Section I
Le droit public des choses
§ 41. Restriction à la propriété pour cause d’utilité publique
Pour les phénomènes juridiques que nous réunissons sous ce titre, l’idée (300) commune dont ils sont les manifestations est l’affinité avec l’institution du droit civil du même nom, de même que la servitude du droit civil a servi de modèle aux phénomènes que nous venons d’examiner.
Entre les deux institutions, le droit civil fait cette différence, que la servitude suppose un droit déterminé, constitué au profit d’un tiers et qui aura pour effet de refouler la propriété ; la restriction à la propriété, au contraire, a pour point de départ une faiblesse inhérente à la propriété d’une manière générale ; celle-ci exclut l’effet plein et entier de la propriété dans l’une ou l’autre direction et fait résulter ainsi, au profit d’un tiers, un avantage juridiquement garanti, un droit au sens large du mot1. C’est à cette dernière combinaison que répond l’institution que nous avons devant nous, et que nous appelons la restriction de la propriété pour cause d’utilité publique.
Les restrictions à la propriété qui dépendent du (301) droit public ne s’appliquent, comme celles du droit civil, qu’aux immeubles2.
Celles du droit civil ont pour fondement cette idée simple, que l’exercice de toute propriété deviendrait impossible si chacun n’était pas obligé de souffrir, de la part de son prochain, certains troubles et préjudices ; c’est dans le droit de voisinage qu’elles reçoivent leur expression principale. Les restrictions du droit public ne placent pas les propriétaires vis-à-vis des propriétaires, mais les propriétaires vis-à-vis de la puissance publique ; elles ont pour fondement cette idée, que l’activité de l’administration ne doit pas être enchaînée par le respect absolu des droits de propriété.
En conséquence, le droit civil détermine la mesure des atteintes à supporter, d’après ce qui doit être admis dans l’intérêt de tous, — ce qui résulte, d’une part, très ordinairement de la juxtaposition même des économies privées, et ce qui ne cause pas de dommage sérieux, d’autre part3.
Le droit public, conformément à l’inégalité qui le caractérise, donne cette mesure sous la forme d’une limite tracée au sujet prépondérant : on ne (302) lui permet pas toute manière d’agir sur la propriété ; on lui permet seulement ce qui semble résulter naturellement de l’activité de l’administration publique et ce qui, en même temps, n’excède pas certaines limites où commencerait la sphère réservée aux institutions du droit administratif dans lesquelles de pareilles atteintes se trouvent réglées par la loi.
Cette même inégalité a cependant une autre conséquence : le droit civil garantit aux propriétaires intéressés une certaine compensation par la réciprocité assurée ; rien de pareil n’existant ici, le droit public accordera au besoin, selon les règles de cette institution qui lui est propre, l’indemnité exigée par l’équité.
I. — La restriction de la propriété que nous étudions a de très nombreuses applications ; elle apparaît dans une grande variété de phénomènes de la vie pratique. Nous chercherions vainement, pour nous guider, un système général suivi par les lois. La loi s’occupe bien, de temps en temps, de la reconnaissance et de la détermination détaillée de ces agissements sur la propriété immobilière pour en fixer les conditions, les limites et les conséquences ; mais elle le fait par occasion plutôt qu’en suivant un certain principe ou selon l’importance de l’objet. Les choses se passeront tout de même sans loi. Nous aurons à constater de nombreux cas dans lesquels une atteinte est portée à la propriété immobilière, qui n’est justifiée par aucune servitude ni par aucun pouvoir juridiquement organisé, et à laquelle le propriétaire opposerait ordinairement une demande judiciaire tendant à faire cesser le trouble ; cette protection lui est néanmoins refusée pour ce seul motif, que l’atteinte émane de l’administration publique. C’est là un signe infaillible, auquel on reconnaît que notre institution juridique a produit son effet. Autrement, (303) la chose serait absolument impossible à expliquer et à comprendre.
Nous y comprendrons avant tout certaines activités et installations qui ont lieu sur l’immeuble affecté d’un service public et dont les effets touchent les immeubles voisins. Un canal de dérivation laisse filtrer ses eaux, et il en résulte un dommage pour les immeubles voisins ; le remblai d’un chemin refoule les eaux sur des terrains voisins ; d’un champ de tir partent des balles égarées qui tombent continuellement sur l’immeuble voisin. Une demande en dommages-intérêts, d’après le droit civil, irait de soi. Mais, tout d’abord, en droit civil, une demande judiciaire pourrait être formée en vue de faire cesser l’état de choses d’où résulte le trouble et de faire interdire pour l’avenir les troubles. Or, quand ce trouble est causé par un canal public, par la construction du remblai d’une route de l’Etat, par un champ de tir militaire, cette demande du propriétaire fait défaut. Evidemment, apparaissent alors des règles particulières du droit public qui la font s’effacer4.
(304) Chacun a aussi le droit de défendre à autrui de passer par son immeuble, à moins qu’on ne puisse (305) prouver un droit acquis ; et de faire condamner les contrevenants à payer des dommages-intérêts et à s’abstenir, pour l’avenir, de pareils troubles. Pour les surveillants de la douane, au contraire, et pour les employés de la police judiciaire, cette limite n’existe pas, lorsqu’ils sont appelés, par leur service, à passer par l’immeuble d’autrui ou à y prendre position5.
(306) Les pompiers envahissent des jardins et des cours closes pour attaquer le feu dans la maison voisine6. Les voitures de la poste, quand la route est impraticable, passent par les champs riverains7. Dans la plus (307) large mesure, les manœuvres militaires agissent sur la propriété privée ; la troupe, dans ses exercices, passe irrésistiblement à travers le terrain. Personne ne songe qu’il peut y avoir là une atteinte illégale à la propriété8.
Mais il y a des cas où l’on va encore plus loin. Il pourra y avoir des changements apportés volontairement sur l’immeuble. Les travaux préparatoires des constructions de routes ou de chemins de fer nécessitent non seulement le passage par l’immeuble, mais aussi des fouilles dans le sol, le placement de signaux. Le service (308) trigonométrique agit de même9. Ces atteintes prennent encore un caractère plus accentué, lorsqu’elles ont lieu dans l’intérêt militaire, comme, par exemple, au cas de guerre : les édifices et plantations devant les fortifications sont rasés, et les immeubles, en général, deviennent l’objet de toutes sortes de mesures de (309) contrainte, non seulement dans la zone militaire proprement dite, mais partout où cela semble nécessaire. Tout ceci, il est vrai, jusqu’à un certain point, entre dans la catégorie des faits de guerre qui se trouvent au-delà du droit civil et administratif ; mais avant que cette transition ait lieu, il y a encore beaucoup de mesures de ce genre qui doivent être examinées d’après le droit ordinaire de la paix, et qui cependant sont légalement effectuées sans titre spécial10.
