Lors d’une allocution télévisée, le 2 avril 2020, le Premier ministre a estimé que « la pire des choses quand on s’apprête à faire redémarrer un pays serait d’augmenter les impôts », en pleine polémique sur l’appel aux dons plutôt qu’aux impôts durant la crise sanitaire. Alors que celle-ci n’est toujours pas officiellement close, il est apparu intéressant, à la lumière des quatre dernières lois de finances (LF) pour 2020, hors nouvelle LPFP, d’observer l’évolution des recettes fiscales de l’État et la sincérité de leurs prévisions pour 2020. Devant le Conseil constitutionnel, saisi uniquement de la LFI pour 2020 à ce jour (Cons. const., décis. n°2019-796 DC, 27 déc. 2019), le moyen de l’insincérité de celle-ci, sur le fondement de l’article 32 de la LOLF, n’a pas été soulevé par les requérants (cf. lettres de saisine du 20 déc. 2019 des présidents de groupes des députés socialistes et apparentés, LFI et GDR ; des présidents de groupes des députés et des sénateurs LR), ce qui ne s’était plus observé depuis la LFI pour 2014 (Cons. const. décis. n° 2013-685 DC, 29 déc. 2013). Le Conseil constitutionnel n’a jamais sanctionné une insincérité budgétaire, faut-il le rappeler aussi. Ce principe est donc un garde-fou budgétaire. Ce constat laisse présupposer que les principaux parlementaires de l’opposition n’ont pas relevé d’incohérences dans les prévisions des prélèvements obligatoires pour 2020 avec le scénario macroéconomique retenu par le Gouvernement. Le Haut conseil des finances publiques (HCFP) non plus. Dans son avis rendu le 23 septembre 2019 (HCFP, avis n°2019-3 LFI 2020), il a rappelé que le Gouvernement avait prévu pour 2020 une baisse des recettes fiscales en raison de mesures nouvelles, alors que leur croissance à législation constante aurait été proche de celle du PIB, de l’ordre de 8,5 Mds€ au total, résultant de trois mesures significatives comme la baisse de l’IR (-5,0 Mds€), la troisième tranche de dégrèvement de la TH pour 80 % des foyers (-3,7 Mds€), la poursuite de la baisse du taux d’IS (-2,5 Mds€), partiellement compensées par quelques mesures fiscales haussières, notamment sur la fiscalité des tabacs (+2,0 Mds€). Comme le rappelait dernièrement le député De Courson dans l’hémicycle, au Palais Bourbon, le 9 juin 2020 : « avant le tsunami de la crise sanitaire, on a vu des améliorations en matière de sincérité, la Cour des comptes l’a elle-même reconnu. Mais cet auto-satisfecit auquel le groupe majoritaire nous invite doit être tempéré par la persistance de certaines pratiques de gestion critiquables comme la sous-budgétisation des OPEX ou de l’AME ».
En écho à un récent débat (A.N., XVe législature – 2e séance, 9 juin 2020), où les députés s’interrogent sur une sincérité budgétaire à l’épreuve de la crise sanitaire, on s’interroge à notre tour. Avec une exécution budgétaire moins insincère qu’auparavant (v. C. Comptes, rapports sur exécution 2019 et 2018), le Gouvernement, n’ayant plus eu recours aux décrets d’avance ni à des mesures fiscales nouvelles en LFR, peut-il encore éviter le recours aux mauvaises pratiques antérieures (v. RFDA, avril 2019. n° 2, p. 266-271) ? Sans hausse sensible des prélèvements obligatoires, avec une conjoncture économique défavorable, le Gouvernement peut-il permettre un rétablissement des comptes publics, sans altérer la sincérité des prévisions de recettes fiscales ? Autrement dit, les mesures exceptionnelles indispensables de soutien à l’économie réelle n’obèrent-elles pas durablement la sincérité des prévisions fiscales ? Comme le soulignait Honoré de Balzac (Œuvres div., t. 1, 1830, p. 350), « l’hypocrisie est, chez une Nation, le dernier degré du vice. C’est donc faire acte de citoyen que de s’opposer à cette tartuferie sous laquelle on couvre ses débordements ». Il faudra augmenter les impôts des plus riches crie la gauche ! Non à la taxe « Jean Valjean » s’indigne la droite ! Faisons donc œuvre de citoyenneté en abordant cette question sensible et délicate : covid-19 et recettes fiscales de l’État en France, une tartufferie ?
