Section I
Le droit public des choses
§ 36. Le régime juridique de la propriété publique
(137) Il s’agit maintenant de voir comment, conformément à la notion de propriété publique telle que nous l’avons établie, le régime juridique qui l’entoure se développe dans tous ses détails. Nous examinerons les règles qui déterminent l’origine de cette propriété et sa fin, ainsi que les effets juridiques qu’elle produit entre ces deux termes.
I. — L’origine de la propriété publique, c’est-à-dire le commencement de l’état juridique que nous appelons ainsi, se produit au moment où sont réunies les conditions caractéristiques de son existence : il faut que de l’administration publique se fasse par la chose, et que la propriété de cette chose appartienne au sujet de cette administration.
1) La première condition est donc qu’il s’agisse d’une chose publique, d’une chose par laquelle le sujet auquel elle appartient fait de l’administration publique, réalise directement un certain but d’utilité publique reconnu comme assez grave pour motiver l’énergie de la manifestation de la puissance publique.
Pour cela, il est nécessaire que la chose elle-même présente, soit par sa nature propre, soit à la suite de travaux, l’état extérieur correspondant ; il faut aussi (138) que son maître l’emploie effectivement dans ce but. L’origine de la chose publique, c’est le moment où a lieu cette mise en fonction de la chose.
Ainsi, pour cette mise en fonction, il ne suffit pas d’une déclaration de volonté de la part du maître de la chose. Cette déclaration est sans effet, si la chose n’est pas effectivement à sa disposition, s’il n’en est pas le maître de fait ; elle est également sans effet, si la chose n’a pas encore été mise dans l’état extérieur nécessaire pour faire son service ; dans ces circonstances, on ne devrait voir là qu’une déclaration de l’intention de ce qui sera fait ultérieurement1.
D’un autre côté, il ne suffit pas que la chose soit pleinement appropriée au but, serve en fait à ce but et qu’elle appartienne même à un sujet d’administration publique. Il faut que, du consentement de ce maître, elle serve à l’intérêt public ; ainsi seulement, nous aurons ce que nous avons reconnu être de l’essence même de la chose publique ; par elle, il se fait de l’administration publique2.
Nous appelons affectation de la chose la manifestation de volonté par laquelle, les conditions de son état extérieur étant remplies, la chose est mise en fonction et devient chose publique. L’affectation est un acte de volonté qui appartient à la sphère de l’administration publique ; mais ce n’est pas un acte administratif.
Elle ne détermine pas de rapports entre le citoyen (139) et la puissance publique ; elle ne fait que créer une situation d’où résulteront ces rapports. Cela ressemble aux arrangements que, dans la vie privée, le propriétaire prend touchant sa chose, pour lui donner une destination qui aura de l’importance pour ses rapports juridiques futurs. Cet arrangement n’a pas en lui-même le caractère d’un acte juridique ; de même, l’affectation n’est pas un acte administratif3.
L’affectation peut se présenter sous des formes diverses. Elle peut être faite par un acte distinct, (140) après l’accomplissement des travaux nécessaires pour la mise en état de la chose. Tel sera surtout le cas, lorsque la chose devra remplir le but public, de manière à rester ouverte au public pour l’usage de tous ou pour l’entrée libre, sans intervention ultérieure des employés de l’entrepreneur du service. L’ouverture de la chose au public signifie alors la mise en fonction, l’affectation. Les chemins publics, les ponts, les églises en fournissent des exemples. L’affectation pourra alors être déclarée expressément avec plus ou moins de solennité. Elle peut aussi se faire d’une manière moins solennelle : des défenses d’accès et d’usage, qui avaient été établies par affiches ou autres avertissements, sont rapportées.
C’est à ce moment que s’opère le changement : la chose devient chose publique ; la propriété de l’Etat ou de la commune, — qui existait déjà, mais qui devait être considérée comme dépendant du droit civil, — devient une propriété de droit public.
Dans d’autres cas, la mise en fonction se manifeste par l’activité positive que l’administration elle-même exerce sur la chose. Il en est ainsi pour les choses qui, par l’état qui leur a été donné, remplissent le but administratif sans que le public en fasse usage : par l’accomplissement des travaux de construction essentiels, l’affectation se fait tacitement. Cela aura lieu, par exemple, pour les fortifications. Pour d’autres choses, qui rendent leurs services par l’intermédiaire des fonctionnaires et employés de leur maître, l’affectation est contenue dans l’ordre officiel de mise en service ; ainsi, pour le cimetière, pour la voie ferrée, de même que pour le canal à écluses. Il pourra également se faire qu’on procède à une « solennité d’ouverture », à une inauguration; mais la chose publique sera achevée non pas en vertu de cette déclaration d’ouverture, mais par le fait du service commencé.
(141) Il est des circonstances où il serait impossible de relever un acte de volonté quelconque par lequel le maître de la chose aurait exprimé l’intention de créer une situation nouvelle. Il se peut que déjà la chose ait réellement servi au même intérêt, avant d’appartenir au sujet d’administration publique qui la prend maintenant telle quelle et qui la laisse continuer. Un chemin privé, par exemple, qui, en fait, servait déjà à l’usage de tout le monde, entre en la possession de l’Etat ou de la commune par un acte du droit public, expropriation, par exemple, ou par une convention du droit civil, vente, échange, donation, etc. Par ce fait, le chemin devient chose publique, — ce qu’il n’était pas jusqu’alors. C’est l’avènement du nouveau maître qui opère le changement de sa nature juridique. Celui-ci ne fait pas de déclaration d’affectation ; il succède plutôt dans celle que son prédécesseur avait réellement faite en laissant circuler tout le monde sans que, bien entendu, ce procédé d’un homme privé eût pu donner à sa chose le caractère de chose publique4.
Enfin, il y a une situation spéciale pour les choses publiques destinées à servir à un but d’utilité publique en vertu de leur état naturel même. Nous les appellerons des choses publiques naturelles : fleuves navigables, lacs, rivages de la mer. Elles ont été, d’une (142) manière logique, déclarées la propriété de l’Etat par les législations modernes ; comp. la note 9 au § 35 ci-dessus. Mais il faut bien se garder de voir dans ces prescriptions légales des actes d’affectation ou, d’une manière générale, des actes quelconques ayant fait de ces portions du territoire des choses publiques. En effet, ces choses ont été, de tout temps, chez nous, au service de 1a communauté comme choses publiques. C’est seulement la conception de leur caractère juridique qui, dans le cours des siècles, a varié, conformément au changement qu’a dû subir la notion des choses publiques en général : comme biens communaux, res nullius, objets d’un droit de supériorité pur (Comp. § 35, I ci-dessus). Maintenant la loi leur donne pour propriétaire l’Etat ; pour mieux dire, elle confirme le changement qui s’est opéré dans l’opinion générale, et d’après lequel l’Etat est maintenant considéré comme le propriétaire. Mais il n’y a pas d’affectation nouvelle de la chose ; l’Etat la laisse simplement continuer à fonctionner comme auparavant ; c’est ainsi qu’il consent à faire, par elle, de l’administration publique ; cela suffit pour que soient remplies les conditions d’existence d’une chose publique en droit moderne.
La situation sera la même pour certaines rues historiques, ponts, fortifications, canaux de vieille date ; ces choses aussi ont passé par les vicissitudes de l’appréciation doctrinale. Leur maître actuel n’a jamais fait de déclaration d’affectation formelle ; il a accepté et laissé continuer la destination préexistante. La seule différence, c’est que cette destination est cependant l’œuvre des hommes qui jadis jouaient, pour ainsi dire, le rôle de maître actuel de la chose ; on pourrait donc, à la rigueur, parler encore de l’approbation tacite d’un acte précédent, équivalant à une affectation. Pour les choses publiques naturelles, (143) toutes ces analogies font défaut. L’Etat est tout simplement censé vouloir leur service aussi longtemps qu’elles présentent les marques extérieures qui les y rendent propres ; or, ce service consistant essentiellement dans l’usage de tous — usage auquel ces choses restent ouvertes, — comme il ne s’agit que de laisser faire et de surveiller, la volonté de l’Etat semble plutôt s’éclipser derrière les réalités prépondérantes.
Puisque l’existence de ces choses publiques naturelles dépend directement des faits matériels qui les caractérisent, il peut s’y produire un accroissement, par suite de l’extension de ces signes distinctifs. Il faut alors distinguer.
Cette extension pourra être l’œuvre directe de la nature : le fleuve change de lit ; la mer se déplace et il se forme un nouveau rivage qui avance. Les terrains ainsi occupés par les eaux changent à la fois de qualité juridique et de maître : elles deviennent choses publiques et, en même temps, propriété de l’Etat. Il ne faut, pour cela, aucune déclaration, aucun autre acte juridique5.
L’accroissement pourra aussi résulter de mesures prises à cet effet par l’administration, et de travaux dirigés par elle. L’exemple principal est fourni par le cours de la rivière rendue navigable ou qui a même été directement canalisée. Cette rivière deviendra également chose publique et propriété de l’Etat, mais seulement à partir du moment de sa mise en fonction, c’est-à-dire à partir du moment où elle a (144) été — solennellement ou non — livrée à la navigation. Ici encore apparaît quelque chose comme une affectation.
Ainsi, pour toute espèce de chose publique, le fait matériel de l’utilité publique est tellement essentiel qu’il n’y a pas de chose publique avant le moment où ce fait existe. Ce fait doit reposer en même temps sur la volonté du sujet d’administration publique qui dispose de la chose. D’ailleurs, cette volonté peut se manifester non seulement par un acte formel ou même solennel, — qu’on désigne de préférence par le mot affectation, — mais aussi tacitement par les dispositions prises à l’égard de la chose ; enfin, pour les choses publiques naturelles, cette volonté forme même un accessoire des faits matériels auxquels elle est enchaînée. Jamais la déclaration d’affectation la plus solennelle ne crée, par elle seule, une chose publique si cette chose n’a pas déjà l’état extérieur qui répond au caractère qu’on veut lui donner.
2) Chose publique, ce n’est pas encore propriété publique ; celle-ci suppose que la chose dépend, en quelque sorte, d’un sujet d’administration publique qui doit s’en servir pour faire de l’administration publique. Mais cette dépendance peut n’être qu’un simple fait, une possession. Pour qu’il y ait propriété publique, il faut que la chose publique soit, en même temps, constituée la propriété de l’État ou du sujet d’administration publique qui s’en sert ; il faut qu’il lui soit acquis sur la chose, selon la notion de la propriété, le droit de domination totale (umfassende rechtliche Herrschaft über die Sache).
Cette acquisition pourra se joindre de différentes manières au fait de la chose publique. Elle peut le précéder, le suivre ; enfin les deux éléments peuvent se produire d’un seul coup.
(145) Le cas régulier, — et qu’on aime à prendre exclusivement pour type, — c’est celui où l’Etat (ou n’importe quel autre sujet d’administration publique) commence par acquérir la propriété d’une chose, spécialement d’un immeuble, pour en faire un chemin, une fortification ou toute autre chose publique. Cette acquisition se fera par acte du droit civil, contrat d’achat, par exemple, ou par la voie d’expropriation, peu importe ; — le résultat sera toujours, tout d’abord, une propriété de droit civil de l’entrepreneur. L’Etat profitera alors de la propriété ainsi acquise pour y faire les travaux nécessaires et qui transformeront l’immeuble en chemin, en fortifications. Ces travaux une fois achevés, l’Etat mettra la nouvelle chose publique en fonction par une déclaration solennelle ou sans formes, peu importe. Et c’est au moment même où cela a lieu que la propriété de la chose est transformée en une propriété de droit public.
