AFFAIRE CHRISTINE GOODWIN c. ROYAUME-UNI
(Requête no 28957/95)
ARRÊT
STRASBOURG
11 juillet 2002
En l’affaire Christine Goodwin c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
MM.L. Wildhaber, président,
J.-P. Costa,
SirNicolas Bratza,
MmeE. Palm,
MM.L. Caflisch,
R. Türmen,
MmeF. Tulkens,
MM.K. Jungwiert,
M. Fischbach,
V. Butkevych,
MmeN. Vajić,
M.J. Hedigan,
MmeH.S. Greve,
MM.A.B. Baka,
K. Traja,
M. Ugrekhelidze,
MmeA. Mularoni,
ainsi que de M. P.J. Mahoney, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 20 mars et 3 juillet 2002,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 28957/95) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Christine Goodwin (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 5 juin 1995 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante, qui avait été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire, était représentée par Bindman & Partners, un cabinet de solicitors de Londres. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») était représenté par son agent.
3. La requérante alléguait la violation des articles 8, 12, 13 et 14 de la Convention à raison de la situation juridique des transsexuels au Royaume-Uni et, en particulier, la manière dont ils sont traités dans les domaines de l’emploi, de la sécurité sociale, des pensions et du mariage.
4. La Commission a déclaré la requête recevable le 1er décembre 1997 puis, faute d’avoir pu en terminer l’examen avant le 1er novembre 1999, l’a déférée à la Cour à cette date, conformément à l’article 5 § 3, seconde phrase, du Protocole no 11 à la Convention.
5. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement).
6. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
7. Le 11 septembre 2001, la chambre constituée au sein de ladite section pour examiner l’affaire et composée de M. J.-P. Costa, M. W. Fuhrmann, M. P. Kūris, Mme F. Tulkens, M. K. Jungwiert, Sir Nicolas Bratza et M. K. Traja, juges, ainsi que de Mme S. Dollé, greffière de section, s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
8. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 § 2 de la Convention et 24 du règlement. Le président de la Cour a décidé que, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, l’affaire devait être attribuée à la Grande Chambre ayant été constituée pour examiner l’affaire I. c. Royaume-Uni (no 25680/94, 11 juillet 2002) (articles 24, 43 § 2 et 71 du règlement).
9. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé un mémoire sur le fond de l’affaire. Des observations ont également été reçues de l’organisation Liberty, que le président avait autorisée à intervenir dans la procédure écrite en qualité d’amicus curiae (articles 36 § 2 de la Convention et 61 § 3 du règlement).
10. Une audience consacrée à cette affaire et à l’affaire I. c. Royaume-Uni précitée s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 20 mars 2002 (article 59 § 2 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MM.D. Walton, ministère des Affaires étrangères
et du Commonwealth, Londres,agent,
Rabinder Singh,
J. Strachan,conseils,
C. Lloyd,
MmesA. Powick,
S. Eisa, conseillers ;
– pour la requérante
MmeL. Cox qc,
M.T. Eicke,conseils,
MmeJ. Sohrab,solicitor.
La requérante était également présente.
La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Cox et M. Rabinder Singh.
11. Le 3 juillet 2002, Mme M. Tsatsa-Nikolovska et M. V. Zagrebelsky, empêchés, ont été remplacés par Mme A. Mularoni et M. L. Caflisch.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
12. Ressortissante britannique née en 1937, la requérante est une transsexuelle opérée passée du sexe masculin au sexe féminin.
13. Dès sa petite enfance, elle a eu tendance à s’habiller en fille et, en 1963-1964, elle subit une thérapie d’aversion. Vers le milieu des années 60, les médecins conclurent qu’elle était transsexuelle. Cela ne l’empêcha pas d’épouser une femme et d’avoir avec elle quatre enfants, mais elle avait la conviction que son « sexe cérébral » ne correspondait pas à son physique. A partir de cette époque et jusqu’en 1984, elle s’habilla en homme dans sa vie professionnelle mais en femme durant ses loisirs. En janvier 1985, elle entama réellement un traitement, se rendant une fois tous les trois mois pour des consultations dans un service de Charing Cross Hospital spécialisé dans les problèmes d’identité sexuelle, où elle eut régulièrement des entretiens avec un psychiatre et, parfois, avec un psychologue. On lui prescrivit un traitement hormonal et elle commença à suivre des cours dans le but de travailler son apparence et sa voix. Depuis lors, elle vit totalement comme une femme. En octobre 1986, elle subit une intervention chirurgicale de raccourcissement des cordes vocales. En août 1987, elle fut admise sur une liste d’attente en vue d’une opération de conversion sexuelle. En octobre 1990, elle subit cette opération dans un hôpital du service national de santé (National Health Service). Son traitement et l’intervention chirurgicale furent assurés et payés par le service national de santé.
14. La requérante divorça d’avec celle qui avait été son épouse à une date non précisée, mais ses enfants continuèrent à lui témoigner amour et soutien.
15. La requérante prétend avoir été victime de harcèlement sexuel de la part de collègues de travail entre 1990 et 1992. Désireuse d’engager une action pour harcèlement sexuel devant le tribunal du travail (Industrial Tribunal), elle ne put le faire au motif, selon elle, qu’elle était considérée comme un homme sur le plan juridique. Elle ne contesta pas cette décision devant la Cour du travail (Employment Appeal Tribunal). Licenciée ultérieurement pour raisons de santé, elle affirme que le véritable motif de sa mise à pied réside dans sa transsexualité.
16. En 1996, elle commença à travailler pour un nouvel employeur et fut invitée à fournir son numéro d’assurance nationale. Craignant que l’employeur ne fût en mesure de retrouver les données la concernant (une fois en possession du numéro, celui-ci aurait en effet pu découvrir ses employeurs antérieurs et leur demander des renseignements), elle sollicita, mais en vain, l’attribution d’un nouveau numéro d’assurance nationale auprès du ministère des Affaires sociales (Department of Social Security – le « DSS »). Elle communiqua finalement à son nouvel employeur celui qu’elle possédait. Elle affirme que son employeur connaît désormais son identité, car elle a commencé à avoir des problèmes au travail. Ses collègues ont cessé de lui adresser la parole et on lui a rapporté que tout le monde parle d’elle en catimini.
17. Le service des cotisations du DSS informa la requérante qu’elle ne pourrait pas bénéficier d’une pension de retraite de l’Etat à soixante ans, âge d’ouverture des droits à pension pour les femmes au Royaume-Uni. En avril 1997, ce même service l’avisa qu’elle devait continuer à cotiser jusqu’à la date anniversaire de ses soixante-cinq ans, âge d’admission à la retraite des hommes, c’est-à-dire jusqu’en avril 2002. Le 23 avril 1997, elle s’engagea donc auprès du DSS à payer directement ses cotisations sociales, qui normalement auraient été déduites par son employeur, comme pour tous les employés de sexe masculin. En foi de quoi, le 2 mai 1997, le service des cotisations du DSS lui délivra une attestation de dérogation d’âge (formulaire CF384 – voir « Le droit et la pratique internes pertinents » ci-dessous).
18. Les dossiers de la requérante au DSS furent classés « confidentiels » de façon à ce que seuls les employés d’un certain grade y aient accès. Concrètement, cela signifiait que la requérante devait toujours prendre rendez-vous, même pour les questions les plus insignifiantes, et ne pouvait s’adresser directement au bureau local ou régler des questions par téléphone. Dans son dossier, il est toujours précisé qu’elle est de sexe masculin et, malgré les « procédures spéciales », elle a reçu des lettres du DSS portant le prénom masculin qui lui avait été donné à la naissance.
19. La requérante affirme qu’à plusieurs reprises elle a dû choisir entre divulguer son acte de naissance et renoncer à certains avantages subordonnés à la présentation de ce document. En particulier, elle a préféré ne pas contracter un emprunt pour lequel elle devait souscrire une assurance décès, s’est abstenue de donner suite à une offre de prêt hypothécaire complémentaire et a renoncé à bénéficier pendant l’hiver d’une allocation de chauffage du DSS à laquelle elle pouvait prétendre. De même, elle continue de devoir payer les primes d’assurance automobile
– plus élevées – applicables aux hommes. Enfin, elle s’est sentie incapable de signaler à la police un vol de deux cents livres sterling, craignant que l’enquête ne l’obligeât à révéler son identité.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Les nom et prénoms
20. En droit anglais, toute personne peut adopter les nom et prénoms de son choix. Ceux-ci sont valables aux fins d’identification et peuvent être utilisés dans les passeports, permis de conduire, cartes de sécurité sociale, cartes d’assurance, etc. Les nouveaux nom et prénoms sont également inscrits sur les listes électorales.
B. Le mariage et la définition du sexe en droit interne
21. En droit anglais, le mariage se définit comme l’union volontaire d’un homme et d’une femme. Dans l’affaire Corbett v. Corbett (Law Reports: Probate, 1971, p. 83), le juge Ormrod déclara qu’à cet effet le sexe doit se déterminer au moyen des critères chromosomique, gonadique et génital lorsque ceux-ci concordent entre eux, une intervention chirurgicale n’entrant pas en ligne de compte. Cette utilisation des critères biologiques pour déterminer le sexe fut approuvée par la Cour d’appel (Court of Appeal) dans l’affaire R. v. Tan (Law Reports: Queen’s Bench Division, 1983, p. 1053), où elle se vit conférer une application plus générale, ladite juridiction ayant estimé qu’une personne née de sexe masculin avait à bon droit été condamnée sur le fondement d’une loi punissant les hommes vivant du produit de la prostitution, nonobstant le fait que l’accusée avait suivi une thérapie de conversion sexuelle.
22. L’article 11 b) de la loi de 1973 sur les affaires matrimoniales (Matrimonial Causes Act 1973) répute nul tout mariage où les parties ne sont pas respectivement de sexe masculin et de sexe féminin. Le critère appliqué pour la détermination du sexe des partenaires à un mariage est celui qui fut fixé dans la décision Corbett v. Corbett précitée. D’après celle-ci, un mariage entre une personne passée du sexe masculin au sexe féminin et un homme pourrait également être annulé pour cause d’incapacité de la personne transsexuelle de consommer le mariage dans le cadre de rapports sexuels normaux et complets (obiter du juge Ormrod).
Cette décision se trouve étayée par l’article 12 a) de la loi de 1973 sur les affaires matrimoniales qui permet d’annuler un mariage non consommé en raison de l’incapacité de l’une ou l’autre partie. L’article 13 § 1 de la loi énonce que le tribunal ne doit pas rendre un jugement de nullité lorsqu’il est convaincu que la partie demanderesse savait que le mariage pouvait être annulé mais a amené la partie défenderesse à croire qu’elle ne demanderait pas un jugement de nullité, et qu’il serait injuste de rendre pareil jugement.
C. Les actes de naissance
23. L’enregistrement des naissances obéit à la loi de 1953 sur l’enregistrement des naissances et des décès (Births and Deaths Registration Act 1953 – « la loi de 1953 »). L’article 1 § 1 de celle-ci requiert l’enregistrement de toute naissance par l’officier compétent de l’état civil de la circonscription où l’enfant a vu le jour. Une inscription dans le registre est considérée comme relatant des événements contemporains de la naissance. Ainsi, l’acte de naissance n’atteste pas l’identité au moment présent, mais des faits historiques.
24. Le sexe de l’enfant doit être précisé dans l’acte de naissance. La loi n’énonce pas les critères devant servir à le déterminer. La pratique du conservateur des actes de l’état civil consiste à n’utiliser que les critères biologiques (chromosomique, gonadique et génital) dégagés par le juge Ormrod dans l’affaire Corbett v. Corbett.
