Section I
Le droit public des choses
§ 38. Suite ; la permission spéciale d’usage
(227)Le droit d’usage de tous, comme nous l’avons vu, n’est pas le résultat d’une faveur que l’Etat accorderait aux individus ; il fait partie de la liberté individuelle.
Au contraire, tout usage des choses publiques, qui en dehors de celui que nous venons d’étudier, appartient aux individus, résulte d’un acte de volonté de l’Etat par lequel il l’accorde ; cet usage ne peut exister qu’en vertu de cet acte.
Le fait que l’Etat accomplit des actes de ce genre prouve qu’il ne s’agit pas ici de res nullius, ni de choses dont le véritable maître serait le public avec son usus publicus. Ces dispositions ont nécessairement pour point de départ la domination juridique appartenant sur la chose publique à celui qui en dispose ainsi, domination qu’il exerce en accordant — librement ou d’après certaines règles — des jouissances de différentes espèces.
Selon leur forme juridique, ces actes se divisent en deux catégories bien tranchées :
On pourra accorder à l’individu une faculté purement de fait : le pouvoir de se servir de la chose publique, sans en être empêché par le maître, d’une (228) manière qui n’est pas déjà comprise dans l’usage de tous ; nous appelons cela une permission d’usage.
On pourra créer au profit de l’individu et par un acte administratif une possession exclusive et un pouvoir juridiquement protégé sur une portion de la chose publique ; c’est la concession d’usage.
Les deux espèces sont aussi accompagnées de l’obligation de payer des taxes ; et, pour chacune de ces taxes, il y a des manières différentes de création.
La permission d’usage d’une chose publique — que nous allons examiner tout d’abord, — est peut-être celle de nos institutions qui a été la plus négligée. Elle est placée entre l’usage de tous et la concession d’usage ; mais ces deux notions, d’habitude, sont mal déterminées et insuffisamment définies, en sorte que l’usage spécialement permis est exposé à se confondre tantôt avec l’une, tantôt avec l’autre. La permission doit aussi se défendre contre des explications très diverses empruntées au droit civil, et qui, tout en étant contraires à la vérité, semblent des expédients commodes.
Il s’agit, d’une part, d’espèces d’usage des choses publiques, qui ne sont pas comprises dans l’usage de tous, et qui, par conséquent, pour être licites, doivent être accordées spécialement. D’autre part, le fait de les accorder ne s’effectue pas dans la forme usitée pour créer un droit sur la chose ; ce n’est pas une concession. Dès lors, la permission d’usage devra s’affirmer nettement et clairement, afin que notre théorie sur les droits d’usage sur les choses publiques garde sa décision et sa netteté.
I. — La permission d’usage, ne faisant pas partie de l’usage de tous, trouvera sa sphère d’application tant pour les choses qui sont soumises à ce dernier usage, que pour celles qui n’y sont pas soumises.
Les rues et places publiques offrent des exemples (229) variés de ces permissions d’usage excédant l’usage de tous. Ce sont surtout des autorités industrielles qui réclament des faveurs de cette sorte : stations de fiacres, kiosques pour journaux, kiosques d’eau gazeuse, boutiques de boulangerie et autres marchandises. Des enseignes, des vitrines, des boites aux lettres font saillie sur la partie destinée à la communication publique. Les places publiques sont occupées temporairement par des baraques de foire, des boutiques de curiosités, des carrousels.
De même, les canaux et autres voies fluviales ne servent pas seulement aux navires pour naviguer ; on peut leur permettre de stationner en des endroits qui leur seront spécialement désignés, et de se servir des bords pour le va-et-vient des bateliers ainsi que pour le chargement et le déchargement de la cargaison, même en dehors des quais qui y sont destinés régulièrement. Cela n’est plus de l’usage de tous ; ce sont des avantages spécialement accordés.
Sur les choses publiques qui ne servent pas à l’usage de tous, les usages spécialement accordés se distinguent encore plus fortement. En considération de circonstances particulières, il peut être permis à un voisin de passer par la voie ferrée, soit une fois, soit d’une manière permanente. De même, on donnera des permissions de passer par les fortifications ou de se servir de leurs fossés pour patiner, etc. La vente des herbes à couper, le bail de la pêche renferment nécessairement une permission de ce genre. Les églises et les cimetières, — qui figurent dans cette classe de choses publiques, — fournissent des exemples très importants. Ils ne sont pas soumis à l’usage de tous. Mais tous les deux sont ouverts à certaines heures pour leurs buts respectifs : participation au culte, visite des tombeaux. En ce qui concerne le cimetière, la désignation d’une tombe, — qui (230) signifie pour la famille la permission d’y faire enterrer ses morts, — contient également la permission, pour elle, d’apporter sur la tombe des fleurs et autres ornements ; il peut être permis, même pour ces tombeaux ordinaires, d’y placer des pierres et de les faire entourer d’une clôture. Tout cela n’est ni l’usage de tous, ni une concession ; c’est quelque chose d’intermédiaire : la permission d’un usage.