La propriété doit même souffrir, comme allant de soi, des installations permanentes, lorsque l’intérêt d’un service public, d’une entreprise publique, les exige justement à cet endroit, et qu’elles ne compromettent pas, d’une manière sérieuse, le libre usage de la propriété. On fixe des boîtes aux lettres et des lanternes publiques aux murs des maisons, sans le consentement des propriétaires. On n’hésite pas à attacher, dans l’intérêt du bon ordre de la voirie publique, aux édifices privés des plaques indiquant les noms des rues ou les numéros des maisons ; des supports de fils télégraphiques sont plantés dans les parois extérieures ; les fils de téléphone, aujourd’hui si nombreux et qui se croisent dans l’espace au-dessus des immeubles, devraient être considérés, au point de vue du droit civil, comme des atteintes permanentes et des lésions faites à la propriété. En règle, la question du droit n’est pas même soulevée. Cependant, (310) il nous faut rechercher pourquoi toutes ces choses peuvent se faire sans loi11.
Enfin, une application de cette même idée se trouve dans le fait que nous avions déjà examiné : la possession entière d’un immeuble pourra être refusée provisoirement au propriétaire légitime, si la restitution n’en est possible qu’en interrompant ou troublant le fonctionnement d’un service public qui s’y est installé. C’est ce qui fait la force juridique propre à la possession de la chose publique (311) ; elle se maintient, même à l’encontre de la reconnaissance formelle de la libre propriété d’un tiers obtenue par la voie judiciaire. La parcelle revendiquée comprise dans la route, dans la voie ferrée, dans la fortification, n’est pas restituée purement et simplement. Mais seul un esprit de parti, borné dans la manière de voir du droit civil, oserait condamner l’administration pour avoir agi illégalement et se révolter contre l’autorité judiciaire de la justice. En effet, c’est une autre espèce de faiblesse juridique de la propriété qui apparaît et qui la fait fléchir devant les nécessités de l’administration publique qui naissent d’elles-mêmes dans le cours de ses affaires12.
(312) II. — Nous devons maintenant rechercher quel est le pouvoir juridique qui, dans toutes ces choses, apparait du côté de l’administration.
1) Il s’agit non pas d’un droit qui appartiendrait à l’Etat sur l’immeuble déterminé, mais d’une qualité juridique générale de tous les immeubles. Il n’y a donc pas de moment déterminé qui puisse être désigné comme celui de la naissance ou de la fin d’un pareil droit. Il y a seulement des occasions de fait qui, dans le cas spécial, et dans l’immeuble individuel, font apparaître l’effet de cette qualité, et, d’un autre côté aussi, la cessation de cet effet avec la cessation de la cause qui l’a produit.
Cette qualité est inhérente aux immeubles ; elle existe sans loi ; ou encore, on peut dire : il n’est pas besoin de fondement légal pour faire valoir la restriction à la propriété. La propriété, dans le système de notre Etat et de notre droit, n’est reconnue en principe qu’avec la condition de céder, dans une certaine mesure, aux intérêts de l’activité irrésistible de l’administration. Les atteintes que cela comprend sont considérées comme ne tombant pas sous la réserve de la loi, établie par la Constitution au profit de la propriété (313) privée (Comp. t. Ier, § 6, I, no 2, p. 92). L’étendue de la propriété, ainsi que de la liberté, c’est une idée de convention, dont la détermination dépend des habitudes et de l’opinion commune (Comp. § 37, I, ci-dessus, p. 183 ; et tome II, § 19, I, no 1, p. 19). Dans la mesure où la propriété ne couvre pas l’immeuble, le pouvoir exécutif agit librement sur celui-ci, et lui fait ressentir l’inégalité des sujets de droit intéressés, de celui auquel l’immeuble appartient et de celui dont les entreprises rencontrent l’immeuble13.
2) Toutefois, la propriété n’est pas dépourvue de toute protection contre toute atteinte qui pourrait la frapper de la part de l’Etat ou d’une communauté équivalente. Dans différentes directions, des limites sont tracées à l’étendue de la restriction à la propriété pour cause d’utilité publique.
Il faut, avant tout, qu’il s’agisse d’une entreprise ou d’une installation émanant de l’administration publique. Ne sont donc pas couverts par notre institution juridique les troubles qui pourraient être causés à la propriété par des entreprises d’économie privée du Fisc (t. Ier § 11, III, no 1, p. 181) ; et de même, les atteintes, qui représentent un fait personnel de l’employé abusant de sa situation dans un intérêt autre que l’intérêt public, soit dans son propre intérêt, soit dans celui d’un tiers. Il n’y a d’effet produit par l’administration publique, qu’autant que ses préposés gèrent de bonne (314) foi ses affaires ; leur erreur n’empêche pas que le fait ait encore le caractère juridique général de l’administration ; seule la mauvaise foi les fait sortir de cette sphère.
Mais ici l’administration publique elle-même n’a de pouvoir sur le propriétaire et sur son bien, qu’autant qu’ils ne doivent pas devenir un obstacle pour son libre mouvement. C’est seulement en ce sens que l’idée fondamentale leur impose directement une restriction. La restriction d’utilité publique n’exige jamais autre chose qu’un simple souffrir. Tout ce qui pourrait être exigé de plus, touchant la conduite personnelle du propriétaire, en vue de l’obliger à des actions et à des prestations, aura besoin d’un fondement spécial ; cela excède la sphère de notre institution juridique14.
Il faut encore ajouter les limites importantes et faciles à connaître que l’intervention législative, en tant d’endroits, a mises à la tendance qu’a l’administration publique de faire valoir sa prépondérance. Toutes les fois que la loi règle expressément une atteinte, en détermine les conditions et les formes, la chose ne peut plus se faire légitimement en dehors de ces formes (315) et conditions, d’elle-même en vertu du rapport fondamental général. Cela ne s’applique pas seulement au cas où la loi aura eu directement en vue la restriction à la propriété. Les lois et autres prescriptions juridiques qui règlent l’expropriation ou l’établissement de servitudes de droit public produiront ici aussi leur effet : des atteintes qui, en fait, ont la même valeur, sont liées et se produiront à tort, lorsqu’elles auront lieu en dehors de ces règles15.
La restriction à la propriété pour cause d’utilité publique porte enfin en elle-même une certaine mesure. Cette mesure découle de l’idée fondamentale sur laquelle elle repose. La propriété n’y est soumise de plein droit, qu’autant qu’elle peut laisser ainsi l’administration publique suivre son cours sans en souffrir sérieusement, ou d’une manière qui serait hors de proportion. Un pareil préjudice, en règle, tomberait déjà sous l’une des atteintes spécialement réglées par la loi, sinon dans la forme, au moins matériellement ; ainsi, elle ne serait pas admissible en vertu des seuls principes généraux de notre institution. Mais même sans cela, le principe que la propriété doit être sacrée, a, pour notre droit, la même importance que cet autre principe : la puissance publique doit pouvoir se mouvoir librement. Toutes les lois qui réglementent les restrictions à la propriété pour cause d’utilité publique, ne sont que des transactions entre ces deux principes. Et si, de plein droit, de pareilles restrictions doivent avoir lieu d’une manière générale, même en l’absence d’une loi, on trouve, dans les habitudes et dans l’opinion commune qui admettent cette restriction, la même transaction. En fixant l’étendue de la restriction, elles n’accordent pas (316) un minimum ; ce sont des limites de droit qu’il faut respecter.