25. La loi de 1953 autorise le conservateur à corriger les erreurs de plume ainsi que les erreurs matérielles. En principe, une rectification ne peut être faite que si l’erreur a eu lieu lors de l’inscription de la naissance. Que le « sexe psychologique » de quelqu’un apparaisse plus tard en contraste avec les critères biologiques précités ne passe pas pour révéler une erreur matérielle dans la mention initiale. Seules une mauvaise identification du sexe apparent et génital de l’enfant ou la non-concordance des critères biologiques entre eux peuvent amener à changer ladite mention ; encore doit-on produire des preuves médicales qui en montrent l’inexactitude. L’erreur ne se trouve pas constituée si l’intéressé subit un traitement médical et chirurgical pour pouvoir assumer le rôle du sexe opposé.
26. Le Gouvernement fait observer que l’utilisation de l’acte de naissance à des fins d’identification est découragée par le conservateur en chef et que, depuis un certain nombre d’années, ce document comporte une mention aux termes de laquelle il ne vaut pas preuve de l’identité de la personne qui le présente. Toutefois, les individus sont libres de suivre ou non cette recommandation.
D. La sécurité sociale, l’emploi et les pensions
27. En matière de sécurité sociale et d’emploi, les transsexuels continuent d’être considérés comme des personnes du sexe sous lequel on les a enregistrés à la naissance.
1. L’assurance nationale
28. Le DSS enregistre tout citoyen britannique aux fins de l’assurance nationale d’après les informations figurant sur l’acte de naissance de l’intéressé. Les étrangers souhaitant s’inscrire à l’assurance nationale au Royaume-Uni peuvent, à défaut d’un extrait de l’acte de naissance, présenter leur passeport ou carte d’identité comme preuve de leur identité.
29. Le DSS attribue à chaque personne affiliée à l’assurance nationale un numéro unique d’assurance nationale. Ce numéro revêt un format standard : deux lettres suivies de trois paires de chiffres puis d’une autre lettre. En soi, il ne renferme aucune indication du sexe de son titulaire ni de quelque autre donnée personnelle que ce soit. Il sert à identifier chaque personne titulaire d’un compte d’assurance nationale (actuellement, on dénombre environ 60 millions de comptes individuels). Le DSS est donc en mesure de retracer l’ensemble des cotisations à l’assurance nationale versées sur un compte pendant la vie de son titulaire et de contrôler les obligations, cotisations et droits à prestations de chacun. Un nouveau numéro peut être attribué dans des cas exceptionnels, par exemple dans le cadre des programmes de protection de témoins ou pour préserver l’anonymat de mineurs délinquants.
30. Conformément à l’article 44 du règlement de 1979 sur les cotisations de sécurité sociale (Social Security (Contributions) Regulations 1979), pris en vertu des pouvoirs conférés par le paragraphe 8, alinéa 1 p), de l’annexe 1 à la loi de 1992 sur les cotisations et prestations de sécurité sociale (Social Security Contributions and Benefits Act 1992), certaines personnes expressément désignées sont tenues de demander un numéro d’assurance nationale, à moins qu’elles ne s’en soient déjà vu attribuer un.
31. D’après l’article 45 du règlement de 1979, un employé est tenu de fournir son numéro d’assurance nationale lorsque son employeur le lui demande.
32. L’article 112 § 1 de la loi de 1992 sur l’administration de la sécurité sociale (Social Security Administration Act 1992) dispose :
« 1) Se rend coupable d’une infraction quiconque, aux fins d’obtenir une prestation ou un autre paiement prévu par la loi (…) [tel que défini à l’article 110 de la loi] (…), que ce soit pour lui-même ou pour autrui, ou à toute autre fin en rapport avec la loi –
a) formule des déclarations ou observations qu’il sait être fausses ; ou
b) produit ou fournit, ou bien provoque ou autorise délibérément la production ou la fourniture de tout document ou renseignement qu’il sait être faux sur un point essentiel. »
33. Par conséquent, se rend coupable d’une infraction en vertu de cette disposition quiconque fait une fausse déclaration en vue d’obtenir un numéro d’assurance nationale.
34. Chacun peut adopter les prénoms, nom et titre (par exemple monsieur, madame ou mademoiselle) de son choix aux fins de son immatriculation par l’assurance nationale. Le DSS consigne toute modification à cet égard dans les fichiers informatiques et manuscrits concernant l’intéressé ainsi que sur sa carte d’assurance nationale. En revanche, le DSS a pour politique de ne délivrer qu’un seul numéro d’assurance nationale à une même personne, y compris lorsqu’il y a eu un changement d’identité sexuelle à la suite d’une opération de conversion sexuelle par exemple. La Cour d’appel débouta de sa demande dans l’affaire R. v. Secretary of State for Social Services, ex parte Hooker (1993, non publiée) une transsexuelle qui, après avoir essuyé un premier refus, cherchait une nouvelle fois à obtenir l’autorisation de solliciter un contrôle juridictionnel de la légalité de cette politique. En rendant l’arrêt de la Cour, le juge McCowan déclara (page 3 du procès-verbal) :
« (…) puisqu’il n’en résultera pas la moindre différence du point de vue pratique, j’estime que la décision du ministre, loin d’être irrationnelle, était parfaitement rationnelle. Je rejette par ailleurs l’affirmation selon laquelle l’appelante pouvait légitimement s’attendre à se voir attribuer un nouveau numéro pour des motifs psychologiques, puisque les effets de pareille décision seraient nuls en pratique. »
35. Les renseignements figurant dans les fichiers de l’assurance nationale tenus par le DSS sont confidentiels et ne sont normalement pas divulgués à des tiers sans le consentement de la personne concernée. Des exceptions sont possibles lorsque l’intérêt public se trouve en jeu ou lorsque la divulgation s’impose pour protéger les fonds publics. En vertu de l’article 123 de la loi de 1992 sur l’administration de la sécurité sociale, se rend coupable d’une infraction tout employé des services de sécurité sociale qui divulgue sans autorisation légale des informations acquises dans l’exercice de ses fonctions.
36. Le DSS a pour pratique de traiter comme confidentiels au niveau national les dossiers des personnes connues pour être transsexuelles. L’accès à ces dossiers est contrôlé par la direction du DSS. Toute impression de ces fichiers informatiques est normalement soumise à un service spécial du ministère, qui s’assure que les données relatives à l’identité sont conformes aux demandes de la personne concernée.
37. Les cotisations à l’assurance nationale sont déduites par l’employeur du salaire de l’employé, puis versées à l’administration fiscale (pour transmission au DSS). Actuellement, les employeurs procèdent à ces déductions jusqu’à l’âge de la retraite de l’employé, c’est-à-dire jusqu’à soixante ans pour les femmes et soixante-cinq ans pour les hommes. En ce qui concerne les transsexuelles, le DSS applique une politique leur permettant de s’engager à lui payer directement les cotisations dues après l’âge de soixante ans, qui ne sont plus déduites par l’employeur, puisque celui-ci pense que l’employée est une femme. Quant aux personnes passées
du sexe féminin au sexe masculin, elles peuvent demander directement au DSS le remboursement des déductions effectuées par leur employeur après qu’elles ont atteint l’âge de soixante ans.
38. Dans certains cas, les employeurs exigent qu’une employée apparemment de sexe féminin prouve qu’elle a atteint ou est sur le point d’atteindre l’âge de soixante ans et est ainsi en droit de ne plus voir les cotisations à l’assurance nationale déduites de son salaire. Pareille preuve peut être fournie au moyen d’une attestation de dérogation d’âge (formulaire CA4180 ou CF384). Le DSS peut délivrer une telle attestation à une transsexuelle lorsque celle-ci s’engage à lui payer directement ses cotisations.
2. Les pensions de l’Etat
39. Une personne passée du sexe masculin au sexe féminin bénéficie actuellement d’une pension de l’Etat à l’âge de soixante-cinq ans, et non à celui de soixante ans applicable aux femmes. La pension à taux plein n’est versée que si l’intéressée a cotisé pendant quarante-quatre ans, alors que trente-neuf ans de cotisation sont requis pour les femmes.
40. Aux fins de l’âge d’admission à la retraite, le sexe d’une personne est déterminé selon son sexe biologique à la naissance. Cette démarche a été approuvée par le commissaire à la sécurité sociale (Social Security Commissioner – un magistrat spécialisé en droit de la sécurité sociale) dans un certain nombre d’affaires.
Dans l’affaire R(P) 2/80, une transsexuelle revendiquait le droit à une pension de retraite à soixante ans. Le commissaire rejeta le recours de l’intéressée, déclarant au paragraphe 9 de sa décision :
« a) A mon sens, le mot « femme » figurant à l’article 27 de la loi vise une personne biologiquement de sexe féminin. Les nombreuses références à la « femme » que renferment les articles 28 et 29 sont exprimées en des termes indiquant que ce mot désigne une personne capable de contracter valablement mariage avec un homme. Il ne peut s’agir que d’une personne biologiquement de sexe féminin.
b) Je doute qu’en adoptant les textes pertinents les législateurs aient songé à la distinction entre une personne biologiquement de sexe féminin et une personne socialement de sexe féminin. Quoi qu’il en soit, il est certain que le Parlement n’a jamais conféré à quiconque le droit ou le privilège de modifier le fondement de ses droits à l’assurance nationale pour substituer aux droits ouverts aux hommes ceux réservés aux femmes. A mon sens, un tel droit ou privilège fondamental ne peut être octroyé que de façon explicite. (…)
d) Je suis pleinement conscient des fâcheuses difficultés que connaît l’intéressée, mais tout ne plaide pas en sa faveur. Elle a vécu comme un homme depuis sa naissance jusqu’en 1975 et, durant la partie de cette période où elle était adulte, ses droits à l’assurance étaient ceux d’un homme. Ces droits sont à certains égards plus larges que ceux d’une femme. En conséquence, autoriser le versement d’une pension à l’intéressée à l’âge d’admission des femmes à la retraite impliquerait de tolérer un certain manque d’équité à l’égard de la société. »
41. Le gouvernement a lancé un programme visant à supprimer la différence entre hommes et femmes quant à l’âge d’ouverture des droits à pension. L’égalisation de l’âge de la retraite doit débuter en 2010 et devrait être achevée en 2020. Le gouvernement a également annoncé une réforme visant à uniformiser l’âge, actuellement différent pour les hommes et pour les femmes (soixante-cinq et soixante ans respectivement), à partir duquel on peut bénéficier d’un abonnement d’autobus gratuit à Londres.
3. L’emploi
42. En vertu de l’article 16 § 1 de la loi de 1968 sur le vol, constitue une infraction passible d’une peine d’emprisonnement le fait de se procurer un avantage pécuniaire par la fraude. Selon l’article 16 § 2 c), les avantages pécuniaires incluent la rémunération d’un emploi. Si une personne transsexuelle ayant subi une opération est invitée par un employeur éventuel à révéler tous ses prénoms antérieurs mais omet de les divulguer tous avant de conclure un contrat de travail, elle risque de se rendre coupable d’une infraction. En outre, elle court le risque d’être licenciée ou poursuivie en dommages-intérêts si l’employeur découvre qu’elle ne lui a pas communiqué tous les renseignements demandés.
43. Dans l’arrêt rendu par elle le 30 avril 1996 dans l’affaire P. v. S. and Cornwall County Council, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a considéré qu’une discrimination fondée sur le changement de sexe équivalait à une discrimination fondée sur le sexe et a conclu, en conséquence, que l’article 5 § 1 de la directive 76/207/CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l’accès à l’emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail s’opposait au licenciement d’un transsexuel pour un motif lié à sa conversion sexuelle. Rejetant l’argument du gouvernement britannique selon lequel l’employeur aurait également licencié P. si cette dernière avait été antérieurement une femme et avait subi une opération pour devenir un homme, la CJCE a estimé :
« (…) Lorsqu’une personne est licenciée au motif qu’elle a l’intention de subir ou qu’elle a subi une conversion sexuelle, elle fait l’objet d’un traitement défavorable par rapport aux personnes du sexe auquel elle était réputée appartenir avant cette opération.
Tolérer une telle discrimination reviendrait à méconnaître, à l’égard d’une telle personne, le respect de la dignité et de la liberté auquel elle a droit et que la Cour doit protéger. » (paragraphes 21-22)
44. La décision de la CJCE a été appliquée par la Cour du travail (Employment Appeal Tribunal) dans une décision du 27 juin 1997 (Chessington World of Adventures Ltd v. Reed, Industrial Law Reports, 1997, vol. 1).
