable de poursuivre l’expropriation dont l’entreprise aura besoin, tout comme la commune le fait en vertu de son droit d’administration propre.
On peut encore parler ici d’un droit d’exproprier de l’entrepreneur-concessionnaire, et distinguer dans ce droit deux droits, comme cela a lieu pour les entreprises des communes — et d’une manière tout aussi impropre. L’autorité appelée à constater le cas d’expropriation examine le titre du concessionnaire avant d’arriver à la question de l’admissibilité de l’entreprise en elle-même. Encore a-t-elle, en règle tout au moins, la possibilité de remplir directement cette condition juridique, en accordant simultanément la concession, de même qu’elle peut, dans le premier cas, créer en même temps la compétence du fonctionnaire poursuivant, dans le second cas accorder à la délibération communale l’autorisation de la tutelle administrative.
Et c’est justement dans ce troisième cas que la combinaison se rencontre le plus souvent. On s’est habitué à parler, brevitatis causa en quelque sorte, de la concession du droit d’exproprier. En fait, le droit d’exproprier, tel qu’il est exercé par l’autorité d’expropriation, n’est jamais l’objet d’une concession, pas plus que l’exercice de la justice. Le droit d’exproprier, d’un autre côté, entendu comme la capacité d’être partie poursuivante dans la procédure d’expropriation, n’est pas — au moins directement — l’objet de la concession ; c’est une conséquence que l’Etat tire du fait de la concession de l’entreprise publique accordée antérieurement ou simultanément.
Sur la demande qui a été faite, il est décrété : telle entreprise déterminée à exécuter par tel entrepreneur (25) déterminé (construction d’un chemin de fer, d’une route, d’un canal, dessèchement d’un marais) est reconnue comme entreprise publique. Cela implique la concession avec tous les droits et devoirs qui résultent de cet acte juridique de droit public. Intervient alors la constatation du cas de l’expropriation au profit de cette entreprise et de cet entrepreneur ; en elle-même, ce n’est pas plus une concession que la constatation qui est faite au profit de l’Etat ou au profit de la commune25.
III. — Après la constatation du cas de l’expropriation, vient la seconde partie de la procédure d’expropriation : la désignation des différents immeubles qui sont nécessaires pour l’entreprise et qui doivent être frappés par l’expropriation. Ici est produit un effet (26) direct et extérieur que le premier acte n’avait fait que préparer.
Dans cette partie de la procédure, l’entrepreneur aura donc son adversaire déterminé dans la personne de celui qui doit être frappé, du propriétaire de l’immeuble visé. Il se peut que déjà, dans la première partie de la procédure, en vue de l’expropriation à constater, il y ait des formalités prescrites à l’effet de faire entendre les intéressés, en particulier ceux dont la propriété sera menacée26. Maintenant, c’est une condition essentielle de la procédure réglée par la loi, qu’elle soit dirigée contre le propriétaire. C’est à ce dernier que seront communiquées les dispositions à prendre ; les dispositions prises lui seront notifiées ; il faut qu’il puisse faire ses objections avant et former ensuite son recours.
La validité juridique de l’expropriation dépend de l’accomplissement de ces conditions. Dès lors, l’entrepreneur poursuivant est obligé de trouver son contradicteur légitime et de le désigner à l’autorité d’expropriation dans la demande qu’il lui soumet. Au cas où il se serait trompé, il serait logique de le déclarer déchu de tout le bénéfice de la procédure et de considérer l’expropriation comme nulle. Mais il est évident qu’il ne peut pas en être ainsi. On ne peut pas laisser exposé aux hasards des méprises du poursuivant l’effet d’une procédure minutieuse et coûteuse et qui touche à un intérêt public solennellement déclaré.
Il est faux de vouloir se placer ici à un point de vue qui, en pareil cas, pourrait être celui du droit civil. On ne peut pas dire : si le demandeur s’est trompé, (27) tant pis pour lui. L’intérêt public que le demandeur représente ne doit pas souffrir. D’ailleurs, la méprise n’implique pas toujours une négligence de celui qui l’a commise. La réglementation de la propriété immobilière, telle qu’elle est organisée par le droit civil, ne suffit pas toujours pour protéger l’entrepreneur poursuivant le plus vigilant.
Cela apparaissait déjà dans notre ancien droit, avant la publication du Code civil allemand, d’une manière plus ou moins tangible. Dans la plupart des Etats, il existait des livres fonciers, destinés à donner à la propriété cette publicité que l’intérêt public exige. Mais l’organisation de ces livres fonciers était bien différente ; la garantie qu’ils promettaient à l’entrepreneur, de l’identité du propriétaire indiqué, était plus ou moins sérieuse. Il y avait même des pays, comme l’Alsace-Lorraine, dont les registres ne présentaient que des indications incohérentes, telles que les particuliers avaient bien voulu les faire inscrire. Ces registres ne pouvaient pas même servir de point de départ pour les opérations de la procédure d’expropriation. On soumettait à l’autorité une liste des noms des propriétaires à exproprier d’après un extrait du cadastre de la contribution foncière27. Mais les systèmes même les plus perfectionnés de livre foncier présentaient encore des lacunes ; on prenait pour base l’extrait de ce livre ; mais il y avait toujours à craindre un changement de propriétaire au cours de la procédure, une erreur de copiste et l’imprévu de toute sorte.
Par suite, le législateur, en réglant l’expropriation, a dû avoir soin de rendre cette procédure indépendante de l’exactitude matérielle des données dans (28) lesquelles elle doit opérer. Il a dit comment la liste des propriétaires doit être établie, en règle, sur la base d’un extrait du registre foncier. L’autorité d’expropriation examine alors l’exactitude de ces indications et les fait rectifier au besoin. Avant de prononcer, elle doit soumettre le plan détaillé de l’entreprise à une enquête : le plan est déposé pendant un certain délai dans un bureau communal ou autre ; les intéressés sont sommés, par des mesures de publicité convenables, d’en prendre connaissance et de faire leurs observations et réclamations. Or, cette communication comprend les noms des propriétaires d’après la liste contrôlée et rectifiée. Si des réclamations sont faites touchant leur exactitude, l’autorité statue et, au besoin, opère une nouvelle rectification. Telle qu’elle sort enfin après l’accomplissement de toutes ces formalités, l’indication des propriétaires est définitive. L’expropriation poursuivie et opérée contre ces propriétaires est valable ; elle ne peut pas être attaquée pour erreur dans leur personne. La condition dont elle dépend, — à savoir d’être dirigée contre le propriétaire de l’immeuble à enlever au profit de l’entreprise, — est réputée être remplie. La réalité est remplacée par la forme ; la loi couvre les difficultés matérielles par un droit formel qui s’interpose28.
(29) La promulgation du Code civil allemand a créé partout un livre foncier uniforme. Le système adopté ne rend nullement superflues les précautions spéciales qui avaient été prises pour la procédure d’expropriation. Bien au contraire ! La foi publique (der öffentliche Glaube), dont le livre foncier doit être revêtu, d’après le § 892 du Code, ne produit son effet qu’au profit de celui qui, se fiant au contenu du livre, acquiert des droits sur un immeuble par « acte juridique ».
Bien entendu, cet acte, au sens du § 892, est un acte juridique du droit civil. Donc, la foi publique du livre foncier ne profite pas à l’expropriation qui est un acte juridique du droit public. Les législations ont bien fait de conserver pour l’expropriation les règles particulières qui remplacent ce principe et dispensent l’expropriation d’y recourir.