Comme ces limites dépendent de l’opinion, elles sont nécessairement variables comme celles de la liberté (Comp. 37, II ci-dessus, p. 196). Ici encore, il ne serait pas juste, nous semble-t-il, de parler d’un droit coutumier, comme on se plaît tant à le faire. En effet, vis-à-vis d’activités administratives qui surgissent nouvellement, et de leurs besoins correspondants, nous voyons se former tout de suite, et sans qu’elle soit justifiée par quelque laps de temps, une opinion déterminée sur ce qui est ainsi dû. Le plus souvent, cela se fait par le développement des principes appliqués à des choses analogues qui se pratiquaient déjà. On passe peut-être par une période, d’indécision au cours de laquelle les écrivains se disputent et les tribunaux rendent des jugements contradictoires. L’intervention de la loi pourra même devenir nécessaire afin de permettre à l’idée de la restriction de se faire jour, l’opinion commune n’arrivant pas à se former.
Toutefois, nous croyons pouvoir constater qu’à notre époque on marche sensiblement vers l’augmentation et l’extension de toutes ces charges qui doivent être supportées par la propriété dans l’intérêt public16.
(317) 3) La manière dont la restriction à la propriété se réalise dans le cas individuel n’a pas de forme juridique qui lui soit propre. En particulier, l’acte administratif ne joue ici aucun rôle ; elle n’en a pas besoin, à la différence de la servitude publique, pour diriger la procédure ultérieure. En effet, la réalisation de l’institution s’effectue simplement par l’action directe ; ou, pour mieux dire, — parce qu’il n’y a pas nécessairement une manifestation de volonté, — par le simple fait extérieur, que, par suite de l’existence de l’administration publique, il se produit un effet sur l’immeuble, répondant au caractère général d’une restriction à la propriété. Ce pourra être une action intentionnelle ; l’atteinte se fait, autant que possible, conformément à un plan arrêté : les endroits pour placer les lanternes publiques, les plaques indicatrices des noms de rues, les boîtes aux lettres, sont choisis avec soin. L’atteinte peut aussi vouloir frapper aveuglément ce qui se trouvera sur le chemin : le tourbillon de l’escadron qui s’exerce à l’attaque passe sur les terres labourables sans choisir. On peut agir sur l’immeuble contrairement même à toutes les intentions des personnes qui représentent l’Etat : les balles égarées du tir militaire, les eaux refoulées par le remblai de la route, les eaux (318) filtrant à travers le talus du canal sont cependant des faits émanant de l’administration publique, et qui réalisent la restriction apportée à la propriété et qui existe au profit de cette administration. L’atteinte peut même se manifester dans une négative, dans un non facere : occuper par erreur un immeuble pour l’employer à la construction d’une rue, d’une fortification, n’est pas une restriction à la propriété pour cause d’utilité publique ; agir ainsi, c’est simplement commettre une illégalité, dans laquelle il n’apparaît aucun droit particulier de l’administration ; mais la route ou la fortification une fois achevée, la restriction à la propriété se réalise par le simple refus opposé par l’administration d’opérer la restitution de l’immeuble affecté au service de la chose publique.
4) L’importance juridique de la restriction à la propriété n’a pas encore trouvé son expression adéquate, lorsque nous nous bornons à refuser une demande judiciaire pour cause de violation de la propriété ou de la possession. Elle exclut aussi la défense légitime de la propriété attaquée par l’empêchement de fait du trouble. A cet égard, toutefois, il faut distinguer. La mesure est donnée par l’idée fondamentale de toute restriction à la propriété : il faut seulement que le libre mouvement de l’administration publique ne trouve pas un obstacle dans la propriété d’autrui. Dès lors, le propriétaire ne doit pas, pour la protection de sa propriété, se livrer à des actions et prendre des mesures qui auraient cet effet. Les obstacles qu’il préparerait ainsi seront écartés, au moyen de la contrainte directe, par le personnel du service public intéressé ; les voies de fait dont le propriétaire se rendrait coupable à cette occasion contre des personnes entraîneront des pénalités ; de même, les dégâts qu’il pourrait causer aux choses qui ont été installées sur son immeuble. Par contre, lui sont permises (319) toutes les mesures par lesquelles il pourra mettre son immeuble à l’abri de l’atteinte, sans apporter par là une entrave à l’administration : qu’il construise, par exemple, un mur pour arrêter les balles qui s’égarent ; qu’il creuse un fossé pour dériver les eaux filtrantes du canal. Il n’y a pas pour l’administration un droit d’agir sur l’immeuble d’une manière déterminée ; comme partout, il y a seulement ceci : il ne doit pas résulter, du droit du propriétaire sur son immeuble et de la défense qu’il en fera, des empêchements pour l’activité de l’administration. Or ces empêchements n’existeraient pas dans les cas que nous examinons.
III. — Le propriétaire de l’immeuble attaqué jouera essentiellement, vis-à-vis de cette puissance développée par l’administration publique, le rôle de partie supportante. Il n’y aura, de son côté, des droits et compétences, que d’une façon accessoire. Il en sera ainsi dans une double direction.
1) Le propriétaire pourra essayer de combattre directement le trouble qui lui est causé. Il faudra alors distinguer selon la base qu’il donnera à ses réclamations.
S’il reconnaît que ce qui lui arrive est compris dans les restrictions d’utilité publique auxquelles la propriété est soumise, il sera libre néanmoins d’y chercher un remède par des remontrances et des recours adressés aux autorités dirigeantes. Dans la mesure où il sera possible de lui donner satisfaction sans inconvénient pour la marche de l’administration et surtout sans être obligé d’imposer à d’autres des charges aussi graves ou même plus graves, on préférera faire droit à sa demande ; il y aura, pour cela, un motif très sérieux dans les conséquences qui résulteront du préjudice qui lui est causé et dont nous parlerons tout à l’heure (no 2). Très souvent, il suffira d’appeler (320) l’attention de l’autorité sur la possibilité d’arranger les choses autrement. Il n’y a pas là une question de droit, bien entendu ; on ne donnera pas, pour cela, au propriétaire des moyens de droit proprement dits.