45. Le règlement de 1999 sur la discrimination sexuelle en cas de conversion sexuelle a été pris à la suite de l’arrêt rendu par la CJCE dans l’affaire P. v. S. and Cornwall County Councilprécitée. Il énonce de manière générale qu’une personne transsexuelle ne doit pas faire l’objet d’un traitement moins favorable dans le domaine de l’emploi à raison de sa transsexualité (que ce soit avant ou après une opération de conversion sexuelle).
E. Le viol
46. En matière de viol, une personne passée du sexe masculin au sexe féminin était, avant 1994, considérée comme un homme. En vertu de l’article 142 de la loi de 1994 sur la justice pénale et l’ordre public (Criminal Justice and Public Order Act 1994), il doit y avoir « pénétration vaginale ou anale d’une personne » pour que le viol soit établi. Dans une décision du 28 octobre 1996, la Crown Court de Reading a estimé que la pénétration d’un pénis dans le vagin artificiel d’une transsexuelle s’analysait en un viol (R. v. Matthews – non publiée).
F. L’emprisonnement
47. Le règlement pénitentiaire (Prison Rules) de 1999 prévoit que les hommes et les femmes doivent normalement être incarcérés séparément et qu’aucun détenu ne doit être dévêtu et fouillé en présence d’une personne du sexe opposé (articles 12 § 1 et 41 § 3 respectivement).
48. Selon le rapport élaboré par le groupe de travail sur les transsexuels (ministère de l’Intérieur, avril 2000, paragraphes 49-50 ci-dessous), qui s’est livré à un examen du droit et de la pratique en vigueur, les transsexuels opérés sont détenus, dans la mesure du possible, dans un établissement pour les prisonniers de leur nouveau sexe. Des directives détaillées sur la fouille des détenus transsexuels sont à l’étude ; elles prévoient de traiter les transsexuelles opérées comme des femmes pour ce qui concerne les fouilles, qui ne devront dans ce cas être effectuées que par des femmes
(§§ 2.75-2.76 du rapport).
G. L’évolution actuelle
1. Examen de la situation des transsexuels au Royaume-Uni
49. Le 14 avril 1999, le ministre de l’Intérieur annonça la création d’un groupe de travail interministériel sur les transsexuels, dont le mandat était le suivant :
« examiner, notamment en ce qui concerne les actes de naissance, la nécessité de prendre des mesures juridiques appropriées pour résoudre les problèmes que connaissent les transsexuels, en tenant dûment compte de l’évolution de la science et de la société, ainsi que des mesures mises en œuvre dans d’autres pays en la matière. »
50. En avril 2000, le groupe de travail produisit un rapport dans lequel il examinait la situation actuelle des transsexuels au Royaume-Uni, en particulier leur statut en droit interne et les changements qui pourraient y être apportés. Il concluait :
« 5.1. Les transsexuels font face à leur condition de différentes façons. Certains vivent dans la peau du sexe opposé sans suivre de traitement pour en acquérir les attributs physiques. Il en est qui prennent des hormones pour développer certaines des caractéristiques secondaires du sexe choisi. D’autres, moins nombreux, subissent une intervention chirurgicale pour faire correspondre autant que possible leur corps à celui du sexe acquis. L’ampleur du traitement tient au choix de l’individu ou à d’autres facteurs, tels que la santé ou les ressources financières. De nombreuses personnes reviennent à leur sexe biologique après avoir vécu pendant un temps dans la peau du sexe opposé, et certaines alternent entre les deux sexes tout au long de leur vie. Lorsque l’on cherche à déterminer la voie à suivre, il faut donc prendre en compte les besoins de ces personnes à ces différents stades de leur transformation.
5.2. Des mesures ont déjà été prises dans un certain nombre de domaines pour aider les transsexuels. A titre d’exemple, la discrimination en matière d’emploi à l’égard d’une personne pour un motif lié à sa transsexualité est interdite par le règlement de 1999 sur la discrimination sexuelle en cas de conversion sexuelle, lequel, sous réserve de quelques exceptions, énonce qu’une personne transsexuelle (que ce soit avant ou après une opération) ne doit pas faire l’objet d’un traitement moins favorable à raison de sa transsexualité. Le système de la justice pénale (police, établissements pénitentiaires, tribunaux, etc.) tente dans la mesure du possible, eu égard aux contraintes pratiques, de tenir compte des besoins des transsexuels. Un délinquant transsexuel est généralement inculpé sous son nouveau sexe et un détenu ayant subi une opération de conversion sexuelle est normalement incarcéré dans un établissement adapté à sa nouvelle condition. Les victimes et témoins transsexuels sont eux aussi dans la plupart des cas traités selon leur nouveau sexe.
5.3. En outre, les documents officiels sont souvent émis en tenant compte du sexe acquis lorsqu’ils visent à identifier l’individu et non son statut juridique. Ainsi, une personne transsexuelle peut se voir délivrer un passeport, un permis de conduire ou une carte médicale indiquant son nouveau sexe. Il semble que de nombreux organismes non gouvernementaux, tels que les instances chargées des diplômes, délivrent souvent de nouvelles attestations de diplôme, etc. (ou fournissent une autre preuve des titres) indiquant le sexe revendiqué par l’intéressé. Nous avons également identifié au moins une compagnie d’assurances qui propose aux personnes transsexuelles des polices d’assurance tenant compte du sexe acquis.
5.4. Nonobstant ces dispositions, les transsexuels connaissent des problèmes auxquels la majorité de la population n’a pas à faire face. Les observations adressées au groupe de travail indiquent que la communauté transsexuelle revendique des changements principalement en ce qui concerne les actes de naissance, le droit de se marier et la pleine reconnaissance de la nouvelle identité sexuelle à toutes fins juridiques.
5.5. Nous avons défini trois options pour l’avenir :
– maintenir la situation actuelle en l’état ;
– délivrer des extraits de l’acte de naissance indiquant le nouveau prénom et, éventuellement, le nouveau sexe ;
– reconnaître pleinement la nouvelle identité sexuelle sur le plan juridique, sous réserve de certains critères et procédures.
Avant de prendre position, le gouvernement pourrait souhaiter soumettre ces questions à un débat public. »
51. Le rapport fut présenté au Parlement en juillet 2000. Des exemplaires en furent déposés dans les bibliothèques des deux chambres du Parlement, d’autres en étant adressés à 280 destinataires (membres du groupe de travail, fonctionnaires, députés, particuliers et organisations diverses). Le document fut porté à la connaissance du public par la voie d’un communiqué de presse du ministère de l’Intérieur et chacun pouvait se le procurer en le demandant au ministère de l’Intérieur par courrier postal ou électronique, par téléphone ou sur le site internet du ministère.
2. La jurisprudence interne récente
52. Dans l’affaire Bellinger v. Bellinger (Court of Appeal, Civil Division (England and Wales) 2001, p. 1140, Family Court Reporter, vol. 3, p. 1), l’appelante, qui avait été enregistrée à la naissance comme étant de sexe masculin, avait subi une opération de conversion sexuelle puis, en 1981, avait contracté mariage avec un homme qui était au courant de ses antécédents. Elle demanda une déclaration de validité du mariage en vertu de la loi de 1986 sur le droit de la famille (Family Law Act 1986). La Cour d’appel estima, à la majorité, que le mariage de l’appelante n’était pas valable dès lors que les parties n’étaient pas un homme et une femme respectivement, ces termes devant se déterminer au moyen des critères biologiques dégagés dans l’affaire Corbett v. Corbett (1971). Elle nota que si l’on accordait une importance grandissante à l’influence des facteurs psychologiques sur le sexe, le moment auquel ces facteurs pouvaient passer pour avoir entraîné un changement de sexe ne pouvait être déterminé avec précision. Elle considéra qu’une personne correctement déclarée de sexe masculin à la naissance et qui avait subi une opération de conversion sexuelle et menait désormais une vie de femme était biologiquement un homme et ne pouvait être définie comme étant de sexe féminin aux fins du mariage. D’après elle, c’était au Parlement, et non aux tribunaux, qu’il appartenait de décider à quel moment il convenait de reconnaître que quelqu’un avait changé de sexe aux fins du mariage. Dame Elizabeth Butler-Sloss, présidente de la Family Division, releva les avertissements de la Cour européenne des Droits de l’Homme quant à l’absence persistante de mesures destinées à prendre en compte la situation des transsexuels et fit observer que c’étaient en grande partie ces critiques qui avaient motivé la création du groupe de travail interministériel, lequel avait publié en avril 2000 un rapport renfermant un examen approfondi et exhaustif des données médicales, de la pratique actuelle dans d’autres pays et de l’état du droit anglais concernant les aspects pertinents de la vie des personnes transsexuelles :
« [95.] (…) Nous nous sommes informés auprès de M. Moylan, qui s’exprimait au nom de l’Attorney-General, des mesures prises par les ministères pour donner suite aux recommandations du rapport ou pour rédiger un document de consultation en vue d’un débat public.
[96.] A notre grande consternation, nous avons appris qu’absolument aucune mesure n’avait été prise ni, à la connaissance de M. Moylan, envisagée pour faire avancer la question. Il apparaît donc que la commande et l’élaboration du rapport représentent la totalité de ce qui a été fait au sujet des problèmes qui ont été cernés, tant par le ministre de l’Intérieur dans son mandat que par le groupe de travail dans ses conclusions. Il s’agit là, nous semble-t-il, d’un manque de prise de conscience des préoccupations grandissantes et de l’évolution des mentalités en Europe occidentale qui ont été si clairement et fortement mises en évidence dans les arrêts de la Cour européenne de Strasbourg et dont, à notre avis, le Royaume-Uni doit tenir compte (…)
[109.] Nous tenons toutefois à ajouter, en gardant à l’esprit les critiques de la Cour européenne des Droits de l’Homme, qu’il ne fait aucun doute que le caractère profondément insatisfaisant de la situation actuelle et les difficultés des transsexuels doivent être examinés avec soin. La proposition du groupe de travail interministériel tendant à une consultation du public appelle des mesures de la part des ministères concernés. Les problèmes ne disparaîtront pas, ils resurgiront vraisemblablement devant la Cour européenne à bref délai. »
53. Auteur d’une opinion dissidente dans laquelle il affirmait qu’une démarche fondée uniquement sur les critères biologiques n’était plus acceptable eu égard à l’évolution de la science, de la médecine et de la société, Lord Justice Thorpe estima que les fondements de la décision Corbett v. Corbett n’étaient plus indiscutables.
