AFFAIRE MARCKX c. BELGIQUE
(Requête no 6833/74)
ARRÊT
STRASBOURG
13 juin 1979
En l’affaire Marckx,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 48 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM. G. BALLADORE PALLIERI, président,
G. WIARDA,
M. ZEKIA,
P. O’DONOGHUE,
Mme H. PEDERSEN,
MM. Thór VILHJÁLMSSON,
W. GANSHOF VAN DER MEERSCH,
Sir Gerald FITZMAURICE,
Mme D. BINDSCHEDLER-ROBERT,
MM. D. EVRIGENIS,
G. LAGERGREN,
F. GÖLCÜKLÜ,
F. MATSCHER,
J. PINHEIRO FARINHA,
E. GARCÍA DE ENTERRÍA,
ainsi que de MM. M.-A. EISSEN, greffier, et H. PETZOLD, greffier adjoint,
Après avoir délibéré en chambre du conseil les 25 et 26 octobre 1978, puis du 24 au 27 avril 1979,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire Marckx a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission »). A son origine se trouve une requête dirigée contre le Royaume de Belgique et dont Mme Paula Marckx (« la première requérante »), agissant pour son propre compte et pour celui de sa fille mineure Alexandra (« la seconde requérante »), avait saisi la Commission le 29 mars 1974 en vertu de l’article 25 (art. 25) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La demande de la Commission, qui s’accompagnait du rapport prévu à l’article 31 (art. 31) de la Convention, a été déposée au greffe de la Cour le 10 mars 1978, dans le délai de trois mois institué par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47). Elle renvoyait aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) et à la déclaration par laquelle le Royaume de Belgique a reconnu la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision de celle-ci sur le point de savoir si la législation belge litigieuse et la situation juridique qui en découle pour les requérantes cadrent ou non avec la Convention, en particulier ses articles 8 et 14 (art. 8, art. 14), et avec l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1).
3. Le 11 mars 1978, le président de la Cour a procédé, en présence du greffier adjoint, au tirage au sort des noms de cinq des sept juges appelés à former la Chambre compétente, M. W. Ganshof van der Meersch, juge élu de nationalité belge, et M. G. Balladore Pallieri, président de la Cour, siégeant d’office aux termes des articles 43 (art. 43) de la Convention et 21 par. 3 b) du règlement respectivement. Les cinq juges ainsi désignés étaient M. J. Cremona, M. P. O’Donoghue, Mme D. Bindschedler-Robert, M. D. Evrigenis et M. F. Matscher (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
En application de l’article 21 par. 5 du règlement, M. Balladore Pallieri a assumé la présidence de la Chambre.
4. Le 13 mars 1978, la Chambre a décidé, en vertu de l’article 48 du règlement, de se dessaisir, avec effet immédiat, au profit de la Cour plénière, « considérant que l’affaire soulev(ait) des questions graves qui touch(aient) à l’interprétation de la Convention (…) ».
5. Le président de la Cour a recueilli par l’intermédiaire du greffier adjoint l’opinion de l’agent du gouvernement belge (« le Gouvernement »), de même que celle des délégués de la Commission, au sujet de la procédure à suivre. Par une ordonnance du 3 mai 1978, il a décidé que l’agent aurait jusqu’au 3 juillet 1978 pour déposer un mémoire et que les délégués pourraient y répondre par écrit dans un délai de deux mois à compter de la date à laquelle le greffier le leur aurait communiqué.
Le mémoire du Gouvernement est arrivé au greffe le 3 juillet 1978.
Le 13 juillet 1978, le secrétaire de la Commission a informé le greffier adjoint que les délégués n’entendaient pas en présenter un de leur côté mais se réservaient de développer leurs vues lors des audiences. Par la même occasion, il lui a donné connaissance des observations de Mme Van Look, conseil des requérantes, sur le rapport de la Commission.
6. Par une ordonnance du 14 septembre 1978, le président a fixé au 24 octobre la date d’ouverture de la procédure orale, après avoir consulté l’agent du Gouvernement et les délégués de la Commission par l’intermédiaire du greffier adjoint.
7. Les débats se sont déroulés en public le 24 octobre 1978, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. Auparavant, la Cour avait tenu au début de la matinée une brève réunion consacrée à leur préparation.
Ont comparu:
– pour le Gouvernement:
M. J. NISET, conseiller juridique
au ministère de la justice, agent,
Me G. VAN HECKE, avocat
à la Cour de cassation, conseil,
M. P. VAN LANGENAEKEN, directeur général
au ministère de la justice, conseiller,
– pour la Commission:
M. C.A. NØRGAARD, délégué principal,
MM. J. CUSTERS et N. KLECKER, délégués,
Mme L. VAN LOOK, conseil des requérantes
devant la Commission, assistant les délégués en vertu de
l’article 29 par. 1, deuxième phrase, du règlement de la Cour.
La Cour a ouï en leurs déclarations, ainsi qu’en leurs réponses aux questions de plusieurs juges, M. Nørgaard, M. Custers et Mme Van Look pour la Commission, Me van Hecke pour le Gouvernement.
FAITS
A. Les circonstances de l’espèce
8. Alexandra Marckx, née le 16 octobre 1973 à Wilrijk, près d’Anvers, est la fille de Paula Marckx, journaliste belge célibataire.
Sa mère déclara régulièrement la naissance à l’officier d’état civil de Wilrijk. Celui-ci en avisa le juge de paix ainsi que l’article 57 bis du code civil belge (« le code civil ») le prescrit dans le cas d’un enfant « naturel ».
9. Le 26 octobre 1973, le juge de paix du premier canton d’Anvers convoqua Paula Marckx (article 405) afin qu’elle lui fournît les renseignements nécessaires à l’organisation de la tutelle d’Alexandra; à cette occasion, il lui signala les formes possibles et les conséquences juridiques d’une reconnaissance éventuelle de sa fille (paragraphe 14 ci-dessous). Il attira aussi son attention sur certaines dispositions du code civil, dont l’article 756, concernant les successions « irrégulières ».
10. Le 29 octobre 1973, Paula Marckx reconnut son enfant en vertu de l’article 334 du code. Elle devint ainsi de plein droit sa tutrice (article 396 bis); le conseil de famille, présidé par le juge de paix et où siégeaient la soeur et d’autres parents de Paula Marckx, avait compétence pour prendre dans l’intérêt d’Alexandra différentes mesures prévues par la loi.
11. Le 30 octobre 1974, Paula Marckx adopta sa fille en application de l’article 349 du code civil. La procédure se déroula selon les articles 350 à 356; elle comporta des enquêtes et entraîna des frais. Elle s’acheva, le 18 avril 1975, par un jugement d’homologation qui rétroagit au jour de l’acte d’adoption, soit au 30 octobre 1974.
12. Lors de la saisine de la Commission Mme Paula Marckx avait notamment pour famille, outre Alexandra, sa propre mère, Mme Victorine Libot, décédée en août 1974, et une soeur, Mme Blanche Marckx.
13. Les requérantes se plaignent des clauses du code civil relatives au mode d’établissement de la filiation maternelle « naturelle » comme aux effets de cet établissement quant à l’étendue de la famille et aux droits patrimoniaux de l’enfant et de la mère. Elles dénoncent aussi la nécessité, pour celle-ci, d’adopter celui-là si elle veut en accroître les droits.