Plus sérieux est le cas où le propriétaire prétend qu’il n’existe, pour justifier l’atteinte qu’il éprouve, aucune restriction à la propriété correspondante, qui la couvre juridiquement. Alors le moyen qui semble s’offrir tout naturellement et qu’il aimera toujours essayer en première ligne, sera de s’adresser au tribunal civil avec une demande en reconnaissance de sa propriété, cessation du trouble, et en dommages-intérêts pour le préjudice causé.
Mais, comme il est facile de le voir, il ne s’agit pas ici d’une rei vindicatio ni d’une actio negatoria, pour laquelle la question de la légitimité de l’atteinte ne serait qu’une question préjudicielle, comprise, selon les principes de notre procédure civile, dans la compétence pour le fond (Comp. t. Ier, § 16, p. 282). La propriété n’est pas contestée ; aucun droit civil n’est invoqué sur la chose du demandeur ; la demande est simplement dirigée contre la prétention que l’on émet d’agir ainsi en vertu des règles particulières du droit public.
Dès lors, pour apprécier les chances d’une demande judiciaire de cette nature, il faudra encore distinguer. Si le trouble émane du Fisc, c’est donc contre une entreprise d’économie privée de l’Etat que sont dirigés les griefs du demandeur ; le tribunal sera sans doute compétent (Comp. t. Ier, § 16, p. 271), et, par la constatation qu’il s’agit du Fisc, il est déjà décidé que, dans ce cas, l’Etat ne pourra pas se prévaloir de la restriction à la propriété pour cause d’utilité publique, attendu que cette restriction n’existe que pour l’administration publique. Le demandeur pourra donc s’attendre à obtenir gain de cause.
(321) Si la demande est dirigée personnellement contre le fonctionnaire ou employé qui, agissant au nom de l’Etat, a porté l’atteinte à l’immeuble du demandeur, c’est alors une question de responsabilité civile qui, en règle, appartient à la compétence civile, y compris la question préjudicielle de savoir si, d’après le droit public, on pouvait agir de cette manière au nom de l’Etat (Comp. t. Ier, § 17, II, no 1, p. 301).
Il en sera tout autrement si c’est de l’Etat, dans son administration publique, qu’émane l’atteinte, et si c’est contre lui que la demande judiciaire est dirigée. A la différence du Fisc, l’Etat peut être justifié dans ce procédé par la restriction à la propriété basée sur le droit public ; quant à savoir s’il est justifié ou non, c’est là une question qui n’est pas de la compétence de la justice civile. Il ne s’agit pas là d’une contestation du droit civil (bürgerliche Rechtsstreitigkeit) ; il s’agit de contrôler l’administration publique. Un contrôle de cette nature ne pourrait être attribué aux tribunaux civils que par une loi expresse. Ici une pareille loi n’existe pas17.
Dans ce cas, — qui est le plus important, — il ne reste (322) donc que la voie administrative. Il se pourrait encore que l’organisation de la protection du droit admette un recours formel ou une demande devant la justice administrative. En fait, les lois n’ont rien prévu à cet égard. Il en résulte que l’intéressé sera réduit à des remontrances et à de simples recours, comme dans le cas où il n’ose même pas contester la légitimité de l’atteinte.
2) Le droit le plus important du propriétaire qui souffre des conséquences de la restriction à la propriété pour cause d’utilité publique, et qui, en même temps, est un véritable droit subjectif public, c’est le droit d’obtenir une indemnité. Cette indemnité pourra avoir été réglementée spécialement par la loi pour les différentes sortes de restrictions à la propriété qu’elle prévoit. En tant qu’il n’y a aucune prescription spéciale, ce droit à indemnité suit les règles de la grande institution dont nous aurons à parler au tome IV, §§ 53 et 54 ci-dessous, et dont il présente l’une des applications les plus intéressantes.18
- Vangerow, Pand., § 297 note ; Windscheid, Pand., § 16, note 2. [↩]
- Ihering dans Jahrb. f. Dogm.VI, p. 63 ss. — Le Code civil allemand établit, dans son § 904, des restrictions de ce genre pour la propriété des choses en général, y compris les choses mobilières ; les §§ 905 ss. traitent des restrictions frappant spécialement la propriété immobilière. Il est évident que ces dernières forment encore la masse principale et représentent seules une partie organique de la constitution de la propriété, le § 904 visant plutôt un cas exceptionnel : un danger imminent doit permettre de se servir de la chose d’autrui. [↩]
- Ihering, l. c., p. 128, définit ainsi la limite tracée dans l’intérêt du propriétaire : « Personne n’a besoin de souffrir, de la part de ses voisins, des atteintes directes qui nuisent à la personne ou à la chose, ou dérangent la personne d’une manière qui excède la mesure ordinaire de ce qui est supportable ». Le fait qu’il faut souffrir ce qui est « supportable », implique cette négation de la valeur absolue de la propriété, qui trouve son expression dans la restriction de la propriété. [↩]
- Ces principes sont reconnus par les tribunaux avec des formules et des tournures différentes. Les anciennes théories, avec leur terminologie, y jouent un grand rôle. S’il est dit qu’il s’agit d’une mesure de police, cela signifie que le rapport a la nature du droit public. S’il est dit qu’une demande judiciaire n’est pas admise, cela signifie que l’on ne peut pas invoquer de droit. — O. Tr., 20 juin 1871 (Str. 83, p. 37) : Les eaux pluviales découlent d’un talus de chemin de fer sur des immeubles appartenant à des particuliers : leur demande, tendant à l’exécution de travaux propres à éviter ce dommage, est rejetée par le motif que « le gouvernement seul peut ordonner ce qui doit être fait ». Par contre, il est dû une indemnité qui pourra être obtenue par la voie judiciaire. — O. Tr., 25 sept. 1877 (Str. 98, p. 21) : Après la construction d’une chaussée du district, les riverains ont assigné le district et demandent l’exécution des travaux nécessaires pour garantir leurs immeubles contre l’inondation et la stagnation des eaux : la voie judiciaire est refusée ; on ne pourra réclamer qu’une indemnité. — C. C. H., 7 juin 1873 (J. M. Bl. 1873, p. 239) : L’administration du chemin fait élever une digue dans l’intérêt de ses travaux ; l’action possessoire, formée à raison de l’influence que cela a eue sur les immeubles voisins, n’est pas admise : car « il résulte de la déclaration officielle faite par M. le ministre que les travaux effectués par l’administration défenderesse sont indispensables au point de vue de la police ». — C. C. H., 4 février 1854, déclare non recevable la demande d’un riverain en suppression des peupliers plantés le long de la route et qui cause un dommage à son immeuble ; en effet, cette plantation repose « sur des ordres de police du président supérieur, édictés dans l’intérêt de la sûreté du passage ». — C. C. H., 13 oct. 1860 (J. M. Bl. 1861, p. 269) : La rigole de la rue avait été placée contre le mur du demandeur ; cela est une « disposition de police » : par conséquent, la demande tendant à un changement est non-recevable. — En sens contraire : Ob. G. H. Bav., 28 nov. 1879, qui reconnaît, dans une demande en suppression d’un chemin public communal refoulant les