La nature juridique de ce qui est accordé dans tous ces cas sera mise en lumière, lorsque nous envisagerons ces permissions dans l’ensemble de la notion plus large dont elles font partie. Ainsi nous avons réduit l’usage de tous à l’idée générale de la liberté civile ; de même, nous ferons voir que la concession est une application spéciale de la notion de l’acte administratif. Quant à la permission d’usage, elle appartient, par sa nature juridique, au cercle d’idées qui s’attachent aux utilités accordées par les services publics.
Par service public, nous entendons un ensemble de moyens, tant personnels que réels, réunis dans la main d’un sujet d’administration publique, pour servir d’une manière permanente à un intérêt public déterminé. Comp. t. IV, § 51 ci-dessous. Les services publics proprement dits sont ceux qui poursuivent ce but dans un rapport continu avec les individus qui deviennent l’objet de leur fonctionnement : l’intérêt public consiste essentiellement pour ces services dans les utilités qu’ils procurent à la masse des individus appelés à en profiter. Cela n’empêche pas que des services publics qui n’ont pas ce caractère disposent de semblables moyens pour accorder aussi des utilités, — à titre exceptionnel naturellement et en dehors de la marche ordinaire de leurs affaires ; et de même, les services publics proprement dits pourront accorder des utilités qui ne sont pas dans leur mission particulière.
(231) Nous pouvons distinguer ces deux sortes d’utilités par les expressions suivantes : utilités constitutionnelles du service public, et utilités accidentelles. Il y a entre elles une différence importante : les premières seules sont réglées d’une manière générale et permanente à l’effet de les assurer aux individus qui doivent en profiter ; les autres sont laissées à la libre appréciation des autorités préposées aux différents services.
Ceci posé, les choses publiques ne sont, par elles-mêmes, que des services publics. Elles répondent précisément à la notion que nous venons de fixer. Elles se divisent également 1o en choses publiques qui réalisent, directement et sans l’intermédiaire d’utilités à procurer à la masse des individus, leur but spécial d’intérêt public ; telles sont, par exemple, les fortifications ; — et 2o en choses publiques destinées à servir l’intérêt public par cette seconde voie — tels sont les routes, les rivages de la mer, les cimetières, etc.
Nous trouvons aussi en elles les deux manières dont elles pourront procurer aux particuliers leurs utilités : il y a, dans les choses publiques, des utilités constitutionnelles qu’elles sont destinées à procurer aux individus selon leur but général, et des utilités accidentelles qu’elles accordent plutôt accessoirement et à titre exceptionnel.
Il en résulte que nous devons nous attendre à retrouver ici les formes juridiques, suivant lesquelles les services publics, d’une manière générale, accordent leurs utilités, et dont nous nous occuperons spécialement dans les §§ 51 et 52, t. IV, ci-dessous. En effet, on ne saurait méconnaître l’affinité qui existe à cet égard. Ce sont surtout certains services publics où prévaut le moyen réel par lequel leur but est poursuivi, c’est-à-dire l’immeuble, l’édifice qui (232) y est destiné ; par exemple, les abattoirs, les musées, les bibliothèques, les maisons de santé. Il n’y a presque pas de différence juridique entre la place assignée dans un marché couvert et celle assignée, sur une place publique servant de marché. La permission d’usage parait être essentiellement la même dans l’un et l’autre cas.
La permission d’usage sur une chose publique a cependant un caractère spécial. Elle doit être examinée à part, pour deux motifs.
D’abord, la présence de la chose publique, exclusive par sa nature du droit civil — entraîne une différence de principe à l’encontre de tous les autres services publics. Dans ces autres services, la question se pose toujours de savoir si les utilités qui sont accordées aux particuliers n’entrent pas dans une forme quelconque du droit civil, pour constituer des droits subjectifs au profit des particuliers, droits susceptibles même de grever plus ou moins les choses, les immeubles affectés au service. Nous verrons combien de difficultés nous rencontrerons à cet égard. Quand il s’agit, au contraire, de l’usage d’une chose publique, toute idée de droit civil est bannie ; c’est uniquement du droit public que cet usage pourra recevoir ses règles ; la police de la chose publique, qui subordonne souverainement à l’intérêt public les intérêts privés, tiendra cet usage dans les limites qui lui seront tracées.