B. La législation en vigueur
1) Établissement de la filiation maternelle « naturelle »
14. En droit belge, aucun lien de filiation entre la mère célibataire et son enfant ne résulte de l’accouchement à lui seul: tandis que l’acte de naissance inscrit au registre de l’état civil suffit à prouver la filiation maternelle des enfants d’une femme mariée (article 319 du code civil), celle d’un enfant « naturel » s’établit au moyen soit d’une reconnaissance volontaire par la mère, soit d’une action en recherche de maternité.
L’enfant « naturel » non reconnu porte cependant le nom de sa mère, lequel doit figurer dans l’acte de naissance (article 57). La désignation de son tuteur incombe au conseil de famille, présidé par le juge de paix.
Aux termes de l’article 334, la reconnaissance « sera faite par un acte authentique, lorsqu’elle ne l’aura pas été dans (l’)acte de naissance ». Elle revêt un caractère déclaratif et non attributif: elle ne crée pas l’état de l’enfant, mais le constate, et rétroagit jusqu’au jour de la naissance. Elle n’implique pourtant pas nécessairement que son auteur soit la mère réelle de l’enfant; en revanche, tout intéressé peut la contester comme contraire à la vérité (article 339). Beaucoup de mères célibataires – environ 25% selon le Gouvernement, chiffre jugé exagéré par les requérantes – ne reconnaissent pas leur enfant.
Quant à l’action en recherche de maternité, elle peut être intentée par l’enfant dans un délai de cinq ans à compter de sa majorité ou, pendant sa minorité, par son représentant légal avec l’accord du conseil de famille (articles 341a-341c du code civil).
2) Effets de l’établissement de la filiation maternelle
15. L’établissement de la filiation maternelle « naturelle » a des effets restreints en ce qui concerne tant l’étendue de la famille que les droits de l’enfant et de sa mère en matière de successions et de libéralités.
a) Étendue de la famille
16. Pour la filiation maternelle « naturelle », le législateur belge n’utilise pas les notions de « famille » et « parent ». Même une fois établie, elle ne produit en principe de lien juridique qu’avec la mère. L’enfant n’entre pas dans la famille de celle-ci. La loi l’en écarte dans le domaine des successions ab intestat (paragraphe 17 ci-dessous). En outre, s’il a perdu ses auteurs ou s’ils se trouvent empêchés de manifester leur volonté, il ne peut se marier, avant l’âge de vingt et un ans révolus, sans le consentement de son tuteur (article 159 du code civil) et non, comme pour un enfant « légitime », de ses aïeuls et aïeules (article 150); la loi n’institue expressément entre eux et lui aucune obligation alimentaire, etc. Toutefois, certains textes ménagent des exceptions, par exemple pour les empêchements au mariage (articles 161 et 162). D’après un arrêt de la Cour de cassation de Belgique, du 22 septembre 1966 (Pasicrisie I, 1967, pp. 78-79), ils « donnent aux liens unissant l’enfant naturel et ses grands-parents une consistance légale, qui repose sur les relations d’affection, de respect et de dévouement, dues à la communauté de sang; (…) celle-ci crée chez les ascendants l’obligation de s’intéresser à leurs descendants et comporte pour eux comme corollaire, dès lors que la loi ne l’exclut pas, le droit de les connaître, de les protéger et d’exercer sur eux l’influence que l’affection et le dévouement leur dictent ». La Cour de cassation en a déduit un droit de visite au profit des grands-parents.
b) Droits de l’enfant né hors mariage et de sa mère en matière de successions et de libéralités
17. L’enfant « naturel » reconnu jouit de droits successoraux inférieurs à ceux d’un enfant « légitime ». Ainsi qu’il ressort des articles 338, 724, 756 à 758, 760, 761, 769 à 773 et 913 du code civil, il n’a pas, dans la succession ab intestat de son auteur, la qualité d’héritier, mais uniquement celle de « successeur irrégulier »: il doit demander son envoi en possession. Les biens de sa mère décédée ne lui échoient en entier que si elle ne laisse pas de parents au degré successible (article 758); sinon, ses droits portent au maximum – à savoir en l’absence de descendants, ascendants, frères ou soeurs de sa mère – sur les trois quarts de la portion héréditaire qui lui serait revenue s’il eût été « légitime » (article 757). Sa mère peut en outre, de son vivant, réduire cette part de moitié. Enfin, l’article 756 refuse à l’enfant « naturel » toute vocation successorale à l’égard des parents de sa mère.
18. De son côté, l’article 908 désavantage les enfants « naturels » reconnus en ce qui concerne les libéralités: ils « ne pourront, par donation entre vifs ou par testament, rien recevoir au-delà de ce qui leur est accordé au titre ‘Des successions’. »
Réciproquement, la mère d’un tel enfant ne peut disposer en sa faveur que d’une fraction de ses biens, sauf à défaut de parents au degré successible. En revanche, elle peut les lui donner ou léguer en entier, pour peu qu’il n’existe pas d’héritiers réservataires, si la filiation n’est pas établie. Elle se trouve donc en face d’une alternative: le reconnaître et perdre la possibilité de lui laisser la totalité de son patrimoine; renoncer à nouer avec lui un lien familial de caractère juridique, afin de conserver cette possibilité comme envers un étranger.
3) Adoption des enfants « naturels » par leur mère
19. Si la mère d’un enfant « naturel » reconnu reste célibataire, un unique moyen s’offre à elle pour en améliorer le statut: l’adoption « simple », dont en pareil cas l’article 345 par. 2, alinéa 2, du code civil assouplit les conditions d’âge. L’adopté acquiert sur la succession de l’adoptante les droits d’un enfant « légitime », mais il n’a contrairement à celui-ci aucune vocation successorale à l’égard des parents de sa mère (article 365).
Seules la légitimation (articles 331-333) et la légitimation par adoption (articles 368-370) assimilent pleinement l’enfant « naturel » à un enfant « légitime »; elles présupposent l’une et l’autre le mariage de la mère.
C. Le projet de loi déposé devant le Sénat le 15 février 1978
20. La Belgique a signé la Convention de Bruxelles du 12 septembre 1962 sur « l’établissement de la filiation maternelle des enfants naturels », élaborée par la Commission internationale de l’État Civil et entrée en vigueur le 23 avril 1964; elle ne l’a pas encore ratifiée. Elle n’a pas davantage ratifié jusqu’ici, ni même signé, la Convention du 15 octobre 1975 « sur le statut juridique des enfants nés hors mariage », conclue au sein du Conseil de l’Europe et entrée en vigueur le 11 août 1978. Ces deux instruments se fondent sur le principe « mater semper certa est »; le second règle aussi des questions telles que l’obligation d’entretien, l’autorité parentale et les droits successoraux.