eaux sur l’immeuble voisin, une « pure affaire de droit civil », rentrant dans la compétence du tribunal. Et C. C. H., 13 août 1870, semble même se moquer de la façon dont, d’ordinaire, est motivé le rejet des demandes, à savoir le respect de la disposition de police : d’un champ de tir militaire les balles tombent sur les immeubles voisins ; on actionne le Fisc militaire pour troubles apportés à la possession ; condamnation et défense de permettre ultérieurement un tir de nature à faire tomber des balles sur l’immeuble du demandeur. Le C. C. H. examine s’il peut être question d’une disposition de police, et se prononce pour la négative ; « le gouverneur, en effet, n’a pas ordonné que les balles tombent sur l’immeuble privé ». — Comp. encore O. V. G., 5 mai 1877 (Samml. II, p. 400) ; R. G., 26 sept. 1884 (Reger, XVI, p. 99), déclarant la défense par le tribunal admissible, parce que l’autorité n’a pas voulu que les balles tombent sur l’immeuble du demandeur. Mais n’a-t-elle pas voulu qu’on tire dans des conditions permettant aux balles d’y tomber ? Lui interdire cela, c’est contrôler l’administration. Toutefois, cette question des balles égarées semble avoir trouvé, dans la pratique, une solution favorable à l’administration militaire. Les nouveaux fusils à longue portée ont même conduit à faire évacuer de force des habitations exposées au danger des exercices. Le point de droit est celui-ci : le militaire peut tirer, et le paysan peut rester dans sa maison ; s’il est frappé, il a droit à une indemnité ou sa famille à sa place : on n’avait pas le droit de le déplacer, mais il était plus humain de le faire quand même. La situation est à peu près la même dans le cas si vivement discuté des terrains interdits pendant les exercices de tir à halle qui se font en pleine campagne. Ces inconvénients ne pourront disparaître que par la création de champs de tir nouveaux et appropriés aux besoins.
Le Tribunal de l’Empire, dans deux arrêts, a fait de notre institution une application qui, par le point principal, est juste. R. G., 24 sept. 1889 (Samml. XXIV, p. 36) : Dans une caserne, des exercices de tir ont lieu ; demande d’un voisin en reconnaissance de la liberté de sa propriété et cessation du tir bruyant. Le tribunal déclare cette demande non recevable, attendu qu’il s’agit de l’exercice du droit de la souveraineté militaire (?) ; il pourra seulement être question d’une indemnité. — Plus clairement encore, dans une hypothèse dépendant du droit Prussien, R. G., 20 sept. 1882 (Samml. VII, p. 266) : L’exploitation d’un chemin de fer est une menace pour un immeuble contigu à cause des étincelles lancées par les locomotives. Le tribunal expose : D’après le droit du voisinage, c’est-à-dire d’après le droit civil, aucun propriétaire n’est obligé de souffrir un emploi semblable des immeubles voisins. Mais quand la puissance publique aura permis, dans l’intérêt public, à l’entrepreneur d’un chemin de fer, d’en faire la construction et l’exploitation, les propriétaires ne sont pas fondés à exiger, au moyen d’une actio negatoria, la cessation de l’exploitation de ce chemin de fer à cause des étincelles ou à cause de l’ébranlement qu’ils éprouvent, ni à exiger des mesures de précaution. En accordant la concession, la puissance publique a édicté implicitement un ordre général, à savoir que les propriétaires voisins sont obligés de souffrir, pour leurs immeubles, tous les effets dommageables sans lesquels l’exploitation ne pourrait pas avoir lieu ; cette concession est une atteinte à la propriété privée effectuée par la puissance publique dans l’intérêt public ; elle représente une restriction à la propriété ; par conséquent, seule une demande en indemnité serait recevable. Contre cette argumentation du Tribunal de l’Empire, nous ferons observer que c’est une manière de voir un peu étroite, que de vouloir baser la restriction de la propriété sur un ordre spécial de l’Etat, contenu dans l’acte de concession. Si l’Etat construit simplement lui-même le chemin de fer, il n’y a pas d’acte de ce genre ; or la restriction de la propriété existe quand même et de la même façon. Elle existe d’elle-même au profit de l’entreprise publique. La concession n’a que cette importance de reconnaître l’entreprise de la compagnie de chemin de fer comme une entreprise publique ayant la même valeur que celle qui serait exploitée par l’Etat directement. Elle ne contient, pour les sujets, aucun ordre spécial qui ajouterait quelque chose de plus. Le Tribunal de l’Empire aimerait présenter la chose comme s’il ne s’agissait que d’un élargissement du droit de voisinage dépendant du droit civil. Le nouveau Code civil allemand rendra cet expédient peu heureux tout à fait impossible, comme tant d’autres. Le Tribunal de l’Empire sera bien forcé aujourd’hui de reconnaître que c’est exclusivement de droit public qu’il peut s’agir ici, droit public dans la restriction de la propriété, et aussi droit public dans l’indemnité qui sera due. [↩]
- O. V. G, 28 nov. 1885 : « L’agent de police, quand il s’agit de l’accomplissement de ses devoirs, est autorisé à pénétrer dans les immeubles d’autrui, même sans la permission du propriétaire ». Dans l’espèce, un surveillant de la pêche, à la poursuite d’un contrevenant, avait couru à travers des prés et des terres ensemencées, et le propriétaire voulait l’en rendre responsable. Il nous paraît très naturel que le fonctionnaire ait ce pouvoir, ou, pour mieux dire, — car cela n’est pas un droit pouvant lui appartenir personnellement — que, pour la puissance publique que l’agent représente, la propriété d’autrui ne puisse pas former un obstacle. Sans cela, il serait trop commode aux malfaiteurs, qui de leur côté n’y font aucune attention, de se soustraire à la poursuite. Mais ce qu’il faut bien voir, c’est qu’il n’y a pas là un pur fait ; c’est la manifestation d’une règle de droit qui fait partie d’un vaste ensemble. — Dans un sens analogue, O. Tr., 1er déc. 1875 : des employés de la douane se cachent dans un immeuble privé pour surprendre les contrebandiers ; le propriétaire ne peut pas s’y opposer. [↩]
- Lors des débats sur la loi d’expropriation du 11 juin 1874, on avait proposé, dans la commission de la Chambre des députés prussienne, à l’occasion du règlement de certaines autres atteintes réglées par la loi, « de prévoir aussi les suites de la restriction à la propriété par des mesures de police, afin de protéger ainsi la propriété immobilière et de mettre un frein à l’arbitraire de la police ». Dans ce sens, on avait formulé, au § 4 du projet qui traitait des occupations temporaires, l’amendement suivant : « Les autorités de police pourront apporter des atteintes à la propriété immobilière dans les cas de nécessité, notamment en cas d’incendie, d’inondation ou de danger mortel, et cela seulement pour la durée du cas de nécessité ». On voulait, en même temps, charger expressément l’Etat de l’obligation d’indemniser. Cela aurait compris justement des cas comme celui dont nous parlons au texte ; le nom de mesure « de police », il est vrai, d’après la notion de la police qui s’est fixée aujourd’hui, ne serait guère applicable lorsque l’administration se sert d’un immeuble pour combattre le trouble qui émane d’ailleurs (t. II, § 19, II, no 1, p. 26). Mais peu importe le nom qu’on leur donne, l’admissibilité de pareilles atteintes est si bien établie que le gouvernement Prussien a cru pouvoir refuser l’autorisation législative qu’on lui offrait. [↩]