Telle est en effet, comme nous venons de le dire, la marche régulière des choses. Mais ce serait une erreur de croire que telle est la marche nécessaire et seule possible. Il n’est pas vrai, comme on aime à l’affirmer, que la propriété publique doive toujours passer d’abord par la phase de la propriété privée de l’Etat ou du Fisc. En fait, très souvent, la formation successive des différents éléments de la propriété publique se produit dans un sens inverse, sans qu’on puisse dire que cela soit en désaccord avec le principe ou présente une exception. Il est parfaitement possible que l’Etat soit en possession d’une chose publique sans en être le propriétaire. Nos lois d’expropriation donnent elles-mêmes à une telle combinaison l’occasion de se produire sur une vaste échelle, en autorisant l’envoi en possession provisoire. Grâce à cette mesure, l’Etat qui poursuit l’expropriation entrera, dans le cours de cette procédure, en possession de l’immeuble qui en (146) est l’objet. Cela ne l’en rend pas encore propriétaire ; mais cela lui donne la possibilité d’y commencer immédiatement les travaux projetés et d’en faire une chose publique qui pourra être achevée et entrée en fonction avant que l’expropriation, — qui continue — ne soit arrivée à son accomplissement. Ce n’est qu’au moment de cet accomplissement que l’Etat joindra alors à la possession de la chose publique le droit de propriété, lequel sera un droit de propriété publique.
Le même résultat peut se produire si l’Etat, par erreur ou à la suite d’une procédure vicieuse et déclarée nulle, avait occupé un immeuble et l’avait incorporé dans sa route, sa fortification, sa voie ferrée. Il n’en est pas devenu propriétaire, cela va sans dire ; si, plus tard, l’absence de son droit est constatée, on s’efforcera de régulariser la situation ; rarement, cela pourra se faire par la restitution de l’immeuble ; d’ordinaire, l’Etat se rendra encore propriétaire après coup, soit à l’amiable par un contrat d’achat, soit par la voie toujours ouverte de l’expropriation. Dans ce cas encore, — qui se présente plus souvent qu’on ne croit, — la propriété publique n’existe qu’au moment où à l’état de la chose publique déjà créé se joint l’acquisition de la propriété.
Notons cependant que, dans tous les cas de cette seconde catégorie, la propriété de l’Etat qui nait en vertu de son acte d’acquisition est, immédiatement et sans interrègne fiscal, un droit de propriété publique. Ce ne peut pas être autre chose ; l’Etat n’a jamais eu sur cet immeuble quoique ce soit comme une propriété privée ; sa possession est transformée en propriété publique sans interruption6. Enfin, les choses publiques (147) naturelles nous offrent l’exemple de la coïncidence nécessaire des deux éléments. Tout ce qui est fleuve navigable ou rivage de la mer est destiné à l’usage de tous ; cela est reconnu comme chose publique dont l’Etat doit être le maître. Et la loi a décidé qu’il l’est en qualité de propriétaire. Donc aux faits matériels s’attache ici de plein droit la propriété publique. De même, dans le cas où les marques extérieures qui constituent ces faits matériels se déplacent, avancent en des endroits qui jusque-là ne les portaient pas, la propriété publique de l’Etat les suit de plein droit. Ici encore, on ne saurait imaginer le passage préalable par une propriété du droit civil.
Il pourra en être autrement si le changement est le résultat de travaux que l’administration a fait faire à cet effet. Il s’agit, par exemple, de donner au fleuve un lit nouveau ; pour pouvoir creuser ce lit, l’Etat fera d’abord, soit par contrat, soit par la voie de l’expropriation, l’acquisition des terrains nécessaires ; il commencera par en être propriétaire selon le droit civil ; cette propriété ne se transformera en propriété de droit public qu’au moment où le nouveau cours du fleuve sera livré à la navigation.
II. — La propriété publique étant donnée, le maître de la chose se trouve placé par-là dans le courant des intérêts matériels, lesquels se heurtent et se présentent avec des variations infinies ; il entre ainsi dans des rapports complexes avec d’autres, de même qu’un propriétaire du droit civil. Ce qui fait la différence, c’est qu’ici ces rapports sont complètement réglés par les (148) principes du droit public. Dans l’ensemble de ces rapports se manifeste pleinement ce qu’on appellera le contenu de la propriété publique. Les nombreuses institutions du droit public qui s’y attachent trouveront, en grande partie, des explications détaillées et systématiques dans d’autres parties de cet ouvrage. Nous les réunissons toutes ici, — autant que cela est nécessaire, — afin d’opposer à la propriété civile le tableau correspondant de la propriété publique.
1) La propriété privée est armée par la loi, dans une certaine mesure, du pouvoir de légitime défense et du pouvoir de se faire droit elle-même : Code civil allemand, § 859. Par la nature des choses, ce pouvoir est développé à un degré de beaucoup supérieur lorsqu’il s’agit d’une propriété publique. A vrai dire, il ne s’agit, ni dans l’un ni dans l’autre cas, de la propriété proprement dite; il s’agit plutôt de ses avant-postes. De même que le § 859 du Code civil attache les mesures de protection par lui prévues à la simple possession de la chose, de même les institutions correspondantes du droit public prennent pour point de départ le simple fait de la chose publique. Or la propriété publique, réalisée par la possession effective, en offre l’exemple principal ; d’un autre côté, il n’y a pas de propriété publique qui n’ait pas pour objet une chose publique. Dès lors, la protection de la chose publique forme une partie essentielle de son droit propre et sans laquelle ce droit ne peut pas se comprendre.
La protection propre à la chose publique dérive de la qualité qui forme le centre de sa conception, à savoir d’être elle-même une manifestation directe de l’administration publique. Or l’administration publique se maintient dans son bon état contre les particuliers par les moyens de la puissance publique. L’ensemble de ces mesures rentre dans l’idée générale (149) de la police ; dans cette application spéciale, cela s’appelle la police de la chose publique.
Nous avons vu au t. II p. 139 ss. ci-dessus comment la défense de la chose publique a lieu par l’emploi de la force contre toutes les attaques, troubles, obstacles qui, émanant de l’existence individuelle, peuvent menacer l’intégrité et le bon fonctionnement de la chose. Cet emploi de la force est considéré comme un cas de contrainte de police directe. Il a ceci de particulier qu’il n’y a pas besoin d’un fondement spécial législatif pour l’autoriser ; cet usage de la force est considéré comme allant de soi et trouvant sa justification dans l’idée même de la police.
Mais s’il s’agit de créer des obligations juridiques, d’émettre des règles de droit ou des actes administratifs avec des commandements et des défenses obligatoires pour les sujets, cette base du droit naturel ne suffit plus ; il faut un fondement légal exprès (Comp. t. II, p. 36 ci-dessus). Toutefois, ce fondement, pour les ordres tendant à protéger les choses publiques, on le trouve, d’une manière suffisante, dans les autorisations très générales par lesquelles la loi charge les autorités d’émettre des règlements de police et des ordres individuels dans l’intérêt de la sûreté, de la tranquillité et du bon ordre public (Comp. t. II, p. 10 ci-dessus). Les moyens ordinaires de l’exécution de police par contrainte (Comp. t. II, p. 109 ss.) sont la suite de la désobéissance7.
(150) Pour donner plus de force à cette protection, la loi y ajoute des sanctions pénales qui frappent les infractions à ces différents ordres ou répriment directement les faits nuisibles aux choses publiques.
Ainsi toute une atmosphère de police entoure ces choses ; ces moyens variés dispensent l’administration de former des recours devant les tribunaux civils pour mettre ces choses à l’abri des troubles qui pourraient entraver leur utilité, et pour se maintenir en possession.
Les formes juridiques de la police de la chose publique sont celles que nous connaissons (Comp. t. II, § 18 ss.). Nous n’aurons pas d’institutions nouvelles à ajouter ici ; il nous suffira de constater l’application spéciale des institutions générales de la police. Il n’y a qu’une seule particularité à relever. Elle vient de ce que la police est ici liée d’une manière caractéristique à un certain lieu, à l’existence et l’étendue de la chose publique qui forme son assiette. Déterminer la chose publique, c’est déterminer ici le champ d’activité propre à la police.
Cette détermination ne peut se faire que par la voie administrative. C’est le pouvoir de police lui-même (151) qui se manifeste en fixant, vis-à-vis du sujet, son rayon d’action spécial, sa possession propre (Comp. la note 21 du § précédent).
A l’opposé des affectations dont nous avons parlé au § 35, I, no 1 ci-dessus, et qui n’ont pas le caractère d’actes juridiques et spécialement d’actes administratifs, les déterminations de choses publiques sont de véritables actes administratifs. En fixant le champ de l’activité future de la police, elles déterminent, en même temps, des rapports juridiques entre l’administration et les individus spécialement intéressés. Cela peut se faire de deux manières :
Ou bien l’acte de détermination déclare chose publique un terrain dont la qualité pourrait être contestée dans l’intérêt privé : par exemple, un chemin, qu’un propriétaire prétend lui appartenir à titre de chemin privé ; une rivière qui est considérée par les riverains comme n’étant plus navigable à partir d’un certain point et comme étant par conséquent soumise à leurs droits privés. L’acte qui tranche la question au profit de la chose publique, c’est-à-dire en faveur de la possession de la police, s’appelle la réclamation de la qualité de chose publique (Anspruchnahme als öffentliche Sache)8.
Ou bien l’existence de la chose publique elle-même n’est pas douteuse ; c’est son étendue qui est en question, ses limites par rapport aux propriétés voisines. La fixation de ces limites, qui détermine les possessions (152) réciproques, est un acte administratif qui s’appelle acte de délimitation (Abgrenzungsact)9.
Ces actes de détermination sont des actes d’autorité qui, à moins qu’une loi expresse n’en décide autrement, ne sont pas soumis au contrôle des tribunaux civils. Ils n’ont pas besoin de leur approbation, parce qu’ils sont mis à exécution et maintenus par les voies de contrainte de police. D’un autre côté, comme tous les actes de la police de la chose publique, ils ne décident rien sur la question de la propriété de la chose
Il se peut qu’en vertu de dispositions spéciales des effets plus décisifs se joignent à ces actes de détermination : effets de servitude et de transfert de propriété. Nous en parlerons au § 40 ci-dessous.
Nous nous réservons également de traiter les questions d’indemnité pouvant s’élever à l’occasion de ces actes ; comp. t. IV, §§ 53 et 54 ci-dessous.
2) Le droit réel sur la chose trouve son expression la plus forte dans le pouvoir qui appartient à son maître ; celui-ci en dispose pour créer des droits au profit de tiers, ou, pour mieux dire, — car cette formule semblerait ne comprendre que des dispositions (153) par convention — dans le fait que des droits de tiers pourront être constitués sur la chose par des faits juridiques ayant effet à l’encontre du maître de la chose.