21. Cependant, le gouvernement belge a saisi le Sénat, le 15 février 1978, d’un projet de loi dont il a fait état devant la Cour dans son mémoire du 3 juillet 1978, puis au cours de l’audience du 24 octobre. L’exposé des motifs, qui se réfère entre autres aux conventions susmentionnées de 1962 et 1975, précise que le projet « tend à instaurer une égalité de droit entre tous les enfants ». En particulier, la filiation maternelle se trouverait établie dès que le nom de la mère figurerait dans l’acte de naissance, ce qui introduirait dans la législation belge le principe « mater semper certa est ». La reconnaissance par la mère célibataire ne serait donc plus nécessaire, sauf en l’absence de pareille mention. En outre, le code civil accorderait aux enfants nés hors mariage des droits identiques à ceux dont les enfants issus d’un mariage jouissent à l’heure actuelle en matière de successions et de libéralités.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
22. Devant la Commission, les requérantes ont allégué en substance:
– qu’en sa qualité d’enfant « naturelle » Alexandra Marckx est victime, de par certaines prescriptions du code civil belge, d’une « capitis deminutio » incompatible avec les articles 3 et 8 de la Convention (art. 3, art. 8);
– que cette « capitis deminutio » enfreint aussi lesdits articles (art. 3, art. 8) dans le chef de Paula Marckx;
– qu’il existe entre enfants « naturels » et enfants « légitimes », comme entre mères célibataires et mères mariées, des discriminations contraires à l’article 14 combiné avec l’article 8 (art. 14+8);
– que la possibilité de la reconnaissance d’un enfant « naturel » par n’importe quel homme, même s’il n’est pas le père, se heurte aux articles 3, 8 et 14 (art. 3, art. 8, art. 14);
– qu’il y a violation de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) en ce que la mère non mariée ne jouit pas de la liberté de disposer de ses biens en faveur de son enfant.
23. Par une décision partielle du 16 mars 1975, la Commission a déclaré irrecevable l’avant-dernier de ces griefs. Le 29 septembre 1975, elle a retenu la requête pour le surplus; elle a résolu en outre de prendre d’office en considération l’article 12 (art. 12) de la Convention.
Dans son rapport du 10 décembre 1977, elle formule l’avis:
– par dix voix contre quatre, « que la situation » incriminée « constitue dans le chef de l’enfant naturel une violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention » en ce qui concerne le « principe de la reconnaissance et (la) procédure de reconnaissance » d’une part, les « effets » de celle-ci d’autre part;
– par neuf voix contre quatre, avec une abstention, que l’adoption « simple » d’Alexandra par sa mère n’y « a pas remédié » car elle « maintient une restriction illégitime de la notion de vie familiale », de sorte que « la situation incriminée constitue, dans le chef des requérantes, une violation de l’article 8 (art. 8) »;
– par douze voix et deux abstentions, « que la législation telle qu’elle est appliquée constitue dans le chef des requérantes une violation des articles 8 et 14 (art. 14+8) combinés »;
– par neuf voix contre six, « que la législation belge telle qu’elle est appliquée porte atteinte à l’article ler du Protocole no 1 combiné avec l’article 14 (art. 14+P1-1) de la Convention » dans le chef de la première requérante, mais non de la seconde;
– qu’il n’est « pas nécessaire » d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 3 (art. 3) de la Convention;
– à l’unanimité, que « l’article 12 (art. 12) n’entre pas en ligne de compte ».
Le rapport renferme une opinion séparée.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
24. À l’audience du 24 octobre 1978, le Gouvernement a confirmé les conclusions figurant dans son mémoire, à savoir:
« Plaise à la Cour de décider que les faits relatés par la Commission dans son rapport ne révèlent pas de la part de l’État belge, dans le cas des requérantes Paula et Alexandra Marckx, une violation des obligations imposées par la Convention. »
De leur côté, les délégués de la Commission ont conclu à l’audience:
« Plaise à la Cour de dire si la législation belge incriminée constitue, dans le chef des requérantes, une violation des droits qui leur sont reconnus par l’article 8 (art. 8) de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) considérés isolément ou en liaison avec l’article 14 (art. 14+8, art. 14+P1-1) de la Convention. »
EN DROIT
I. SUR LE MOYEN PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
25. D’après les requérantes, l’application des clauses du code civil relatives aux enfants nés hors mariage et aux mères célibataires enfreint dans leur chef les articles 3, 8, 12 et 14 (art. 3, art. 8, art. 12, art. 14) de la Convention ainsi que l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1).
26. Le Gouvernement leur oppose d’abord sinon une véritable exception d’incompétence ou d’irrecevabilité, du moins un moyen préliminaire: selon lui, elles soulèvent des problèmes essentiellement théoriques dans leur cas. Par exemple, l’enfant Alexandra Marckx n’aurait pas souffert de ce que l’établissement de sa filiation maternelle n’a pas eu lieu dès sa naissance (16 octobre 1973), mais seulement treize jours plus tard, au moment de sa reconnaissance, car à l’époque elle n’était pas consciente des circonstances de sa venue au monde. En outre sa mère, Paula Marckx, aurait agi de sa propre initiative, et non sous la contrainte, en la reconnaissant (29 octobre 1973) puis en l’adoptant (30 octobre 1974). De surcroît, rien ne montrerait que dans l’intervalle d’un an et un jour entre ces deux dates elle ait désiré tester, ou procéder à une donation, en faveur de sa fille au-delà des limites fixées par l’article 908 code civil. Quant aux frais exposés pour l’adoption, elle aurait pu les éviter dans une très large mesure. Enfin, depuis le 30 octobre 1974 Alexandra se trouverait à l’égard de sa mère dans la même situation qu’un enfant « légitime ». Bref, les intéressées oublieraient que la Cour n’a pas à statuer in abstracto sur la compatibilité de certaines règles de droit avec la Convention (arrêt Golder du 21 février 1975, série A no 18, p. 19, par. 39).
La Commission répond qu’elle n’a pas examiné in abstracto la législation incriminée, car les requérantes s’appuient sur des faits précis et concrets.
27. La Cour ne souscrit pas à la thèse du Gouvernement. L’article 25 (art. 25) de la Convention habilite les particuliers à soutenir qu’une loi viole leurs droits par elle-même, en l’absence d’acte individuel d’exécution, s’ils risquent d’en subir directement les effets (cf., mutatis mutandis, l’arrêt Klass et autres, du 6 septembre 1978, série A no 28, pp. 17-18, par. 33). Telle est bien l’attitude des requérantes: elles s’en prennent à plusieurs articles du code civil qui s’appliquaient ou s’appliquent à elles automatiquement. En les dénonçant comme contraires à la Convention et au Protocole no 1 (P1), elles n’invitent pas la Cour à exercer un contrôle abstrait de normes, incompatible avec l’article 25 (art. 25) (cf., en sus des deux arrêts précités, l’arrêt De Becker du 27 mars 1962, série A no 4, p. 26 in fine, et l’arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 10 mars 1972, série A no 14, p. 10, par. 22): elles s’attaquent à une situation légale, celle des mères célibataires et des enfants nés hors mariage, qui les touche personnellement.
Le Gouvernement paraît en somme considérer que cette situation ne leur cause pas ou guère de dommage. A ce sujet, la Cour rappelle que la question de l’existence d’un préjudice ne relève pas de l’article 25 (art. 25) qui, par « victime », désigne « la personne directement concernée par l’acte ou omission litigieux » (arrêt De Wilde, Ooms et Versyp précité, p. 11, paras. 23-24; cf. aussi les arrêts Engel et autres, des 8 juin et 23 novembre 1976, série A no 22, p. 37, par. 89, et p. 69, par. 11).
Paula et Alexandra Marckx peuvent donc « se prétendre » victimes des manquements dont elles se plaignent. Pour savoir si elles le sont réellement, il faut étudier au fond chacun de leurs griefs.