D’un autre côté, les formes du droit public dans lesquelles les services publics ordinaires accordent leurs utilités, embrassent toujours complètement leur matière ; elles comprennent également toute sorte de droits à concéder aux individus. La permission d’usage sur une chose publique, au contraire, n’est qu’une des formes différentes dans lesquelles les individus peuvent retirer des avantages (233) des choses publiques ; elle a, pour la compléter, à côté d’elle, l’usage de tous d’une part, la concession d’un droit d’usage de l’autre. Elle forme donc une institution d’un caractère plus uniforme et plus concentré.
II. — Les règles de la permission d’usage spécial sur une chose publique sont les suivantes :
1) Accorder une permission d’usage, c’est l’affaire du maître de la chose publique. Ce n’est pas un acte par lequel il dispose de son droit au profit d’un tiers ; cela n’a pas le caractère d’une aliénation, même partielle. Dès lors, cette autorisation est comprise dans l’administration courante de la chose ; par conséquent, elle doit faire partie de la fonction chargée de maintenir le bon ordre de cette chose ; cela rentre dans la police de la chose publique. Cela aura une importance pratique dans les cas où cette fonction est séparée formellement de la propriété de la chose, la gestion générale des affaires du maître de la chose publique et la police de celle-ci étant représentées par des autorités distinctes. Accorder la permission d’usage, cela appartiendra dans ce cas à la compétence de l’autorité de la police et de ses agents1.
(234)L’octroi de la permission n’est pas un acte d’autorité ; ce n’est pas un acte administratif au sens strict du mot. La permission peut valablement être donnée par un employé subalterne ; il n’est pas nécessaire que, toutes les fois, l’autorité préposée à l’administration de la chose publique intervienne. C’est une question intéressant l’organisation spéciale des différents services et dépendant de la nature de la permission à donner, que celle de savoir si l’autorisation devra être plus ou moins réservée à cette autorité2.
Ainsi, quand il s’agit d’accorder une permission accidentelle et qui n’est pas conforme au but de la chose, cela ressortira, sans aucun doute, exclusivement à la compétence de l’autorité dirigeante. Passer par la voie ferrée, patiner sur les fossés des remparts, voilà des exemples de ces permissions exceptionnelles ; sur les rues des villes, on a permis, de la même manière, l’édification de kiosques pour journaux ou pour eaux gazeuses, de boutiques de foire, de colonnes pour affiches3.
S’agit-il au contraire d’une utilité que la chose (235) doit procurer constitutionnellement, et, par conséquent, de permissions qui se présentent avec une certaine régularité et dans des conditions plus ou moins identiques, alors le rôle des employés subalternes gagne en importance dans ces délivrances d’autorisation.
Il y a des usages auxquels la chose publique est destinée d’une manière générale, mais dont l’individu ne peut profiter qu’à la condition qu’une assignation lui aura été faite de l’endroit spécial qu’il lui sera permis d’occuper. C’est ainsi qu’on obtient l’indication de sa place sur le marché public, de l’endroit où l’on peut laisser stationner sa voiture de place, de la berge où le navire pourra être amarré pendant la nuit ou pendant le chômage du canal. Cette assignation, qui contient la permission spéciale, est donnée par des employés chargés de la surveillance immédiate de la chose publique : inspecteurs du marché, agents de la police des rues, éclusiers4. De même, pour les enterrements, l’assignation du lieu de sépulture est donnée par les bureaux de la commune ou de l’église à laquelle appartient le cimetière ; cela implique la permission de se servir de cet endroit pour y procéder à l’enterrement ; le fait que cette espèce d’usage du cimetière ne peut alors avoir lieu que par l’intermédiaire du fossoyeur officiel, n’est qu’une mesure particulière de la police des cimetières.
L’autorité dirigeante pourra avoir donné des instructions touchant les parties déterminées de la chose publique où de pareilles assignations devront avoir lieu, et touchant l’ordre dans lequel elles seront faites. Il se peut aussi que l’autorité désigne elle-même, par (236) une décision générale et portée à la connaissance des intéressés par voie de publications et d’affiches sur l’endroit même, les endroits où cet usage spécial pourra avoir lieu. Les intéressés n’auront, dans cette hypothèse, qu’à profiter de cette offre et à choisir leurs places le cas échéant. Alors, les employés de surveillance ne sont pas les organes de l’octroi de la permission ; ils donnent seulement des renseignements sur la permission offerte et servent d’interprètes aux intéressés. Cela se pratique surtout pour le stationnement des fiacres sur les places publiques et des navires sur les canaux.