C’est ici que la propriété publique apparaît avec le caractère spécial qui la distingue des autres formes juridiques de la chose publique (Comp. § 35, IV, no 2 ci-dessus) ; elle présente, en même temps, justement à cause de l’affinité extérieure, le contraste le plus frappant avec la propriété civile.
On s’est habitué à formuler ce contraste dans cette proposition : la chose qui est dans le domaine public est hors du commerce ; la res publica est extra commercium.
Cette définition est manifestement insuffisante. Veut-on exclure seulement le commercium des aliénations par contrat auxquelles on sera tenté aussi d’assimiler la prescription ; alors cette formule ne dit pas tout : l’inaccessibilité de la chose publique pour tous, — ce qui règle les droits réels, — va plus loin. Et d’un autre côté, — chose plus importante, — la formule dit trop : il existe en effet, ici aussi, la possibilité de transférer le droit ; des droits et des jouissances au profit des particuliers peuvent être constitués sur la propriété publique même.
Ces deux propositions qui, à première vue, semblent être tout à fait contradictoires, se concilient parfaitement et de la manière la plus simple, dès qu’on veut bien se résoudre à faire entrer, en cette matière qui donne tant de travail à nos civilistes, l’idée nouvelle du droit public.
D’une part, la chose qui est dans la propriété publique est soustraite au droit civil. L’Etat, en administrant le droit qu’il a sur elle, n’agit pas comme un simple particulier ; il prend en considération, dans cette situation même, les convenances et les nécessités de l’administration publique ; il reste ici ce qu’il (154) est par nature : la puissance publique ; dès lors, ce qu’il fait et accomplit en cette qualité ne peut pas être soumis au droit civil. Par conséquent, il est impossible de constituer contre lui des droits de tiers, droits qui seraient régis par les règles du droit civil. Or, la doctrine du droit civil qui, pendant longtemps, s’était exclusivement occupée de cette matière ne connaît pas d’autres droits que ceux qui dépendent du droit civil ; elle ne connaît pas d’autre commerce que celui qui est régi par ce même droit civil. Ne pouvant constater ici rien de pareil, elle est logique en déclarant qu’il n’y a pas ici de commerce et qu’il n’existe pas de droit sur la chose ; celle-ci est extra commercium et res nullius.
Mais en dehors de la doctrine du droit civil, il y a encore du droit ; il y a des rapports juridiques et des actes juridiques que le droit civil ignore. C’est la sphère du droit public à laquelle appartient la propriété publique. Nous opposons donc à la première proposition la seconde, qui en forme le complément nécessaire : la propriété publique est soumise au droit public. C’est dans la sphère du droit public que ces choses sont dans le commerce. Elles peuvent être aliénées conformément aux règles du droit public ; elles subissent des charges de toutes sortes au profit de tiers, et des restrictions qui leur sont propres. Tout cela correspond aux différentes institutions qui s’attachent à la propriété privée ; naturellement, il faut bien se garder de les confondre10.
(155) Il ne faut pas non plus perdre de vue que ce qui est aujourd’hui chose publique ne l’a peut-être pas toujours été et pourra cesser de l’être ; aussi, ce qui est chose publique ne l’est pas nécessairement dans la forme de la propriété publique ; il peut également y avoir chose publique sous la forme de la servitude de droit public ou de la simple possession administrative (Comp. § 35, IV, no 2 ci-dessus). Cela explique beaucoup de phénomènes qui, mal interprétés, forment un obstacle sérieux à la complète intelligence de la nature de la propriété publique.
Un coup d’œil jeté sur les différents rapports qui sont ici en question confirmera ce que nous venons de dire.
La chose publique, avons-nous dit, est soustraite au droit civil.
Est donc exclue d’abord l’aliénation de la propriété publique par contrat ou autre acte juridique du droit civil.
Il ne faut pas se laisser déconcerter par le fait qu’on voit très souvent l’Etat vendre des terrains ayant appartenu à une fortification qui a perdu ce caractère, ou à un chemin déclassé. Un immeuble peut perdre la qualité de chose publique ; la propriété de l’Etat cesse par cela même d’être une propriété publique ; le droit civil deviendra applicable purement et simplement (Comp. no III ci-dessous)11.
(156) Une chose publique pourra aussi être constituée en vertu d’une servitude de passage, par exemple, et par le seul fait de la possession administrative, — la propriété de l’immeuble appartenant à un particulier. Cette propriété n’a pas le caractère d’une propriété publique ; elle pourra être vendue, donnée, etc., dans les formes ordinaires du droit civil ; elle ne nous intéresse pas12.
Il y a aussi de véritables actes de transmission de (157) la propriété publique. En particulier, les chemins publics en offrent des exemples. Ils peuvent appartenir à différentes personnes morales du droit public : à l’Etat, à la province, à la commune. Il se peut alors qu’un certain chemin ou même toute une catégorie de chemins cessent d’appartenir à leur maître actuel pour être placés sous la dépendance d’une autre personne morale. La propriété d’un chemin n’ayant rien de lucratif, le point de vue principal sous lequel se fait cette attribution est celui du partage des charges publiques entre l’Etat et les corps d’administration propre constitués à cet effet. Il va sans dire qu’avec la charge la propriété du chemin est aussi transférée, en règle et sauf disposition contraire, au sujet d’administration publique qui désormais sera chargé des frais de son entretien13. Cependant on ne voudra pas (158) voir là une vente, ni même une donation du droit civil. C’est un acte translatif de propriété qui dépend entièrement du droit public. Il trouvera sa place dans le système général, lorsque nous traiterons de la détermination des charges et compétences des corps d’administration propre (Comp. t. IV, § 60 ci-dessous).
Les concessions de chemins de fer, de chaussées, de ponts publics pourront donner lieu à des faits analogues. Non pas la concession originaire; en effet, il s’agit alors seulement d’une chose publique future que le concessionnaire est autorisé à créer. Mais le concessionnaire pourra, du consentement de l’Etat, céder son entreprise ; ou bien il pourra en être déclaré déchu par l’Etat qui la transmettra à un autre entrepreneur, y compris la propriété de la voie ferrée, de la chaussée, du pont. C’est un acte administratif qui opérera ici le changement de propriétaire. Nous y reviendrons au t. IV, § 50 ci-dessous.
Est exclue également l’institution civile de la prescription acquisitive14. Cela veut dire que la propriété (159) publique ne se prescrit pas. Mais il peut y avoir prescription, même quand il s’agit d’une chose publique, en ce sens qu’on peut acquérir par prescription la propriété civile qui, comme nous le savons, peut subsister derrière la servitude et la possession publiques. Celui auquel cette prescription profite, ce sera naturellement le maître de la chose publique ; lui seul, se servant de la chose pour l’utilité publique à laquelle il l’a destinée, est en possession et remplit ainsi la première condition (160) de la prescription. Quand, par l’accomplissement de la prescription, le pouvoir juridique général sur la chose se joint à ce pouvoir de fait, alors la propriété publique prend naissance et celle-ci ne pourra plus être perdue au profit d’un tiers par la voie de 1a prescription.
Si le droit civil est incapable d’opérer le changement du sujet de la propriété publique, il ne pourra pas non plus la frapper de charges et de restrictions, de quelque nature que ce soit.
D’ailleurs, cela ne veut pas dire, qu’il ne puisse pas exister, sur une chose publique, des servitudes de droit civil ou d’autres droits réels spéciaux. L’immeuble, qui aujourd’hui sert de chose publique, pourra avoir été grevé de servitudes ou d’hypothèques avant de devenir chose publique. L’affectation ne purge pas de plein droit ces choses préexistantes ; certes, l’exercice de ces droits rencontre désormais des obstacles et des restrictions, conséquence nécessaire du fait de la chose publique ; mais les droits subsistent15. Et même, — théoriquement tout au moins, — la création de charges nouvelles reste possible dans le cas où la chose publique se trouve constituée en vertu d’une simple servitude ou d’une simple possession, la propriété civile de la chose appartenant à un tiers : ce tiers pourra concéder sur cette propriété des hypothèques et des servitudes etc., (161) sans préjudice, bien entendu, du droit de la chose publique dont la disparition seule rendra à ses droits civils leur plein effet. Jusqu’à ce moment, les droits devront se contenter de profiter de ce que leur laisse l’intérêt public prépondérant qui est en possession de la chose.
Tout cela n’est pas en contradiction avec la règle fondamentale, d’après laquelle le droit de l’Etat sur la chose publique ne peut pas être modifié par des droits de tiers, que lui imposerait le droit civil. Toutefois, ce droit de l’Etat s’allie parfaitement avec des droits de jouissance qui seront constitués sur la chose publique dans les formes et selon les règles du droit public. Nous avons vu tout à l’heure comment la propriété de la chose publique, — en particulier, celle d’un chemin, — peut être transmise d’un sujet d’administration publique à un autre, ce qui se fait à la suite d’un acte déterminant et distribuant entre ces sujets leurs charges et compétences réciproques. Il arrive également que, par exemple, les chemins publics appartenant à des personnes morales diverses se rencontrent et se croisent en certains points. Il en résulte alors des possessions en commun, trouvant leur expression juridique dans une sorte de servitude de droit public constituée sur l’un de ces chemins au profit de l’autre. L’acte juridique qui sert de base est, soit le consentement des sujets d’administration publique intéressés, soit l’ordre de l’autorité supérieure, acte de droit public, cela va sans dire16.
Il y a aussi, sur les choses publiques, des droits de (162) jouissance accordés aux particuliers et dépendant du droit public : tels que l’usage de tous, la permission spéciale, le droit concédé. Nous traiterons de ces différentes formes et institutions par lesquelles les particuliers sont admis à l’usage des choses publiques, dans les §§ 37-39 ci-dessous.
C’est du formalisme pur, pourrait-on nous objecter, que d’exclure, d’un côté, les charges et restrictions qui pourraient être imposées à la propriété publique, par le motif qu’elles entraveraient l’accomplissement du but d’utilité publique auquel ces choses doivent être exclusivement vouées, et d’admettre cependant ces restrictions sous le titre du droit public. L’objection ne porte pas. En effet, les institutions du droit public que nous allons exposer ci-dessous en détail sont, par leur nature même, adaptées à l’intérêt public qu’il s’agit de sauvegarder. L’autorité administrative qui est préposée à cet intérêt est, en même temps, appelée à déterminer et à surveiller les droits de jouissance qui vont être accordés aux particuliers. Aussi ces droits, à la différence des droits subjectifs du droit civil, portent tous, en eux-mêmes, la condition nécessaire et bien garantie d’être compatibles avec l’intérêt public que la chose doit représenter en première ligne. Telle est la raison d’être de ces institutions ; voilà pour nous l’intérêt pratique qu’il y a à insister pour qu’elles soient bien distinctes et maintenues17.