II. SUR LE FOND
28. Les intéressées s’appuient pour l’essentiel sur les articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention. Sans négliger les autres dispositions invoquées par elles, la Cour a donc examiné surtout sous l’angle de ces deux articles (art. 8, art. 14) les trois aspects du problème dont l’a saisie la Commission: mode d’établissement de la filiation, étendue de la famille de l’enfant, droits patrimoniaux de ce dernier et de sa mère.
29. L’article 8 (art. 8) de la Convention se lit ainsi:
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
30. La Cour se trouve amenée en l’espèce à préciser le sens et la portée des mots « respect de (la) vie privée et familiale », ce dont elle n’a guère eu l’occasion jusqu’ici (arrêt du 23 juillet 1968 en l’affaire « linguistique belge », série A no 6, pp. 32-33, par. 7; arrêt Klass et autres, du 6 septembre 1978, série A no 28, p. 21, par. 41).
31. La première question à trancher consiste à savoir si le lien naturel entre Paula et Alexandra Marckx a donné lieu à une vie familiale protégée par l’article 8 (art. 8).
En garantissant le droit au respect de la vie familiale, l’article 8 (art. 8) présuppose l’existence d’une famille. La Cour marque son plein accord avec la jurisprudence constante de la Commission sur un point capital: l’article 8 (art. 8) ne distingue pas entre famille « légitime » et famille « naturelle ». Pareille distinction se heurterait aux mots « toute personne »; l’article 14 (art. 14) le confirme en prohibant, dans la jouissance des droits et libertés consacrés par la Convention, les discriminations fondées sur « la naissance ». La Cour note au surplus que le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe voit dans la mère seule et son enfant une famille parmi les autres (résolution (70) 15 du 15 mai 1970 sur la protection sociale des mères célibataires et de leurs enfants, par. I-10, par. II-5, etc.).
L’article 8 (art. 8) vaut donc pour la « vie familiale » de la famille « naturelle » comme de la famille « légitime ». D’autre part, il n’est pas contesté que Paula Marckx a pris en charge sa fille Alexandra dès sa naissance et n’a cessé de s’en occuper, de sorte qu’il a existé et existe entre elles une vie familiale effective.
Il reste à rechercher ce que comportait, pour le législateur belge, le « respect » de cette vie familiale dans chacun des domaines couverts par la requête.
En proclamant par son paragraphe 1 le droit au respect de la vie familiale, l’article 8 (art. 8-1) signifie d’abord que l’État ne peut s’immiscer dans l’exercice de ce droit, sauf sous les strictes conditions énoncées au paragraphe 2 (art. 8-2). Ainsi que la Cour l’a relevé en l’affaire « linguistique belge », il a « essentiellement » pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics (arrêt du 23 juillet 1968, série A no 6, p. 33, par. 7). Il ne se contente pourtant pas d’astreindre l’État à s’abstenir de pareilles ingérences: à cet engagement plutôt négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie familiale.
Il en résulte notamment que l’État, en fixant dans son ordre juridique interne le régime applicable à certains liens de famille comme ceux de la mère célibataire avec son enfant, doit agir de manière à permettre aux intéressés de mener une vie familiale normale. Tel que le conçoit l’article 8 (art. 8), le respect de la vie familiale implique en particulier, aux yeux de la Cour, l’existence en droit national d’une protection juridique rendant possible dès la naissance l’intégration de l’enfant dans sa famille. Divers moyens s’offrent en la matière au choix de l’État, mais une législation ne répondant pas à cet impératif enfreint le paragraphe 1 de l’article 8 (art. 8-1) sans qu’il y ait lieu de l’examiner sous l’angle du paragraphe 2 (art. 8-2).
L’article 8 (art. 8) entrant donc en ligne de compte en l’espèce, il incombe à la Cour d’étudier en détail chacun des griefs des requérantes sous l’angle de cette disposition.
32. Aux termes de l’article 14 (art. 14),
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
Comme il ressort de la jurisprudence de la Cour, bien que l’article 14 (art. 14) n’ait pas d’existence indépendante il peut jouer un important rôle autonome en complétant les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles: dans la jouissance des droits et libertés qu’elles reconnaissent, il protège contre toute discrimination les individus placés dans des situations analogues. Enfreint donc l’article 14 (art. 14), combiné avec l’article de la Convention ou des Protocoles consacrant tel droit ou liberté, une mesure conforme en elle-même aux exigences du second mais revêtant un caractère discriminatoire incompatible avec le premier. Tout se passe comme si l’article 14 (art. 14) faisait partie intégrante de chacune des dispositions garantissant des droits et libertés (arrêt du 23 juillet 1968 en l’affaire « linguistique belge », série A no 6, pp. 33-34, par. 9; arrêt Syndicat national de la police belge, du 27 octobre 1975, série A no 19, p. 19, par. 44).
Dès lors, et puisque l’article 8 (art. 8) entre en ligne de compte en l’espèce (paragraphe 31 ci-dessus), il y a lieu de prendre aussi en considération l’article 14 (art. 14+8) combiné avec lui.
33. Selon la jurisprudence constante de la Cour, une distinction se révèle discriminatoire si elle « manque de justification objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou si fait défaut un « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (cf. notamment l’arrêt précité du 23 juillet 1968, p. 34, par. 10).
34. En agissant de manière à permettre le développement normal de la vie familiale d’une mère célibataire et de son enfant (paragraphe 31 ci-dessus), l’État doit se garder de toute discrimination fondée sur la naissance: ainsi le veut l’article 14 combiné avec l’article 8 (art. 14+8).
A. Sur le mode d’établissement de la filiation maternelle d’Alexandra Marckx
35. En droit belge, l’établissement de la filiation maternelle « naturelle » ne résulte pas du seul fait de l’accouchement, ni même de la mention – que l’article 57 du code civil rend obligatoire – du nom de la mère dans l’acte de naissance; les articles 334 et 341a exigent une reconnaissance volontaire ou déclaration judiciaire de maternité. En revanche, d’après l’article 319 l’acte de naissance inscrit au registre de l’état civil suffit à prouver la filiation de l’enfant d’une femme mariée (paragraphe 14 ci-dessus).
Pour les requérantes, ce système enfreint à leur égard l’article 8 (art. 8) de la Convention, considéré isolément et combiné avec l’article 14 (art. 14+8). Le Gouvernement le conteste; quant à la Commission, elle aperçoit une violation de l’article 8 (art. 8), isolément et combiné avec l’article 14 (art. 14+8), dans le chef d’Alexandra, et de l’article 14, combiné avec l’article 8 (art. 14+8), dans le chef de Paula Marckx.
1. Sur la violation alléguée de l’article 8 (art. 8) de la Convention, considéré isolément
36. Paula Marckx n’a pu établir la filiation d’Alexandra que par le moyen fourni par l’article 334 du code civil: la reconnaissance. Cette dernière produit un effet déclaratif et non attributif: elle ne crée pas l’état de l’enfant, mais le constate; irrévocable, elle rétroagit jusqu’à la date de la venue au monde. En outre, la procédure à suivre ne présente guère de difficultés: la déclaration peut revêtir la forme d’un acte notarié, mais aussi s’ajouter, à tout moment et sans frais, à l’inscription de la naissance au registre de l’état civil (paragraphe 14 ci-dessus).