Voilà en ce qui concerne la personne des propriétaires. Quant aux immeubles qui forment l’objet de l’expropriation, il y a deux points qui exigent des développements spéciaux.
1) Sont soumis à l’expropriation, en principe, tous les immeubles du territoire, quelle que soit leur qualité ou la manière dont on s’en sert, quel que soit aussi le propriétaire.
Spécialement, les immeubles de l’Etat n’en sont pas affranchis. On a cru pouvoir parler « d’absurdité » : comment l’Etat, qui cependant exproprie seul, peut-il se contraindre lui-même29 ? Mais il ne s’agit pas ici d’un fait isolé ! L’Etat se condamne lui-même par (30) ses tribunaux, s’impose des charges publiques et, en général, apparaît dans toute une série d’institutions du droit administratif comme l’objet passif de l’activité de la puissance publique : le droit public réagit sur l’Etat aussi bien que le droit civil. C’est ici qu’apparaît l’importance pratique de la notion du fisc dont on abuse si souvent : cela signifie que l’Etat est dans une situation où il est devenu susceptible d’être touché par des faits juridiques du droit civil ou du droit public, comme un particulier (t. I, § 12 III, no 2 ci-dessus). Le Fisc, c’est l’Etat en tant que sujet de droits pécuniaires, et par conséquent, spécialement, comme propriétaire de biens immeubles. S’il possède de la propriété immobilière comme un particulier, sa propriété est frappée par les règles du droit civil ; pourquoi ne le serait-elle pas aussi par les règles de la loi sur l’expropriation ?
On objecte que l’immeuble de l’Etat peut servir déjà, dans sa destination actuelle, à un intérêt public, peut-être même à un intérêt public supérieur. Mais, dans ce cas, l’autorité d’expropriation peut refuser l’expropriation, selon sa libre appréciation de l’intérêt public ; au besoin, son supérieur hiérarchique pourra l’y inviter. C’est une question qui, en règle, sera résolue dès la première étape de la procédure : l’entreprise à admettre se détermine, dès le début, pour le lieu qu’elle prétend occuper ; on verra tout de suite si des immeubles affectés à un service public de l’Etat sont intéressés, et l’on décidera s’il y a lieu ou non de faire le sacrifice.
Du reste, l’expropriation dirigée contre l’Etat ne doit, raisonnablement, intervenir que dans le cas où elle est poursuivie par un corps d’administration propre ou par un concessionnaire. Elle sert à ouvrir la procédure sur la fixation de l’indemnité que l’entrepreneur aura à payer à l’Etat selon les règles du droit (31) convenu. C’est logique et convenable. Il ne peut être question de procéder de la même manière dans le cas où l’Etat lui-même est l’entrepreneur ; ce ne pourrait être que l’effet de la jalousie perverse des différents bureaux administratifs. Le bon sens veut que cette procédure soit rendue superflue par les autorités préposées à l’entreprise d’une part et à la propriété à céder de l’autre ; ces autorités s’entendront entre elles ; à leur défaut, la direction centrale interviendra30.
Partout, il n’est pas question de l’impossibilité juridique d’une expropriation de l’Etat.
Mais tout cela ne s’entend que sous une condition que nous avons relevée : il faut que l’Etat propriétaire, contre lequel l’expropriation est dirigée, soit, en cette qualité, placé au rang d’un particulier ordinaire, que sa propriété soit une propriété privée, c’est-à-dire soumise à la réglementation du droit civil. Dans ce cas seulement, il est, vis-à-vis de l’expropriation, le Fisc, destiné à subir également l’effet de toutes les institutions organisées à l’intention des particuliers. Mais l’Etat peut aussi avoir des immeubles qu’il ne possède pas selon les règles du droit civil, non comme Fisc. C’est le cas du domaine public. La même chose peut avoir lieu pour les corps d’administration propre : communes, cercles, provinces. Ces corps ont aussi un domaine public. Nous nous expliquerons plus loin sur ce qu’est le domaine public (voir § 35 et 36 ci-dessous). Mais ce que nous pouvons dire tout de suite, c’est que, vis-à-vis du domaine public, les conditions (32) de la réaction de l’ensemble du droit civil et du droit public font défaut : ici, l’Etat ne se présente pas comme un propriétaire privé ; c’est la puissance publique qui apparaît à la fois dans le domaine public et dans l’acte qui prononce l’expropriation. La conclusion s’impose : l’institution de l’expropriation n’est pas applicable au domaine public31.
(33) Pour bien fixer le sens et la portée de cette proposition, il faut nous expliquer sur deux points.
D’abord, nous devons nous rappeler ce qui a été dit ci-dessus relativement à l’expropriation dirigée contre les immeubles de l’Etat déjà affectés à un service public sans avoir pour cela le caractère distinctif de dépendances du domaine public. Cette expropriation, disions-nous, est juridiquement possible ; seulement, l’autorité d’expropriation pourra, selon le cas, mettre cet immeuble à l’abri de l’expropriation ; grâce à sa libre appréciation de l’intérêt public, elle pourra refuser l’expropriation. Ici, au contraire, il s’agit d’une exclusion formelle ; peu importe que l’intérêt public soit plus ou moins grand ; l’expropriation n’existe pas pour transférer la propriété de cet immeuble au profit d’une entreprise quelconque. Cela fait une différence essentielle.
Ajoutons cependant ceci : que l’expropriation ne soit pas applicable aux immeubles dépendant du domaine public, cela s’entend comme une conséquence de la nature juridique du domaine public et de la logique immanente de nos institutions. Les lois d’expropriation qui, d’ordinaire, ne se prononcent pas sur ce point et l’abandonnent avec raison à la doctrine, seront forcément interprétées en ce sens ; elles sont censées n’avoir voulu rien de contraire. Mais il serait d’un doctrinarisme stérile de prétendre que la loi ne peut pas en décider autrement. La loi peut, par (34) une décision expresse ou implicite, étendre cette procédure à des immeubles appartenant au domaine public. Cela serait illogique ; comme nous le verrons plus loin, ce serait une méconnaissance assez maladroite de l’idée si éminemment pratique du domaine public. Mais cela serait la loi ; et la validité de celle-ci n’est pas discutable32.
En second lieu, nous aurons à répondre à une objection qui, à première vue, parait avoir une base assez forte dans la réalité des faits. On tire argument de l’inconvénient qu’il y aurait à reconnaître aux immeubles du domaine public une intangibilité absolue ; les entreprises les plus nécessaires deviendraient ainsi, affirme-t-on, impossibles, ce qui ne doit pas être. Et, en effet, nous voyons très souvent des parcelles considérables du domaine public figurer dans les plans détaillés des entreprises pour lesquelles l’expropriation est poursuivie ; en fin de compte, ces immeubles, à la suite de la procédure, auront changé de destination et de propriétaire, comme les autres. L’exemple classique, c’est toujours la construction d’un chemin de fer qui ne s’arrête pas, il est vrai, devant les routes ou le domaine public fluvial, ni même, peut-être, devant le terrain des fortifications33.