Il est enfin des choses publiques qui doivent être accessibles à tout le monde pour certains buts et à des heures convenables. Tels sont les églises et les cimetières. L’usage qui en est accordé au public ressemble, au point de vue juridique, à celui des musées publics et des palais de justice. Ce n’est pas une émanation de la liberté individuelle ; cela résulte d’une admission spécialement consentie par le maître de la chose ; seulement, cette admission embrasse, chaque fois, toutes les personnes qui ne sont pas exclues par certaines considérations de decorum. Cette admission, qui équivaut, pour chaque individu qui y est compris, à une permission d’usage, est réglée par l’autorité dirigeante, et réalisée par les employés de surveillance qui ouvrent et ferment les portes.
2) La permission d’usage n’étant autre chose qu’une des manières dont le propriétaire se sert de son immeuble, est, par principe, une affaire de libre appréciation ; non pas libre appréciation d’une faveur, comme cela se pratique entre particuliers, mais libre appréciation de l’intérêt public qui, d’une part, trouve son compte dans les utilités procurées aux individus et, d’autre part, ne doit pas être compromis (237) par une extension exagérée accordée à ceux-ci.
En ce qui concerne les utilités constitutionnelles, les instructions de service assurent une certaine uniformité de l’activité des employés subordonnés qui auront à accorder ou à refuser ces permissions. Cela garantit aux individus une égalité formelle qui devra être observée entre eux, et leur donne la certitude de ce à quoi ils devront s’attendre. Mais cela ne leur confère aucunement contre le maître de la chose le droit d’obtenir de lui la permission ainsi réglée ; les instructions, par leur effet juridique, restent une affaire interne de l’administration. Comp. t. Ier, § 7, p. 104.
Toutefois, à titre exceptionnel, la loi intervient dans cette matière, comme elle le fait pour d’autres services publics, la poste par exemple ; elle détermine les conditions dans lesquelles la permission devra être accordée ou refusée. Alors, celui qui présente les conditions moyennant lesquelles la permission doit être consentie aura, en vertu de la loi, un droit subjectif public d’obtenir du maître de la chose cet avantage. Quant à la voie qui lui sera ouverte pour faire valoir son droit5, cela dépend de la manière dont est réglée la protection des droits subjectifs publics.
(238) Le même effet — l’existence d’un droit subjectif d’obtenir la permission d’un usage spécial — pourra être le résultat de la qualité de membre d’une association publique ou corporation dont le but sera d’administrer des choses publiques de ce genre pour les besoins de leurs membres. Les cimetières des associations religieuses en offrent les exemples principaux6.
3) L’effet de la permission une fois accordée ne consiste pas dans la création d’un droit subjectif sur la chose publique au profit de l’individu qui l’a obtenue. Il ne s’agit pas d’un acte juridique du droit civil contenant une disposition de son droit par le maître de la chose. Il ne s’agit pas non plus d’un acte administratif, acte juridique correspondant du droit public ; ce que nous venons de dire touchant les formes dans lesquelles cette permission est donnée et les organes qui la donnent, le prouve péremptoirement. C’est seulement une déclaration de la volonté du propriétaire de la chose de vouloir s’en servir au profit d’un tiers et de consentir à certains faits d’usage de la part de ce dernier.
Ce tiers obtient la possibilité d’agir sur la chose (239) sans se heurter au droit du maître de cette chose et sans l’offenser. Sa liberté légale, — qui en était exclue, — reçoit par là la faculté de s’étendre sur cette chose dans la mesure de la permission. La véritable portée juridique de cette permission est celle d’un élargissement partiel de la liberté ; en soi, cela n’est pas un droit ; mais cette permission doit être respectée dans ces limites et être à l’abri de toute atteinte et de toute répression.
Dès lors, l’effet de la permission une fois accordée est essentiellement négatif, conformément au caractère général de la liberté : le fait permis ne doit pas être empêché.
Le fait permis aura, de cette manière, son importance principale vis-à-vis de la police de la chose publique ; la sphère d’action de cette dernière se trouve sensiblement restreinte par l’effet de la permission. Tant qu’elle subsiste, on ne pourra pas prendre des mesures de police contre les faits par lesquels l’usage permis s’exerce, même si ces faits, excédant le droit d’usage de tous et représentant des inconvénients pour l’usage de tous, devaient être, en principe, soumis à ces mesures. Spécialement, l’application des défenses générales et des menaces qui sembleraient viser ces faits est écartée7. Il y a là une certaine ressemblance avec les effets de la permission de police ; aussi a-t-on souvent voulu identifier la permission d’usage à cette dernière. Ce qu’il faut remarquer, c’est que nous ne sommes pas en présence de cette institution dans sa conception stricte, telle que nous l’avons définie au t. II, § 21.