Cependant, la nécessité de recourir à un tel expédient dérivait d’un refus de consacrer pleinement la maternité de Paula Marckx dès la naissance. De plus, la mère célibataire se trouve en Belgique devant une alternative: si elle reconnaît son enfant (dans l’hypothèse où elle en a le désir), elle le lésera du même coup puisqu’elle se verra limitée dans sa capacité de lui donner ou léguer ses biens; si elle souhaite conserver la possibilité de disposer en sa faveur comme elle l’entend, elle devra renoncer à nouer avec lui un lien familial de caractère juridique (paragraphe 18 ci-dessus). Assurément cette possibilité, qui aujourd’hui s’offre à elle en l’absence de reconnaissance, disparaîtrait entièrement d’après le code civil en vigueur (article 908) si l’indication du nom de la mère dans l’acte de naissance prouvait à elle seule, comme le voudraient les requérantes, la filiation maternelle de tout enfant « naturel ». Néanmoins, le dilemme existant pour l’heure ne cadre pas avec le « respect » de la vie familiale; il contrecarre et entrave le développement normal de celle-ci (paragraphe 31 ci-dessus). De surcroît, il ressort des paragraphes 60 à 65 ci-dessous que les conséquences patrimoniales désavantageuses de la reconnaissance se heurtent en soi à l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8 (art. 14+8) ainsi qu’avec l’article 1 du Protocole no 1 (art. 14+P1-1).
La Cour en arrive de la sorte à relever une violation de l’article 8 (art. 8), considéré isolément, dans le chef de la première requérante.
37. Quant à Alexandra Marckx, la législation belge lui ouvrait une seule voie pour établir sa filiation maternelle: la recherche de maternité (articles 341a-341c du code civil). Si le jugement qui déclare la filiation « naturelle » déploie les mêmes effets que la reconnaissance volontaire, la procédure applicable est, par la nature des choses, beaucoup plus complexe. Sans parler des conditions de preuve à remplir, le représentant légal de l’enfant mineur a besoin de l’accord du conseil de famille pour exercer, à supposer qu’il le désire, l’action en réclamation d’état; l’enfant lui-même ne peut intenter celle-ci qu’après sa majorité (paragraphe 14 ci-dessus). La recherche de maternité risque donc de prendre bien du temps et l’enfant de rester en droit séparé de sa mère dans l’intervalle. Ce système a entraîné un manque de respect pour la vie familiale d’Alexandra Marckx qui a été juridiquement sans mère du 16 au 29 octobre 1973. Partant, il y a eu aussi violation de l’article 8 (art. 8) dans le chef de la seconde requérante en dépit de la brièveté de cette période.
2. Sur la violation alléguée de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8 (art. 14+8)
38. Il incombe à la Cour de déterminer en outre si les requérantes ou l’une d’elles ont été victimes d’une discrimination contraire à l’article 14, combiné avec l’article 8 (art. 14+8), quant au mode d’établissement de la filiation maternelle d’Alexandra.
39. Le Gouvernement invoque la différence de situation entre mère célibataire et mère mariée: alors que cette dernière et son époux « contractent ensemble (…) l’obligation de nourrir, entretenir et élever leurs enfants » (article 203 du code civil), il n’y aurait pas de certitude que la mère célibataire consente à supporter seule la charge de la maternité. En lui donnant la liberté de choisir entre reconnaître son enfant ou s’en désintéresser, la loi s’inspirerait du souci de le protéger: il serait dangereux de le soumettre à la garde et l’autorité d’une personne qui n’aurait nullement exprimé le désir de s’occuper de lui. Beaucoup de mères célibataires ne reconnaîtraient pas leur enfant (paragraphe 14 ci-dessus).
Aux yeux de la Cour, la circonstance que certaines mères célibataires, à l’opposé de Paula Marckx, ne veulent pas prendre soin de leur enfant ne saurait justifier la règle de droit belge subordonnant à une reconnaissance volontaire ou déclaration judiciaire l’établissement de leur maternité. Il ne s’agit pas là, en effet, d’une attitude générale caractérisant les rapports de la mère célibataire avec son enfant; le Gouvernement ne le prétend du reste pas et les chiffres qu’il avance ne le prouvent point. Comme le souligne la Commission, une mère mariée peut parfois elle aussi ne pas souhaiter élever son enfant, et pourtant la naissance suffit à créer à son égard le lien juridique de filiation.
D’autre part, l’enfant « naturel » n’a pas moins intérêt que l’enfant « légitime » à la constatation de ce lien. Or il risque de rester sans mère au regard du droit belge. Une seule ressource s’offre à lui en l’absence de reconnaissance volontaire, la recherche de maternité (articles 341a-341c du code civil, paragraphe 14 ci-dessus). Pareille action existe également pour l’enfant d’une femme mariée (articles 326-330), mais dans l’immense majorité des cas les mentions de l’acte de naissance (article 319) ou, à défaut, une possession d’état constante (article 320) le dispensent de l’exercer.
40. Le Gouvernement ne conteste pas que la législation actuelle favorise la famille traditionnelle, mais d’après lui elle a pour but d’en assurer le plein épanouissement et se fonde en cela sur des motifs objectifs et raisonnables touchant à la morale et à l’ordre public.
La Cour reconnaît qu’il est en soi légitime, voire méritoire de soutenir et encourager la famille traditionnelle. Encore faut-il ne pas recourir à cette fin à des mesures destinées ou aboutissant à léser, comme en l’occurrence, la famille « naturelle »; les membres de la seconde jouissent des garanties de l’article 8 (art. 8) à l’égal de ceux de la première.
41. Le Gouvernement concède que la législation en cause peut paraître critiquable; il plaide cependant que le problème d’une réforme n’a surgi que plusieurs années après l’entrée en vigueur de la Convention européenne des Droits de l’Homme à l’égard de la Belgique (14 juin 1955), avec l’adoption de la Convention de Bruxelles du 12 septembre 1962 sur « l’établissement de la filiation maternelle des enfants naturels » (paragraphe 20 ci-dessus).
Assurément, distinguer en ce domaine entre famille « naturelle » et famille « légitime » passait pour licite et normal dans beaucoup de pays européens à l’époque où fut rédigée la Convention du 4 novembre 1950. La Cour rappelle pourtant que cette dernière doit s’interpréter à la lumière des conditions d’aujourd’hui (arrêt Tyrer du 25 avril 1978, série A no 26, p. 15, par. 31). En l’espèce, elle ne peut pas ne pas être frappée par un phénomène: le droit interne de la grande majorité des États membres du Conseil de l’Europe a évolué et continue d’évoluer, corrélativement avec les instruments internationaux pertinents, vers la consécration juridique intégrale de l’adage « mater semper certa est ».
A la vérité, des dix États qui ont élaboré la Convention de Bruxelles huit seulement jusqu’ici l’ont signée et quatre ratifiée. Quant à la Convention européenne du 15 octobre 1975 « sur le statut juridique des enfants nés hors mariage », elle n’a été signé pour le moment que par dix et ratifiée par quatre membres du Conseil de l’Europe. En outre, son article 14 par. 1 autorise tout État à formuler – au maximum – trois réserves dont l’une pourrait, en théorie, porter précisément sur le mode d’établissement de la filiation maternelle naturelle (article 2).