Au sujet de la première LFR pour 2020 (L. n°2020-289 du 23 mars 2020, JORF n°0072, 24 mars 2020) examinée en urgence, dans son avis du 17 mars 2020 (HCFP, avis n° HCFP-2020-1, LFR 2020-1), prudent, le HCFP émet des réserves sur la trajectoire gouvernementale en matière de recettes en contestant l’hypothèse, sur laquelle repose le texte. Celle-ci prévoit que les recettes ne baisseront pas plus que l’activité alors que c’est généralement l’inverse en période de récession, ce qui revient à dégrader le solde effectif comme le solde structurel et donc la sincérité des prévisions ! Il conteste également le fait que le report annoncé par le Gouvernement, le 16 mars 2020, des recettes fiscales pour les échéances des mois de mars et d’avril (v. GFP, « Repères », avril et mai 2020) ne serait que temporaire et ne pèserait donc pas sur les recettes de l’année 2020… Ce premier texte, fondé sur un scénario gouvernemental reposant sur deux hypothèses très (trop) optimistes, celle d’un confinement limité à un mois (qui a duré finalement du 17 mars au 11 mai 2020) et celle d’un retour rapide à la normale de la demande française comme étrangère, en plein arrêt du commerce international, laisse perplexe. Selon ce texte, les recettes fiscales nettes de l’État diminueraient seulement de 10,7 Mds€ (-6,6 Mds€ pour l’IS ; -2,2 Mds€ pour la TVA ; -1,4 Mds€ pour l’IR ; -0,5 Mds€ pour les DMTO et PFU), pour s’établir à 282,3 Mds€. Étonnamment, le Gouvernement mise sur une stabilité des recettes TICPE en 2020, alors que les mesures de limitation stricte des conditions de circulation pourraient conduire à un fléchissement de la consommation de carburant, avec un effet sur le produit de TICPE en 2020. Comme l’ont souligné certains parlementaires, et notamment ceux des commissions des finances, lors des débats, tant à l’Assemblée nationale (v. A.N., XVe législature, 2e séance, 19 mars 2020) qu’au Sénat le lendemain, l’hypothèse gouvernementale est bien trop optimiste, et les recettes fiscales devraient se contracter davantage. Le risque d’insincérité est donc patent du fait d’hypothèses incertaines.
Si le Conseil constitutionnel avait été saisi par 60 députés et/ou 60 sénateurs, et que le moyen de l’insincérité ait été soulevé par les requérants, ce qui fait beaucoup de « si », on ose imaginer qu’il aurait, après avoir visé l’avis du HCFP (même s’il ne l’a pas fait pour la première fois, depuis 2012, au sujet de la LFI 2019 – Cons. const. décis. n° 2018-777 DC, 28 déc. 2018), rappelé qu’il n’appartient pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, d’apprécier, en l’absence d’intention de fausser les grandes lignes de l’équilibre déterminé par la LF, le montant des impositions de toute nature. Il aurait été certainement plus délicat pour le Conseil constitutionnel de mentionner, même si on est mesure de tout envisager depuis la LFI pour 2017 et son insincérité manifeste (C. comptes, audit, 2017), qu’il ne ressort ni de l’avis du HCFP, ni des autres éléments soumis au Conseil constitutionnel, que les hypothèses économiques et les prévisions de recettes sur lesquelles est fondée la LFR soient entachées d’une intention de fausser les grandes lignes de l’équilibre qu’elle détermine. Le grief tiré du défaut de sincérité de la LF aurait-il ainsi été écarté comme à l’accoutumée ? Il aurait très certainement précisé que l’évolution des ressources est telle qu’elle modifierait les grandes lignes de l’équilibre budgétaire, il appartiendrait en tout état de cause au Gouvernement de soumettre au Parlement un PLFR. Ce que le Gouvernement a d’ailleurs fait en déposant un nouveau PLFR le mois suivant, alors même qu’aucune décision du Conseil constitutionnel ne l’invitait à le faire.