- Confirmé expressément par la loi de l’Emp. sur les postes, du 28 oct. 1871, § 17. D’après l. 14 § 1, Dig. VIII, no 6, la même facilité existerait aussi au profit de la communication entière qui doit se faire sur la route. Dans le droit moderne, cela a été maintefois reconnu spécialement : Feld. u. Forst. Polizei Ges., Pruss. § 10, bl. 2 ; Feld-Polizei-Stf. Ges., Als.-Lorr. § 29 ; loi Franç. du 6 oct. 1791, tit. 2, art. 41 (Proudhon, Dom. publ., I, no 264). Ce n’est pas, comme le dit R. Merkel, Kollis. rechtm. Interessen, p. 51, l’effet d’un droit de nécessité urgente (Notstandsrecht) qui appartiendrait aux individus — pourquoi alors cela ne s’appliquerait-il pas aux chemins privés ? — C’est le service public de la communication, qui seul agit ici sur la propriété privée, pour la soumettre aux exigences des intérêts qu’il représente ; comp. aussi la note 18 ci-dessous. [↩]
- Les débats au Reichstag sur la loi du 13 févr. 1875 relative aux prestations en temps de paix (rapportés dans leur contenu essentiel par Seydel dans Annalen, 1875, p. 495, note 1) font apparaître des conceptions peu claires de ce cas spécial d’application de notre institution et de son rapport avec la loi. Le projet voulait déclarer expressément que des immeubles privés peuvent être employés dans l’intérêt des exercices militaires. La commission avait supprimé cette prescription ; il fut déclaré, en son nom, qu’on avait de grandes craintes, « car cela ne serait alors autre chose que la constitution, au profit de l’autorité militaire, d’une servitude générale sur tous les immeubles privés de tout l’Empire ». Il faut dire que cela ne serait pas devenu une servitude, même par la reconnaissance expresse de la loi ; du moins, une charge qui existe tacitement pour tous les immeubles et ne devient efficace que pour ceux qui, çà et là, en seront requis de fait, ne mérite pas ce nom. Ou bien le § 17 de la loi de l’Emp. sur les postes aurait-il constitué une servitude générale au profit de l’autorité postale sur tous les terrains et champs non clos du territoire de l’Empire ? Ce ne sont toujours, même réglées légalement, que des restrictions à la propriété, dépendant du droit public et qui diffèrent des servitudes en ce qu’il leur manque la détermination de l’immeuble auquel elles s’attachent, détermination qui est de l’essence même de la servitude. — Mais, qu’il y ait ou non servitude, on était à cette époque d’accord au Reichstag pour dire que, même sans la loi, on peut se servir des immeubles pour les exercices militaires On appelait cela un « rapport de fait », une « vis major », un « état juridique établi par l’histoire » ; cela ne devait seulement pas être reconnu formellement comme droit. Dans ces circonstances, il est inexact de dire que la loi a créé tacitement le droit des exercices militaires, parce qu’elle établit certaines restrictions quant aux immeubles à requérir ou parce qu’elle « suppose » ce droit : Laband, St. R. II, p. 751, note 1 (éd. Franç., V, p. 497). On a, au contraire, laissé seulement subsister ce droit, tel qu’il était ; le Reichstag a témoigné qu’il existe selon l’opinion commune, et qu’il n’a pas besoin de fondement légal ; il a simplement reconnu notre institution générale. Sa répugnance à faire une déclaration formelle dans la loi n’était qu’une sentimentalité bien superflue. [↩]
- O. Tr., 9 mars 1874 (Str. 91. p. 175) : Une compagnie de chemins de fer, dans l’intérêt des travaux préparatoires. fait faire des fouilles dans l’immeuble du demandeur et fait abattre des arbres ; l’action possessoire est déclarée non recevable. Comme motif, on fait valoir que, dans la concession accordée à l’entreprise du chemin de fer, est contenu un ordre général de police, dont les conséquences ne peuvent pas être combattues par la voie judiciaire. Il y a donc une ressemblance ici avec la décision du R. G., 20 sept. 1882, dans le cas rapporté à la note 4 ci-dessus. Il n’y a ici rien de la police ; il n’y a qu’une entreprise publique reconnue, et cela suffit.
Depuis lors, la loi d’expropr. Pruss. du 11 juin 1874 a rendu superflu, pour les cas les plus importants, un pareil recours au pouvoir de police. Il y est dit au § 5 : « Pour préparer une entreprise justifiant l’expropriation, il est permis de procéder aux travaux nécessaires sur des immeubles privés ». La loi exige un ordre de l’autorité du district (Bezirksregierung). Toutefois, cet ordre n’est pas un acte administratif qui imposerait à l’immeuble la charge de supporter les travaux préparatoires ; sans quoi, nous devrions reconnaître ici les formes d’une servitude publique imposée (Comp § 40, I, ci-dessus, p. 272). Cet ordre remplace seulement, pour cet effet restreint, l’ordonnance royale qui est nécessaire pour l’expropriation complète et en introduit la procédure : Eger, Ges. über die Enteignung, I, p. 73. Il a donc, comme cette dernière, essentiellement pour but de constater et de reconnaître qu’il y a une entreprise publique qui, comme telle, est revêtue d’une puissance particulière vis-à-vis de la propriété privée (Comp. § 33, II, ci-dessus, p 12). Par suite, l’ordre n’est pas signifié au possesseur intéressé à la manière d’un acte administratif : « l’autorisation des travaux préparatoires, dit la loi, est publiée par la Bezirksregierung dans la feuille officielle, d’une manière générale ». — Pour des troubles spécialement graves, tels que l’envahissement d’édifices et de cours et jardins clos, la démolition de constructions, l’abatage d’arbres, cette reconnaissance générale de l’entreprise ne suffit pas ; il faut qu’elle soit revêtue de cette force par des permissions spéciales de l’autorité de police locale ou de l’autorité du district. Dès lors, à cet égard, la haute direction est réservée aux autorités administratives. Mais ce ne sont pas non plus des actes administratifs qui chargeraient l’immeuble. Le possesseur, dans tons les cas, reçoit simplement un avertissement des troubles qui vont effectivement commencer. — Dès lors, l’institution est restée, comme auparavant, avec son fondement soi-disant « de police » ; la loi a seulement reconnu expressément ses atteintes comme légitimes et les a entourées de formes protectrices pour les intérêts des propriétaires qui en souffrent. [↩]
- Loi d’Emp. sur les zones militaires du 21 déc. 1871, § 44 : « Si la place est armée et si le commandant ordonne de raser les zones, etc. ». On suppose donc comme allant de soi que cet ordre est possible. Personne, du reste, dans ce cas, ne contestera au commandant le droit de faire exécuter des destructions d’édifices et de plantations, même au-delà de la zone. Les démolitions dans l’intérieur de la zone ont ceci de particulier, en vertu de la loi, que la procédure d’indemnité est réglée spécialement pour elles. En ce qui concerne une autre particularité d’un caractère plutôt secondaire, comp. la note 14 ci-dessous.