On ne saurait cependant invoquer cet état de choses à l’encontre de l’évolution constatée plus haut. Les deux conventions se trouvent en vigueur et rien ne permet d’attribuer le nombre encore limité des États contractants à un refus de reconnaître l’égalité entre enfants « naturels » et « légitimes » sur le point considéré. En réalité, l’existence de ces deux traités dénote en la matière une communauté de vues certaine entre les sociétés modernes.
L’exposé des motifs du projet de loi dont le gouvernement belge a saisi le Sénat le 15 février 1978 (paragraphe 21 ci-dessus) illustre cette évolution des normes et des idées. Il signale entre autres que « ces dernières années, plusieurs pays de l’Europe occidentale, parmi lesquels la République fédérale d’Allemagne, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, la France, l’Italie et la Suisse, ont adopté une législation nouvelle, bouleversant l’économie traditionnelle du droit de la filiation et instaurant une égalité quasi complète entre les enfants légitimes et les enfants naturels ». Il relève en outre que « le souci de supprimer toute discrimination et de bannir les inégalités fondées sur la naissance se retrouve (…) dans les travaux de diverses institutions internationales ». Quant à la Belgique même, l’exposé précité souligne que la différence de traitement entre les citoyens belges selon que leur filiation est établie dans ou hors les liens du mariage, s’analyse en « une exception flagrante » au principe fondamental de l’égalité de tous devant la loi (article 6 de la Constitution). Il ajoute que « les juristes et l’opinion publique sont de plus en plus convaincus qu’il y a lieu de mettre fin à la discrimination » à l’égard des enfants « naturels ».
42. Le Gouvernement soutient enfin que l’introduction de la règle « mater semper certa est » devrait s’accompagner, comme le prévoit le projet de loi de 1978, d’une refonte des textes relatifs à la recherche de paternité, sans quoi la mère célibataire subirait un accroissement unilatéral considérable de ses charges. Il s’agirait donc d’un problème d’ensemble qu’il serait dangereux de ne pas résoudre en entier.
La Cour se borne à noter qu’elle se trouve saisie de certains aspects seulement de la filiation maternelle « naturelle » en droit belge. Elle n’exclut pas qu’un arrêt constatant une violation de la Convention sur tel d’entre eux puisse rendre souhaitable ou nécessaire une réforme législative sur d’autres points non soumis à son examen en l’espèce. Il appartient à l’État en cause, et à lui seul, de prendre les mesures qu’il estime appropriées pour assurer la cohérence et l’harmonie de son droit interne.
43. La distinction incriminée manque donc de justification objective et raisonnable. Partant, le mode d’établissement de la filiation maternelle d’Alexandra Marckx a enfreint, dans le chef des deux requérantes, l’article 14 combiné avec l’article 8 (art. 14+8).
B. Sur l’étendue juridique de la famille d’Alexandra Marckx
44. En droit belge, l’enfant « légitime » s’intègre pleinement dès sa naissance à la famille de chacun de ses auteurs. L’enfant « naturel » reconnu et même adopté, lui, demeure en principe étranger à celle des siens (paragraphe 16 ci-dessus). A la vérité, la loi ménage des exceptions que la jurisprudence récente tend à multiplier, mais elle refuse à l’enfant né hors mariage tout droit sur les biens des parents de ses père et mère (article 756 in fine du code civil), n’institue expressément entre lui et eux aucune obligation alimentaire, habilite son tuteur et non point eux à autoriser le cas échéant son mariage (article 159, à rapprocher de l’article 150), etc.
Il apparaît par conséquent qu’à certains égards Alexandra n’a jamais eu de liens juridiques avec la famille de Paula Marckx, notamment avec sa grand-mère maternelle, Mme Victorine Libot, décédée en août 1974, et sa tante, Mme Blanche Marckx (paragraphe 12 ci-dessus).
Les requérantes estiment cette situation incompatible avec l’article 8 (art. 8) de la Convention, considéré isolément et combiné avec l’article 14 (art. 14+8). Le Gouvernement le conteste; quant à la Commission, elle aperçoit un manquement aux exigences de l’article 8 (art. 8), pris isolément et combiné avec l’article 14 (art. 14+8), dans le chef d’Alexandra, et de l’article 14, combiné avec l’article 8 (art. 14+8), dans celui de Paula Marckx.
1. Sur la violation alléguée de l’article 8 (art. 8) de la Convention, considéré isolément
45. Aux yeux de la Cour, la « vie familiale » au sens de l’article 8 (art. 8) englobe pour le moins les rapports entre proches parents, lesquels peuvent y jouer un rôle considérable, par exemple entre grands-parents et petits-enfants.
Le « respect » de la vie familiale ainsi entendue implique, pour l’État, l’obligation d’agir de manière à permettre le développement normal de ces rapports (cf., mutatis mutandis, le paragraphe 31 ci-dessus). Or l’épanouissement de la vie familiale d’une mère célibataire et de son enfant reconnu par elle peut se voir entravé si le second n’entre pas dans la famille de la première et si l’établissement de la filiation ne produit d’effets qu’entre eux deux.
46. Le Gouvernement objecte que les grands-parents d’Alexandra n’étaient point parties à l’instance; de plus, il ne ressortirait pas du dossier qu’il existe ou ait existé entre eux et elle des relations effectives dont la loi belge ait contrecarré les manifestations normales.
La Cour ne souscrit pas à cette thèse. Que Mme Victorine Libot n’ait pas saisi la Commission n’empêche nullement les requérantes de dénoncer, pour leur propre compte, l’exclusion de l’une de la famille de l’autre. Du reste, rien ne prouve l’absence de relations effectives entre Alexandra et sa grand-mère jusqu’à la mort de celle-ci; en outre, l’enfant paraît en entretenir avec une tante: les renseignements recueillis à l’occasion des audiences le donnent à penser.
47. Il y a donc en la matière violation de l’article 8 (art. 8), considéré isolément, dans le chef des deux requérantes.
2. Sur la violation alléguée de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8 (art. 14+8)
48. La Cour doit encore apprécier si les requérantes, ou l’une d’elles, ont subi une discrimination enfreignant l’article 14, combiné avec l’article 8 (art. 14+8), quant à l’étendue juridique de la famille d’Alexandra. L’une des différences de traitement constatées en ce domaine entre enfants « naturels » et enfants « légitimes » concerne les successions (article 756 in fine du code civil); la Cour se prononce sur elle aux paragraphes 56 à 59 ci-dessous. Pour le surplus, le Gouvernement n’avance pas d’arguments s’ajoutant à ceux qu’il invoque sur le mode d’établissement de la filiation (paragraphes 39 à 42 ci-dessus). La Cour ne discerne aucune justification objective et raisonnable des différences de traitement dont il s’agit ici. Certes, la « paix » des familles « légitimes » peut parfois être troublée si l’enfant « naturel » entre juridiquement dans la famille de sa mère à l’égal de l’enfant issu d’un mariage, mais cette considération n’autorise pas à le priver de droits fondamentaux. La Cour renvoie en outre, mutatis mutandis, aux motifs des paragraphes 40 et 41 du présent arrêt.
La distinction litigieuse viole donc, dans le chef des deux requérantes, l’article 14 combiné avec l’article 8 (art. 14+8).