La permission de police, pour être admissible, a besoin d’une réserve expresse ; par là, la règle de (240) droit, qui édicte la défense ou la menace, donne elle-même l’autorisation d’y apporter une exception dans le cas individuel. En ce qui concerne la permission d’usage spécial, de pareilles autorisations ne sont données que très rarement. Elles sont superflues ; l’administration n’en a pas besoin pour exclure la défense et la pénalité. Tout ceci, en effet, quant aux choses publiques dont on vise les troubles, suppose tacitement un trouble illicite. L’acte d’usage spécialement permis est placé dans la liberté du permissionnaire ; par conséquent, il ne constitue pas un trouble illicite. Le consentement du maître de la chose a, à cet égard, le même effet que l’usage de tous ; il couvre l’individu qui s’en prévaut.
D’un autre côté, la permission de police est un acte administratif déterminant un rapport juridique entre le permissionnaire et la puissance publique ; ce rapport a pour contenu d’écarter la défense édictée par cette dernière et de rétablir, pour le cas individuel, la liberté, comme si la défense n’existait pas. La permission spéciale d’usage, qui n’est pas un acte administratif, ne crée pas de rapport juridique nouveau ; ce qui restreint la liberté du permissionnaire —, c’est-à-dire ici le droit exclusif du maître de la chose publique, — est non pas écarté, mais maintenu et exercé par la permission même ; seulement, le maître de la chose consent à l’exercer, pour le moment, de telle manière que la liberté du permissionnaire n’y trouve pas d’obstacle pour les faits de l’usage accordé. La distinction peut paraître subtile ; mais il s’y attache des conséquences.
4) La permission d’usage sur la chose publique ne crée aucun droit au profit de celui qui l’a obtenue. Elle ne peut pas faire l’objet d’un acte de disposition ; on ne peut pas l’aliéner ; elle ne figure pas dans la succession du permissionnaire. Il ne faut pas confondre (241) avec une véritable transmission d’un droit le cas, — qui très souvent se produira ici, comme pour la permission de police, — où le consentement est donné au profit d’une personne en tant que représentant une entreprise, une situation économique, et, par conséquent, aura son effet pour la persona incerta qui lui succédera dans cette qualité. Nous avons exposé cette théorie au t. II, § 21, p. 66.
Le permissionnaire, quant aux avantages qui résultent pour lui de l’usage permis, n’est pas protégé autrement que pour l’exercice légitime de la liberté en général.
Cette protection existe d’abord vis-à-vis de l’administration ; il pourra défendre contre celle-ci cette situation, par les moyens que lui offrira l’organisation de la protection du droit. C’est encore l’usage de tous qui servira de modèle à cet égard, avec cette différence que la permission elle-même est révocable, tandis que l’usage de tous n’est pas révocable.
Cette protection existe aussi vis-à-vis des tiers, qui essaieraient de troubler l’usage permis. Le permissionnaire alors, à la différence du concessionnaire dont nous parlerons au § suivant, n’aura pas à faire valoir contre eux un droit acquis. Il défendra simplement sa liberté et les intérêts pécuniaires qui en résultent. Il le fera surtout de deux manières. D’abord, il pourra invoquer la police de la chose publique : troubler son usage légitime, c’est troubler le bon ordre de la chose publique ; à ce titre, la police pourra intervenir. En second lieu, l’atteinte portée à sa personne ou à ses choses, ainsi que le simple empêchement de jouir de la permission, pourra donner lieu, au profit du permissionnaire, à une demande en dommages-intérêts. Cette demande aura pour fondement légal les §§ 823 ss. du Code civil allemand et sera portée devant les tribunaux civils.
(242) La permission, comme nous venons de le voir, est révocable de sa nature. C’est la conséquence du fait qu’elle ne crée pas de droit subjectif au profit du permissionnaire. Mais il faut aller plus loin. Nous avons constaté que, à la différence de la permission de police, il ne s’agit pas ici d’un acte administratif engendrant un rapport juridique déterminé. La permission de police, comme nous l’avons exposé au t. II, § 21, p. 77, devient irrévocable lorsqu’elle a été mise en œuvre : les intérêts nouveaux, créés sur la base d’un rapport juridique, jouissent des garanties générales, excluent toute atteinte qui ne serait pas légitimée à nouveau par un fondement légal. Ce principe ne s’applique pas à la permission d’usage spécial ; celle-ci ne crée pas de rapport juridique, elle laisse intact le droit du maître de la chose publique. Ce dernier peut toujours revenir sur l’emploi qu’il en a fait en accordant la permission, nonobstant tous les arrangements pris par le permissionnaire pour en profiter, et toutes les installations, — peut-être très coûteuses, — au moyen desquelles il a cru pouvoir se fixer sur la chose publique8. La révocation (243) a même lieu sans aucun droit à indemnité pour l’intéressé : la révocabilité est la condition naturelle et inhérente à sa situation sur la chose publique ; il a dû compter avec elle.