Sur les faits de guerre, qui ne forment pas un objet de nos développements, comp. ma Theorie des Franz. V. R., p. 354. [↩]
- O. V. G., 11 janv. 1879 traite d’un cas où la commune avait placé une lanterne publique sur une propriété privée. La demande du propriétaire est considérée comme étant dirigée contre une « disposition de police ». Nous savons que cela veut dire que le propriétaire ne peut pas faire valoir judiciairement le droit de propriété de l’immeuble pour obtenir l’enlèvement de ce qui a été placé dans l’intérêt public. Ici la commune, il est vrai, obéissait aux exigences de l’autorité administrative qui lui avait enjoint de placer la lanterne. Mais il est évident que cet ordre, si on veut le caractériser d’ordre de police, n’était, en tout cas, pas un ordre de police adressé au propriétaire. Du reste, l’intangibilité propre aux « dispositions de police » est attribuée à des mesures de ce genre, même dans le cas où il n’y a eu lieu à aucun décret de la part d’une autorité ; C. C. H., 13 oct. 1860 (J. M. Bl. 1861, p. 269) : « Bien qu’un décret formel concernant le pavage de la rue n’ait pas été pris, expédié et communiqué au demandeur, la mesure visant le pavage de la rue doit cependant être considérée indubitablement comme une disposition de police » ; par suite, la demande du propriétaire dirigée contre la « disposition », qui le trouble, n’est pas recevable.
Les fils télégraphiques ont donné lieu à des contestations assez vives. C’étaient surtout les villes qui s’opposaient à l’usage qui était ainsi fait par l’Etat de l’espace qui se trouve au-dessus du sol de leurs rues. Et, en effet, il y a eu des jugements de tribunaux qui donnaient gain de cause à leur actio negatoria.
Il y avait là une double erreur. D’abord, c’était méconnaître la restriction pour cause d’utilité publique qui frappe à cet égard la propriété privée, et qui doit la frapper nécessairement, Ensuite, les rues ne sont pas des immeubles ordinaires qui sont défendus par la voie judiciaire (Comp. § 36, II, no 3 ci-dessus, p. 167). Il ne s’agit pas même, pour ces choses publiques, de l’application de l’institution dont nous nous occupons ici. Le cas présente plutôt une analogie avec cette possession en commun de plusieurs services publics, dont il a été question au § 40, III, ci-dessus, p. 292 et s., et d’où résulte ce que nous avons appelé une servitude entre choses publiques.
La loi, depuis lors, a coupé court à toutes ces difficultés en établissant formellement la restriction à la propriété nécessaire à ce service. Comp. la loi de l’Empire du 18 déc. 1899 concernant les rapports des télégraphes avec la voirie § 1 et § 12. [↩]
- Ce que nous avons exposé dans la théorie de la propriété publique au sujet des limites tracées à la poursuite de la propriété privée vis-à-vis de la chose publique (Comp. § 36, II, no 3 ci-dessus, p. 167), reçoit ici son complément dans l’ensemble d’une institution plus générale. Que l’administration puisse se maintenir en possession d’une chose pareille malgré la propriété libre reconnue à un autre par le jugement définitif d’un tribunal civil, il y a là une nécessité des services publics dont elle est chargée, et qui doit figurer, par conséquent, dans ses compétences légitimes. Raison de plus, pour les tribunaux, d’éviter de prononcer contre elle des condamnations à restituer, qui ne pourraient pas être exécutées. La Cour de Colmar ayant condamné, par arrêt du 2 avril 1897, l’administration du chemin de fer d’Alsace-Lorraine à restituer une parcelle comprise dans sa grande ligne de Bâle, cette administration ne pouvait et ne devait pas laisser exécuter ce jugement. C’est en vain qu’on a péroré au Reichstag contre cet acte de désobéissance contre l’autorité des tribunaux. Il y a ici de grands intérêts publics à respecter et un droit public à apprendre.
Comme nous l’avons déjà remarqué à la note 25 du § 36 ci-dessus, p. 173, le principe se trouve surtout exprimé dans cette forme, que les tribunaux civils sont déclarés incompétents pour ordonner la restitution de la chose et la faire exécuter contre l’administration ; ils ne peuvent qu’allouer une indemnité. On explique encore cela en invoquant la plénitude de pouvoir de la police ; ce qui est vrai, en ce sens que, en effet, la police de la chose publique y joue un rôle (Comp. § 36, II, no 1 ci-dessus, p. 148).
Pour la jurisprudence établie dans ce sens, nous relèverons les décisions suivantes : O. Tr., 11 avril 1860, (Str. 37, p. 160) ; 12 oct. 1863 (Str. 52, p. 20) ; 3 février 1871 (Str. 81, p. 110) ; 12 juillet 1875 (Str. 95, p. 63) ; O. V. G., 13 février 1867 (Samml. II, p. 236) : C. C. H., 13 oct. 1873 (J. M. Bl. 1874, p. 39). O. Tr. Stuttgart, 28 fév. 1872 (Seüff. Arch. XXVIII, p. 247).