(163) Ce que nous venons de dire s’applique en première ligne aux charges ou restrictions établies spécialement par acte juridique. Mais il y a, parmi celles qui (164) dépendent du droit public, des charges ayant plutôt un caractère général et qui sont imposées de plein droit aux choses publiques : par exemple, l’usage de tous. Le droit civil établit aussi des servitudes légales et des restrictions légales de la propriété. Elles figurent surtout sous la rubrique : droits de voisinage. C’est dans l’intérêt de la coexistence paisible des propriétaires que la loi leur ordonne de supporter réciproquement certains troubles et de s’abstenir de faire certains actes d’usage de la propriété qui porteraient préjudice au voisin. Ce droit de voisinage a uniquement en vue des propriétés du droit civil ; il règle, d’une manière équitable, les rapports économiques de leurs propriétaires. Il ne s’applique pas aux rapports du propriétaire de la chose publique ; ces rapports appartiennent exclusivement au droit public. On n’a, du reste, qu’à se représenter les dispositions matérielles de ce droit de voisinage pour voir combien leur application serait contraire à la nature même des choses publiques18.
(165) La propriété immobilière, ainsi que tous les droits spéciaux qui pourront être constitués sur un immeuble, ont trouvé une organisation systématique par le
livre foncier (Grundbuch). Tous ces droits ne s’acquièrent que par l’inscription sur ce registre ; le contenu du registre est présumé être exact au profit de celui qui, de bonne foi, se rend acquéreur conformément à ce contenu. Le livre foncier est une institution auxiliaire du droit civil. C’est seulement la propriété du droit civil et les autres droits immobiliers du droit civil, qu’on a voulu entourer par là d’une garantie formelle, en faisant dépendre, d’un autre côté, la protection de ces droits de l’accomplissement de ces mêmes formalités. La propriété publique, d’une part, n’a pas besoin de ces garanties, attendu que les actes juridiques contre lesquels elles devraient la protéger ne la toucheront quand même pas ; d’un autre côté, le préjudice résultant de l’omission de l’inscription, ne visant que la propriété privée, ne lui est pas non plus applicable. Cela n’empêche pas qu’on fasse cependant inscrire aussi les choses publiques dans le livre foncier ; on y établit leur « feuille ». Seulement, cette inscription ne peut avoir que le caractère d’une mesure d’ordre ; on veut que le livre foncier représente l’ensemble des immeubles sans lacune, et qu’il donne ainsi une espèce de publicité à la propriété publique elle-même. Mais, au fond, les formalités du livre foncier n’auront aucune importance juridique pour cette dernière ; elle en est exempte par sa nature19.
(166) Tout cela reçoit enfin un nouveau complément dans une autre direction. L’exclusion du droit civil, qui se produit ici, pourra se réduire à cette formule : dans la propriété publique, l’Etat ne se présente pas comme Fisc. D’après ce que nous avons exposé sur la notion de Fisc au t. I, § 11, III, no 2 ci-dessus, on comprendra ce que cela veut dire. Le cas de la propriété publique est même spécialement propre à élucider cette notion. Il y a surtout un point que nous avons relevé plus haut et que cette propriété fait ressortir d’une manière très claire ; c’est que l’importance de cette situation particulière de l’Etat ne s’épuise pas par l’exclusion du droit civil. Le droit public, avons-nous dit, réagit sur l’Etat aussi bien que le droit civil. Les institutions du droit administratif se retournent contre l’Etat. Ainsi, l’Etat propriétaire, de même qu’il est exposé à la prescription ou aux servitudes légales du Code civil, doit aussi subir l’expropriation pour cause d’utilité publique. Il est donc (167) logique que, pour sa propriété publique, l’un soit exclu comme l’autre ; comp. § 33, III, no 1 ci-dessus. De même, d’autres charges et restrictions du droit public qui frappent les immeubles n’auront pas lieu dès qu’il s’agit d’une chose publique ; comp. les § 40 et 41 ci-dessous. L’exclusion de toutes ces institutions du droit public laisserait une lacune sensible, si elles n’étaient pas remplacées par d’autres mesures plus conformes à la nature de la chose publique. C’est encore l’autorité préposée au service de cette chose, qui décide, en dernier lieu, sur ce qui pourra être accordé, au nom de ce service, à l’entreprise qui en aura besoin ; comp. § 33 note 34 et 35 ci-dessus.
Le droit spécial de la chose publique a partout une tendance à faire valoir souverainement l’intérêt public auquel elle sert, soit à l’encontre des actes du droit civil qui y sont indifférents, soit même à l’encontre des institutions du droit public, quand elles sont de nature à avoir une portée générale, sans distinguer. A l’exclusion du droit civil s’associe très logiquement l’exclusion des parties du droit public qui visent la propriété privée.
3) La propriété publique manifeste encore — comme tout autre droit — son caractère, d’une manière très expressive, lorsqu’il s’agit de régler une contestation dont elle est l’objet.
Il est facile de dire comment, en principe, ces contestations devront être réglées. Le fait de la propriété publique étant donné, la contestation ne pourra porter que sur deux sortes de questions.
Ou bien c’est la question de savoir lequel des deux sujets d’administration publique devra être considéré comme le maître de la chose publique. Une pareille contestation se produira fréquemment, lorsqu’il s’agira d’une chose qui, comme les chemins, (168) les routes, les ponts, etc., peut appartenir à une commune ou à un entrepreneur concessionnaire, aussi bien qu’à l’Etat lui-même. Alors ce sera toujours en vertu d’un titre du droit public que la chose sera réclamée, soit le titre du droit d’administration propre, soit le titre de l’acte de concession ; si l’on fait valoir un acte de haute surveillance par lequel cet état de choses doit avoir subi des changements, la contestation ne sort pas pour cela du terrain propre du droit public. Il en sera de même lorsque la contestation aura pour objet l’existence ou l’exercice d’un droit de possession en commun, comme cela peut avoir lieu entre chemins de fer, routes ordinaires et fleuves navigables. L’acte constitutif dont dépend la décision est un acte de droit public.
Ou bien il s’agit de droits de jouissance pouvant être constitués sur des choses publiques au profit d’un particulier, par exemple la concession d’une prise d’eau ou d’un terrain de sépulture. La réclamation aura alors le caractère d’une actio confessoria dirigée contre la propriété publique ; encore ici, le titre appartient entièrement au droit public.
Ainsi, dans tous ces cas, il ne s’agit pas d’une contestation de droit civil au sens de la législation de l’Empire (Comp. t. I, p. 276 ss.), et qui tomberait dans la compétence ordinaire des tribunaux civils. Le juge naturel sera, au contraire, l’autorité administrative préposée à la branche dont dépend la chose publique en litige, à moins qu’une disposition de la loi n’ait attribué l’affaire à une justice administrative spécialement organisée. La loi pourra même renvoyer l’une ou l’autre contestation de ce genre à la compétence des tribunaux ordinaires ; cela ne changera encore rien à leur caractère matériel de questions de droit public. Cela les expose seulement (169) au danger que ce caractère soit méconnu par les tribunaux ordinaires20.
Mais la question ne se posera pas toujours d’une manière aussi nette. Une chose publique, nous l’avons vu, peut exister sans être l’objet d’une propriété publique, en vertu d’une servitude ou d’une simple possession administrative. De là résulte la possibilité d’une autre espèce de contestation sur la propriété d’une chose publique, contestation qui sera de sa nature une question de droit civil. Supposons qu’un chemin, un passage public, traversant une propriété privée, soit constitué de cette manière, et que ce fait soit reconnu par tout le monde. Alors la propriété elle-même, à travers laquelle passe ce chemin public, appartiendra à un particulier quelconque ; une contestation peut s’élever entre particuliers, sur le point de savoir lequel des deux est propriétaire. Alors c’est évidemment une affaire purement civile qui n’intéresse nullement la chose publique, ni son maître. Les tribunaux civils seront compétents pour statuer sur la question et faire exécuter sans réserve leur sentence entre les parties en cause. Cela n’offre pas de difficulté21.
(170) La question de savoir qui est le propriétaire, peut se poser tout autrement. Elle peut exister entre le maître de la chose publique, qui prétend que la chose lui appartient en propriété publique, et un tiers qui prétend que la chose, — l’immeuble dont s’agit — lui appartient en propriété privée, et que c’est à tort qu’elle est en ce moment occupée par l’administration ou réclamée par elle pour servir de chemin, de fortification, etc. C’est la difficulté et la question si souvent discutées en doctrine et traitées avec si peu de fermeté par la jurisprudence.
Tout d’abord, il convient de se rendre compte des circonstances dans lesquelles une contestation de ce genre se présentera. En règle et à raison de la situation juridique, elle n’apparaîtra que sous forme de rei vindicatio dirigée par le tiers contre l’administration en possession de la chose publique.
Cela résulte clairement du pouvoir qui appartient à cette dernière de se maintenir dans sa situation par les moyens de la police, comme nous l’avons exposé au no I ci-dessus.
Dès lors, l’autorité administrative non seulement se fait droit elle-même quand il s’agit de défendre une chose publique, mais elle dit aussi souverainement ce qui, en fait, est chose publique et doit être réclamé par elle de cette manière (Comp. II, no1 ci-dessus). Ainsi, elle n’a jamais besoin de se présenter comme demandeur en revendication devant le tribunal civil. Elle n’a pas besoin non plus de recourir à une action possessoire pour prendre la situation
(171) qui lui convient22. D’un autre côté, son adversaire ne peut pas intervertir les rôles, en commençant lui-(172)même par une action possessoire à l’effet d’être maintenu ou réintégré par les tribunaux en possession de la chose. Il n’y a pas d’action possessoire contre la police de la chose publique. Certes, l’autorité administrative, en vertu de son pouvoir de police, ne peut pas faire ce qu’elle veut. Mais ce ne sera pas aux tribunaux civils à statuer sur la question de savoir si, en retenant ou en réclamant l’immeuble comme chose publique, l’administration est sortie ou non de ses limites23.
Dès lors, le tiers qui se prétend propriétaire devra faire valoir ses droits au pétitoire. Sa demande tendra, en première ligne, à ce que sa propriété soit reconnue. Comme il s’agit, dans cette demande, d’une propriété du droit civil, la matière est de la compétence des tribunaux civils. Peu importe que l’administration que le tiers attaque prétende, de (173) son côté, que c’est une propriété du droit public. La compétence dépend de la base que le demandeur a donnée à sa demande ; elle ne sera pas changée par le seul fait que le défendeur répond en alléguant la fausseté de cette base24.
Si le tribunal civil, en statuant sur la demande, donne gain de cause au demandeur, il le reconnaît propriétaire de la chose, du chemin, de la fortification etc., que l’administration retient comme chose publique. Ce jugement fait droit entre les parties ; il aura donc pour effet de détruire la prétention émise par l’administration d’avoir sur cette chose un droit de propriété publique. Mais il n’a pas pour effet d’enlever à cette chose le caractère de chose publique ; elle pourra conserver ce caractère en vertu d’un droit de servitude publique ou en vertu de la simple possession administrative. Cette possession, le tribunal ne peut pas la détruire par son jugement, ni même ordonner qu’elle cesse. En effet, il va sans dire que le tribunal ne peut pas faire au pétitoire ce qui, en vertu des principes généraux, comme nous venons de le voir, ne lui est pas possible au possessoire. La règle du Code civil § 985, d’après laquelle « le propriétaire peut exiger du possesseur la restitution de la chose », ne trouve pas une application directe lorsqu’il s’agit d’une « possession de la police ». Ce sont d’autres principes qui règlent la restitution ; comp. le § 41 ci-dessous25. Ainsi, le jugement qui décide (174) que le demandeur est reconnu propriétaire n’implique pas une condamnation de l’administration à faire la restitution de la chose. Si le tribunal y ajoute cette condamnation expressément, elle ne sera pas exécutoire, sans aucun doute : comment contraindre l’administration, par ministère d’huissier, à abandonner une portion de la route ou de la voie ferrée ou à céder un morceau de la fortification ? Il est évident que cela n’aura pas lieu. Mais alors il ne serait pas digne du tribunal d’ordonner une chose qu’il n’est pas en son pouvoir de faire respecter. Il est encore moins digne de raisonner comme on le fait parfois sous l’influence des idées du régime de la police, et de dire : le tribunal commande au nom de la loi une chose qui est matériellement impossible pour l’administration ; mais l’administration, qui ne respecte ni la loi ni les jugements, usera de la force pour ne pas se soumettre ; ainsi tout s’arrangera. Telle n’est pas non plus la véritable situation. L’administration ne se soumettra pas à un pareil jugement, parce que ce jugement excède les pouvoirs de la justice civile ; l’administration seule est appelée à dire comment pourra se faire la restitution d’une chose publique à son propriétaire, c’est-à-dire comment la police de la chose publique devra lui céder la place26.