C. Sur les droits patrimoniaux invoqués par les requérantes
49. Le code civil limite, à des degrés divers, les droits de l’enfant « naturel » et de sa mère célibataire dans le domaine et des successions ab intestat et des libéralités entre vifs ou à cause de mort (paragraphes 17 et 18 ci-dessus).
D’après l’article 756 Alexandra n’a joui jusqu’à sa reconnaissance, survenue le 29 octobre 1973 au quatorzième jour de sa vie, d’aucun droit successoral sur le patrimoine de sa mère. Elle n’a pas acquis alors la qualité d’héritière présomptive de celle-ci, mais simplement de « successeur irrégulier » (articles 756-758, 760 et 773). Seule son adoption, le 30 octobre 1974, lui a conféré sur les biens de Paula Marckx les droits d’un enfant « légitime » (article 365). En outre, la seconde requérante n’a jamais eu de vocation successorale par rapport à aucun membre de la famille de la première (articles 756 et 365).
De sa reconnaissance à son adoption, Alexandra ne pouvait rien recevoir de sa mère par donation ou testament au-delà de ce que le code lui accordait en son titre « Des successions » (article 908). Cette restriction à sa capacité, comme à la capacité de disposer de Paula Marckx, n’existait pas avant le 29 octobre 1973 et a disparu le 30 octobre 1974.
En revanche, le code civil belge confère aux enfants « légitimes », dès leur naissance voire leur conception, tous les droits patrimoniaux dont il privait et prive Alexandra; quant aux femmes mariées, il ne réduit pas leur capacité de disposer comme celle de Paula Marckx.
D’après les requérantes, ce système enfreint à leur égard l’article 8 (art. 8) de la Convention, considéré isolément et combiné avec l’article 14 (art. 14+8), ainsi que l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1), considéré isolément et combiné avec l’article 14 (art. 14+P1-1), dans le cas de Paula Marckx. Le Gouvernement le conteste; quant à la Commission, elle ne décèle qu’une violation de l’article 14, combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 (art. 14+P1-1), dans le chef de Paula Marckx.
1. Sur les droits patrimoniaux invoqués par Alexandra
50. Pour ce qui est de la seconde requérante, la Cour s’est placée uniquement sur le terrain de l’article 8 (art. 8) de la Convention, considéré isolément et combiné avec l’article 14 (art. 14+8). Elle écarte en effet l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1): avec la Commission et le Gouvernement, elle constate que ce texte se borne à consacrer le droit de chacun au respect de « ses » biens, ne vaut par conséquent que pour des biens actuels et ne garantit pas le droit d’en acquérir par voie de succession ab intestat ou de libéralités. Au demeurant, les requérantes ne semblent pas l’avoir invoqué à l’appui des griefs d’Alexandra. L’article 1 du Protocole (P1-1) se révélant inapplicable, l’article 14 (art. 14) de la Convention ne saurait se combiner avec lui sur le point en question.
51. Aux yeux des requérantes, les droits patrimoniaux qu’elles revendiquent relèvent de l’article 8 (art. 8) car ils ressortissent aux droits familiaux. Le Gouvernement combat cette thèse. La Commission n’y souscrit pas davantage dans sa majorité, mais pour une minorité de six membres – le délégué principal l’a indiqué lors des audiences – les droits successoraux entre enfants et parents, ainsi qu’entre petits-enfants et grands-parents, sont si étroitement liés à la vie familiale qu’ils tombent sous l’empire de l’article 8 (art. 8).
52. La Cour se range à cette dernière opinion. Le domaine des successions – et des libéralités – entre proches parents apparaît intimement associé à la vie familiale. Celle-ci ne comprend pas uniquement des relations de caractère social, moral ou culturel, par exemple dans la sphère de l’éducation des enfants; elle englobe aussi des intérêts matériels, comme le montrent notamment les obligations alimentaires et la place attribuée à la réserve héréditaire dans l’ordre juridique interne de la majorité des États contractants. Si les droits successoraux ne s’exercent d’ordinaire qu’à la mort du de cujus, donc à un moment où la vie familiale change ou même se dissout, il n’en découle pas que nul problème les concernant ne surgisse avant le décès: la succession peut se régler et, en pratique, se règle assez souvent par testament ou avance d’hoirie; elle constitue un élément non négligeable de la vie familiale.
53. L’article 8 (art. 8) n’exige pas pour autant qu’un enfant ait droit à une certaine part de la succession de ses auteurs voire d’autres proches parents: en matière patrimoniale aussi, il laisse en principe aux États contractants le choix des moyens destinés à permettre à chacun de mener une vie familiale normale (paragraphe 31 ci-dessus) et pareil droit n’est pas indispensable à la poursuite de celle-ci. En conséquence, les limitations apportées par le code civil belge à la vocation successorale d’Alexandra Marckx ne se heurtent pas à la Convention en elles-mêmes, c’est-à-dire indépendamment du motif dont elles s’inspirent. Les libéralités appellent un raisonnement analogue.
54. La distinction établie à ces deux égards entre enfants « naturels » et enfants « légitimes » pose en revanche un problème sur le terrain des articles 14 et 8 (art. 14+8) combinés.
55. Jusqu’à son adoption (30 octobre 1974), Alexandra n’a joui envers Paula Marckx que d’une capacité de recevoir (paragraphe 49 ci-dessus) nettement inférieure à celle d’un enfant issu d’un mariage. Cette différence de traitement, à l’appui de laquelle le Gouvernement n’avance aucun argument particulier, manque de justification objective et raisonnable aux yeux de la Cour qui se réfère, mutatis mutandis, aux paragraphes 40 et 41 ci-dessus.
Le Gouvernement plaide toutefois que depuis le 30 octobre 1974 la seconde requérante possède, dans ses rapports avec la première, les droits patrimoniaux d’un enfant « légitime »; il estime dès lors superflu de s’occuper de la période antérieure.
Il s’agit là, en somme, d’un simple aspect du moyen préliminaire écarté plus haut (paragraphes 26 et 27 ci-dessus). La Cour relève en outre, avec la Commission, que la nécessité même de recourir à une adoption pour effacer ladite différence de traitement revêt un caractère discriminatoire. Comme l’ont souligné les requérantes, la technique ainsi employée en l’espèce sert d’ordinaire à établir des liens juridiques entre une personne et l’enfant d’autrui; obliger en pratique une mère célibataire à l’emprunter si elle veut améliorer la situation de sa propre fille sur le plan patrimonial revient à méconnaître le lien du sang et à utiliser l’institution à une fin qui n’est pas la sienne. La procédure à suivre se révèle, du reste, assez longue et compliquée. Surtout, l’enfant dépend entièrement de l’initiative de son auteur: il ne peut demander en justice son adoption.
56. Après comme avant le 30 octobre 1974 et contrairement à un enfant « légitime », Alexandra n’a jamais eu de vocation successorale ab intestat à l’égard de membres de la famille de Paula Marckx (paragraphe 49 ci-dessus). Là encore, la Cour n’aperçoit pas de justification objective et raisonnable.
Pour le Gouvernement, si l’adoption n’attribue en principe à l’adopté aucun droit patrimonial à l’égard de parents de l’adoptant, c’est qu’ils peuvent ne pas l’avoir approuvée. La Cour n’a pas à se prononcer sur ce point en l’occurrence puisqu’elle juge discriminatoire la nécessité, pour une mère, d’adopter son enfant (paragraphe 55 ci-dessus).