« [155.] Tenir le facteur chromosomique pour déterminant, voire seulement dominant, me semble particulièrement contestable dans le cadre du mariage. En effet, il s’agit d’un aspect invisible de l’individu, qui ne peut être perçu ou déterminé que par des tests scientifiques. Il ne contribue en rien à l’individualité physiologique ou psychologique. En fait, dans le contexte actuel de l’institution du mariage, il me semble juste, sur le plan des principes, et logique de donner la prééminence aux facteurs psychologiques, tout comme il me paraît préférable de procéder à la détermination indispensable du sexe au moment du mariage ou peu avant, plutôt qu’à la naissance (…)
[160.] La présente demande se situe de toute évidence dans la sphère du droit de la famille. Celui-ci se doit d’être toujours suffisamment flexible pour accompagner l’évolution de la société. Il doit également être humain et prompt à reconnaître à chacun le droit à la dignité humaine et à la liberté de choix dans sa vie privée. La réforme législative dans ce domaine doit notamment tendre à ce que la loi tienne compte de l’évolution de la société et la reflète. C’est aussi un objectif que les juges doivent avoir en vue lorsqu’ils interprètent les dispositions législatives en vigueur dans ce domaine. Je suis fermement convaincu qu’il n’existe pas de raisons suffisamment impérieuses, eu égard aux intérêts des autres personnes concernées ou, plus pertinemment, à ceux de la société dans son ensemble, justifiant de ne pas reconnaître juridiquement le mariage de l’appelante. J’aurais accueilli ce recours. »
Lord Justice Thorpe constata par ailleurs le peu de progrès accomplis dans les réformes internes :
« [151.] (…) Si le rapport [interministériel] a bien été publié, M. Moylan a déclaré qu’il n’y avait pas eu de consultation du public depuis lors. En outre, à la question de savoir si le gouvernement entendait engager un débat public ou tout autre processus en vue de l’élaboration d’une proposition de loi, M. Moylan a répondu qu’il n’avait reçu aucune instruction. Il n’a pas davantage pu dire si le gouvernement envisageait le dépôt d’un projet de loi. Au cours de ces dix dernières années, j’ai pu constater combien il est difficile pour un ministère quel qu’il soit d’arriver à faire inscrire dans le programme de travail du Parlement l’examen d’un projet de réforme du droit de la famille. Cet état de choses renforce mon point de vue selon lequel notre juridiction a non seulement la faculté mais le devoir d’interpréter l’article 11 c) soit de façon étroite, soit de façon libérale lorsque, comme en l’espèce, les éléments de preuve et arguments produits le justifient. »
3. Propositions de réforme du système d’enregistrement des naissances, mariages et décès
54. En janvier 2002, le gouvernement a présenté au Parlement le document intitulé « Etat civil : changement fondamental dans l’enregistrement des naissances, mariages et décès au XXIesiècle ». Ce document expose les projets de création d’une base de données centrale renfermant les registres de l’état civil, le but étant d’abandonner le système traditionnel d’enregistrement figé des événements de la vie au profit d’un registre vivant ou registre unique ayant vocation à être mis à jour tout au long de la vie :
« Par la suite, la mise à jour des informations contenues dans un registre de naissance permettra de consigner les changements de prénoms et, éventuellement, de sexe d’une personne. » (paragraphe 5.1)
« 5.5 Amendements
L’assouplissement des règles régissant les rectifications des inscriptions aux registres recueille une forte adhésion. Actuellement, une fois une inscription créée, les seules corrections possibles sont celles pour lesquelles il peut être démontré, preuves à l’appui, qu’une erreur a été commise au moment de l’enregistrement. Une rectification, même de la plus simple faute d’orthographe, exige l’accomplissement de formalités et la production d’éléments de preuve appropriés. L’inscription finale renferme le texte original intégral et l’information corrigée, qui apparaîtra sur les extraits délivrés ultérieurement. Le gouvernement reconnaît que cela peut constituer
un obstacle. A l’avenir, les modifications (reflétant des changements survenus après l’inscription initiale) seront apportées et officiellement enregistrées. Les documents délivrés à partir des inscriptions aux registres ne feront état que des informations telles qu’amendées, mais l’ensemble des données seront conservées. (…) »
H. Tierce intervention de l’organisation Liberty
55. Liberty a mis à jour les observations écrites concernant la reconnaissance juridique des transsexuels en droit comparé qu’elle avait soumises dans l’affaire Sheffield et Horsham c. Royaume-Uni (arrêt du 30 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-V, p. 2021, § 35). Dans son étude de 1998, Liberty affirmait qu’au cours de la dernière décennie on avait pu constater, dans les Etats membres du Conseil de l’Europe, une tendance parfaitement claire vers la pleine reconnaissance juridique des changements de sexe. Elle notait en particulier que des trente-sept pays étudiés, quatre seulement (parmi lesquels le Royaume-Uni) n’autorisaient pas la modification de l’acte de naissance d’une manière ou d’une autre afin qu’il reflète le nouveau sexe de la personne concernée. Dans les pays où la conversion sexuelle était légale et prise en charge par la sécurité sociale, seuls le Royaume-Uni et l’Irlande ne reconnaissaient pas pleinement sur le plan juridique la nouvelle identité sexuelle.
56. Dans l’étude mise à jour qu’elle a présentée le 17 janvier 2002, Liberty relève que si le nombre d’Etats européens reconnaissant pleinement la conversion sexuelle sur le plan juridique n’a statistiquement pas augmenté, des informations provenant de pays extra-européens indiquent une évolution vers la pleine reconnaissance juridique. A titre d’exemple, Singapour a consacré législativement la conversion sexuelle, et il existe une tendance analogue au Canada, en Afrique du Sud, en Israël, en Australie, en Nouvelle-Zélande et dans tous les Etats des Etats-Unis d’Amérique sauf deux. Liberty cite en particulier les affaires Attorney-General v. Otahuhu Family Court, New Zealand Law Reports, 1995, vol. 1, p. 60 et Re Kevin, Family Court of Australia, 2001, p. 1074, dans lesquelles la nouvelle identité sexuelle de transsexuels a été reconnue en Nouvelle-Zélande et en Australie respectivement, aux fins de validation de leur mariage. Dans la seconde affaire, le juge Chisholm s’est ainsi exprimé :
« Je ne vois aucune raison tenant à une règle de droit ou à un principe justifiant que le droit australien suive la décision Corbett. Si tel était le cas, il en résulterait, à mon sens, des discordances indéfendables entre la législation australienne relative au mariage et d’autres législations australiennes. Le droit se verrait imprimer une orientation généralement contraire à l’évolution dans d’autres pays. Cela perpétuerait un point de vue que démentent les connaissances et la pratique médicales actuelles. Surtout, il en résulterait des souffrances indéfendables pour des personnes qui ont déjà eu leur lot de difficultés, sans aucun avantage pour la société (…)
(…) Les termes « homme » et « femme » possédant leur sens contemporain ordinaire, il n’existe pas de solution stéréotypée pour déterminer le sexe d’un individu au regard du droit du mariage. Cela signifie qu’on ne peut dire en droit que la question dans une affaire donnée sera tranchée par l’application d’un seul critère, ou d’une liste restreinte de critères. Il est donc erroné d’affirmer que le sexe d’une personne dépend d’un facteur unique, tel que le sexe chromosomique ou le sexe génital, ou d’un nombre limité de facteurs, tels que l’état des gonades, chromosomes ou organes génitaux d’une personne (que ce soit à la naissance ou à un autre moment). De même, il serait juridiquement erroné de prétendre qu’il est possible de résoudre la question en tenant uniquement compte de l’état psychologique de la personne, ou en identifiant son « sexe cérébral ».
Pour déterminer le sexe d’une personne au regard du droit du mariage, il faut considérer l’ensemble des aspects pertinents. Sans chercher à énoncer une liste exhaustive ou à insinuer que certains facteurs sont forcément plus importants que d’autres, je dirai qu’à mon sens les éléments à prendre en compte incluent les caractéristiques biologiques et physiques de la personne à la naissance (y compris les gonades, organes génitaux et chromosomes), son vécu, notamment le sexe dans lequel elle a été élevée et son attitude par rapport à son sexe, la perception qu’elle a elle-même de son appartenance à un sexe, le rôle – masculin ou féminin – adopté par elle dans la société, tout traitement de conversion sexuelle (hormonal, chirurgical ou médical) subi par elle et les conséquences d’un tel traitement, ainsi que les caractéristiques biologiques, psychologiques et physiques qui sont les siennes au moment du mariage (…)
Aux fins d’établissement de la validité d’un mariage en droit australien, c’est à la date du mariage qu’il faut se placer pour trancher la question de savoir si une personne est un homme ou une femme (…) »
57. Quant au droit pour les transsexuels opérés d’épouser une personne du sexe opposé à leur nouveau sexe, l’étude de Liberty indique que 54 % des Etats contractants autorisent un tel mariage (l’annexe 6 en fournit l’énumération : l’Autriche, la Belgique, le Danemark, l’Estonie, la Finlande, la France, l’Allemagne, la Grèce, l’Islande, l’Italie, la Lettonie, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Norvège, la Slovaquie, l’Espagne, la Suède, la Suisse, la Turquie et l’Ukraine), contre 14 % qui ne le permettent pas (l’Irlande et le Royaume-Uni n’autorisent pas le mariage, et il n’existe aucune législation en Moldova, Pologne, Roumanie et Russie). La situation juridique dans les 32 % d’Etats restants n’est pas claire.
III. TEXTES INTERNATIONAUX
58. L’article 9 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, signée le 7 décembre 2000, énonce :
« Le droit de se marier et le droit de fonder une famille sont garantis selon les lois nationales qui en régissent l’exercice. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
59. La requérante allègue la violation de l’article 8 de la Convention, dont le passage pertinent est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (…)
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Arguments des parties
1. La requérante
60. La requérante soutient que, malgré les avertissements de la Cour quant à l’importance de se livrer à un examen constant de la nécessité d’une réforme juridique, le Gouvernement n’a toujours pas pris de mesures constructives pour remédier aux souffrances et à la détresse qu’elle-même et d’autres transsexuels opérés éprouvent. La non-reconnaissance de sa nouvelle identité sexuelle sur le plan juridique est source de nombreuses situations discriminatoires et humiliantes dans sa vie quotidienne. Par le passé, en particulier de 1990 à 1992, elle a été harcelée à son travail et n’a pas été protégée comme il convenait contre des actes discriminatoires. Elle voit dans toutes les démarches spéciales qu’elle doit accomplir concernant ses cotisations à l’assurance nationale et sa pension de retraite de l’Etat une différence de traitement injustifiée, puisque ces démarches ne s’imposeraient pas si son sexe féminin était reconnu sur le plan juridique. En particulier, le fait même que le ministère des Affaires sociales (Department of Social Security – le « DSS ») ait pour politique de classer « confidentiels » les dossiers des transsexuels constitue selon elle une différence de traitement. Du fait de cette politique, il lui est par exemple impossible de se présenter au DSS sans prendre rendez-vous au préalable.
61. La requérante affirme en outre qu’il existe un risque réel que son employeur découvre son identité passée. Il est en effet possible à celui-ci de retracer sa carrière à partir de son numéro d’assurance nationale, et elle croit que cela s’est en fait produit. Elle est du reste persuadée que si elle n’a pas obtenu de promotion récemment c’est parce que son employeur s’est rendu compte de sa situation.
62. Quant à l’âge de la retraite, la requérante, qui dit travailler depuis quarante-quatre ans, considère que le refus de l’admettre au bénéfice d’une pension de retraite de l’Etat à l’âge de soixante ans sur la base d’un critère purement biologique de détermination du sexe est contraire à l’article 8 de la Convention. De même, elle n’a pas pu demander la gratuité des abonnements d’autobus à Londres à l’âge de soixante ans, à l’instar des autres femmes, mais a dû attendre l’âge de soixante-cinq ans. Par ailleurs, invitée à déclarer son sexe à la naissance ou à présenter un extrait de son acte de naissance au moment de souscrire une assurance-vie, des prêts hypothécaires, une pension privée et une assurance automobile, elle a renoncé à profiter de ces possibilités.
63. La requérante fait valoir que la compréhension scientifique du transsexualisme et l’attitude de la société à l’égard de ce phénomène connaissent une évolution rapide, non seulement en Europe mais aussi ailleurs. Elle renvoie notamment à l’article 29 du code civil néerlandais, à l’article 6 de la loi italienne no 164 du 14 avril 1982 et à l’article 29 du code civil turc, tel qu’amendé par la loi no 3444 du 4 mai 1988, qui autorisent les modifications de l’état civil. Elle signale en outre qu’en Nouvelle-Zélande, en vertu d’une loi de 1995 (partie V, article 28), les tribunaux peuvent, après examen des preuves médicales et autres, ordonner la reconnaissance juridique de la nouvelle identité sexuelle d’une personne transsexuelle. La requérante ne voit aucune raison convaincante de ne pas adopter une démarche analogue au Royaume-Uni. Elle affirme que la société accepte plus facilement les transsexuels et se préoccupe davantage de leur situation. Elle en veut pour preuve la place accordée à ces questions dans la presse, à la radio et à la télévision, ainsi que la présentation sous un jour favorable de personnages transsexuels dans des programmes grand public.