Le fait est certain ; mais essayons de nous entendre. En disant que l’expropriation ne s’applique pas au domaine public, nous ne prétendons nullement que ce dernier soit entièrement intangible. Au (35) contraire, on peut en disposer de différentes manières, appropriées à son caractère spécial. Il y a surtout, pour favoriser la construction des chemins de fer, un pouvoir spécial de supprimer et de déplacer les routes, institution très intéressante et que nous retrouverons. Mais ce n’est pas là l’expropriation dont nous traitons maintenant ; c’est une institution qui la remplace très utilement ; néanmoins, ce n’est pas, pour la doctrine juridique tout au moins, une chose identique34. En dehors de ce cas spécial et d’une manière générale, il y a toujours un moyen très simple d’arriver au but, quand l’entreprise se heurte à l’inaliénabilité du domaine public : c’est le déclassement. Le déclassement (voir § 36, III ci-dessous) est l’acte par lequel un immeuble appartenant au domaine public est dépouillé de son caractère juridique exceptionnel, pour rentrer dans la sphère de la propriété privée ordinaire. Le déclassement une fois opéré, l’immeuble peut être cédé dans les formes ordinaires du droit civil, il peut également faire l’objet d’une expropriation. Ce déclassement ne repose pas sur une appréciation de la valeur relative de l’entreprise pour laquelle l’expropriation est demandée ; cette appréciation n’intervient que comme motif de la décision prise par le maître de la chose publique de se passer d’elle et de son utilité. Si cette chose appartient à un corps d’administration propre, le déclassement peut, au (36) besoin, être déclaré par la voie de tutelle administrative, suivant l’étendue des pouvoirs qu’implique cette tutelle. D’une manière ou de l’autre, le déclassement peut former un incident de la procédure d’expropriation. Si, à la suite de cette procédure, un immeuble, qui antérieurement dépendait du domaine public, se trouve exproprié, on peut être certain qu’un déclassement est intervenu. Sans cela l’expropriation serait nulle35. Il est donc inexact de dire que le domaine (37) public est exproprié ; le domaine public peut cesser d’être tel ; la propriété privée qui en résulte peut alors être expropriée. La proposition que nous avons placée en tête de ces explications reste donc intacte.
2) Dans quelle mesure la propriété privée doit-elle être incorporée à l’entreprise publique ? Cela dépend (38) uniquement de l’intérêt et des besoins de celle-ci. C’est une question d’utilité et, par conséquent, une question de libre appréciation. Cette appréciation reste libre, tout en étant soumise à l’obligation d’être dirigée par la raison et l’équité ; elle n’a de limite qu’au point où elle dégénère en abus flagrant36.
L’expropriation ne doit pas embrasser plus que, d’après cette appréciation, cela pourra paraître nécessaire. Cette règle ne tranche pas seulement la question de savoir si tel ou tel immeuble doit être exproprié, mais aussi celle de la mesure dans laquelle cela doit avoir lieu : de chaque immeuble on ne doit pas exproprier plus que le but ne l’exige.
Toutefois, la loi peut, par des prescriptions expresses, admettre des exceptions ; en sorte que l’autorité pourra être obligée de décréter l’expropriation d’immeubles ou de portions d’immeubles qui, selon son appréciation, ne seraient pas nécessaires pour l’entreprise même. Cette extension de l’expropriation au delà des limites tracées par son but propre est toujours dictée par le désir de ménager spécialement les intérêts pécuniaires de l’une ou de l’autre des deux parties en cause. Par conséquent, elle n’a lieu qu’en vertu d’une déclaration expresse de celui qui doit en profiter.
Il faut ranger ici les prescriptions exceptionnelles qui permettent à l’entrepreneur de s’emparer des immeubles contigus qui, par suite de son entreprise, augmentent de valeur ; il pourra les faire comprendre dans l’expropriation. C’est ce qui a lieu surtout dans ce qu’on appelle « l’expropriation par zones » (voir la note 18 ci-dessus).
Mais, dans toutes les lois générales sur (39) l’expropriation, on voit figurer une extension permise pour faciliter une solution convenable de la question de l’indemnité.
L’exproprié peut exiger que l’entrepreneur acquière une partie plus grande de l’immeuble attaqué qu’il ne lui est nécessaire, ou même cet immeuble en entier, dans le cas, tout au moins, où l’expropriation, s’effectuant dans ses limites naturelles, ne lui laisserait qu’une parcelle de terrain impropre à l’usage qu’il en faisait. Cela trouve son application surtout quand l’expropriation frappe des terrains bâtis ou qu’elle entraîne un morcellement excessif. La moins-value de l’excédent devrait, dans tous les cas, être compensée par une indemnité. L’obligation d’acquisition totale ne fait que simplifier le règlement de cette difficulté. La contrainte a lieu par l’intermédiaire de l’autorité d’expropriation : sur la demande légalement formée par l’exproprié, cette autorité doit refuser à l’entrepreneur toute autre expropriation que l’expropriation totale, et considérer sa demande en expropriation partielle, à moins qu’il ne la retire, comme portant de plein droit sur la totalité37.
(40) A l’inverse, quelques lois, — c’est la minorité, — permettent à la partie poursuivante de simplifier l’obligation d’indemniser qui lui incombe, en demandant spontanément l’expropriation totale, malgré le propriétaire exproprié38.
Le droit constitué sur l’immeuble en vertu de l’expropriation peut non seulement être limité dans son étendue extérieure, mais encore dans son contenu. Il est possible que, pour les besoins de l’entrepreneur, il suffise que la propriété, au lieu d’être complètement enlevée, soit seulement restreinte. Dans ce cas, l’expropriation, en principe, ne devrait pas aller plus loin. Mais, en fait, une expropriation ainsi limitée n’est pas dans nos usages. En règle, il est impossible de prévoir, à l’avance, en quelle mesure ce qui reste du droit de propriété, après la restriction, pourra devenir incommode pour l’entreprise qui se développe. On préférera donc procéder à l’expropriation complète.
Juridiquement, une telle restriction pourrait se faire de différentes manières. Mais il faut qu’il s’agisse toujours d’une restriction compatible, d’après sa nature, avec la propriété privée. C’est le droit civil qui décide ce qui est admissible à cet égard.
Ainsi, dans le droit actuel, l’expropriation ne pourrait pas constituer, au profit de l’entrepreneur, une propriété partielle comprenant le dessous d’un immeuble ou l’étage d’une maison. Le Code civil allemand, (41) en effet, a rejeté l’idée d’une propriété partagée en ce sens39.
Il ne peut être question que de droits sur la chose d’autrui reconnus dans le Code civil : droit de superficie (Erbaurecht), servitudes réelles, servitudes personnelles. Des servitudes qui, d’après leur contenu, seraient impossibles au point de vue du droit civil, ne pourront pas être constituées par la voie de l’expropriation40.
Une expropriation ainsi limitée pourra encore donner lieu, au profit de la partie expropriée, à un droit d’en demander l’extension à la propriété totale41.