Il y a eu, en ce sens également, de nombreuses décisions de l’Ob. G. H. Bav., contre lesquelles Luthardt, dans Bl. f. adm. Pr. 1870, p. 366, a dirigé une critique complète, à l’effet de revendiquer pour les tribunaux civils un élargissement de leur compétence. Plus tard, la jurisprudence de la Cour suprême Bavaroise parait être devenue incertaine : Ob. G. H., 25 juin 1872 et 17 déc. 1872 (Bl. f. adm. Pr. 1873, p. 126 ss.). Mais encore ici, il est reconnu que l’autorité administrative peut prendre à cet égard — c’est-à-dire pour retenir un immeuble qui, en fait, sert de chemin public, — des dispositions provisoires dans l’intérêt public. Il ne faut pas que ce soient des actes administratifs formels ; en tout cas, ce tribunal n’aura pas à les apprécier. Cela suffit, à notre avis. Car notre institution ne veut pas signifier plus qu’on ne pourra faire moyennant ses rétentions « provisoires ». [↩]
- C’est pour cela que l’intervention de la loi n’a ici d’autre importance que de compléter, de déterminer et de délimiter l’atteinte ; comp. les notes 7 à 10 ci-dessus. — La légitimité du fait ne repose pas sur la valeur prépondérante de l’intérêt concurrent, ce qui pourrait être décisif pour le droit de nécessité entre personnes privées (R. Merkel, Kollis. rechtm. Interessen, p. 56) ; en droit public, il faut compter, en premier lieu, avec la différence de valeur respective des sujets de droit, c’est ce qui l’emporte ; il suffit, pour qu’elle produise son effet, que, vis-à-vis des prescriptions constitutionnelles protectrices des individus, elle trouve un terrain libre. [↩]
- La loi d’Emp. sur les zones militaires du 21 déc. 1871, § 43, autorise le gouverneur de la forteresse, lorsque la place est armée, à exiger des propriétaires situés dans la zone, qu’ils enlèvent des édifices, plantations, amas de provisions. Ces derniers sont obligés d’obéir à son injonction ; au besoin, ils y seront contraints « par des mesures de contrainte administrative ». Ce n’est pas une restriction à la propriété, comme celle qui se manifeste dans les démolitions que le commandant peut faire faire lui-même aux abords de la place ; c’est une obligation personnelle qui est imposée à tout possesseur, semblable à celle résultant d’un ordre de police. Pour la même raison, ce n’est pas une servitude ; en particulier, cela n’est pas compris directement dans la servitude de la zone militaire. C’est plutôt une troisième institution qui se rencontre ici avec la fixation des zones : il s’agit d’une prestation en temps de guerre et qui a la nature des charges publiques dont il sera parlé au t. IV, § 47 ci-dessous. La forme dans laquelle cette charge est rendue obligatoire, y correspond : il suffit que la sommation soit rendue publique. [↩]
- Cela résulte de la nature juridique même du pouvoir exécutif ; comp. t. Ier , p. 108. [↩]
- Meili, Die Telegraphie und Telephonie in ihrer rechtlichen Bedeutung für die Kaufmännische Welt, p. 32 ss., a très bien remarqué combien justement les institutions dont il parle servent à faire ressortir certaines limites à la propriété. Il attend du « droit de l’aéronautique » un développement rapide de ce qu’il appelle en ce sens « le rapport social de la propriété ». Mais il nous semble qu’il ne distingue pas suffisamment deux choses bien différentes. Il y a un rapport social de la propriété dans les restrictions qu’elle subit dans l’intérêt privé d’autrui ; le droit de voisinage en est la preuve, et notamment encore cette limite locale apportée à la propriété, qui empêche de s’opposer à ce qui se passe à une altitude ou dans une profondeur relativement éloignée du sol. Le Code civil allemand a sanctionné, depuis lors, ce principe dans son § 901. L’idée dominante est l’absence d’intérêt à
faire valoir le droit dans ces circonstances. Mais Meili a tort d’appliquer le même principe aux fils du télégraphe public ; il ne s’agit pas, dans ce cas, d’une distance si grande qu’il n’existe plus aucun intérêt pour le propriétaire du sol ; son intérêt, bien qu’il existe, est refoulé par un intérêt supérieur.Le développement des restrictions se fait quelquefois d’une manière peu sensible. Ainsi, on s’était déjà habitué aux boites attachées aux murs des maisons, et qui contenaient le mécanisme pour descendre les lanternes à huile ; les bras des lanternes à gaz qui leur ont succédé ne trouvèrent plus d’opposition. Les rares fils télégraphiques avaient préparé la propriété immobilière à souffrir les réseaux du téléphone. Le modeste disque en porcelaine pour supporter ces fils télégraphiques n’a pas rencontré de difficultés pour trouver sa place aux murs et corniches ; la lourde machine du téléphone, qui s’élève sur les toits, n’est pas encore aussi sûre de son droit : mais elle suivra inévitablement. [↩]
- Eger, Ges. über die Enteignung I, p. 84 : « il ne peut pas appartenir au tribunal de décider s’il y a excès ; sinon, ce serait attribuer aux tribunaux une sorte de pouvoir d’organes d’interprétation et de contrôle sur les mesures administratives en question, ce qui n’est ni dans la qualification des tribunaux, ni — d’après l’intention du législateur — dans leur compétence ». Eger vise le cas des travaux préparatoires à autoriser d’après le § 5 de la loi d’expropr. Pruss. ; nous avons déjà exposé à la note 9 ci-dessus, p. 308, qu’il ne s’agit pas ici d’un acte administratif proprement dit. Les règles de compétence, du reste, ne dépendent pas ici de la question de savoir si un acte administratif est intervenu ou non.
Les tribunaux aiment à donner à l’Etat le nom de Fisc toutes les fois que, à tort ou à raison, il a été forcé de comparaître devant eux. Comme ils doivent être désireux de prêter autant que possible leur protection aux droits et intérêts lésés, ils seront souvent tentés de statuer sur ce prétendu Fisc, sans distinguer les deux cas si différents. Contre cette confusion, seule une juridiction de conflit peut donner des garanties suffisantes. [↩]
- Nous ne relèverons ici qu’un seul point. L’indemnité due au propriétaire a été très souvent expliquée par les principes du droit civil sur l’obligation de payer des dommages intérêts pour le dommage qu’on a causé par sa faute ou que d’autres personnes ont causé et dont l’Etat serait responsable. Mais jamais on n’expliquera ainsi pourquoi la personne qui, agissant pour l’Etat et qui a causé elle-même le dommage, ne peut pas être poursuivie : les soldats, ouvriers des différents services, agents de police judiciaire, etc., sont toujours hors de cause, quand il s’agit d’indemnité pour manœuvres militaires, etc. De même, quand la route est devenue impraticable et que les passants se servent de l’immeuble riverain (Comp. la note 7 ci-dessus, p. 306), ils ne sont pas non plus responsables vis à-vis du propriétaire ; c’est exclusivement le sujet d’administration publique auquel la route appartient qui devra payer l’indemnité. La responsabilité des passants n’est pas écartée parce qu’ils auraient eux-mêmes un droit à exercer, droit de nécessité comme on l’a prétendu (R. Merkel, Kollis. rechtm. Interessen, p. 52) ; la raison en est que, dans l’intérêt du service public, les propriétés riveraines doivent souffrir ce passage ; les passants sont couverts par ce droit de l’administration publique. C’est donc l’administration qui doit indemniser pour le sacrifice spécial qu’elle a imposé aux riverains à raison du mauvais état de sa route. [↩]
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