Au sujet de la deuxième LFR pour 2020 (L. n°2020-473 du 25 avril 2020, JORF n°0102, 26 avril 2020) examinée en urgence, après avoir procédé à deux saisines rectificatives afin de tenir compte de nouvelles informations survenues dans l’intervalle, dans son avis du 14 avril 2020 (HCFP, avis n° HCFP-2020-2, LFR 2020-2), tout aussi prudent, le HCFP émet des réserves sur la trajectoire gouvernementale sur laquelle repose le texte. Il constate que ce scénario économique repose sur l’hypothèse forte d’un retour assez rapide à la normale de l’activité, au-delà du 11 mai, avec préservation de l’appareil productif et de la demande, tant intérieure qu’étrangère. Sur l’hypothèse d’absence de séquelles durables de la crise, le HCFP relève que, si cette hypothèse forte ne se réalisait pas, la chute d’activité pourrait se révéler supérieure encore à celle de -8 % en 2020 prévue par le Gouvernement. L’insincérité des prévisions de recettes est de nouveau sous-entendue. Le HCFP souligne que les recettes font l’objet d’une révision de plus grande ampleur, ce qui n’était pas le cas dans le précédent texte. On peut finalement douter, a posteriori, c’est bien confortable il faut l’admettre, de la sincérité budgétaire de la première LFR pour 2020 qui aurait dû être appréciée a priori par le Conseil constitutionnel. Ah les non-saisines parlementaires du Conseil constitutionnel sur les lois de finances, une autre tartufferie ! (v. GFP, n° 3 et 4, 2010, pp. 208 et s. / E. Oliva NCC n° 49 « 10 années de saisine parlementaire, oct. 2015, pp. 93-114).
Dans cette deuxième LFR pour 2020, les prévisions de recettes sont sensiblement réduites du fait de la chute de l’activité. Le déficit de l’État se dégraderait de 90,3 Mds€ par rapport à la LFI de 2020 et de 74,4 Mds€ par rapport à la première LFR pour 2020 dont 32,2 Mds€ de perte de recettes fiscales nettes de l’État (-12,8 Mds€ pour l’IS ; -9,1 Mds€ pour la TVA ; -4,6 Mds€ pour l’IR ; -1,5 Mds€ pour la TICPE et -4 Mds€ pour les autres recettes fiscales nettes), celles-ci étant alors évaluées à 250,3 Mds€ au lieu de 293 Mds€ en LFI 2020. On retiendra de ce texte un trou abyssal établi à 183,5 Mds€. Il n’avait été que de 138 Mds€ en 2009, faut-il le rappeler. La seconde LFR pour 2020 ne rompt pas brutalement avec l’hypothèse de la précédente LFR en prévoyant que l’évolution spontanée des prélèvements obligatoires sera légèrement plus négative que l’activité en 2020. Selon le HCFP, cette hypothèse « reste entourée d’une incertitude significative » compte tenu de la brutalité du choc et de son caractère inédit. Surtout il rappelle, au regard de la fragilité prévisible des entreprises au sortir de la crise sanitaire, une partie des reports de quelques mois d’échéances fiscales et sociales devrait donner lieu à des abandons de créances, qui ne sont pas inscrits dans la deuxième LFR et accroitraient d’autant le déficit public et donc la sincérité de la LF. Comme l’ont admis certains parlementaires, et notamment ceux des commissions des finances, lors des débats, tant à l’Assemblée nationale (v. A.N., XVe législature, 1ère séance, 17 avril 2020) à l’image de Gilles Carrez, « les prévisions de recettes sont extrêmement difficiles, c’est vrai, mais il n’en est pas moins artificiel d’améliorer le solde structurel. Vous avez fait un effort de sincérité concernant le taux de croissance ; le coronavirus étant conjoncturel, le bon sens commandait de ne pas modifier le solde structurel ». Si le Conseil constitutionnel avait été saisi par 60 députés et/ou 60 sénateurs, et que le moyen de l’insincérité ait été soulevé par les requérants, toujours beaucoup de « si », le Conseil y aurait-il vu une intention de fausser les grandes lignes de l’équilibre déterminé par la LFR de la part du Gouvernement ? Très certainement que non car la crise sanitaire et ses répercussions économiques et financières constituent des faits inhabituels indépendants de la volonté du Gouvernement et relèvent donc des « circonstances exceptionnelles » telles que mentionnées à l’article 3 du TSCG. Pas de manœuvres dolosives de la part du Gouvernement ni de volonté de cacher l’ampleur des pertes de recettes fiscales, on peut en discuter longuement…