- Seydel dans Ztschft f. Reichs. u. Landes R. III, p. 232 : « La législation d’expropriation, ainsi appelée Kατ’εξοχήν, ne s’occupe que de choses immobilières ». Dans le même sens, Schelcher, Rechtswirkungen der Enteignung, p. 3. — On parle, il est vrai, d’expropriation, toutes les fois que l’Etat enlève une valeur quelconque et paie une indemnité. Mais ce sont des ressemblances tout à fait extérieures. Il ne vaut pas la peine d’y insister. Pour des exemples, voyez Klostermann, Patentges., p. 154 ; Prazak, Enteignung Recht, p. 73, note 5. En ce qui concerne spécialement l’application abusive du terme expropriation à la réquisition de choses mobilières, comp. les notes 2 et 6 du § 47, t. IV, ci-dessous. [↩]
- Pour les détails, G. Meyer, Recht der Expropriation, p. 115. Un exemple très curieux nous est fourni par l’hypothèse dont nous parlions au t. I, § 3, notes 10 et 20. — A côté des recherches consciencieuses de G. Meyer, ce que L. v. Stein, Verwaltungslehre VIII, p. 301 ss., nous donne comme « éléments de l’histoire du droit d’expropriation », est à peu près de pure fantaisie. Cependant, ce dernier auteur semble avoir deviné la vérité, quand il distingue trois époques : la régalité, le droit d’expropriation réglementaire, et le droit d’expropriation constitutionnelle. [↩]
- Moser, Landeshoh. in Ansehung der Unterthanen Pers. u. Vermög., chap. 20, § 3, se donne encore la peine d’énumérer les cas d’expropriation admis depuis l’ancien droit de supériorité ; il arrive ainsi à un terrain discuté et termine par la formule : « mais en pareil cas, difficilement on demandera ce qui serait de droit » C’est bien le régime de la police. Voyez un exemple d’expropriation dépourvue de toute forme au t. I, § 4, note 4 (C. C. H., 8 avril 1854). [↩]
- Puisqu’il importe d’expliquer cette idée fondamentale, il est, même au point de vue du droit positif, d’une certaine utilité d’entrer dans des considérations plutôt philosophiques comme, par exemple, celle que développe G. Meyer, R. d. Expropr., p. 163, sous le titre : « Le principe de l’expropriation au point de vue du droit public ». De même, V. Rohland, Ent. R., p. 6, ainsi que Grünhut, Ent. R., p. 4, tous les deux sous le titre : « Justification du droit d’expropriation ». Cependant, il ne faut pas attendre trop de ce côté. Cela peut mener très loin, ainsi que L. v. Stein, dans Verw. lehre VII, p. 295, en fournit la preuve, lorsqu’il croit devoir prouver par de semblables justifications comment l’expropriation voulue par la loi « pourrait être un droit ». Cela nous semble être une question bien oiseuse. [↩]
- Il n’en sera pas autrement, si la loi générale qui règle l’expropriation réserve à un acte législatif spécial la mise en œuvre dans le cas spécial : Loi française du 3 mai 1841 art. 3 ; Hamb., L. du 14 juillet 1879 ; Brème, Ord. du 14 juillet 1843. C’est alors un acte administratif en forme de loi (t. I, p. 13 ci-dessus). Cette loi, il est vrai, pourra, à tout moment, changer de rôle et se rappeler son omnipotence. Ainsi, comme v. Rohland, Ent. R., p. 26, le fait observer, « la protection contre un abus du droit d’exproprier devient problématique » ; ou mieux : les formes du régime du droit ne sont pas assurées. [↩]
- L’expropriation reste ainsi toujours, comme le dit Prazak, R. Ent. « cette fonction de l’administration, par laquelle celle-ci, sur la base d’une libre appréciation, enlève un droit ou le restreint ». [↩]
- En ce sens, Layer, Principien des Enteignungsrechts, a récemment essayé de faire revivre de vieilles théories qu’on aurait crues abandonnées. Son point de départ est un droit préexistant de l’entreprise publique, droit qui se réalise directement et ne recourt à la « juridiction » de l’autorité d’expropriation que dans le cas où il rencontre une résistance. Ainsi, Layer croit démontrer que l’acte d’autorité, que la doctrine considère comme le centre de toute l’institution de l’expropriation, « n’a pas grand chose à faire » (p. 329). [↩]
- La législation française, — qui a servi de modèle à tout notre droit sur l’expropriation (Grünhut, Ent. R., p. 46 ; Seydel. Bayr. St. R. III, p. 624) — a donné à ces idées une expression plus accentuée. Depuis la note célèbre, datée de Schönbrunn le 29 sept. 1809, elle fait intervenir les tribunaux civils pour prononcer l’expropriation. Cette organisation est encore en vigueur en Alsace-Lorraine (il existe en ce moment un projet de loi pour la modifier) ; mais on s’est déjà demandé si elle est conforme à la législation de l’Empire. Celle-ci (loi d’introd. à la loi sur l’organisat. judiciaire, § 4) défend de charger les tribunaux civils de matières administratives, à moins qu’il ne s’agisse d’une « juridiction » (Gerichtsbarkeit). Il doit s’agir bien entendu d’une juridiction contentieuse. Or, à mon avis, le « jugement d’expropriation » rendu en Chambre du conseil pour confirmer l’arrêté de cessibilité du préfet, après avoir examiné quelques formalités extérieures, n’a nullement le caractère d’une juridiction contentieuse. Le tribunal, selon les intentions de Napoléon, n’a qu’à prêter son nom à une mesure impopulaire qui, au fond, reste un acte administratif accompli avec une large mesure de libre appréciation. Comp. Otto Mayer, Theorie des Franz. Verw., p. 241 note 14. [↩]
- Les auteurs ne sont pas d’accord sur la terminologie : Laband dans Arch, f. civ. Pr. 52, p. 170 ; Grünhut, Ent. R., p. 78 ss. ; le même dans Conrads Handwörterb. III. p. 258 ; Bornhak, Preuss. St. R. III, p. 295 ; Jellinek, Subj. öff. Rechte, p. 241 ; G. Meyer, V. R., I, p. 284, note 9. — La terminologie que nous employons dans le texte ci-dessus nous semble être dictée par la logique de la forme juridique de l’institution. L’entreprise publique doit, dans l’expropriation, exercer son influence sur la propriété privée ; mais sa force se trouve traduite dans l’acte administratif qui seul produit l’effet extérieur. Cependant, on peut adopter une autre manière de voir, faire abstraction des formes juridiques et considérer, selon la tendance des sciences politiques, plutôt le fond matériel et les rapports économiques. En ce sens, on sera libre de donner le nom d’expropriant à l’entrepreneur. De la même manière, on pourra aussi parler de son droit d’exproprier. C’est une façon assez innocente de s’exprimer, pourvu qu’on ne veuille pas tirer des conséquences de ce mot droit. [↩]
- Exemples : Prusse, L. du 11 juin 1879, § 2 et 32 ; Saxe, L. du 24 juin 1902, § 2 et § 49. [↩]
- Exemple : Bavière, L. du 17 nov. 1537, art. 14. [↩]
- Neubauer, Zusammenstellung d. in Deutschl. gelt. R. betr. versch. Rechtsmaterien, p. 1-47 en donne un tableau. [↩]