2. Le Gouvernement
64. Renvoyant à la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement affirme que le transsexualisme ne fait pas l’objet d’une approche uniforme dans les Etats contractants et que, compte tenu de la marge d’appréciation dont jouissent les Etats au regard de la Convention, l’absence de reconnaissance juridique au Royaume-Uni de la nouvelle identité sexuelle de la requérante n’emporte pas violation de l’article 8 de la Convention. Il conteste l’affirmation de l’intéressée selon laquelle les recherches scientifiques et « une évolution majeure de la société » ont abouti à une large acceptation du transsexualisme ou à un consensus en la matière.
65. Le Gouvernement admet qu’il peut y avoir des cas particuliers où le refus de reconnaître juridiquement la nouvelle identité sexuelle d’une personne transsexuelle peut s’analyser en une violation de l’article 8, en particulier lorsqu’il en résulte concrètement et réellement un préjudice et une humiliation pour l’intéressée au quotidien (arrêt B. c. France du 25 mars 1992, série A no232-C, pp. 52-54, §§ 59-63). Il conteste toutefois que la requérante subisse réellement de tels inconvénients puisqu’elle a notamment pu obtenir d’importantes pièces d’identité (passeport et permis de conduire, par exemple) portant les prénoms et l’identité sexuelle qu’elle a choisis.
66. Quant aux difficultés particulières invoquées par la requérante, le Gouvernement soutient qu’un employeur ne peut établir le sexe de l’intéressée à partir du numéro d’assurance nationale puisque celui-ci ne renferme aucune référence codée à cette donnée. La requérante s’est vu délivrer une nouvelle carte d’assurance nationale indiquant ses nouveaux prénoms et titre. En outre, le DSS met en œuvre une politique de confidentialité des données personnelles du titulaire d’un numéro d’assurance nationale et, en particulier, des mesures et une procédure de protection spéciale des transsexuels. Par conséquent, un employeur n’a aucun moyen d’obtenir légalement du DSS des informations sur l’identité sexuelle antérieure d’un employé. Selon le Gouvernement, il est également très peu probable que l’employeur de la requérante découvre la conversion sexuelle de celle-ci par un quelconque autre moyen grâce à son numéro d’assurance nationale. Quant au refus de délivrer un nouveau numéro d’assurance nationale, il se justifierait par le fait que son unicité revêt une importance capitale pour l’administration du système d’assurance nationale et la prévention de l’usage frauduleux d’anciens numéros.
67. Le Gouvernement juge totalement infondées les craintes de la requérante quant à la divulgation de son ancienne identité sexuelle à l’âge de soixante ans lorsque son employeur ne sera plus tenu de déduire ses cotisations d’assurance nationale de son salaire, puisqu’elle s’est déjà vu délivrer l’attestation appropriée de dérogation d’âge (formulaire CF384).
68. Pour ce qui est de l’impossibilité pour la requérante de bénéficier d’une pension de retraite de l’Etat à l’âge de soixante ans, le Gouvernement fait valoir que la distinction entre hommes et femmes quant à l’âge de la retraite a été jugée compatible avec le droit communautaire (article 7 § 1 a) de la directive 79/7/CEE ; Cour de justice des Communautés européennes, R. v. Secretary of State for Social Security, ex parte Equal Opportunities Commission, affaire C-9/91, Recueil 1992, p. I-4927). En outre, dans la mesure où il n’est pas en soi contraire à l’article 8 de la Convention de continuer à considérer la requérante comme un homme sur le plan juridique, autoriser celle-ci à bénéficier d’une pension à l’âge de soixante ans constituerait un traitement privilégié, injuste pour le reste de la population.
69. En ce qui concerne enfin les allégations de l’intéressée relatives aux actes d’agression et de harcèlement dont elle aurait été victime à son travail, le Gouvernement soutient qu’elle aurait pu engager des poursuites pour harcèlement et agression en vertu du droit pénal. Les actes de harcèlement sur le lieu de travail peuvent également donner lieu, lorsqu’ils sont liés au transsexualisme de la victime, à une plainte au titre de la loi de 1975 sur la discrimination sexuelle si l’employeur a connaissance des agissements en cause et ne prend aucune mesure pour les prévenir. Le droit interne offrait donc une protection adéquate.
70. Le Gouvernement soutient qu’au total un juste équilibre a été ménagé entre les droits de l’individu et l’intérêt général de la communauté. Quant à l’existence de situations où une personne transsexuelle peut avoir à révéler son changement d’identité sexuelle à un nombre restreint de personnes, ces situations sont inévitables et nécessaires, par exemple dans le domaine des contrats d’assurance où les antécédents médicaux et le sexe ont une incidence sur le calcul des primes.
B. Appréciation de la Cour
1. Considérations liminaires
71. La présente affaire soulève la question de savoir si l’Etat défendeur a ou non méconnu son obligation positive de garantir à la requérante, transsexuelle opérée, le droit au respect de sa vie privée, notamment en ne reconnaissant pas la conversion sexuelle de l’intéressée sur le plan juridique.
72. La Cour réaffirme que la notion de « respect », au sens de l’article 8, manque de netteté, surtout en ce qui concerne les obligations positives inhérentes à cette notion ; ses exigences varient beaucoup d’un cas à l’autre, vu la diversité des pratiques suivies et des conditions régnant dans les Etats contractants, et la marge d’appréciation laissée aux autorités peut être plus large en cette matière que pour d’autres questions relevant de la Convention. Afin de déterminer s’il existe une obligation positive, il faut prendre en compte – souci sous-jacent à la Convention tout entière – le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu (arrêt Cossey c. Royaume-Uni du 27 septembre 1990, série A no 184, p. 15, § 37).
73. La Cour rappelle qu’elle a déjà eu à examiner des griefs relatifs à la situation des transsexuels au Royaume-Uni (arrêts Rees c. Royaume-Uni du 17 octobre 1986, série A no 106, Cossey précité, X, Y et Z c. Royaume-Uni du 22 avril 1997, Recueil 1997-II, et Sheffield et Horsham précité, p. 2011). Dans ces affaires, elle avait conclu que le refus du gouvernement britannique de modifier le registre des naissances, ou d’en fournir des extraits qui ont une substance et une nature différentes de celles des mentions originales concernant le sexe déclaré de l’individu, ne pouvait passer pour une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée (arrêts Rees, p. 14, § 35, et Cossey, p. 15, § 36, précités). Elle avait également estimé que l’Etat défendeur n’avait aucune obligation positive de remanier son système d’enregistrement des naissances en créant un nouveau système ou type de documents aptes à fournir la preuve de l’état civil actuel. Elle avait de même considéré que l’Etat n’était pas astreint à autoriser des annotations dans le registre des naissances ni tenu d’empêcher de divulguer une telle annotation à des tiers (arrêts Rees, p. 17, § 42, et Cossey, p. 15, §§ 38-39, précités). Dans ces affaires, la Cour avait constaté que les autorités avaient pris des mesures pour minimiser les risques pour les transsexuels de se voir poser des questions embarrassantes (par exemple en leur permettant d’obtenir des permis de conduire, des passeports et d’autres types de documents établis sous leurs nouveaux prénoms et sexe). En outre, elle avait estimé que le parcours personnel des requérants dans ces affaires ne démontrait pas que la non-reconnaissance générale sur le plan juridique de leur conversion sexuelle leur causât des inconvénients d’une gravité suffisante pour que l’on pût considérer qu’il y avait dépassement de la marge d’appréciation de l’Etat en la matière (arrêt Sheffield et Horsham précité, pp. 2028-2029, § 59).
74. Sans que la Cour soit formellement tenue de suivre ses arrêts antérieurs, il est dans l’intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l’égalité devant la loi qu’elle ne s’écarte pas sans motif valable de ses propres précédents (voir, par exemple, Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 70, CEDH 2001-I). Cependant, la Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit tenir compte de l’évolution de la situation dans l’Etat défendeur et dans les Etats contractants en général et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (voir, parmi d’autres, les arrêts Cossey précité, p. 14, § 35, et Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, §§ 67-68, CEDH-2002-IV). Il est d’une importance cruciale que la Convention soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives, et non pas théoriques et illusoires. Si la Cour devait faillir à maintenir une approche dynamique et évolutive, pareille attitude risquerait de faire obstacle à toute réforme ou amélioration (Stafford précité, § 68). Dans le contexte en cause, la Cour, depuis 1986, s’est déclarée à maintes reprises consciente de la gravité des problèmes que rencontraient les transsexuels et a souligné l’importance d’examiner de manière permanente la nécessité de mesures juridiques appropriées en la matière (arrêts Rees, pp. 18-19, § 47, Cossey, p. 17, § 42, et Sheffield et Horsham, p. 2029, § 60, précités).
75. La Cour se propose donc d’examiner la situation dans l’Etat contractant concerné et en dehors de celui-ci pour évaluer, « à la lumière des conditions d’aujourd’hui », quelles sont l’interprétation et l’application de la Convention qui s’imposent à l’heure actuelle (voir l’arrêt Tyrer c. Royaume-Uni du 25 avril 1978, série A no 26, pp. 15-16, § 31, et la jurisprudence ultérieure).
2. La situation de la requérante en tant que transsexuelle
76. La Cour constate que la requérante, déclarée de sexe masculin à la naissance, a subi une opération de conversion sexuelle et mène désormais une vie sociale de femme. Nonobstant, l’intéressée demeure un homme sur le plan juridique. Cette situation a eu et continue d’avoir des répercussions sur sa vie lorsque le sexe revêt une pertinence juridique et que des distinctions sont opérées entre hommes et femmes, par exemple pour les pensions et l’âge d’admission à la retraite. Ainsi, du fait qu’on la considère juridiquement comme un homme, elle doit continuer de payer ses cotisations à l’assurance nationale jusqu’à l’âge de soixante-cinq ans. Toutefois, étant donné qu’elle est employée sous son identité sexuelle féminine, elle a pu obtenir une attestation de dérogation d’âge qui lui permet de se substituer à son employeur pour ce qui est du versement des cotisations. Si le Gouvernement fait valoir que cette mesure tient dûment compte de la situation difficile de la requérante, la Cour constate que celle-ci doit néanmoins accomplir une démarche spéciale qui, en soi, peut attirer l’attention sur sa condition.
77. Il faut également reconnaître qu’il peut y avoir une atteinte grave à la vie privée lorsque le droit interne est incompatible avec un aspect important de l’identité personnelle (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, série A no 45, pp. 18-19, § 41). Le stress et l’aliénation qu’engendre la discordance entre le rôle adopté dans la société par une personne transsexuelle opérée et la condition imposée par le droit qui refuse de consacrer la conversion sexuelle ne sauraient, de l’avis de la Cour, être considérés comme un inconvénient mineur découlant d’une formalité. On a affaire à un conflit entre la réalité sociale et le droit qui place la personne transsexuelle dans une situation anormale lui inspirant des sentiments de vulnérabilité, d’humiliation et d’anxiété.
78. Dans le cas d’espèce, comme dans beaucoup d’autres, la conversion sexuelle de la requérante a été prise en charge par le service national de santé, qui reconnaît l’état de dysphorie sexuelle et, entre autres choses, assure la conversion par intervention chirurgicale en vue de parvenir à l’un de ses buts essentiels, à savoir que la personne transsexuelle se rapproche autant que possible du sexe auquel elle a le sentiment d’appartenir réellement. La Cour est frappée par le fait que la conversion sexuelle, qui est opérée en toute légalité, ne débouche pourtant pas sur une pleine consécration en droit, qui pourrait être considérée comme l’étape ultime et l’aboutissement du processus de transformation long et difficile subi par l’intéressée. Pour l’appréciation à effectuer sous l’angle de l’article 8 de la Convention, il y a lieu d’attacher de l’importance à la cohérence des pratiques administratives et juridiques dans l’ordre interne. Lorsqu’un Etat autorise le traitement et l’intervention chirurgicale permettant de soulager la situation d’une personne transsexuelle, finance tout ou partie des opérations
et va jusqu’à consentir à l’insémination artificielle d’une femme qui vit avec un transsexuel (ainsi que le montre l’affaire X, Y et Z c. Royaume-Uni précitée), il paraît illogique qu’il refuse de reconnaître les implications juridiques du résultat auquel le traitement conduit.