(175) III. — La manière dont la propriété publique prend fin correspond à la forme juridique de son origine. Si cette origine s’attache au moment où se trouvent réunies toutes les conditions de la propriété publique, la fin se produira aussitôt que disparaîtra l’une de ces conditions. Parmi ces conditions, il en est une, — le pouvoir général sur la chose, c’est-à-dire la propriété, — qui, d’après les règles existantes du droit de la chose publique, ne pourra guère disparaître elle seule : tant que la chose reste chose publique, il n’y a pas moyen d’en séparer juridiquement la propriété, alors que son maître en a été une fois investi.
Dès lors, la propriété publique finira seulement par le fait que la chose cessera d’être une chose publique, c’est-à-dire cessera de servir directement à l’utilité publique à laquelle elle avait été destinée, — soit qu’elle perde la qualité matérielle qui y est (176) nécessaire, soit que l’administration ne veuille plus son affectation à cet intérêt.
La déclaration par laquelle se manifeste cette décision de l’administration s’appelle le déclassement de la chose publique, de la route, de la fortification, quel que soit le genre d’utilité publique que représentait la chose27. Le déclassement est fait par l’autorité préposée à la chose publique : direction des routes, autorité militaire, autorité municipale. Elle peut être remplacée, en cette matière, par tout entrepreneur qui, en vertu d’une concession, aura l’administration d’une chose publique.
Le déclassement correspond à l’affectation ; elle a, comme cette dernière, la nature d’un arrangement de la chose ; ce n’est pas un acte administratif28.
A côté du déclassement, la perte de la qualité nécessaire est d’une importance beaucoup moindre comme cause mettant fin à la propriété publique. Tout au moins, quand il s’agit de choses qui, pour être propres à servir au but, ont besoin d’être spécialement préparées et entretenues — et tel est le cas pour la plupart, — il y aurait des inconvénients à les mettre en dehors de la sphère du droit public à raison d’un délabrement quelconque ou du mauvais état qu’on pourrait constater. Il ne serait pas logique non plus de procéder ainsi ; c’est qu’en effet une mauvaise administration est cependant encore une administration. Le fait que le chemin, la fortification, etc., se présentent dans un état défectueux (177) n’aura ici d’importance qu’autant qu’il en résulte l’autre cause qui fait cesser la chose publique, à savoir le déclassement : de cela, cet état de la chose formera toujours une présomption suffisante. Nous n’y verrons donc qu’un déclassement tacite à côté du déclassement formel, qui est la règle29.
Seules, les choses publiques naturelles présentent le cas d’une cessation de cette qualité, résultant directement d’un changement de leur état extérieur. Il s’agit plutôt ici d’un déplacement des limites : le terrain abandonné par le fleuve par suite d’un changement survenu dans son cours d’eau, ou le terrain qui cesse de faire partie du rivage de la mer, celle-ci s’étant retirée, n’a plus le caractère de chose publique. C’est le fait extérieur qui, par lui-même, produit cet effet, sans qu’il y ait besoin de recourir à une interprétation ou à une présomption de volonté.
C’est d’après les différentes manières dont peut prendre fin la chose publique, que se déterminera le moment où ce changement doit être considéré comme étant parfait. Le déclassement repose-t-il sur un acte de la volonté de l’autorité, il produira son effet au moment où cette décision se manifeste extérieurement. Cela pourra se faire par un avertissement donné au public, ou par l’enlèvement des marques qui indiquaient la destination de la chose ; quand il s’agit d’un chemin, cela résultera du fait qu’il est fermé définitivement à la communication ; s’agit-il d’une fortification, au contraire, c’est l’accès (178) libre accordé au public qui aura cette signification. Il faut seulement que la volonté de l’administration se fasse connaître d’une manière quelconque ; les formes de la notification de l’ordonnance ou de l’acte administratif ne sont pas rigoureusement exigées ici.
Le moment décisif sera moins facile à reconnaître lorsqu’il s’agit du déclassement tacite, résultant du fait par l’administration de négliger la chose publique et de la laisser se délabrer. C’est par une simple présomption, que nous supposons la volonté de déclasser ; on ne saurait donc l’invoquer, aussi longtemps que ce fait pourra autrement s’expliquer. La solution dépendra donc du degré de délabrement dans lequel se trouve la chose, et surtout de la durée de cet état.
De même, pour les choses publiques naturelles, le changement de la situation n’aura d’effet, quant à leur caractère juridique, qu’autant qu’il peut être considéré comme définitif : l’île née dans le fleuve, le rivage de la mer devenu libre, ne cesseront d’appartenir au domaine public qu’au moment où le nouvel état de choses semble être fixé à perpétuité30.
Il importe de savoir la manière dont cesse la qualité de chose publique : cela aura des conséquences pour le droit qui appartient à l’Etat sur la chose. Ces conséquences diffèrent suivant la forme juridique qu’avait le droit, et dans laquelle la chose servait (179) à l’administration en vue de l’utilité publique. Nous avons distingué trois de ces formes.
La chose pouvait servir à l’utilité publique seulement en vertu de la possession de fait que l’administration exerçait sur elle dans ce but. Cette possession perd alors, avec le déclassement, sa raison d’être et la force juridique grâce à laquelle elle s’imposait à la propriété. On doit présumer que, par le déclassement même, l’administration renonce au fait de la possession et aux actes de police par lesquels elle la retenait. Dans le cas contraire, cette possession aura maintenant complètement perdu son caractère de police et d’administration publique. L’obligation de restituer la chose au propriétaire produira son effet librement ; on pourra la faire valoir par une demande en restitution dirigée contre le Fisc devant les tribunaux civils.
Existait-il sur la chose une servitude de droit public, le déclassement aura pour résultat que cette servitude de fait cesse d’être exercée. Il se peut que cela implique, en même temps, une renonciation au droit même de la servitude. Mais ce droit de servitude, dès qu’il ne s’agit plus d’une chose publique, appartient lui-même au droit civil ; pour y renoncer, le Fisc doit remplir les formes prescrites par le droit civil. Comp. le § 40 ci-dessous.
Enfin, si la chose était soumise, d’une manière générale, au sujet d’administration publique dans la forme de la propriété publique, cette propriété perdra maintenant le caractère qui l’avait fait appartenir au droit public. Elle suit sa tendance naturelle ; tous les rapports qui en dépendent seront désormais réglés par le droit civil.
(180) Celui qui, jusqu’à ce moment, en était le propriétaire continue à en être le propriétaire. C’est lui qui maintenant pourra faire des actes d’aliénation et, d’une manière générale, disposer de la chose selon les règles du droit civil.
C’est mal comprendre la transformation qui s’opère ainsi, que de s’imaginer qu’il y a simplement une propriété privée qui, jusqu’à ce moment, disparaissait derrière l’intérêt public et qui, maintenant, se dégage : personne, en effet, n’avait, jusque-là, sur cette chose, un droit de propriété privée31.
Il y a une autre conception, — plus logique, il est vrai, — mais qui révèle toute la naïveté d’une doctrine exclusivement civiliste : on parle d’un acte d’acquisition de la propriété. Du point de vue du droit civil, il n’y avait rien jusqu’à ce moment, cela se comprend — et de ce rien, le déclassement fait naître une propriété que le droit civil reconnaît et règle. Si la doctrine du droit public avait la même force absorbante, quant à la manière de penser de ses adeptes, ces derniers devraient, avec la même raison, formuler la thèse suivante : l’Etat perd sa propriété par le déclassement, attendu qu’il n’a plus de propriété publique.
En réalité, ce qui est l’essentiel de la propriété, à savoir le pouvoir juridique général sur la chose, — reste intact dans ce cas. Seul est changé le système des règles régissant les rapports qui s’y attachent ultérieurement.
- En ce sens, O. Tr., 12 nov. 1867 (Str. 69, p. 73) : par le fait qu’il est destiné au culte, l’édifice n’est pas encore res sacra ; il faut qu’il y soit aussi employé effectivement. [↩]
- O. V. G., 20 févr. 1889 (Samml. XVIII, p. 321) : un chemin ne devient pas public par le seul fait qu’on ne pourrait pas s’en passer et qu’on s’en sert généralement. Il faut qu’il s’y joigne cet élément juridique, à savoir que le chemin ne puisse pas être enlevé à la communication en vertu d’un droit privé, qu’il y soit affecté du consentement exprès ou tacite de la police des routes. [↩]
- On reconnaît très facilement, que, en règle, il faut, pour qu’existe juridiquement la chose publique, une volonté déclarée à cette intention par l’autorité. Mais il faut se garder de l’excès contraire : on voit trop de choses dans cette déclaration ; on veut en faire un véritable acte d’autorité avec des effets juridiques particuliers. Cela se fait de différentes manières. L’ancienne doctrine du Fisc n’avait aucune peine à arriver à ce résultat. Pour elle, naturellement, la chose se présentait ainsi : l’Etat, représenté par l’autorité de la police des routes, commande au Fisc, représenté par l’administration des routes, de construire le chemin et de le mettre en fonction pour qu’il soit affecté à l’intérêt public, par conséquent, ici, surtout à l’usage de tous. Ainsi, nous aurions un véritable acte administratif ; mais ce n’est que grâce à ce personnage particulier, le Fisc.
De nos jours, on voudrait reconnaître dans l’acte d’affectation une « déclaration de la publicité » de la chose ou une « attribution de la qualité de chose publique », ayant pour effet de fonder l’usage de tous. En particulier, Brinz, Pand., § 128, appelle l’affectation « une espèce de fondation publique » parce qu’elle amène l’usage de tous. Mais l’usage de tous, comme nous le verrons au § 37 ci-dessous, est de droit ; il n’est pas du tout « fondé ». Du reste, toute cette explication qui repose sur l’attribution à la chose du caractère public est complètement en défaut, quand il s’agit de faire comprendre l’origine des choses publiques de nature identique, mais qui ne servent pas à l’usage de tous.