- C’est ainsi que s’explique l’art. 41 de la Constitution de l’Empire, d’après lequel l’Empire est autorisé à construire partout des chemins de fer ou à constituer, à cet effet, des concessionnaires et « à leur attribuer le droit d’expropriation ». Les entreprises de l’Empire ou de ses concessionnaires ne sont pas seulement déclarées capables d’être admises à l’expropriation par les autorités ordinaires ; cela ne serait peut-être pas nécessaire. Mais l’Empire les admet directement par une loi spéciale, afin d’empêcher que les autorités d’un Etat récalcitrant ne les écartent en vertu de la libre appréciation qui leur compète même vis-à-vis d’une entreprise capable en principe. Dès lors, les détails de cette expropriation pourront être réglés par l’Empire par la voie administrative. Cette expropriation ne serait pas nécessairement soumise à la législation d’expropriation particulière ; d’un autre côté, l’Empire n’aurait pas besoin de se créer une loi d’expropriation pour régler la procédure. La loi spéciale qui autorise l’expropriation sera la base juridique suffisante pour tout ce qu’il y aura à faire. Sur cette question : Seydel, Komm, z. Reichsverf., p. 189 ; Laband, St. R., édit. all., I, p. 108 (éd. française, I, p. 311). [↩]
- Prusse. L. du 11 juin 1874, § 1 ; Saxe, L. du 24 juin 1902, § 1 ; Bade, L. du 28 août 1835, § 1 ; Hesse, L. du 27 mai 1821, art. 1. [↩]
- Bavière, L. du 17 nov. 1837 en fournit l’exemple le plus important, en donnant, dans son art. 1 A, une énumération des cas dans lesquels l’expropriation pourra avoir lieu. Il faut cependant que, en outre, « dans chaque cas spécial, on procède à un examen particulier de la nécessité et de l’utilité de l’entreprise » ; Seydel, Bayr. St. R. III, p. 630. On ne saurait désigner plus clairement le cas de la libre appréciation. D’après Seydel, l. c., p. 646, il n’y aurait quand même ici lieu qu’à une appréciation « judiciaire », c’est-à-dire liée à la simple déclaration de ce qui est de droit ; le décret de l’autorité d’expropriation devrait avoir la nature d’une décision au sens strict du mot : « il s’agit, en effet, ici d’une condition de l’existence d’un droit individuel », c’est-à-dire du droit de l’entrepreneur. Nous préférons argumenter dans le sens contraire : il y a ici un acte de libre appréciation, le prétendu droit de l’entrepreneur d’obtenir cet acte, son « droit d’exproprier », n’a pas le caractère d’un droit. Seydel désirerait réserver la possibilité de la justice administrative ; mais celle-ci peut parfaitement exister pour des actes de libre appréciation, comme nous l’avons démontré au t. I, p. 208 ss. Seydel se donne donc une peine inutile. [↩]
- Neumann dans Annalen 1886, p. 357 ss., a déployé beaucoup de sagacité pour tirer directement de la notion de l’intérêt public un critérium suffisant. Il reconnaît lui-même que tout est relatif, et aboutit à une question de plus ou de moins (p. 407) : « de sorte qu’on pourrait être tenté de distinguer non pas entre choses d’intérêt public et choses qui n’en sont pas, mais entre intérêt public plus grand et intérêt public moins grand ». — Dans le sens du texte, v. Rohland, Ent. R., p, 22, ss. ; Schelcher, Rechtswirkungen d. Ent., p. 2. Ce dernier va jusqu’à affirmer : « L’expropriation, dans le sens strict de la doctrine, c’est exclusivement la privation d’une chose en vertu du droit public, privation qui est faite dans l’intérêt de l’exécution d’une entreprise publique ». Le point essentiel, dans cette formule, est très bien relevé ; seulement, si la loi admet l’expropriation pour une entreprise qui veut non pas se servir de l’immeuble pour l’accomplissement de ses buts, mais pour en disposer autrement, alors, à notre avis, ce sera toujours encore une expropriation, même dans le sens de la doctrine. Seulement, la doctrine y verrait une anomalie, une exception à ce qui se fait d’ordinaire et d’une manière régulière. [↩]
- V. Rohland, Ent. R., p. 15 : il résulte « du principe de l’organisation de l’expropriation » qu’on ne peut pas exproprier « pour des intérêts privés de la commune », par exemple pour la construction d’un chemin d’exploitation d’une forêt communale. De même, Grünhut, Ent. R., p. 79 : « ce droit… porte en lui-même ses limites » ; il ne peut pas être exercé « dans l’intérêt pécuniaire du Trésor ». [↩]
- Il faudra ranger dans cette catégorie les « expropriations par zone » ; Neumann dans Annalen 1886, p. 405. Elles y rentrent au moins en tant qu’elles s’étendent sur un terrain plus grand qu’il n’est nécessaire pour le besoin de l’entreprise. V. Rohland, Ent. R., p. 22, note 3, n’hésite pas à appeler cela le côté « condamnable » de l’institution ; c’est pousser un peu loin le sentiment de ce qui doit se faire régulièrement. [↩]
- Grünhut, Ent. R., p. 3, donne à l’idée exacte une expression exagérée, quand il revendique pour l’expropriation, comme fonction essentielle, d’opérer « le transfert dans le bien public », c’est-à-dire suivant sa définition (l. c., p. 76) : le domaine public. Cela nous paraît provenir d’une fausse interprétation des auteurs français ; ou plutôt, ces auteurs ont causé l’erreur par une manière inexacte de s’exprimer ; ils se servent quelquefois des mots : domaine public, là où il aurait fallu dire : domaine de l’Etat. Ainsi, par exemple, la phrase de Grünhut que nous venons de citer se trouve textuellement dans de Lalleau, Traité de l’expropriation, I, no 164, et dans Dufour, Droit adm. VII, no 551. Le domaine public est la forme la plus caractérisée dans laquelle un immeuble peut servir à une entreprise publique : ici l’immeuble est lui-même l’entreprise (Comp. le § 35, II, ci-dessous). Mais il suffit que l’immeuble devienne la propriété de droit privé du sujet de l’administration publique pour servir comme telle à l’entreprise ; ce minimum, dont le domaine public représente le maximum correspondant, doit exister, il est vrai, pour que l’expropriation soit possible. [↩]
- En ce sens, Bavière, L. d’expropr., art.1 et art. 13 ; Hartmann, Ges. über Zwangsabtretung, p. 28, note 11, cite comme exemple l’élargissement d’une rue. Mais cela serait une expropriation très régulière, puisqu’elle tend à faire servir l’immeuble à l’entreprise publique, c’est-à-dire à la rue élargie. Nous ne pourrions pas, malgré le texte de la loi art. 13 et 14, considérer non plus comme une « mesure de police » la création, par l’expropriation, d’une zone protectrice pour un musée d’art. L’immeuble ainsi exproprié servira à ce musée pour le mettre à l’abri d’un danger d’incendie. C’est conforme aux buts ordinaires de l’expropriation. C’est à bon droit qu’en Prusse on a estimé que de pareilles mesures étaient comprises dans l’autorisation générale d’exproprier pour des intérêts publics : Bähr et Langerhaus, Ent. Ges. p. 10. Une véritable mesure de police ne pourrait pas intervenir à ce titre : eod., p. 3 et 4 — Comme exemple classique d’une extension de ce genre de l’institution de l’expropriation, on peut citer la loi Française du 13 avril 1850, sur les logements insalubres ; comp. ma Théorie d. Franz. Verw. R., p. 237. [↩]
- N’oublions pas que, de l’autre côté, peut se trouver non seulement l’intérêt de la propriété privée, mais également un intérêt public qui doit céder et dont il s’agira de peser la valeur relative ; comp. la note 31 ci-dessous. [↩]
- On n’ignore pas, au moins dans la littérature sérieuse, que la position de l’entrepreneur doit avoir ici une qualification spéciale dépendant du droit public. Seydel, Bayr. St. R. III, p. 629, parle d’un « ingénieur » placé derrière lui ; Jellinek, Subj. öff. R. p. 241, note 1, dit aussi, à sa manière, qu’ « un droit de supériorité est localisé dans sa sphère ». D’autres se contentent d’appeler l’entrepreneur le mandataire de l’Etat, son cessionnaire, etc.