Cette révocabilité n’a qu’une seule limite. Dans certains cas, il existe, comme nous l’avons exposé au no 2 ci-dessus, au profit des intéressés, des droits formels d’obtenir l’admission à un usage spécial, soit en vertu d’une prescription de la loi, soit en vertu de leur qualité de membres de l’association à laquelle appartient la chose publique. Ce droit, évidemment, ne pourrait pas être éludé par une révocation, soit immédiate soit ultérieure. Dès lors, le maître de la chose publique ne pourra pas révoquer dans ce cas ; la permission d’usage qu’il est obligé de donner doit continuer aussi longtemps que le terme naturel de cet usage n’est pas atteint.
Mais il ne faut pas croire que cela implique un droit direct sur la chose publique et sur un endroit déterminé de cette chose. Pourvu qu’il donne la permission de jouir, le maître de la chose est libre de varier et de changer la place. Ainsi, par exemple, à chaque moment, on pourra assigner, sur le marché public, un endroit autre que la place assignée primitivement. De même, aucun droit des intéressés ne s’oppose à ce que l’administration change le lieu d’inhumation accordé primitivement dans le cimetière et fasse transférer les restes de la personne (244) enterrée dans un autre endroit du cimetière. Ce sont uniquement des considérations d’intérêt public qui garantissent, dans tous ces cas, une certaine stabilité.
III. — Comme équivalent des avantages particuliers qu’elle procure, la permission d’usage pourra faire naître des obligations de payer des taxes. L’imposition de ces taxes pourra avoir lieu au moyen d’une règle de droit établie dans la forme d’une loi, d’une ordonnance, d’un statut. Mais, à la différence de l’usage de tous, cette voie n’est pas la seule possible ; en fait, elle n’est suivie que très exceptionnellement. En effet, la permission elle-même offre au maître de la chose publique l’occasion et la faculté de s’assurer ces taxes d’une autre façon.
Celui qui doit accorder quelque chose pourra y mettre des conditions ; dès lors, on imposera à celui qui demande la permission la condition de se soumettre à la taxe. En vertu de cette soumission, il pourra être grevé, par un acte administratif, d’une obligation formelle de payer cette somme.
Cela se fera par un acte administratif individuel, quand il s’agira d’accorder une utilité accidentelle et, par conséquent, de fixer la taxe pour un cas isolé. Supposons, par exemple, qu’il s’agisse d’établissement de kiosques ou de boutiques de foire sur la place publique. On suivra certains principes pour calculer ces taxes ; mais si les circonstances sont différentes, le montant en sera débattu, à chaque fois, entre l’autorité et l’intéressé. La manière de procéder ressemblera beaucoup à l’établissement des redevances pour certaines concessions. Seulement, la concession entière a nécessairement la forme d’un acte administratif; la fixation de la taxe n’en est qu’une partie. Ici, la, permission, par elle-même, n’a pas ce caractère ; l’acte administratif qui impose la taxe n’est (245) qu’un appendice qui pourra être accompli séparément9.
Mais l’acte administratif jouera ici un rôle bien autrement important, lorsqu’il s’agira d’accorder, sur la chose publique, des utilités constitutionnelles et que la chose doit procurer avec une certaine régularité. Dans ce cas, les taxes seront établies à l’avance et d’une manière générale par un acte de l’autorité dirigeant le service public ; elles formeront un tarif. Ce tarif pourra être une simple instruction ou un programme devant servir de guide aux actes administratifs à accomplir individuellement à l’occasion de chaque permission. Le tarif pourra aussi avoir été édicté et publié régulièrement, en vue d’avoir lui-même l’effet d’un acte administratif, acte administratif général, frappant tous les individus qui, en entrant dans le rapport déterminé, s’y soumettent. C’est la forme d’imposition des taxes qui a eu son développement dans le système général des utilités à accorder par les services publics. Nous en parlerons au t. IV, § 52 ci-dessous.