Eisele, Rechtswerk der res publicae, p. 38, a rompu avec ce système erroné qui cherche la solution dans la création de l’usage de tous. Se plaçant à un point de vue plus large, il développe cette idée que la publicatio est un acte formel qui investit la chose du caractère du droit public. Il produit cet effet en vertu d’un droit spécial appartenant à l’administration, le jus publicandi, et qui constitue, d’après lui, un « droit créateur ». Très logiquement, Eisele déclare que la chose n’a pas besoin d’être aménagée spécialement à cet effet, et appropriée pour servir à l’utilité publique; le décret suffira (1. c., p. 33, note 2). Mais ces conséquences ne répondent pas à la réalité des faits. [↩]
- Ce cas présente extérieurement une certaine ressemblance avec celui où un sujet d’administration publique acquiert la chose publique d’un autre sujet d’administration publique à laquelle elle appartenait déjà. La commune, par exemple, est chargée d’une route qui jusqu’alors avait été sous l’administration directe de l’Etat, et inversement ; ou bien l’Etat se met en possession d’une ligne de chemin de fer, après avoir retiré la concession à l’entrepreneur ; comp. sect. II no 2 ci-dessous. Dans ce sens, la chose était déjà chose publique avant cette acquisition. On ne saurait donc parler de la naissance d’une chose publique. Il n’y a qu’un changement dans la personne du maître de la chose; celui-ci maintient l’affectation préexistante sans même en changer le caractère juridique. [↩]
- Il ne faut pas confondre avec l’affectation les actes administratifs qui sont accomplis, surtout pour les choses publiques naturelles, en vue de fixer leurs limites à l’encontre des propriétés riveraines. Ces actes de délimitation ne créent pas des choses publiques, comme le fait l’affectation ; ils n’en opèrent pas non plus l’augmentation : ils ne font que constater le fait de leur existence et de leur étendue actuelle; nous en parlerons tout à l’heure au no 2. [↩]
- Notons encore qu’il n’y a pas, à cet égard, à distinguer suivant que l’acquisition de la propriété par l’Etat s’est faite par un acte du droit civil, ou par un acte du droit public, par un contrat de vente ou par une expropriation pour cause d’utilité publique. Cela prouve encore que la nature juridique de la propriété acquise ne dépend pas du tout de la nature de l’acte d’acquisition et ne forme pas une partie intégrante de la notion de cet acte ; elle dépend de circonstances indépendantes de cet acte. Comp. § 34, 1, no 4 ci-dessus. [↩]
- Il se peut que le maintien de cette police soit attribué à la compétence d’une autorité autre que celle qui gère l’administration courante de la chose. Il se peut même que cette police soit exercée au nom de l’Etat, tandis que la rue, la place, la fontaine appartiennent à la commune et sont administrées pour tout le reste au nom de la commune. Cela s’explique par les idées générales du droit d’administration propre, lequel peut réserver à l’Etat une certaine part dans les affaires du corps qui lui est subordonné. Vue du dehors, la propriété publique conserve néanmoins son caractère d’unité. Il n’y a aucune raison pour qu’elle dégénère, dans ce cas, en propriété du droit civil. Ubbelohde, Forts. v. Glücks Pand. livres 43 et 44, IV, 1 p. 110, qui établit cette thèse, a cédé à la tentation de présenter ici une construction conforme à celle qui résultait de l’ancienne doctrine du Fisc : le Fisc, propriétaire selon le droit civil, serait représenté ici par la commune, tandis que l’Etat pur se manifeste par les commandements et les contraintes propres à la police. — Dans les villes fortifiées, on rencontre encore une autre combinaison de pouvoirs : l’autorité militaire exerce la police de ses choses publiques, des fortifications, et y pourvoit par l’emploi de la force dont elle dispose ; lorsqu’il s’agit d’ajouter à cela une protection au moyen d’ordres de police et de pénalités attachées à l’infraction de ces ordres, l’autorité militaire manque de la délégation nécessaire de la loi ; l’autorité civile vient alors à son aide; nous voyons ainsi figurer l’alliance de ces deux autorités sur les poteaux qui portent des défenses de l’accès des remparts et glacis. [↩]
- C’est en ce sens que la législation de la Prusse décide que les autorités administratives devront décider « si un chemin devra être réclamé comme chemin public » : Kr. Ord, § 135; Inst. Ges. § 56. Cela est considéré comme « une fonction de police », comme un « interimisticum » : O. V. G., 17 févr. 1877 (Samml. X, p. 236). Si cette réclamation a lieu par la voie contentieuse administrative, la partie poursuivante n’aura pas à prouver qu’elle est propriétaire ; « on aura seulement à examiner si le chemin est public ou non » ; O. V. G., 11 mars 1885. [↩]
- Comp. sur les actes de délimitation du droit français : ma Theorie des Franz. V. R., p. 250 ss. — Ces actes de délimitation pourront directement servir de base à des mesures de prise de possession ou de défense de la chose publique par des voies de fait ; C. C. H., 13 oct. 1873 (J. M. BI. 1874, p. 39) : « une mesure de police dans l’intérêt de la viabilité ». Comp. aussi O. V.G. 1er mars 1876 ; BI. f. adm. Pr. 1874, p. 372.
Ces actes jouent un rôle spécial dans le cas où il s’agit de constater les changements de limites qui se sont opérés dans une chose publique naturelle ; comp. note 5 ci-dessus. Ils pourront aussi servir à fixer les limites futures d’une chose publique ; tels sont les actes administratifs qui donnent l’alignement des rues et places ; ils contiennent alors en même temps, l’imposition d’une servitude de droit public dont nous traiterons au § 40 ci-dessous. Dans ces cas, il pourra aussi être question d’une indemnité due aux propriétaires riverains ; comp. au t. IV, les §§ 53 et 54 ci-dessous. [↩]
- Nenner, Privatrechtsverhältnisse, p. 131, pour désigner cette double face des res publicae, s’exprime de la manière suivante : « par leur signification négative (extra commercium esse), elles sont enlevées à la sphère du droit civil ; par leur signification positive (propriété de l’Etat ou de la commune, droit de jouissance de tous), elles sont attribuées au droit public ». Dans ce sens aussi, O. Tr., 22 déc. 1873 (Str. 90, p. 345) : « les routes sont des res publicae dont on ne peut disposer que selon les principes du droit public ». [↩]
- Si la loi n’a pas prescrit de formalités spéciales (enquête préalable, publication, etc.), la déclaration de déclassement peut se faire tacitement ; elle peut donc aussi être contenue implicitement dans l’acte d’aliénation même. Quand il s’agit d’une chose publique appartenant à un corps d’administration propre, la validité du déclassement pourra dépendre de l’approbation de l’autorité supérieure ; encore cette condition pourra-t-elle être censée être tacitement remplie, quand cette autorité aura donné son approbation à l’aliénation de la chose. Le déclassement et l’approbation qui pourra être nécessaire montreront surtout leur importance dans le cas où l’aliénation, par elle-même, ne nécessiterait pas une approbation. Un exemple est rapporté dans BI. f. adm. Pr., 1874, p. 374. Un propriétaire, désirant faire déplacer le chemin public, achète à la commune, par devant notaire, le terrain du chemin à remplacer. L’autorité administrative (Bezirksamt) ordonne que ce chemin restera ouvert, et sa dérision est approuvée par l’instance supérieure pour le motif que « l’obligation imposée à ce terrain de servir à la communication publique continue à être une charge de ce terrain, même après cette convention de droit privé, aussi longtemps que la suppression du chemin public n’aura pas été prononcée d’une manière reconnue valable par les autorités administratives ». Ainsi, le terrain n’a pas pu perdre la qualité de chose publique par l’effet de l’acte d’aliénation ; cet acte a-t-il cependant transféré la propriété de manière à ne laisser subsister la chose publique qu’à titre de possession administrative, provisoire par sa nature ? La décision de l’autorité bavaroise ne le dit pas ; mais elle s’expose à être ainsi comprise, quand elle parle d’une « charge » restreignant l’effet de la convention du droit civil. Ce serait la manière de penser conforme à l’ancienne théorie du Fisc. Mais dès que l’on abandonne cette théorie, il faut dire que la convention ne peut pas transférer la propriété de la chose publique : elle est nulle à cet égard : elle ne pourrait être considérée comme valable que si l’on admettait qu’elle est faite sous la condition tacite d’un déclassement ultérieur. [↩]
- Il est évident que la possibilité de constituer des droits privés, — qui se présente dans cette combinaison, — ne doit pas être étendue au cas où il y a une véritable propriété publique, embrassant la chose tout entière. Il semble cependant que, d’ordinaire, on ne distingue pas ; sans cela, on ne pourrait pas généraliser, comme le fait, par exemple, Ulbrich, öff. Rechte, p. 49 : « Que des droits privés puissent être constitués sur des choses publiques, cela est hors de doute, non seulement d’après le droit Romain, mais selon le droit privé moderne ». Cette confusion s’explique, d’une part, par l’influence de la doctrine du Fisc, qui découvre une propriété du droit civil derrière toutes les choses publiques : d’un autre côté, elle est le résultat d’un malentendu concernant les différentes facultés de jouir et de faire usage accordées aux particuliers selon le droit public et qu’on prend pour des droits subjectifs civils. [↩]
- Nous en trouvons un exemple remarquable dans la loi Prussienne du 8 juillet 1875, § 18 al. 2. transférant aux communautés inférieures les chaussées de l’Etat avec tous les droits et devoirs y relatifs. —Il y a certaines choses publiques qui, par leur destination, sont intimement attachées au territoire dans les limites duquel elles se trouvent, et, par conséquent, doivent appartenir à la personne morale établie sur ce territoire ; par suite, à cet Etat, à cette organisation territoriale inférieure : province, cercle, commune (Comp. t. IV, § 56, no 3 ci-dessous). Tout changement dans le territoire les fait passer dans la propriété du nouveau maître territorial, mais elles restent des choses publiques, par suite, dans la propriété publique de l’Etat qui acquiert ce territoire de la commune, etc. Ce ne sont pas toutes les choses publiques qui doivent ainsi suivre nécessairement le territoire : des cimetières communaux, par exemple, peuvent très bien se trouver sur le territoire d’une commune voisine. Mais ce rapport nécessaire se produira surtout pour les fortifications qui suivront forcément la cession du territoire d’Etat à Etat, et pour les chemins publics qui changeront de propriétaire entre Etats, communes, etc. d’après le même principe. Dans le cas, par exemple, où une commune est réunie à une autre (lncommunalisirung, Eingemeindung), la commune à laquelle elle est réunie acquiert ses chemins publics « avec le titre juridique en vertu duquel elle les possédait, de plein droit et sans qu’il y ait besoin d’en faire une mention expresse » ; O. V. G., 20 février 1884 (Samml. X, p. 2 ss.). — C’est donc avec raison, que dans ce sens Ubbelohde, Forts. zu Glücks Pand., t. 43 et 44, IV, p, 88 ss., affirme que les choses publiques peuvent subir une translation de propriété. Il remarque aussi : « Il n’arrivera pas très souvent, il est vrai, qu’un Etat transfère à un autre une chaussée pour elle-même. Pourquoi cependant cela ne pourrait-il pas se faire à l’occasion d’une rectification de frontière, en ce sens qu’avec le territoire cédé est cédé en même temps le droit de supériorité ». Cela ne nous paraît pas faire question ; nous ne voyons vraiment pas comment une pareille rectification pourrait se faire autrement. — Stobbe, D. Pr. R., § 434, I, semble vouloir viser une autre espèce d’aliénation : « Les chemins publics sont la propriété de l’Etat ou de la commune et peuvent passer dans la propriété des particuliers, dans la mesure où la Constitution de l’Etat l’admet ». Mais, évidemment, l’auteur, dans ces termes obscurs, ne prétend que faire un renvoi général au domaine inconnu du droit public. [↩]