79. La Cour note que le caractère insatisfaisant de la situation et des difficultés actuelles des transsexuels au Royaume-Uni a été reconnu par les tribunaux internes (voir l’affaire Bellinger v. Bellinger citée au paragraphe 52 ci-dessus) et par le groupe de travail interministériel qui a examiné la situation au Royaume-Uni et conclu que, nonobstant les dispositions prises dans la pratique, les transsexuels connaissent des problèmes auxquels la majorité de la population n’a pas à faire face (paragraphe 50 ci-dessus).
80. Cela étant, la Cour a examiné les arguments contraires tenant à l’intérêt général qui ont été invoqués pour justifier le maintien de la situation actuelle. Elle constate que dans les affaires britanniques antérieures elle a attaché de l’importance aux aspects médicaux et scientifiques du problème, au point de savoir dans quelle mesure on pouvait parler d’une communauté de vues aux niveaux européen et international, et aux conséquences que pourraient avoir des modifications apportées au système des registres des naissances.
3. Aspects médicaux et scientifiques
81. Il demeure vrai qu’aucune découverte concluante n’est intervenue concernant les causes du transsexualisme (en particulier le point de savoir si les origines en sont entièrement psychologiques ou liées à une différenciation physique dans le cerveau). Dans l’affaire Bellinger v. Bellinger, les expertises ont été interprétées comme indiquant une tendance croissante à admettre l’existence d’une différenciation des cerveaux masculin et féminin dès avant la naissance, bien que les preuves scientifiques à l’appui de cette théorie fussent loin d’être exhaustives. La Cour juge toutefois plus significatif le fait qu’il est largement reconnu au niveau international que le transsexualisme constitue un état médical justifiant un traitement destiné à aider les personnes concernées (par exemple, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, quatrième édition (DMS-IV) a remplacé le diagnostic de transsexualisme par celui de « trouble de l’identité sexuelle » ; voir également la Classification internationale des maladies, dixième révision (CIM-10)). Les services de santé du Royaume-Uni, tout comme ceux de la plupart des autres Etats contractants, reconnaissent l’existence de cet état médical et assurent ou permettent des traitements, y compris des interventions chirurgicales irréversibles. Les actes médicaux et chirurgicaux qui ont rendu possible la conversion sexuelle de la requérante en l’espèce ont en fait été effectués sous le contrôle des autorités sanitaires nationales. En outre, étant
donné les nombreuses et pénibles interventions qu’entraîne une telle chirurgie et le degré de détermination et de conviction requis pour changer de rôle sexuel dans la société, on ne saurait croire qu’il y ait quoi que ce soit d’arbitraire ou d’irréfléchi dans la décision d’une personne de subir une conversion sexuelle. Aussi le fait que les causes exactes du transsexualisme soient toujours débattues par la communauté scientifique et médicale ne revêt-il plus une aussi grande importance.
82. S’il demeure vrai également qu’une personne transsexuelle ne peut pas acquérir toutes les caractéristiques biologiques du nouveau sexe (arrêt Sheffield et Horsham précité, p. 2028, § 56), la Cour constate qu’avec la sophistication croissante des interventions chirurgicales et des types de traitements hormonaux, le principal aspect biologique de l’identité sexuelle qui reste inchangé est l’élément chromosomique. Or on sait que des anomalies chromosomiques peuvent survenir naturellement (par exemple dans les cas d’intersexualité, où les critères biologiques à la naissance ne concordent pas entre eux) et que certaines personnes qui en sont atteintes doivent subir une conversion à l’un ou à l’autre sexe, selon le cas. Pour la Cour, il n’est pas évident que l’élément chromosomique doive inévitablement constituer – à l’exclusion de tout autre – le critère déterminant aux fins de l’attribution juridique d’une identité sexuelle aux transsexuels (voir l’opinion dissidente de Lord Justice Thorpe dans l’affaire Bellinger v. Bellinger citée au paragraphe 52 ci-dessus, et la décision du juge Chisholm dans l’affaire australienne Re Kevin citée au paragraphe 56 ci-dessus).
83. Dès lors, la Cour n’est pas convaincue que l’état des connaissances médicales ou scientifiques fournisse un argument déterminant quant à la reconnaissance juridique des transsexuels.
4. Mesure dans laquelle on peut parler d’une communauté de vues aux niveaux européen et international
84. Déjà à l’époque de l’affaire Sheffield et Horsham, un consensus était en train de se dessiner au sein des Etats contractants du Conseil de l’Europe quant à la reconnaissance juridique de la conversion sexuelle (arrêt Sheffield et Horsham précité, p. 2021, § 35). La dernière étude soumise par Liberty en l’espèce montre que cette tendance se confirme au niveau international (paragraphes 55-56 ci-dessus). Ainsi, en Australie et en Nouvelle-Zélande, il apparaît que les tribunaux abandonnent le critère du sexe biologique à la naissance (tel qu’énoncé dans l’affaire britannique Corbett v. Corbett) pour considérer que, dans le contexte du mariage d’une personne transsexuelle, le sexe doit dépendre d’une multitude de facteurs à prendre en compte au moment du mariage.
85. La Cour constate que dans l’affaire Rees, en 1986, elle avait relevé qu’il n’existait guère de communauté de vues entre les Etats, certains autorisant la conversion sexuelle et d’autres non, et que, dans l’ensemble, le droit paraissait traverser une phase de transition (arrêt Rees précité, p. 15, § 37). Dans l’affaire Sheffield et Horsham tranchée par elle ultérieurement, elle mit l’accent sur l’absence d’une démarche européenne commune quant à la manière de traiter les répercussions que la reconnaissance juridique des changements de sexe pouvait avoir dans d’autres domaines du droit tels que le mariage, la filiation ou la protection de la vie privée ou des données. Si cela semble demeurer le cas, l’absence de pareille démarche commune entre les quarante-trois Etats contractants n’est guère surprenante, eu égard à la diversité des systèmes et traditions juridiques. Conformément au principe de subsidiarité, il appartient en effet avant tout aux Etats contractants de décider des mesures nécessaires pour assurer la reconnaissance des droits garantis par la Convention à toute personne relevant de leur juridiction et, pour résoudre dans leurs ordres juridiques internes les problèmes concrets posés par la reconnaissance juridique de la condition sexuelle des transsexuels opérés, les Etats contractants doivent jouir d’une ample marge d’appréciation. Aussi la Cour attache-t-elle moins d’importance à l’absence d’éléments indiquant un consensus européen relativement à la manière de résoudre les problèmes juridiques et pratiques qu’à l’existence d’éléments clairs et incontestés montrant une tendance internationale continue non seulement vers une acceptation sociale accrue des transsexuels mais aussi vers la reconnaissance juridique de la nouvelle identité sexuelle des transsexuels opérés.
5. Incidences sur le système d’enregistrement des naissances
86. Dans l’affaire Rees, la Cour avait admis que le Gouvernement pouvait accorder une grande importance à la nature historique du système d’enregistrement des naissances. L’argument selon lequel le fait d’autoriser des exceptions nuirait à la finalité du système avait fortement pesé dans son appréciation.
87. On peut constater toutefois que le caractère historique du système d’enregistrement des naissances connaît déjà plusieurs exceptions : ainsi, en cas de légitimation ou d’adoption, il est possible de délivrer des extraits reflétant le changement d’état intervenu. Pour la Cour, faire une autre exception dans le cas des transsexuels (dont le nombre se situe entre 2 000 et 5 000 au Royaume-Uni d’après le rapport du groupe de travail interministériel (p. 26)) ne mettrait pas en péril tout le système. Le gouvernement britannique a certes invoqué par le passé l’inconvénient que cela représenterait pour les tiers, qui risqueraient de se voir privés d’un accès aux inscriptions initiales, ainsi que les complications qui en résulteraient dans le domaine du droit de la famille et des successions (arrêt Rees précité, p. 18, § 43). Il s’agissait là toutefois d’assertions formulées de manière générale et, au vu des éléments dont elle dispose à l’heure actuelle, la Cour constate qu’aucun risque réel de préjudice susceptible de résulter de modifications du système actuel n’a été identifié.
88. Elle note par ailleurs que le gouvernement a récemment formulé des propositions de réforme tendant à rendre possible en permanence la modification des données relatives à l’état civil (paragraphe 54 ci-dessus). Elle n’est donc pas convaincue que la nécessité de maintenir inébranlablement l’intégrité de la dimension historique du système d’enregistrement des naissances revête aujourd’hui la même importance qu’en 1986.
6. Recherche d’un équilibre en l’espèce
89. La Cour a relevé ci-dessus (paragraphes 76-79) les difficultés et anomalies de la situation de la requérante en tant que transsexuelle opérée. Elle reconnaît que le niveau d’ingérence quotidienne que subissait la requérante dans l’affaire B. c. France précitée n’est pas atteint en l’occurrence et que, sur certains points, les pratiques adoptées par les autorités permettent d’éviter ou de minimiser le risque de difficultés et d’embarras auquel la requérante en l’espèce se trouve exposée.
90. Cela dit, la dignité et la liberté de l’homme sont l’essence même de la Convention. Sur le terrain de l’article 8 de la Convention en particulier, où la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de cette disposition, la sphère personnelle de chaque individu est protégée, y compris le droit pour chacun d’établir les détails de son identité d’être humain (voir, notamment, Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 62, CEDH 2002-III, et Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 53, CEDH 2002-I). Au XXIe siècle, la faculté pour les transsexuels de jouir pleinement, à l’instar de leurs concitoyens, du droit au développement personnel et à l’intégrité physique et morale ne saurait être considérée comme une question controversée exigeant du temps pour que l’on parvienne à appréhender plus clairement les problèmes en jeu. En résumé, la situation insatisfaisante des transsexuels opérés, qui vivent entre deux mondes parce qu’ils n’appartiennent pas vraiment à un sexe ni à l’autre, ne peut plus durer. Cette appréciation trouve confirmation au niveau national dans le rapport du groupe de travail interministériel et dans l’arrêt rendu par la Cour d’appel en l’affaire Bellinger v. Bellinger (paragraphes 50 et 52-53 ci-dessus).
91. La Cour ne sous-estime pas les difficultés que pose un changement fondamental du système ni les importantes répercussions qu’une telle mesure aura inévitablement, non seulement pour l’enregistrement des naissances, mais aussi dans des domaines tels que l’accès aux registres, le droit de la famille, la filiation, la succession, la justice pénale, l’emploi, la sécurité sociale et les assurances. Toutefois, il ressort clairement du rapport du groupe de travail interministériel que ces problèmes sont loin d’être insurmontables, ledit groupe de travail ayant estimé pouvoir proposer comme l’une des options la pleine reconnaissance juridique de la nouvelle identité sexuelle, sous réserve de certains critères et procédures. Ainsi que Lord Justice Thorpe l’a fait observer dans l’affaire Bellinger, toutes les difficultés corollaires qui pourraient en surgir, en particulier dans le domaine du droit de la famille, sont à la fois gérables et acceptables si l’on se limite aux transsexuels opérés ayant pleinement réalisé leur conversion. La Cour n’est pas non plus convaincue par la thèse du Gouvernement consistant à dire que le fait de tolérer l’application à la requérante des dispositions spécifiques aux femmes, ce qui changerait également la date à laquelle celle-ci pourrait bénéficier de sa pension d’Etat, serait source d’injustice pour les autres personnes affiliées à l’assurance nationale et au régime de pensions de l’Etat. En fait, il n’a pas été démontré qu’une modification de la condition des transsexuels risquerait d’entraîner des difficultés concrètes ou notables ou une atteinte à l’intérêt public. Quant aux autres conséquences éventuelles, la Cour considère qu’on peut raisonnablement exiger de la société qu’elle accepte certains inconvénients afin de permettre à des personnes de vivre dans la dignité et le respect, conformément à l’identité sexuelle choisie par elles au prix de grandes souffrances.