Ce qui importerait surtout, ce serait de ne pas confondre par anticipation ce qui devient le caractère juridique de l’entrepreneur à la suite de la constatation du cas d’expropriation, une fois que par là il aura acquis le prétendu droit d’exproprier. Faute de distinguer, d’ordinaire, on s’en tient à des formules générales. Mais pour être admis à poursuivre l’expropriation, afin d’acquérir ce « droit », il faut que l’entrepreneur ait déjà une situation dans la sphère du droit public, situation qu’il a en dehors de cette procédure ; la procédure ne fait qu’en tirer des conséquences et traduire cette situation dans des effets juridiques déterminés. [↩]
- D’après Eger, Eisenbahn. R.. I, p. 322, « l’Etat concède au Fisc également le droit d’exproprier ». C’est encore, dans toute sa naïveté, la formule de l’époque où le régime de la police était en vigueur (Comp. t. I, p. 61). Dans son commentaire sur la loi d’expropr. Pruss. I, p. 3 (2e éd., parue en 1902), Eger ne fait que répéter cette formule. Comp. aussi v. Rohland, Ent. R., p. 13 ; Loebell, Preuss. Ent. Ges., p. 15.
Il est facile à voir comment ces auteurs ont été amenés à cette construction par un besoin d’uniformité systématique. On part de l’idée que l’Etat investit l’entrepreneur privé du droit d’exproprier par la concession qui lui est faite. Maintenant, si l’Etat lui-même est l’entrepreneur, il faut que les choses se passent de la même manière. Or, pour que cela puisse se faire, il n’y a pas d’autre moyen que de recourir à l’« heureuse fiction » du droit ancien et de scinder en deux la personnalité de l’Etat.
L’uniformité désirée s’établit plus simplement par la voie inverse : l’entrepreneur, par suite de la concession de l’entreprise à lui faite, a déjà sa place sur le terrain de l’administration publique ; quand il est admis, en cette qualité, à poursuivre l’expropriation, il ne reçoit pas de droit nouveau, pas plus que l’Etat qui, de cette manière, veut faire valoir le caractère public de son entreprise. Le droit nouveau ne s’acquiert qu’à la fin de la procédure, par le transfert de propriété. Comp. la note 25 ci-dessous. [↩]
- Grünhut, Ent. R., p. 79 : « En ce qui concerne certaines affaires publiques… qui appartiennent à la sphère naturelle de l’administration propre, l’Etat, réservant son droit de surveillance, cède sa place à l’administration provinciale, régionale ou communale ; cette dernière peut donc, en ce qui concerne les affaires abandonnées à son administration propre, faire valoir le droit d’exproprier ». Nous tenons à bien retenir ce point, que l’Etat ne « cède » pas sa place en admettant l’entreprise de la commune à la procédure d’expropriation : il a déjà cédé sa place par la reconnaissance du corps d’administration propre, qui a été doté d’une certaine portion d’administration publique. Lorsque la commune, pour une entreprise qui en fait partie, demande la déclaration d’utilité publique, elle ne réclame pas la place de l’Etat ; elle reste entièrement à sa place. — V. Rohland, Ent. R., p. 13 : les communes peuvent « pour leurs buts, prétendre à l’exercice du droit d’exproprier » ; p. 14 : la commune « peut prétendre à l’exercice du droit d’exproprier par l’Etat ». L’Etat est donc obligé, vis-à-vis de la commune, d’exercer ce droit. Ce n’est pas une obligation très stricte, parce que l’Etat garde sa libre appréciation. Mais pourquoi, dans ces circonstances, V. Rohland appelle-t-il la commune l’expropriant ? C’est en contradiction avec ce qui précède : obtenir qu’un autre exproprie, ce n’est pas exproprier. — G. Meyer, R. d. Expropr., p. 260, revendique le droit d’exproprier pour l’Etat qui le possède originairement; mais l’Etat peut en « doter » une commune. Dans le même sens, avec plus d’énergie encore, Thiel, Das Expropriationsrecht, p. 17, 20 : « l’Etat seul est à considérer comme l’expropriant ». Et la commune ? Elle n’a qu’un mandatum ad agendum ; elle est la cessionnaire de l’Etat, car le droit d’exproprier est « cessible ». C’est encore la confusion : le droit d’exproprier appartient à l’Etat, sans doute ; ce droit, il ne le cède pas ; il le conserve et l’exerce par ses autorités d’expropriation. Le « droit » de la commune, c’est son droit d’administration propre et, dans le cas spécial, c’est son droit d’entrepreneur public, lequel n’est pas dérivé du même droit de l’Etat, mais en est le correspondant. [↩]
- V. Rohland, Ent. R., p. 12 écrit dans ce sens : « L’Etat ne concède pas le droit d’exproprier, lequel reste, au contraire, son droit de supériorité inaliénable et est exercé par lui seul au moyen de ses organes. L’Etat examine une entreprise, si elle poursuit un but d’utilité publique. Dans l’affirmative, l’Etat reconnaît que les conditions sont remplies pour qu’il soit fait usage du droit d’exproprier, et devient actif pour l’entrepreneur d’une double façon ». Laband, dans Arch. f. civil. R., § 2, p. 170, après avoir constaté que l’Etat seul est l’expropriant, caractérise comme suit la situation de la société par actions déclarée concessionnaire d’une entreprise de chemin de fer : « L’Etat l’autorise, afin de favoriser la grande communication, à employer, en tant que de besoin, les immeubles appartenant à des propriétaires privés, à la construction de la voie » En fait, cette « autorisation » ne va pas aussi droit au but. — Thiel, Expropr. R., p. 20 avec son expédient d’une cession que l’Etat ferait de son droit d’exproprier, a visé spécialement le cas d’un entrepreneur concessionnaire (Comp. la note 24 ci-dessus). — Dans les débats sur le projet de la loi d’expropriation Bavaroise, on a proposé que des entrepreneurs privés « ne se servent du droit d’exproprier que comme mandataires de l’Etat » (Seydel, Bayr. St. R. III, p. 629, note 5 ; Hartmann, Ges. über die Zwangsabtretung, p. 341). — L’explication la plus claire nous paraît avoir été donnée par Prazak, R. der Enteignung, p. 67, note 9 : le droit d’exproprier est partout un droit de l’Etat ; quand un droit d’exproprier est concédé, cela s’entend « non pas du droit d’enlever la propriété privée en lui-même, mais seulement du droit d’adresser à cette fin une demande à l’autorité administrative », Ce droit de demander l’expropriation n’est « qu’une émanation du droit acquis de l’Etat, par la concession, d’exécuter une entreprise jugée nécessaire dans l’intérêt économique ». [↩]
- Des exemples dans Thiel, Expropr. R., p. 96. D’après le droit Bavarois, l’autorisation d’exproprier que donne le ministère (constatation du cas de l’expropriation) n’est d’abord qu’une « instruction » ; il y aura encore lieu de discuter ce point entre les parties intéressées : Hartmann, Ges. über die Zwangsabtretung, p. 66 ss. [↩]
- La procédure est valablement instruite contre le propriétaire apparent; l’expropriation ainsi obtenue lie le véritable propriétaire : De Lalleau, Traité de l’expropriation I, no 101. [↩]