- Dernburg, Preuss. Priv. R., I § 67 ; Förster-Eccius, Preuss. Pr. R., III § 177, note 13 ; O. V. G., 3 juin 1882 (Samml. IX, p. 218). — Ubbelohde, Forts. zu Glücks Pand., livre 43, p. 75, explique l’exclusion de la prescription par une règle spéciale du droit positif (« eine positivrechtliche Bestimnmung »). Mais cette règle, appartenant, bien entendu, au système du droit civil, aurait disparu chez nous depuis la promulgation du Code civil Allemand. — Oberlandesgericht Braunschweig, 21 oct. 1892 (Eger, eisenbahnrechtl. Entsch., t. XI, p. 6) refuse la prescription contre une voie ferrée, parce que « en présence d’un intérêt public important, comme celui de la communication par chemin de fer, on ne saurait admettre que l’opinion pouvait se former d’exercer un droit privé » ; ainsi on écarte encore la prescription en niant l’existence des conditions moyennant lesquelles elle devrait se produire d’après le droit civil. — Un pas vers le droit public dans R. G., 10 janv. 1883 (Samml. VIII, p. 158) : la propriété de l’Etat ou de la commune sur le chemin public ne se perd pas par la prescription, parce que « le droit de l’usage de tous ne s’éteint pas selon les règles du droit civil, comme, par exemple, les servitudes par le non-usage ». Ainsi l’usage de tous, appartenant au droit public, sauverait la propriété publique de la prescription du droit civil ; c’est un détour maladroit et inutile. — C’est d’abord aux fortifications que la véritable idée de la propriété publique et sa conséquence nécessaire — l’exclusion de la prescription, — a pu se faire jour ; O. Tr., 31 mars 1853 (Entsch., 57, p. 92) : Un ravelin des fortifications de Memel avait été utilisé pendant 50 ans par le propriétaire voisin ; ce dernier invoque la prescription ; il n’y a pas de texte de loi qui déclare les fortifications hors du commerce ; mais le Tribunal considère que « le devoir principal du Chef de l’Etat est de maintenir la sûreté extérieure, et il est de ses droits de majesté d’ordonner la défense de l’Etat contre des ennemis extérieurs. C’est à cet intérêt que les fortifications doivent servir ». Dès lors, il suffit, quant aux fortifications en question, que « l’Etat, en vertu de son droit de supériorité, se les soit appropriées et entende les conserver. Ce serait une atteinte portée à ce droit de supériorité, que de vouloir permettre à des personnes privées d’acquérir, par la prise de possession et par la durée de cette possession, une partie des fortifications, et de forcer ainsi l’Etat à ne plus laisser exister la forteresse ». Par suite, la fortification est hors du commerce. C’est très clair et très bien motivé. Et dire qu’on a voulu prétendre, au nom d’une méthode soi-disant exacte, que, d’après le droit Prussien, les choses publiques sont tout simplement soumises au droit civil ! Comp. la note 24 du § 35 ci-dessus. [↩]
- R. S. 17 mars 1887 (Samml. IV, p. 279) : le fisc avait obtenu du propriétaire la cession d’un immeuble grevé d’une hypothèque ; il y avait construit une route, qui fut ouverte à la communication publique. Le créancier hypothécaire poursuivant l’expropriation forcée de cet immeuble, est repoussé quant à cette demande, conformément au Règlement Pruss. du 15 mai 1869 sur les ventes par autorité de justice § 39. Il en est de même pour la demande en délaissement qu’il forme en vertu de son droit hypothécaire pour faire sortir l’immeuble de la voirie. Son droit existe, mais « en tout cas, la réalisation du gage est impossible ». Il ne reste que la question d’indemnité. [↩]
- Prazak, R. der Enteignung, p. 76 note 61 ; F. Seydel, Ges. über d. Enteignung, p. 7 note 6 ; Décret du Min. des trav. publ. Pruss. du 8 mars 1881 réglant l’utilisation des chaussées et autres chemins publics pour la construction de chemins de fer secondaires. — Comp. aussi mon article dans Arch. f. öff. R., t. 15, p. 511 ss. Nous reviendrons sur cette matière au § 40 ci-dessous. [↩]
- Il n’est pas possible de méconnaître l’intérêt éminemment pratique dont nous parlons au texte. Cependant la doctrine a eu beaucoup de difficultés à donner une expression simple et directe aux formes juridiques dans lesquelles se réalise cet intérêt. On ne s’en étonnera pas, quand on se rendra compte que c’est exclusivement la doctrine du droit civil qui, pendant longtemps, s’est occupée de cette matière. Pour elle, il va sans dire que les charges et restrictions dont les choses publiques pourront être grevées ont un caractère du droit civil ; par conséquent, l’intérêt public se réalise, à l’encontre de ces choses, par certaines limites qui lui sont imposées.
Quand on tient encore tout à fait pour l’ancienne théorie du Fisc, on se tire d’affaire par la formule qui, par elle-même, semble être très claire et très simple et qui consiste à admettre la constitution de n’importe quel droit privé sur la chose publique ; ce droit est complet et valable, comme s’il s’agissait d’une chose ordinaire ; seulement, quand on veut procéder à son exercice et le faire valoir en fait, on rencontre des difficultés qu’oppose la police de la chose publique ; le droit civil et les tribunaux qui appliquent ce droit ne sont pas assez forts pour vaincre cette résistance. En ce sens, la Cour d’appel de Dresde s’est encore prononcée en 1863 ; comp. Eisenbahnvereinszeitung, 1863, p. 286.
Une doctrine civiliste plus récente et qui était presqu’unanimement adoptée reconnaissait une limite de droit civil pour les droits à constituer sur la chose publique : ils ne pourront rien contenir qui serait propre à entraver la destination principale de la chose publique. Ce qui excède est nul. Les tribunaux civils, lorsqu’ils auront à statuer sur ces droits civils, veilleront sur cette limite, en refusant leur protection, quand, dans l’espèce, elle ne sera pas observée. En ce sens : Stobbe, Deutsch. Priv. R., I, p. 600 ; Windscheid (Kipp), Pand. I, p, 636 ; Dernburg, Preuss, Priv. R., I, p. 138 ; le même, Pand. I, p. 168 ; Förster-Eccius, Preuss. Priv. R., III, § 157 no 4, § 177 no 13 Bekker, Pand. I, p. 345 ; Ubbelohde, Forts. zu Glücks Pand., livre 43, p. 68 ; Regelsberger, Pand. I, p. 425, O. Tr., 13 déc. 1859 (Str. 35, p. 342) ; 24 oct. 1863 (Str. 53, p. 4) ; 17 nov. 1863 (Str. 61 p. 225) ; 11 janv. 1871 (Str. 80, p. 204) ; 17 nov. 1874 (Str. 100, p. 19). R. G., 5 mai 1882 (Samml. 7, p. 136) ; 4 déc. 1884 (Samml. 12, p. 284) ; 29 juin 1886 (Samml. 16, p. 159). Cette doctrine donne au juge civil un rôle qui ne lui convient pas ; c’est non pas à lui, mais à l’administration d’apprécier ce qui est compatible ou non avec l’intérêt public de la voirie, avec le bon état des fortifications, etc. Aussi les tribunaux consciencieux ont-ils la tendance de rapprocher le plus possible leur décision de ce que l’administration aura reconnu elle-même. Ainsi, R. G., 16 févr. 1887 : L’acquisition par prescription d’un droit de quasi-servitude (« servitutarischen Rechts ») sur la rue, d’y faire stationner des voitures et instruments aratoires est déclarée valable ; car : « comme, dans l’espèce, cela ressort de l’autorisation accordée, moyennant rétribution, à d’autres personnes de faire un usage particulier de certaines parties de la rue, la nature de la rue publique ne s’oppose pas à ce qu’elle ne serve à la communication publique qu’autant qu’il n’existe pas de droits de certains particuliers restreignant cette communication ; par conséquent, l’acquisition de droits particuliers de cette espèce devra également pouvoir se faire par la voie de la prescription ». Ainsi, le tribunal l’admet, parce que l’administration l’a admis dans d’autres cas ; quant à savoir si tous ces cas ont même valeur, ce serait une question très délicate et qu’il vaudrait mieux réserver également à l’administration. — Un autre expédient se trouve dans R. G., 7 nov. 1882 : Un industriel prétend avoir acquis, à titre de servitude, le droit d’avoir un embranchement sur la ligne du chemin de fer ; le tribunal reconnaît que ce droit est inadmissible, en tant qu’il porterait atteinte au but principal du chemin de fer ; il ne l’admet donc qu’en principe, en réservant à l’administration le droit de fixer les limites dans lesquelles il pourra être exercé. Ici encore, la justice fait une sorte d’abdication an profit de l’administration.
Notons cependant que tout ce système de droits civils spécialement qualifiés est tombé de lui-même avec la promulgation du Code civil allemand qui l’a rendu juridiquement impossible. [↩]
- Code civil allemand, § 906-919. Peut-on imaginer l’application du droit des constructions dépassant les limites (§ 912) au profit de riverains de la route, ou l’application du droit de passage forcé (§ 917) contre une fortification ? [↩]
- Comp. pour l’ancien droit : Dernburg, Preuss. Priv. R., I, § 193, 1 ; Burkhard dans Grünh. Zeitschr. 15, p. 638 ss. (où l’on s’efforce inutilement de faire une distinction, à cet égard, entre le domaine public de l’Etat et le domaine public municipal ; comp. § 35, note 38 ci-dessus). — Très important surtout R. G., 10 janvier 1883 (Samml. 8, p. 152) : D’après la loi de Hambourg du 4 déc. 1868, relative à la propriété immobilière et aux hypothèques, il faut que les droits réels sur la chose soient inscrits ou que l’inscription en soit tout au moins demandée avant la vente forcée ; sinon, ces droits périssent par l’effet de l’adjudication. Le Tribunal de l’Empire déclare que cette règle ne s’applique pas à un égout public se trouvant sous une maison adjugée, « cette prescription ne concernant que des rapports de droit privé ». Comp. aussi R. G., 28 avril 1899 (dans Gruchot Beitr. VI, p. 3).