92. Dans les affaires britanniques dont elle a eu à connaître depuis 1986, la Cour a toujours souligné l’importance d’examiner de manière permanente la nécessité de mesures juridiques appropriées, eu égard à l’évolution de la science et de la société (voir les références au paragraphe 73 ci-dessus). Dans la dernière d’entre elles, l’affaire Sheffield et Horsham, tranchée en 1998, elle observa que l’Etat défendeur n’avait adopté aucune mesure, malgré une meilleure acceptation sociale du transsexualisme et une reconnaissance croissante des problèmes auxquels ont à faire face les transsexuels opérés (arrêt Sheffield et Horsham précité, p. 2029, § 60). Tout en ne constatant aucune violation dans ladite affaire, elle réaffirma explicitement que la question devait donner lieu à un examen permanent. Depuis lors, le groupe de travail interministériel a publié en avril 2000 un rapport dans lequel il examine la situation actuelle des transsexuels, notamment dans les domaines du droit pénal, de la famille et de l’emploi, et dégage diverses options en vue d’une réforme. Rien n’a réellement été fait pour mettre en œuvre ces propositions et, en juillet 2001, la Cour d’appel a constaté qu’il n’y avait aucun projet en ce sens (paragraphes 52-53 ci-dessus). On peut constater que la seule réforme législative notable à avoir vu le jour, et qui applique certaines dispositions non discriminatoires aux transsexuels, fut entreprise à la suite d’une décision de la Cour de justice des Communautés européennes du 30 avril 1996 qui assimilait une discrimination fondée sur le changement de sexe à une discrimination fondée sur le sexe (paragraphes 43-45 ci-dessus).
93. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que l’Etat défendeur ne peut plus invoquer sa marge d’appréciation en la matière, sauf pour ce qui est des moyens à mettre en œuvre afin d’assurer la reconnaissance du droit protégé par la Convention. Aucun facteur important d’intérêt public n’entrant en concurrence avec l’intérêt de la requérante en l’espèce à obtenir la reconnaissance juridique de sa conversion sexuelle, la Cour conclut que la notion de juste équilibre inhérente à la Convention fait désormais résolument pencher la balance en faveur de la requérante. Dès lors, il y a eu manquement au respect du droit de l’intéressée à sa vie privée, en violation de l’article 8 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 12 DE LA CONVENTION
94. La requérante allègue également la violation de l’article 12 de la Convention, ainsi libellé :
« A partir de l’âge nubile, l’homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l’exercice de ce droit. »
A. Arguments des parties
1. La requérante
95. La requérante se plaint de l’incapacité dans laquelle elle se trouve, du fait que la loi la considère comme un homme, d’épouser son compagnon avec lequel elle entretient pourtant une relation physique normale. Elle soutient que la récente affaire Bellinger v. Bellinger a montré que la définition du sexe d’une personne aux fins du mariage donnée dans l’affaire Corbett v. Corbett n’est plus satisfaisante et que, même s’il continue d’être acceptable de s’appuyer sur les critères biologiques, il est contraire à l’article 12 de n’en utiliser que certains pour déterminer le sexe et exclure les personnes qui n’y répondent pas.
2. Le Gouvernement
96. Renvoyant à la jurisprudence de la Cour (arrêts Rees, Cossey, et Sheffield et Horsham précités), le Gouvernement affirme que ni l’article 12 ni l’article 8 de la Convention n’obligent un Etat à autoriser une personne transsexuelle à se marier avec une personne de son sexe d’origine. Il fait également observer que la démarche adoptée en droit interne a été examinée et confirmée récemment par la Cour d’appel dans l’affaire Bellinger v. Bellinger, désormais pendante devant la Chambre des lords. Il considère que toute réforme dans ce domaine important et délicat doit émaner des propres juridictions du Royaume-Uni agissant dans le cadre de la marge d’appréciation que la Cour a toujours accordée. Il soutient en outre que tout changement risque d’entraîner des conséquences indésirables, faisant valoir qu’une reconnaissance juridique pourrait soit invalider des mariages déjà contractés, soit aboutir, pour les transsexuels et leurs partenaires, à des mariages entre personnes du même sexe. Il souligne l’importance d’une évaluation minutieuse et approfondie des conséquences que pourrait avoir un changement dans ce domaine et la nécessité de prendre des dispositions transitoires.
B. Appréciation de la Cour
97. La Cour rappelle que dans les affaires Rees, Cossey, et Sheffield et Horsham, l’impossibilité pour les requérants transsexuels d’épouser une personne du sexe opposé à leur nouveau sexe fut jugée non contraire à l’article 12 de la Convention. Cette conclusion procédait, suivant l’affaire, du raisonnement selon lequel le droit de se marier visait le mariage traditionnel entre deux personnes de sexe biologique différent (arrêt Rees précité, p. 19, § 49), de l’idée que l’attachement aux critères biologiques pour déterminer le sexe d’une personne aux fins du mariage relevait du pouvoir reconnu aux Etats contractants de réglementer par des lois l’exercice du droit de se marier et du constat que les lois de l’Etat défendeur en la matière ne pouvaient être considérées comme restreignant ou réduisant le droit pour une personne transsexuelle de se marier d’une manière ou à un degré qui l’eussent atteint dans sa substance même (arrêts Cossey, pp. 17‑18, §§ 44-46, et Sheffield et Horsham, p. 2030, §§ 66-67, précités). La Cour se fonda également sur le libellé de l’article 12, interprété par elle comme protégeant le mariage en tant que fondement de la famille (arrêt Rees, loc. cit.).
98. Réexaminant la situation en 2002, la Cour observe que par l’article 12 se trouve garanti le droit fondamental, pour un homme et une femme, de se marier et de fonder une famille. Toutefois, le second aspect n’est pas une condition du premier, et l’incapacité pour un couple de concevoir ou d’élever un enfant ne saurait en soi passer pour le priver du droit visé par la première branche de la disposition en cause.
99. L’exercice du droit de se marier emporte des conséquences sociales, personnelles et juridiques. Il obéit aux lois nationales des Etats contractants, mais les limitations en résultant ne doivent pas le restreindre ou réduire d’une manière ou à un degré qui l’atteindraient dans sa substance même (arrêts Rees précité, p. 19, § 50, et F. c. Suisse du 18 décembre 1987, série A no128, p. 16, § 32).
100. Certes, la première partie de la phrase vise expressément le droit pour un homme et une femme de se marier. La Cour n’est pas convaincue que l’on puisse aujourd’hui continuer d’admettre que ces termes impliquent que le sexe doive être déterminé selon des critères purement biologiques (ainsi que l’avait déclaré le juge Ormrod dans l’affaire Corbett v. Corbett, paragraphe 21 ci-dessus). Depuis l’adoption de la Convention, l’institution du mariage a été profondément bouleversée par l’évolution de la société, et les progrès de la médecine et de la science ont entraîné des changements radicaux dans le domaine de la transsexualité. La Cour a constaté ci-dessus, sur le terrain de l’article 8 de la Convention, que la non-concordance des facteurs biologiques chez un transsexuel opéré ne pouvait plus constituer un motif suffisant pour justifier le refus de reconnaître juridiquement le changement de sexe de l’intéressé. D’autres facteurs doivent être pris en compte : la reconnaissance par la communauté médicale et les autorités sanitaires dans les Etats contractants de l’état médical de trouble de l’identité sexuelle, l’offre de traitements, y compris des interventions chirurgicales, censés permettre à la personne concernée de se rapprocher autant que possible du sexe auquel elle a le sentiment d’appartenir, et l’adoption par celle-ci du rôle social de son nouveau sexe. La Cour note également que le libellé de l’article 9 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne adoptée récemment s’écarte – et cela ne peut être que délibéré – de celui de l’article 12 de la Convention en ce qu’il exclut la référence à l’homme et à la femme (paragraphe 58 ci-dessus).
101. Le droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 n’englobe toutefois pas l’ensemble des questions se posant sur le terrain de l’article 12, lequel mentionne expressément les conditions imposées par les lois nationales. La Cour a donc examiné si le fait que le droit national retienne aux fins du mariage le sexe enregistré à la naissance constitue en l’espèce une limitation portant atteinte à la substance même du droit de se marier. A cet égard, elle juge artificiel d’affirmer que les personnes ayant subi une opération de conversion sexuelle ne sont pas privées du droit de se marier puisque, conformément à la loi, il leur demeure possible d’épouser une personne du sexe opposé à leur ancien sexe. En l’espèce, la requérante mène une vie de femme, entretient une relation avec un homme et souhaite épouser uniquement un homme. Or elle n’en a pas la possibilité. Pour la Cour, l’intéressée peut donc se plaindre d’une atteinte à la substance même de son droit de se marier.
102. La Cour n’aperçoit aucune autre raison qui l’empêcherait d’aboutir à cette conclusion. Le Gouvernement soutient que dans ce domaine sensible le contrôle du respect des conditions requises par le droit national pour se marier doit rester l’apanage des juridictions internes, dans le cadre de la marge d’appréciation de l’Etat ; et d’évoquer à cet égard les répercussions possibles sur les mariages déjà contractés dans lesquels l’un des partenaires est transsexuel. Il ressort toutefois des opinions exprimées par la majorité de la Cour d’appel dans l’arrêt Bellinger v. Bellinger que les tribunaux internes tendent à penser qu’il serait préférable que la question soit traitée par le pouvoir législatif ; or le gouvernement n’a à présent aucune intention de légiférer (paragraphes 52-53 ci-dessus).
103. Les éléments soumis par Liberty permettent de constater que si le mariage des transsexuels recueille une grande adhésion, le nombre des pays qui autorisent le mariage des transsexuels sous leur nouvelle identité sexuelle est inférieur à celui des Etats qui reconnaissent la conversion sexuelle elle-même. La Cour n’est toutefois pas convaincue que cela soit de nature à conforter la thèse selon laquelle les Etats contractants doivent pouvoir entièrement régler la question dans le cadre de leur marge d’appréciation. En effet, cela reviendrait à conclure que l’éventail des options ouvertes à un Etat contractant peut aller jusqu’à interdire en pratique l’exercice du droit de se marier. La marge d’appréciation ne saurait être aussi large. S’il appartient à l’Etat contractant de déterminer, notamment, les conditions que doit remplir une personne transsexuelle qui revendique la reconnaissance juridique de sa nouvelle identité sexuelle pour établir que sa conversion sexuelle a bien été opérée et celles dans lesquelles un mariage antérieur cesse d’être valable, ou encore les formalités applicables à un futur mariage (par exemple les informations à fournir aux futurs époux), la Cour ne voit aucune raison justifiant que les transsexuels soient privés en toutes circonstances du droit de se marier.
104. Elle conclut donc qu’il y a eu violation de l’article 12 de la Convention en l’espèce.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
105. La requérante allègue aussi la violation de l’article 14 de la Convention, ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
106. Elle affirme que la non-reconnaissance juridique de sa nouvelle identité sexuelle est source de toute une série de situations discriminatoires et de préjudices. Elle invoque en particulier le fait qu’elle ne peut ni prétendre à une pension de l’Etat avant l’âge de soixante-cinq ans ni bénéficier de la gratuité des abonnements d’autobus à Londres, privilège réservé aux femmes ayant atteint l’âge de soixante ans et aux hommes ayant atteint celui de soixante-cinq ans.
107. Le Gouvernement soutient qu’aucune question distincte ne se pose par rapport aux points examinés sous l’angle de l’article 8 de la Convention et que les griefs ne révèlent aucun traitement discriminatoire contraire à la disposition précitée.