Il ne faut pas oublier la possibilité qui existe et qui quelquefois semblera offrir le procédé le plus simple de faire payer au permissionnaire un équivalent convenable sans aucune formalité juridique, sans acte administratif, ni convention civile. On pourra accorder la permission donnant donnant, la refuser si la somme qu’on veut faire payer n’est pas payée d’avance, et révoquer la permission lorsque le permissionnaire (246)cessera de faire les versements réguliers. Cette forme se recommande surtout pour les utilités accidentelles, accordées par des autorités qui n’ont pas de pouvoirs administratifs sur les sujets en général, et qui, par conséquent, ne peuvent pas accomplir des actes administratifs qui les obligent : directions de chemins de fer par exemple, ou gouvernements de forteresses10.
- Comme nous l’avons déjà remarqué à la note 7 du § 36, une pareille séparation se trouve surtout dans les grandes villes en ce qui concerne l’administration des rues. La propriété de ces rues est à la commune, elle en dispose par ses représentants ; la police est confiée à une autorité qui dépend directement de l’Etat. C’est donc à cette direction de la police ou Présidence de la police, qu’il appartiendra d’accorder les permissions dont nous parlons. — Un exemple dans la décision du V. G. H. Württemb., 9 mai 1887 (Reger, VIII, p. 96) Une entreprise privée de postes veut placer des boîtes aux lettres. L’autorité de police locale, après avoir accordé la permission, la retire peu de temps après. L’entrepreneur se pourvoit devant la justice administrative qui rejette sa demande. Il est dit que, pour acquérir un droit, celui d’avoir ces boites dans la rue, outre la permission de la police « de faire de l’espace appartenant à la rue un usage particulier qui excède les limites de l’usage général », il aurait fallu le « consentement de droit privé » du propriétaire de la chose, c’est-à-dire de la commune. Ce consentement n’ayant pas été donné dans ce cas, l’autorité de police pouvait révoquer librement. Cet exemple fait apparaître clairement la différence qui existe entre la simple permission d’usage, — qui est de la compétence de l’autorité chargée de la police de la chose publique, — et la concession, qui représente une disposition sur le droit de la chose. [↩]
- C’est ce que veut dire Leuthold dans Wörterbuch II, p. 86 : « par conséquent, l’assignation d’une place faite aux personnes qui fréquentent les marchés n’est pas un acte juridique du droit privé ; c’est une mesure d’administration publique ». Il entend nier par là le caractère d’acte juridique (Rechtsgeschäft). Mais cette assignation qui implique la permission, ne créant pas de rapport juridique, n’est pas un acte juridique, ni du droit privé, ni du droit public. [↩]
- Dans les cas visés par la note précédente, il appartiendra donc, à l’autorité spéciale de police et non pas à l’autorité municipale, d’accorder ces permissions, si, néanmoins, l’on voit intervenir cette dernière, c’est à cause des taxes à percevoir au profit du propriétaire, c’est-à-dire de la ville. Comp, la note 9 ci-dessous. [↩]
- Un exemple dans le règlement pour les canaux Bav. § 44 ; Pözl, Bayr. Wasserges., p. 489. [↩]
- Gew. O., § 64 al. 2, dispose que tout le monde a le droit d’être admis aux marchés publics comme vendeur. Il s’en suit qu’il faut assigner sur les marchés une place à quiconque la réclame, dans la mesure du possible naturellement, et à la condition de se soumettre aux règlements de police faits pour le marché. Notons que ce droit d’obtenir la permission est le même, que le marché se tienne sur la place publique ou dans une halle couverte qui ne figure pas parmi les choses publiques. Cela prouve encore que la chose publique, quand il s’agit de lui conférer de ces utilités régulières, est traitée comme les autres services publics ; on lui applique simplement le droit des services publics. [↩]
- R. G., 4 déc. 1884 (Samml. XII, p. 280) : Le père d’un jeune homme tué en duel assigne la communauté religieuse, propriétaire du cimetière, pour qu’elle soit condamnée à accorder un lieu d’inhumation dans l’ordre des sépultures. Le tribunal reconnaît qu’il y a ici un droit qui peut être poursuivi par la voie judiciaire. Mais il n’était pas nécessaire d’appeler cela une réclamation du droit privé ; le tribunal fait ici la confusion ordinaire entre le « droit privé » et le « droit subjectif dépendant du droit privé ». — Dans les lois et statuts, il est souvent déclaré que les membres d’une commune ou d’une corporation doivent être également admis à jouir de tous les établissements ou services publics qui s’y trouvent. La décision que nous venons de citer invoque en ce sens le § 72, II, 6 et le § 193, II, 11 du A. L. R. Ces droits, naturellement, ne s’appliquent qu’aux utilités à accorder constitutionnellement et avec une certaine régularité. Il ne peut pas être question d’un droit de tout le monde d’être admis à avoir, sur la rue, des kiosques d’eaux gazeuses ou de journaux. [↩]