- En ce sens, Prusse, L. du 11 juin 1874. Dans la discussion du projet de loi, on avait fait observer que, « dans un procès ordinaire, c’est au demandeur à trouver son contradicteur légitime » ; ici, au contraire, les documents sur lesquels les indications de l’entrepreneur sont basées, doivent être soumis à l’examen de l’autorité d’expropriation ; car il s’agit d’une procédure « qui est destinée à transférer à la partie poursuivante l’objet en litige comme une propriété incontestable, et qui, par conséquent, doit même supprimer, au besoin, les droits de tiers ». Bähr et Langerhaus, Ges. über d. Enteignung, p. 81. — De même, Bavière, L. du 17 nov. 1837, art. 15 : les plans sont déposés, sommation publique est faite d’en prendre connaissance ; assignation par écrit est adressée aux intéressés pour débattre le projet ; si, par erreur, une personne intéressée n’a pas été appelée, l’expropriation prononcée ne peut pas être attaquée pour ce motif comme nulle. Hartmann, Ges. über d. Zwangsabtretung, p. 68, note 1. — Pour la législation de la Saxe, comp. Schelcher, Rechtswirkungen, p. 94 et le même : Comment. de la loi du 24 nov. 1902, p. 24, 26. Schelcher ne se borne pas, du reste, au droit de la Saxe ; il démontre que cet « effet absolu » de l’expropriation est fondé sur la nature même de l’institution et forme une maxime généralement reconnue. [↩]
- Treichler dans Zeitschft f. deutsch. R. XII, p. 140. [↩]
- Loebell, Preuss. Enteiguungsges., p. 25 : « Si l’Etat, c’est-à-dire le fisc, est en même temps l’entrepreneur, il ne peut pas être question d’une expropriation de terrains fiscaux ; le fisc est et reste le propriétaire des immeubles dont s’agit ; c’est une affaire de pure administration que d’en disposer autrement ». A mon avis, l’expropriation aussi est une affaire de pure administration ; l’auteur veut dire que c’est une affaire que les autorités administratives auront à arranger entre elles. Comp. aussi Eger, Ges. über die Enteignung, I, p. 14. [↩]
- Comme cette proposition a sa raison d’être dans la nature juridique du domaine public, et que cette nature n’est pas connue, on n’a pas manqué de chercher des appuis artificiels. Grünhut, Ent. R., p. 76 ss., distingue très bien, pour l’admissibilité de l’expropriation contre l’Etat, entre le « bien public » (domaine public) et le « bien de l’Etat » (domaine privé de l’Etat). Le domaine privé est soumis à l’expropriation. Pour l’autre, dit-il, l’expropriation n’est pas possible. Pourquoi ? Parce que le bien sert déjà à l’usage public et, par conséquent, ne saurait pas y être affecté par voie de contrainte. Grünhut semble suivre ici les auteurs Français, et surtout de Lalleau qui, dans son Traité de l’expropr. I, no 182, s’exprime à peu près dans les mêmes termes. Mais tout d’abord, il est inexact d’identifier le domaine public avec les immeubles qui servent à l’usage public (Gemeingebrauch) comp. § 35, III, ci-dessous. Ensuite, il ne faut pas oublier que les jurisconsultes français donnent, en partie au moins, au domaine public une extension qui dépasse de beaucoup ce que nous sommes habitués à considérer comme res publici juris ou res extra commercium. Pour nous, il serait faux de dire que l’expropriation tend toujours à faire de l’immeuble exproprié une portion du domaine public. On exproprie pour des maisons d’école, des palais de justice, des places d’armes, des chantiers de toute sorte, où il ne peut nullement être question d’appliquer les règles du domaine public. Ainsi il est, dans notre droit, impossible d’expliquer l’incessibilité par cette espèce de compensation de valeurs égales ; il faut forcément recourir à l’idée que le domaine public représente, en lui même, en ce qui concerne l’expropriation, une valeur juridique autre et supérieure. — Eger, Ges. über die Enteignung, I, p. 15 ss., répète, dans la nouvelle édition de 1902, les idées qu’il avait déjà développées antérieurement et qui méconnaissent complètement la nature de l’obstacle dont il s’agit ici. Pour lui, la question est la suivante : « si des immeubles appartenant à une entreprise investie du droit d’exproprier et ayant été expropriés pour le compte de celle-ci, pourront aussi être expropriés pour le besoin d’une entreprise ultérieure investie également du droit d’exproprier ». Ainsi il croit qu’il s’agit ici d’un conflit entre deux « droits d’exproprier ». Pour maintenir cette fiction, il est obligé de supposer que l’immeuble attaqué et au sujet duquel il se demande s’il peut être soumis à l’expropriation, ait été toujours acquis par l’entreprise qui le possède actuellement, au moyen de l’expropriation. Si l’emplacement de la fortification, du cimetière, de la voie ferrée avait été acheté autrefois, il n’existerait, pour Eger, aucune difficulté. De plus, « être investi du droit d’exproprier », c’est, pour Eger, une qualité permanente, qui ne se termine pas par l’expropriation même, — encore une idée obscure, à mon avis. Enfin, quelle solution donne-t-il pour ce conflit ? Il faudra, d’après lui, évaluer la force réciproque des différents droits d’exproprier. C’est celui qui a le plus d’intensité qui sera préféré ; pour mesurer cette intensité, Eger entre dans des détails. Les droits sont-ils de valeur égale, la maxime : prior tempore, potior jure décidera, à moins qu’il ne soit possible de les concilier par des concessions mutuelles. Ainsi, des règles abstraites d’un formalisme stérile remplaceraient le travail si simple de la libre appréciation du bon sens. [↩]
- Schelcher, Enteignungsges. I p. 63, note 78, a cru devoir me faire une objection dans ce sens ; j’y souscris complètement. [↩]
- V. Rohland, Ent. R., p. 20, croit avoir suffisamment prouvé la possibilité d’une expropriation du domaine public par la réfutation des opinions excessives de Grünhut. Prazak, R. der Enteigung, p. 76, note 11, en s’associant à cette opinion, relève encore les inconvénients pratiques qui résulteraient d’une défense absolue d’exproprier. L’opinion que nous exposons au texte doit être à l’abri de tous ces reproches. [↩]
- Comme on n’a pas encore pris l’habitude de distinguer les institutions du droit administratif avec la même précision que pour celles du droit civil, on aime aussi à réunir toutes ces choses sous une notion très large de l’expropriation : Eger, Ges. über d. Enteignung, p. 17 ss., traite le sujet d’une seule haleine : de même, F. Seydel, Ges. über d. Enteignung, p. 7, note d. — V. G. H. 4 mai 1876 (Samml. VII, p. 231) parait également admettre une véritable expropriation, au cas où il s’agit d’incorporer les rails d’un chemin de fer dans une route d’arrondissement. — J’ai parlé de ce droit de déplacement des routes — qui s’exerce à l’occasion de la construction d’un chemin de fer, –– dans Arch. f. öff. R. XV, p. 511 ss. : Comp. aussi le § 36, II, no 2 ci-dessous. [↩]
- De Lalleau, Traité de l’expropr. I, no 182, décrit comme suit l’obstacle qui s’oppose ici à l’expropriation et qu’il s’agit d’écarter : « Il faut donc reconnaître que… la loi.., ne peut pas s’entendre de l’aliénation du domaine public proprement dit ; cela serait trop contraire aux principes et aux art. 538 et 2226 du C. civ. qui consacrent l’inaliénabilité et l’imprescriptibilité du « domaine public ». Les objets qui le composent ne deviennent aliénables que lorsqu’ils ont été détachés par changement de nature et de destination et qu’ils ont été remis aux corps administratifs pour faire partie des biens ordinaires et patrimoniaux ». L’acte par lequel cela est fait, c’est le déclassement (Aufgabe ou Auflossung). — Nos auteurs constatent bien qu’il se passe ici quelque chose qui n’est pas naturellement compris dans la procédure d’expropriation, quoiqu’elle puisse y être jointe comme incident. Pour Eger, — nous l’avons vu à la note 31ci-dessus, — la question se présente sous la forme d’un conflit entre deux droits d’exproprier ; la solution de ce conflit se fait, en règle, en dehors de la