108. La Cour estime qu’au cœur des griefs énoncés par la requérante sur le terrain de l’article 14 de la Convention se trouve la non-reconnaissance juridique de la conversion sexuelle d’une personne transsexuelle opérée. Ces questions ont été examinées sous l’angle de l’article 8, dont la violation a été constatée. Dans ces conditions, la Cour estime qu’aucune question distincte ne se pose au regard de l’article 14 de la Convention et ne formule aucune conclusion séparée sur ce grief.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
109. La requérante dénonce une violation de l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
110. Elle estime en effet n’avoir disposé d’aucun recours effectif quant aux griefs ci-dessus.
111. Le Gouvernement soutient qu’aucune allégation défendable de violation d’un droit reconnu par la Convention n’a été formulée en l’espèce qui permettrait la mise en jeu du droit à un recours garanti par l’article 13. Quoi qu’il en soit, depuis le 2 octobre 2000, date à laquelle la loi de 1998 sur les droits de l’homme (Human Rights Act 1998) est entrée en vigueur, il est possible d’invoquer les droits protégés par la Convention devant les juridictions nationales, et la requérante peut désormais faire redresser par un tribunal interne toute violation d’un droit reconnu par la Convention.
112. La Cour réitère que l’article 13 garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de s’y prévaloir des droits et libertés de la Convention, tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant l’instance nationale compétente à connaître du contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié (voir, parmi d’autres, l’arrêt Aksoy c. Turquie du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, p. 2286, § 95).
113. La Cour ayant conclu ci-dessus à la violation des articles 8 et 12 de la Convention, il ne fait aucun doute que les griefs tirés de ces dispositions sont défendables aux fins de l’article 13 de la Convention. Toutefois, selon la jurisprudence des organes de la Convention, l’article 13 ne saurait être interprété comme exigeant un recours contre l’état du droit interne car sinon la Cour imposerait aux Etats contractants d’incorporer la Convention (arrêt James et autres c. Royaume-Uni du 21 février 1986, série A no 98, p. 48, § 86). Par conséquent, les griefs de la requérante se heurtent à ce principe pour autant qu’elle se plaint de l’absence de tout recours avant le 2 octobre 2000, date d’entrée en vigueur de la loi de 1998 sur les droits de l’homme. Après cette date, elle aurait pu saisir les tribunaux internes, qui disposaient d’un éventail de possibilités pour redresser la situation.
114. Partant, la Cour ne constate aucune violation de l’article 13 de la Convention en l’espèce.
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
115. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
116. La requérante demande au total 38 200 livres sterling (GBP) pour dommage matériel, soit 31 200 GBP pour la pension qu’elle n’a pu revendiquer à l’âge de soixante ans et 7 000 GBP, montant estimé équivalant à l’abonnement d’autobus pour retraités dont elle n’a pas pu bénéficier. Elle réclame également 40 000 GBP au titre du préjudice moral pour la détresse, l’anxiété et l’humiliation subies.
117. Le Gouvernement soutient qu’au cas où la Cour conclurait à une violation de la Convention, ce constat constituerait en soi une satisfaction équitable suffisante aux fins de l’article 41 de la Convention.
118. La Cour rappelle qu’il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le préjudice moral allégué et la violation de la Convention et que la satisfaction équitable peut, le cas échéant, inclure une indemnité au titre de la perte de revenus professionnels ou d’autres sources de revenus (voir, parmi d’autres, les arrêts Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne (article 50) du 13 juin 1994, série A no 285-C, pp. 57-58, §§ 16-20, et Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 127, CEDH 1999-IV).
119. La Cour relève que la requérante n’a pas pu prendre sa retraite et bénéficier d’une pension de l’Etat à l’âge de soixante ans comme les autres employés de sexe féminin, ni demander la gratuité des abonnements d’autobus. On ne peut toutefois déterminer avec précision l’étendue du préjudice financier ayant pu en résulter pour elle puisqu’elle a continué de travailler – quoique peut-être pas par choix – et de percevoir un salaire. La
Cour a par ailleurs souligné ci-dessus les difficultés et le stress qu’engendre pour la requérante sa condition de transsexuelle opérée. Elle constate néanmoins que jusqu’en 1998 des questions analogues ont été jugées relever de la marge d’appréciation du Royaume-Uni et ne révéler aucune violation.
120. La Cour considère aujourd’hui que la situation, telle qu’elle a évolué, ne relève plus de la marge d’appréciation du Royaume-Uni. Il appartiendra à l’Etat britannique de mettre en œuvre, en temps utile, les mesures qu’il juge appropriées pour satisfaire, en conformité avec le présent arrêt, aux obligations qui lui incombent d’assurer à la requérante et aux autres personnes transsexuelles le droit au respect de leur vie privée et le droit de se marier. Certes, la requérante a sans aucun doute éprouvé de la détresse et de l’anxiété par le passé, mais c’est la non-reconnaissance juridique de la conversion sexuelle des transsexuels opérés qui se trouve au cœur des griefs formulés dans la présente affaire – la dernière en date d’une série de requêtes soulevant les mêmes questions. La Cour n’estime donc pas opportun d’allouer une indemnité à la requérante en l’espèce. Les constats de violation, avec les conséquences qui en découlent pour l’avenir, peuvent, dans les circonstances, passer pour constituer une satisfaction équitable.
B. Frais et dépens
121. Au titre des frais et dépens, la requérante sollicite 17 000 GBP pour les honoraires de ses solicitors et 24 550 GBP pour ceux d’un avocat principal (senior counsel) et d’un avocat en second (junior counsel). Elle demande également 2 822 GBP pour les frais de voyage, de séjour et autres liés à l’audience devant la Cour. Le montant total réclamé de ce chef s’élève donc à 44 372 GBP.
122. Le Gouvernement trouve cette somme excessive par rapport à celles accordées dans d’autres affaires dirigées contre le Royaume-Uni. Il vise en particulier le montant de 39 000 GBP censé correspondre à la période relativement récente durant laquelle s’est exercé le mandat des solicitors actuels de la requérante et qui ne couvrirait que les observations complémentaires et l’audience devant la Cour.
123. Eu égard au degré de complexité de l’affaire et aux procédures adoptées en l’espèce, la Cour juge élevées les sommes réclamées par la requérante au titre des frais et dépens, d’autant qu’aucune précision n’a été fournie quant au nombre d’heures de travail ou aux tarifs appliqués. Compte tenu des sommes allouées dans d’autres affaires britanniques et des montants versés par le Conseil de l’Europe dans le cadre de l’assistance judiciaire, la Cour octroie de ce chef 39 000 euros, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée. L’indemnité est
libellée en euros, à convertir en livres sterling à la date du règlement, la Cour jugeant approprié d’adopter dorénavant, en principe, l’euro comme monnaie de référence pour toutes les indemnités allouées à titre de satisfaction équitable en vertu de l’article 41 de la Convention.
C. Intérêts moratoires
124. L’indemnité étant libellée en euros, à convertir dans la monnaie nationale à la date du règlement, la Cour considère que le taux des intérêts moratoires doit refléter le choix qu’elle a fait d’adopter l’euro comme monnaie de référence. Elle juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 12 de la Convention ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 14 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention ;
5. Dit, à l’unanimité, que les constats de violation constituent en soi une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral subi par la requérante ;
6. Dit, à l’unanimité, que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, 39 000 EUR (trente-neuf mille euros) pour frais et dépens, plus toute somme pouvant être due au titre de la taxe sur la valeur ajoutée, à convertir en livres sterling à la date du règlement ;
7. Dit, par quinze voix contre deux, que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne augmenté de trois points de pourcentage à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
8. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 11 juillet 2002.
Luzius Wildhaber- Président
Paul Mahoney- Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante de M. Fischbach ;
– opinion en partie dissidente de M. Türmen ;
– opinion en partie dissidente de Mme Greve.
L.W.
P.J.M.
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE FISCHBACH
(Traduction)
Bien qu’ayant voté avec la majorité de la Cour concernant le point 7 du dispositif de l’arrêt, j’aurais préféré que la Cour fixe un taux déterminé pour les intérêts moratoires.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
DE M. LE JUGE TÜRMEN
(Traduction)
En ce qui concerne les intérêts moratoires, j’aurais préféré que la Cour fixe, au point 7 du dispositif de son arrêt, un taux déterminé.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
DE Mme LA JUGE GREVE
(Traduction)
En l’espèce, je ne partage pas le point de vue de la majorité de mes collègues concernant les intérêts moratoires.
Les juges s’accordent à reconnaître que l’euro est une monnaie de référence appropriée pour toutes les indemnités allouées au titre de l’article 41. La Cour souhaite que pareilles indemnités soient payées rapidement, et les intérêts moratoires sont censés être une incitation à cette fin, mais ils ne doivent pas revêtir un caractère punitif. Jusque-là, je n’émets aucune réserve.
En vertu de la nouvelle politique de la Cour, les indemnités sont libellées en euros à convertir dans la monnaie nationale à la date du règlement. Dans la présente affaire, il en résulte que l’indemnité accordée à la requérante perdra de sa valeur si la monnaie de son pays, la livre sterling, continue de se renforcer par rapport à l’euro. La conversion dans la monnaie nationale à la date du règlement, par opposition à une conversion à la date de l’arrêt, favorisera les requérants de la zone euro et ceux de pays dont la monnaie est en parité avec l’euro ou plus faible. Tous les autres requérants subiront une perte du fait de la nouvelle politique. A mon sens, cette démarche est contraire aux dispositions de l’article 14 combiné avec l’article 41. De surcroît, elle va à l’encontre du souhait de la Cour d’octroyer des indemnités aussi équitables que possible, c’est-à-dire de les maintenir autant que faire se peut à une valeur constante.
Ce deuxième objectif a également inspiré la modification de la pratique antérieure de la Cour qui consistait à prendre pour base de sa décision, dans chaque affaire, le taux des intérêts moratoires applicable dans l’Etat membre concerné.
La majorité tente de garantir l’équité des indemnités en appliquant le taux d’intérêt variable tout au long de la période de retard de paiement. La Cour adopte désormais le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal que pratique la Banque centrale européenne (BCE) lorsqu’elle accorde des liquidités au jour le jour à des banques commerciales, majoré de trois points. Dans de nombreux cas, comme en l’espèce, le requérant bénéficiera d’un taux inférieur à celui que la Cour a utilisé jusqu’ici, c’est-à-dire le taux d’intérêt légal applicable dans le pays concerné.
Le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal est appliqué aux intérêts payés par les banques à la BCE sur des prêts d’urgence. En d’autres termes, il s’agit d’un taux qui constitue un plafond pour le marché monétaire ; or ce taux ne présente guère, voire pas d’intérêt en pratique pour la plupart des requérants devant la Cour. En revanche, le taux des intérêts moratoires applicable dans chacun des Etats parties à la Convention reflète la situation sur le marché monétaire national concernant les intérêts à payer par les requérants, qui peuvent avoir à emprunter de l’argent en attendant le paiement des indemnités qui leur sont allouées à la suite d’un arrêt de la Cour. Aussi le taux des intérêts moratoires applicable au niveau national offre-t-il aux requérants une compensation que ne garantit pas le nouveau taux choisi par la majorité de la Cour.
Par ailleurs, j’estime qu’un requérant qui se voit allouer une indemnité doit pouvoir s’informer par lui-même du taux des intérêts moratoires applicable. Tous les requérants en Europe ne peuvent pas aisément se tenir au courant du taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal que pratique la BCE lorsqu’elle accorde aux banques des liquidités au jour le jour. Ce taux est stable depuis quelque temps mais, si besoin est, il peut être réactualisé toutes les semaines, voire tous les jours. Certes, il incombe à l’Etat de prouver qu’il a effectivement payé le requérant conformément à l’arrêt de la Cour, et au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe de vérifier que le paiement a été correctement effectué, mais il s’agit là, à mon sens, d’une procédure bureaucratique supplémentaire qui rend les choses encore plus difficiles pour les requérants. Quoi qu’il en soit, la base sur laquelle la majorité de la Cour se fonde pour fixer le nouveau taux des intérêts moratoires est sans rapport avec le taux réel applicable à un emprunt que devra peut-être contracter un requérant dans l’attente du paiement des indemnités allouées dans un arrêt. Le nouveau taux d’intérêt variable n’offre aucune compensation, et le souci d’équité relativement abstrait qui inspire ce choix ne mérite pas, à mon avis, d’appliquer une nouvelle procédure qui risque d’être bureaucratique.