On dit « jamais deux sans trois ». Au sujet de la troisième LFR pour 2020, examinée en urgence au mois de juin 2020, dans son avis du 18 juin 2020 (HCFP, avis n° HCFP-2020-3, LFR 2020-3), le HCFP considère « prudente » la prévision du Gouvernement d’un recul de l’activité de 11 % en 2020 et une prévision de déficit public s’établissant à 11,4 points de PIB, un niveau jamais atteint depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans cette troisième LFR pour 2020, les prévisions de recettes sont de nouveau sensiblement réduites du fait de la chute de l’activité. Le déficit de l’État se dégraderait de 128,9 Mds€ par rapport à la LFI de 2020 et de 38,6 Mds€ par rapport à la deuxième LFR pour 2020. On retiendra de ce nouveau texte un trou encore plus abyssal établi à 222,1 Mds€ dont 23,1 Mds€ de perte de recettes fiscales nettes de l’État, celles-ci étant alors évaluées à 227,2 Mds€ au lieu de 293 Mds€ en LFI 2020. S’agissant de la prévision de recettes, qui sont une nouvelle fois significativement abaissées, le HCFP l’estime « atteignable » même s’il regrette l’absence de prise en compte d’aléas négatifs sur l’impôt sur le revenu et les prélèvements sociaux, dont les prévisions n’ont pas été révisées dans le cadre du troisième PLFR. Il réaffirme son inquiétude au sujet de l’hypothèse que les reports de quelques mois d’échéances fiscales et sociales ne donneront pas lieu à des abandons de créances significatifs en 2020, alors même que de nombreuses entreprises concernées par ces reports seront fragilisées par la chute de leur activité du fait de la crise sanitaire.
Ces illustrations nous permettent de douter de la sincérité des lois de finances rectificatives pour 2020, et notamment du volet relatif aux recettes fiscales de l’État. La même constatation pourrait s’appliquer au volet des dépenses lorsqu’on observe le fonds de solidarité ou le dispositif de chômage partiel… Les échanges entre le ministre des finances et le député de Courson, qualifié de Nostradamus par le ministre, qui s’amuse de sa façon d’annoncer en permanence une catastrophe à venir mais qui ne se produit jamais, sont révélateurs de ce débat digne des plus belles pièces de Molière. Et si tout simplement, on ne parlait plus de sincérité puisqu’il s’agit d’une chimère ! N’est-ce pas, M. le rapporteur général du budget à l’Assemblée nationale (L. St Martin, rapport MILOLF, A.N., Doc. parl. n° 2210, sept. 2019), l’occasion de mettre un terme à cette tartufferie ? Orgon, dans le rôle du Conseil constitutionnel, serait l’archétype de l’institution de la République, tombée sous la coupe de Tartuffe, dans le rôle d’un ministre des finances devenu perfide et usant d’artifices comptables pour masquer l’insincérité budgétaire. Serait-il dupe de Tartuffe ? Ce dernier réussirait-il à le manipuler en singeant l’absence d’intention de fausser les lignes de l’équilibre financier ? Démasqué grâce à un piège tendu par la Cour des comptes afin d’éclairer le Conseil constitutionnel de son hypocrisie, Tartuffe vient aussi duper le Parlement depuis longtemps, anesthésié par un emprunt toujours plus croissant sur lequel il ne débat toujours pas. Le Parlement et Orgon se réveilleront-ils un jour de leur léthargie en dénonçant au Roi et au peuple la tartufferie ? Erreur ! Ce serait oublier les compagnies de financiers ! Le Roi a toujours conservé son affection à celui qui l’avait jadis bien servi lors de la fronde parlementaire. Gardien de la Constitution, il lui pardonne et c’est Tartuffe qui est remplacé pour que vive à jamais la sincérité ainsi proclamée…