- Cela s’entend surtout de la pénalité édictée par le Stf. G. B., § 366, no 9 ; comp. § 37, note 17 ci-dessus. [↩]
- Cette règle reçoit une exception très intéressante en matière de police des constructions. Pour construire le long de la voie publique, il faut une permission de police. D’après les règlements, il peut être permis aux propriétaires de faire avancer certaines parties de leur maison sur la voie publique, de manière que les socles, balcons, corniches, etc., y fassent saillie. Cela n’est pas compris dans l’usage de tous, car il faut une permission spéciale. Mais ce n’est pas non plus une concession ; il n’est pas constitué de droit sur la chose publique ; sans quoi, dans le cas où la police des constructions et des choses publiques est séparée de la représentation générale de la commune, il faudrait, outre la permission de construire, le consentement de cette dernière (Comp. la note 1 ci-dessus). Il ne peut donc s’agir que d’une permission d’usage spécial. Cependant, cette permission n’est pas révocable et ne peut pas l’être, c’est évident. C’est qu’ici le consentement donné pour cet usage est intimement lié avec une véritable permission de police nécessaire pour la construction même. Il partage l’irrévocabilité de cette permission de police, pour le cas où la construction permise a été achevée. — Mais qu’arrivera-t-il si l’autorité de police a excédé ses pouvoirs et autorisé une saillie plus importante que le règlement ne l’admet, sans le consentement de la commune ? Le cas s’est présenté à Strasbourg ; le Bezirkspresident, en 1897, a réformé dans ce sens une décision de la police de construction, émanée du maire. Il me semble qu’une pareille permission n’est pas valable et ne peut pas être validée par l’achèvement de la construction. Elle doit toujours rester révocable. — Comp. sur ces questions les excellents développements de Pfersche, dans Jurist. Vierteljahrschrift, t. XXXIV. [↩]
- Cette séparation se fera d’elle-même, quand on aura constitué, pour la ville, une autorité de police spéciale, distincte de l’autorité municipale. L’autorité de police donnera le consentement, l’autorité municipale fixera la taxe, peut-être après s’être entendue avec le particulier intéressé ; cette taxe sera obligatoire par l’acceptation de ce consentement qui impliquera la soumission à la charge imposée par la commune. [↩]
- Des rapports de ce genre, purement de fait, n’ont rien d’extraordinaire. Lorsqu’on ne peut pas s’habituer à voir des payements réguliers se faire sans le lien juridique d’une obligation, il ne reste que la convention du droit civil pour créer ce lien ; en effet, à défaut d’une prescription législative et d’un acte administratif, une obligation de droit public sera impossible à construire. Cette convention de droit civil a très bien pu intervenir avec l’ancien Fisc, qui marchait toujours à côté de l’Etat, dirigeant ses forteresses et ses chemins de fer, Depuis que ce fantôme a disparu, on devrait également renoncer à cet expédient, dont il sauvait seul les apparences. Il nous semble tout à fait inélégant d’admettre que l’Etat agisse, en même temps, dans l’exercice de la police de sa chose publique et comme simple particulier faisant des conventions de droit civil.
Comme l’idée de l’acte administratif, avec ses applications multiples, est encore ignorée de beaucoup de nos juristes, il ne faut pas s’étonner qu’ils soient dans l’embarras pour expliquer l’existence de l’obligation de payer la taxe, même pour des choses publiques qui confèrent des utilités régulières avec un tarif général. C’est encore la convention civile, — spécialement, le contrat de bail — qu’on invoque. Cela a lieu surtout pour les taxes des marchés publics : O. Tr., 11 juin 1857 (Str. 25 p. 161); 6 nov. 1877 (Str. 98, p. 90) ; 30 avril 1878 (Str. 99, p 238). Alors l’assignation d’une place par le surveillant du marché est un contrat de bail passé sur une portion de la rue publique ! — Dans les cas cependant, où l’on ne perçoit pas de taxes sur les personnes profitant du marché, le bail perd sa raison d’être. Il est logique qu’on cherche alors à ranger l’assignation de place sous n’importe quel autre rapport juridique du droit civil : les gens qui venaient au marché deviennent des précaristes ou des commodataires ou des « semblants de commodataires ». Ubbelohde, Forts. zu Glücks Pand., l. c., p. 163). En réalité, l’assignation de place, la permission d’usage spécial a la même nature juridique dans l’un et l’autre cas ; ses effets juridiques seront également les mêmes. C’est invariablement le même acte de droit public, qu’on perçoive ou non une taxe. [↩]
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