Le Code civil allemand et le règlement du livre foncier du 24 mars 1897 laissent les législations particulières libres de faire inscrire les choses publiques ou non. Comp. Böhm, Reichsgrundbuchrecht, p. 479. La législation particulière étant souveraine pour déterminer le sort juridique des choses publiques pourrait leur ôter leur caractère spécial et les soumettre au droit civil commun ; c’est ce qu’elle ferait en ordonnant que cette inscription aura, pour les choses publiques, la même importance juridique que pour les autres choses. Mais ces lois ne doivent pas être présumées avoir voulu établir ce régime ; dans le doute, l’inscription, pour les choses publiques, devra être considérée uniquement comme une mesure d’ordre. Du moins, tel sera le cas aussi longtemps que le Tribunal de l’Empire maintiendra sa jurisprudence, telle qu’elle a été consacrée dans les arrêts que nous venons de citer. Notons cependant que le règlement du livre foncier ne semble pas s’être rendu compte du caractère juridique des choses publiques ; il les réunit avec les autres choses de l’Etat dans son § 90, qui est simplement motivé par cette observation, que, d’habitude, ces choses « restent en fait étrangères au commerce du droit civil » (Motifs du projet, p. 38). [↩]
- O. Tr., 7 juillet 1854 : un chemin communal est, à l’occasion de la construction d’une route de l’Etat, obstrué par le remblai ; demande en revendication de la part de la ville contre le Fisc. L’autorité administrative ayant déclaré que « le rétablissement du chemin communal coupé est non seulement inadmissible au point de vue de la police, mais aussi inutile à ce point de vue », le tribunal rejette la demande comme « mal fondée ». N’aurait-il pas mieux fait de reconnaître qu’il n’est pas compétent, plutôt que de se laisser dicter sa décision par l’autorité administrative ? Comp. aussi R. G., 13 avril 1880 (Samml. I, p. 420).
Naturellement, la justice civile aura aussi une tendance à s’emparer des contestations concernant les concessions ou autres droits de jouissance sur les choses publiques, qu’elle traitera de droits civils subjectifs ; nous y reviendrons aux § 39 et 40. [↩]
- La situation juridique ne sera pas changée par le fait que, sur la demande, — au pétitoire ou au possessoire, — le défendeur répond qu’il s’agit d’une chose publique. Cela signifie que le demandeur ne doit pas avoir qualité pour poursuivre la chose, et, peut-être aussi, que l’acte attaqué doit avoir été autorisé par l’usage de tous et, par conséquent, être considéré comme légitime : O. Tr., 12 janvier 1852 (Str. 4, p. 248). [↩]
- L’action possessoire du maître de la chose publique est inutile grâce à la police de la chose publique ; mais cela ne veut pas dire qu’elle soit impossible. La possession n’a pas le caractère d’un droit formel du droit civil ; c’est un fait qui peut produire ses effets dans l’une aussi bien que dans l’autre des deux grandes sphères du droit. De même qu’on admet la prescription de la propriété au profit du maître de la chose publique par le fait de sa possession (voir au texte de ce §, II, no 2), de même on devra admettre au profit de ce dernier la possibilité d’invoquer pour ce même fait la protection des tribunaux. Il faut convenir toutefois qu’une administration qui y aura recours au lieu d’agir elle-même, comme elle en aurait le droit, fait toujours preuve d’une certaine faiblesse. Mais il est des cas où cette faiblesse s’explique. Nous en trouverons un exemple dans O. Tr., 28 mars 1873 (Str. 88, p. 3411 : L’administration militaire, en entourant d’une clôture un terrain fiscal, avait empiété sur la rue communale. La ville actionne le « Fisc militaire » à raison du trouble apporté à sa possession. Evidemment, contre cet adversaire, la ville ne se sent pas armée d’une manière suffisante par son pouvoir de police. Mais il va sans dire que l’action possessoire n’aurait pas été possible si, de l’autre côté, il y avait non pas un immeuble ordinaire, mais une chose publique à laquelle devait servir la clôture, un terrain des fortifications, par exemple, lequel est protégé lui-même par la police de la chose publique (Comp. la note suivante).
Il y a des villes dans lesquelles la police des rues a été confiée à une autorité spéciale agissant au nom de l’Etat (direction de la police, présidence de la police, Comp. la note 7 ci-dessus). Supposons que cette autorité refuse d’user du pouvoir de police pour protéger une certaine parcelle de la rue ; l’autorité communale pourrait-elle y pourvoir au moyen d’une action possessoire ? Question très délicate ! Pour respecter la distribution des compétences, on devrait, nous semble-t-il, répondre négativement.
Quant à la demande en revendication, elle devrait être refusée au maître de la chose publique ; à la différence de la possession, elle suppose un rapport de droit civil qui n’existe pas dans ce cas.
La question est encore embrouillée par les idées de la doctrine du Fisc, d’après laquelle il y a, derrière le domaine public, une propriété privée de l’Etat et qui jouit de la protection ordinaire des tribunaux. Que cette protection soit insuffisante, cela ressort d’un arrêt de la Cour d’appel de Kassel du 18 février 1843, le fisc c. Treyan (Strippelmann, Samml. III, p. 260). La Cour a débouté le Fisc de sa demande en revendication d’une portion d’une route, considérant que « les chemins peuvent, il est vrai, être dans la propriété privée de l’Etat et revendiqués au moyen des actions ordinaires fondées sur la propriété ; cependant, le plaignant ne base pas sa demande sur une propriété pareille ; il prétend seulement que l’Etat (sic !) a, depuis quelques années, classé la portion de chemin en question parmi les grandes routes et dans l’administration et l’entretien, dont lui, le Fisc, est chargé ; de ce fait, il ne résulte qu’un droit public exercé au nom de la puissance de l’Etat sur les portions de chemin en question, droit qui n’est désigné sous le nom de propriété que dans un sens impropre et qui ne peut pas être protégé par les actions pétitoires du droit civil ».
Indépendamment de la doctrine du Fisc, les tribunaux admettent encore parfois ces demandes avec la louable intention de procurer au droit individuel une protection que, à leur avis, il ne trouverait pas ailleurs. Ainsi, O. Tr., 31 déc. 1863 (Str. 51, p. 332) : La commune s’est portée demanderesse à raison d’un empiètement sur son chemin par un mur avancé ; le premier juge avait décidé que « l’autorité de la police des chemins est exclusivement compétente » ; mais le Tribunal supérieur admet la voie judiciaire, « in favorem de la commune », comme il le dit. La Cour supérieure Bavaroise a décidé, dans une question de conflit d’attributions, par arrêt du 17 déc. 1872, que la commune qui réclame la restitution de son chemin carrossable dans la largeur originaire devra s’adresser, non pas aux autorités administratives pour avoir la protection de la police, mais aux tribunaux par la voie de la rei vindicatio. La Cour avait ainsi abandonné sa jurisprudence antérieure à la suite d’une controverse très vive soulevée par Luthardt et dont nous parlerons tout à l’heure (note 26 ci-dessous). Comp. Bl. f. adm. Pr. 1873, p. 127. [↩]
- La thèse reconnue dans le droit Prussien — que contre des dispositions de police il n’y a pas de possessorium, — s’applique spécialement à l’exclusion de l’action possessoire contre le maître de la chose publique ; Foerstemann, Pol. R., p. 472 ss. [↩]
- Comp, le t. I, § 16, III, no 3. [↩]
- Stölzel, Rechtsprechung d. Preuss. Comp. Confl. Hofs, p. 293 ss. Gleim, Recht der Eisenbahnen, I, p. 390 ; Seuffert, Arch., t. 31 no 108 ; Förster-Eccius, Preuss. Priv. R., I, p. 112 no 24. — La règle se manifeste d’ordinaire par l’incompétence des tribunaux pour condamner l’administration à la restitution de la chose publique ; mais cette incompétence n’est que le résultat de la particularité du droit matériel qui existe pour les choses publiques. C’est ce qui a été très bien expliqué dans un arrêt du Trib. sup. de la Prusse du 12 juillet 1875 (Entsch. t. 75, p. 154 ss.) : « La demande en restitution du terrain employé à la construction du corps de la route est incompatible avec la destination d’une voie de communication… C’est en vertu de la force prépondérante du droit public que le droit à la restitution des terrains qui ont été pris malgré elle a été enlevé à la demanderesse et que cette dernière est réduite à ce que peut prétendre uniquement le propriétaire lésé, à savoir l’indemnité ». [↩]
- Dans Bl. f. adm. Pr. 1870, p. 361 ss. sont rapportées une série de décisions de la Cour supérieure Bavaroise, qui statuent sur des demandes en revendication dirigées contre des choses publiques ; la Cour a toujours refusé d’ordonner la restitution. Luthardt, — l’éditeur des Bl. f. adm. Pr. — ajoute des observations très intéressantes, dans lesquelles il plaide en faveur de la compétence des tribunaux, attendu qu’il s’agit d’une question de propriété. Mais il ne s’agit pas seulement de reconnaître la propriété ; il s’agit aussi d’en tirer une conséquence qui touche à la sphère de l’administration publique. — La distinction à faire a été très bien relevée par Comp. Confl. Hof, 4 févr. 1854 (Just. Min. Bl. 1854, p. 325) : « Quand un tiers prétend que son immeuble a été incorporé à la voie ferrée et en demande la restitution, il faut que la question de propriété soit d’abord jugée entre les parties dans la voie ordinaire de la justice civile… Mais pour qu’il ne puisse pas arriver que, par suite d’une décision rendue en faveur du demandeur, il y ait nécessité d’abandonner l’immeuble, il a fallu partager les conclusions du demandeur ». En conséquence, il est décidé : « Que la voie judiciaire est admise dans cette cause en ce qui concerne la contestation sur la propriété ; par suite, le conflit élevé à cet égard est mal fondé ; en ce qui concerne, au contraire, les conclusions tendant au déguerpissement, la voie judiciaire n’est pas admise, et le conflit élevé doit être considéré comme bien fondé ».
Si, des circonstances, il résulte que la demande ne tendait à la reconnaissance de la propriété que pour la forme et afin d’y trouver une base pour la compétence des tribunaux, cette propriété étant en réalité hors de contestation, il n’y aura pas lieu à un pareil partage ; le tribunal appréciera la demande entière d’après la seconde partie qui seule est sérieuse ; par conséquent, il se déclarera incompétent pour le tout. [↩]
- La terminologie allemande n’est pas fixée à cet égard ; on parle de Declassierung, Kassierung, Auflassung, Einziehung, Ausreihung, Unterdrückung. [↩]
- Même sans être un acte administratif, le déclassement est, comme le classement, une mesure administrative qui ne peut pas être attaquée par la voie judiciaire : H. G. 17 mars 1881 (Samml. IV, p. 279). [↩]
- Dès lors, la décision rapportée dans Bl. f. adm. Pr. 1874, p. 374, et dont nous parlions dans la note 11 ci-dessus, admet avec raison, comme seule manière de faire cesser la qualité de chose publique : « la suppression du chemin public prononcée dans une forme reconnue par les autorités administratives ». [↩]
- Pour les fleuves navigables, la doctrine qui les considérait comme res aralias s’est conservée relativement plus longtemps que pour les autres choses publiques. C’est pour cela que l’attribution de la propriété du lit abandonné et de l’île née a eu des solutions différentes. Comp. Regelsberger, Pand. I, p. 435 ; O. Pr. 24 nov. 1870 (Str. 81, p. 73). Aujourd’hui, sauf disposition contraire d’une loi particulière, il faut leur appliquer les mêmes règles qu’aux autres choses publiques. [↩]
- Rüttimann, dans sa consultation sur l’affaire des remparts de la ville de Bâle, p. 17, parle, en ce sens, d’une « propriété latente, en quelque sorte dormante » que le canton avait sur les remparts, et qui, par suite du déclassement, s’éveille pour devenir disponible. Cette propriété lui semble être imparfaite, considérée sous le point de vue d’une propriété civile. Mais en réalité, il y avait là une propriété publique à laquelle rien ne manquait. [↩]
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