procédure de l’expropriation, par les ministères représentant les différents intérêts en cause (Ges. über d. Enteignung I, p. 16 ss.). De même, Bähr et Langerhaus, Ges. über d. Enteignung, p, 12, note 2, déclarent qu’une pareille question ne peut pas être résolue au cours de la procédure d’expropriation ; s’il s’élève une difficulté, il faut recourir à une ordonnance royale. Dalcke, Ges. über die Enteignung, p. 36, est d’avis que l’Etat, avant d’accorder le droit d’expropriation, devra examiner si sa propriété sera touchée, et refuser ce droit, s’il ne veut pas la céder ; ce droit une fois accordé, la propriété de l’Etat sera traitée dans la procédure d’expropriation sur le même pied que la propriété privée. Cette présomption de déclassement général nous semble aller un peu loin. Comp. aussi Loebell, Preuss. Enteignungsges., p. 102. La différence essentielle entre la propriété ordinaire de l’Etat et le domaine public se manifeste justement en ce point qui, chez Dalcke, s’efface : c’est que le domaine public ne devient jamais l’objet de l’expropriation tacitement et implicitement ; il y a, chaque fois, une résolution à prendre à cet effet. Il se peut, comme nous l’avons dit, qu’une décision semblable ait également lieu, quand il s’agit d’une propriété affectée à un service public, sans appartenir pour cela au domaine public, et que, matériellement, l’intérêt public qui y est attaché semble être assez important pour mériter un examen spécial. Il est alors procédé à cet examen par l’autorité d’expropriation ; on entendra, sans doute, l’autorité préposée au service auquel l’immeuble est attaché ; mais son avis n’est pas décisif ; la décision sera prise par l’autorité d’expropriation ; c’est elle qui pèsera la valeur relative des deux intérêts publics en contradiction. Au contraire, l’examen, indispensable pour le cas où il s’agit du domaine public, se place, en première ligne, exclusivement du côté du domaine public, pour savoir si l’on peut s’en passer ou non. Par conséquent, c’est à l’autorité préposée à ce service, qu’il appartient d’émettre un vote décisif; que son consentement puisse être remplacé par celui de l’autorité supérieure ou par une autre que la loi aura désignée spécialement, cela va sans dire. L’essentiel est que ce déclassement se fait toujours au nom du domaine public, tandis que, pour une propriété ordinaire de l’Etat, l’expropriation se fait directement contre elles. — Comme le déclassement n’est pas nécessairement un acte solennel, il peut très bien se combiner avec la procédure d’expropriation. La loi d’expropriation pour le royaume de Saxe du 24 juin 1902, § 7 al. 4. en offre un excellent exemple : le domaine public n’est soumis à l’expropriation « qu’autant que, selon la décision de l’autorité surveillante, on pourra se passer de ce domaine pour l’intérêt spécial auquel il sert, ou que cet intérêt spécial pourra s’accorder avec la nouvelle affectation, ou que l’entrepreneur offre un remplacement suffisant ». Dans les motifs du projet de cette loi, il y a une erreur, si, par cette prescription, on croit être en contradiction avec les opinions émises par moi dans cet ouvrage. Bien au contraire, tout cela rentre parfaitement dans ma manière de voir. — R G. 13 juin 1882 Samml. VI, p. 160 ss.) statue sur le cas suivant : Pour la construction d’un chemin de fer, on avait exproprié une partie d’un chemin public appartenant à une association syndicale. Un intéressé demande des dommages-intérêts. La cour d’appel de Braunschweig avait décidé que, d’après la législation du Braunschweig, le déclassement d’un chemin public de la nature de celui en question ne peut se faire que moyennant le consentement de la représentation du corps d’administration propre auquel ce chemin appartient ; donc, le ministre n’était pas compétent pour en ordonner l’expropriation comme il l’avait fait. Le Tribunal de l’Empire n’entre pas dans le fond de la question, en jugeant que les tribunaux sont incompétents pour critiquer l’acte du ministre.
On comprendra facilement que l’indépendance de l’acte de déclassement, comme nous l’avons défini, sera surtout d’une importance capitale dans les rapports entre les Etats et l’Empire. C’est ainsi seulement que l’Empire trouvera une garantie suffisante pour ses terrains de fortification et autres genres de domaine public qu’il peut posséder sur le territoire des Etats. [↩]
- Seydel, Bayr. St. R. III, p. 646, note 2, voudrait revendiquer ce point spécialement pour l’« appréciation judiciaire » et, par conséquent, pour la justice administrative ; comp. la note 15 ci-dessus. [↩]
- G. Meyer, Expropr. R., p. 283, rapporte toute une série de dispositions législatives de cette nature. A ajouter surtout : Prusse, L. du 11 juin 1874, § 9 ; Saxe, L. du 24 juin 1902, § 13, al. 1. — La contrainte, pour l’entrepreneur poursuivant, consiste seulement dans la nécessité où il se trouve, par suite de la déclaration de la partie expropriée, de prendre la totalité ou rien du tout. S’il persiste dans sa demande, il est censé en avoir étendu l’objet. C’est donc encore sa volonté que l’Etat réalise, en faisant prononcer l’expropriation, comme cela se fait ordinairement. Par conséquent, il est faux de dire avec Seydel, Bayr, St. R. III, p. 634 : « Ce qu’on peut, en vertu de la loi d’expropriation, exiger de l’expropriant (c’est-à-dire de l’entrepreneur poursuivant) en fait de cession (acceptation) de l’immeuble, correspond juridiquement à ce que l’expropriant peut exiger ». Nous aurions donc, à côté de l’expropriation forcée, une appropriation forcée. C’était aussi l’opinion de Schelcher, Rechtswirk. d. Enteignung, p. 65 : De même que l’exproprié doit se laisser prendre la chose, de même l’expropriant doit se la laisser octroyer ; ce sont deux actes « d’une différence intérieure et qualitative ». Dans son commentaire de la loi d’expr. Sax., p. 92 ss., Schelcher ne semble plus insister sur cette manière de voir ; il approuve à ce sujet plutôt (l. c., p. 100) les idées développées par Layer, Principien der Ent. R., p. 432 ; or, ces idées, — comme ce dernier, à l’endroit indiqué, ne manque pas de le faire observer, — sont conformes aux maximes formulées au texte ci-dessus. [↩]
- Bade, L. du 15 juin 1835, § 32 ; Saxe, Loi du 24 juin 1902, § 13 al. 2 (pour le cas où la portion restante est diminuée de plus de la moitié de sa valeur). Le projet de loi Pruss. du 11 juin 1874 contenait une disposition semblable ; elle fut rejetée par la Chambre des députés ; Bähr et Langerhaus, Ges. über d. Enteignung, p. 41. [↩]
- Grünhut, Ent. R., p. 74, traite spécialement de ces questions. D’après lui, le cas principal d’une propriété partagée serait celui où il s’agirait de percer un tunnel de chemin de fer au-dessous des terrains d’autrui. Mais la constitution d’un « Erbaurecht » par la voie d’expropriation permettra d’atteindre le même but. [↩]
- La nécessité logique de ces propositions résultera clairement des développements que nous allons présenter sur les effets de l’expropriation : comp. § 34, I, no 4. [↩]
- La loi d’expropr. Bav., art. 1, accorde ce droit à la partie expropriée. La nature et les effets de ce droit sont ceux que nous venons de développer à la note 35 ci-dessus ; Seydel, Bayr. St. R. III, p. 631 ; Hartmann, Ges. über d. Zwangsenteignung, p. 34. — Comp. aussi la loi d’expropr. Sax., § 13, al. 3. [↩]
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