57. En ce qui concerne l’ensemble des droits patrimoniaux revendiqués par la seconde requérante, la Cour note que le projet de loi déposé devant le Sénat le 15 février 1978 (paragraphe 21 ci-dessus) préconise, au nom du principe d’égalité, « la suppression du statut d’infériorité qui, en matière successorale, caractérise le sort des enfants naturels » par rapport aux enfants issus d’un mariage.
58. Le Gouvernement affirme d’ailleurs comprendre que l’on estime indispensable d’accroître les droits successoraux de l’enfant « naturel », mais d’après lui une réforme doit s’opérer par la voie législative et sans rétroagir. Si la Cour constatait l’incompatibilité de certaines normes du droit belge avec la Convention, il en découlerait selon lui qu’elles se heurtaient à cet instrument dès son entrée en vigueur à l’égard de la Belgique (14 juin 1955). L’unique manière d’échapper à une telle conséquence consisterait à admettre que les exigences de la Convention ont augmenté entre temps et à indiquer la date précise du changement. A défaut, l’arrêt aboutirait à rendre irréguliers de nombreux partages successoraux postérieurs; les intéressés pourraient les contester devant les tribunaux car les deux actions ouvertes en la matière par le droit belge ne se prescrivent que par trente ans.
La Cour n’a pas à se livrer à un examen abstrait des textes législatifs incriminés: elle recherche si leur application aux requérantes cadre ou non avec la Convention (paragraphe 27 ci-dessus). Sans doute sa décision produira-t-elle fatalement des effets débordant les limites du cas d’espèce, d’autant que les violations relevées ont leur source immédiate dans lesdits textes et non dans des mesures individuelles d’exécution, mais elle ne saurait annuler ou abroger par elle-même les dispositions litigieuses: déclaratoire pour l’essentiel, elle laisse à l’État le choix des moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de l’obligation qui découle pour lui de l’article 53 (art. 53).
L’intérêt du Gouvernement à connaître la portée du présent arrêt dans le temps n’en demeure pas moins manifeste. Sur ce point, il y a lieu de se fonder sur deux principes généraux de droit rappelés récemment par la Cour de Justice des Communautés européennes: « les conséquences pratiques de toute décision juridictionnelle doivent être pesées avec soin », mais « on ne saurait (…) aller jusqu’à infléchir l’objectivité du droit et compromettre son application future en raison des répercussions qu’une décision de justice peut entraîner pour le passé » (8 avril 1976, Defrenne/Sabena, Recueil 1976, p. 481). La Cour européenne des Droits de l’Homme interprète la Convention à la lumière des conditions d’aujourd’hui, mais elle n’ignore pas que des différences de traitement entre enfants « naturels » et enfants « légitimes », par exemple dans le domaine patrimonial, ont durant de longues années passé pour licites et normales dans beaucoup d’États contractants (cf., mutatis mutandis, le paragraphe 41 ci-dessus). L’évolution vers l’égalité a progressé lentement et l’on semble avoir songé assez tard à invoquer la Convention pour l’accélérer. Le 22 décembre 1967 encore, la Commission rejetait en vertu de l’article 27 par. 2 (art. 27-2), et ce de plano (article 45 par. 3 a) du règlement intérieur de l’époque), une requête (no 2775/67) attaquant elle aussi les articles 757 et 908 du code civil belge; le problème ne paraît pas avoir resurgi devant elle jusqu’en 1974 (requête no 6833/74 de Paula et Alexandra Marckx). Eu égard à cet ensemble de circonstances, le principe de sécurité juridique, nécessairement inhérent au droit de la Convention comme au droit communautaire, dispense l’État belge de remettre en cause des actes ou situations juridiques antérieurs au prononcé du présent arrêt. Certains États contractants dotés d’une cour constitutionnelle connaissent d’ailleurs une solution analogue: leur droit public interne limite l’effet rétroactif des décisions de cette cour portant annulation d’une loi.
59. En résumé, Alexandra Marckx a été victime d’une violation de l’article 14, combiné avec l’article 8 (art. 14+8), du fait tant des restrictions à sa capacité de recevoir des biens de sa mère que de son absence complète de vocation successorale à l’égard de ses proches parents du côté maternel.
2. Sur les droits patrimoniaux invoqués par Paula Marckx
60. Du 29 octobre 1973 (reconnaissance) au 30 octobre 1974 (adoption), la première requérante n’a joui que d’une capacité limitée de disposer en faveur de sa fille (paragraphe 49 ci-dessus). Elle s’en plaint en s’appuyant sur les articles 8 de la Convention et 1 du Protocole no 1 (art. 8, P1-1), considérés isolément et combinés avec l’article 14 (art. 14+8, art. 14+P1-1).
a) Sur la violation alléguée de l’article 8 (art. 8) de la Convention, considéré isolément et combiné avec l’article 14 (art. 14+8)
61. L’article 8 (art. 8) de la Convention, la Cour l’a déjà noté, entre en ligne de compte sur le point dont il s’agit (paragraphes 51 et 52 ci-dessus). Toutefois, il ne garantit pas à une mère la liberté absolue de donner ou léguer ses biens à son enfant: il laisse en principe aux États contractants le choix des moyens destinés à permettre à chacun de mener une vie familiale normale (paragraphe 31 ci-dessus) et pareille liberté n’est pas indispensable à la conduite de celle-ci. Partant, la limitation incriminée par Paula Marckx ne se heurte pas à la Convention en elle-même, c’est-à-dire indépendamment du motif dont elle s’inspire.
62. La distinction établie en ce domaine entre mères célibataires et mères mariées soulève en revanche un problème. Le Gouvernement n’avance aucun argument particulier pour la défendre et aux yeux de la Cour, qui se réfère mutatis mutandis aux paragraphes 40 et 41 ci-dessus, elle manque de justification objective et raisonnable; elle enfreint donc l’article 14 combiné avec l’article 8 (art. 14+8).
b) Sur la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1), considéré isolément et combiné avec l’article 14 (art. 14+P1-1) de la Convention
63. Aux termes de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1),
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
D’après les requérantes, les droits patrimoniaux revendiqués par Paula Marckx relèvent notamment de ce texte. La Commission souscrit à leur thèse que combat le Gouvernement.
La Cour se range à l’avis de la Commission. En reconnaissant à chacun le droit au respect de ses biens, l’article 1 (P1-1) garantit en substance le droit de propriété. Les mots « biens », « propriété », « usage des biens », en anglais « possessions » et « use of property », le donnent nettement à penser; de leur côté, les travaux préparatoires le confirment sans équivoque: les rédacteurs n’ont cessé de parler de « droit de propriété » pour désigner la matière des projets successifs d’où est sorti l’actuel article 1 (P1-1). Or le droit de disposer de ses biens constitue un élément traditionnel fondamental du droit de propriété (comp. l’arrêt Handyside du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 29, par. 62).
64. En son deuxième alinéa, l’article 1 (P1-1) autorise pourtant les États contractants à « mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ». Il les érige ainsi en seuls juges de la « nécessité » d’une telle loi (arrêt Handyside précité, ibidem). Quant à « l’intérêt général », il peut dans certains cas conduire un législateur à « réglementer l’usage des biens » dans le domaine des libéralités entre vifs ou à cause de mort. La restriction attaquée par la première requérante ne se heurte par conséquent pas au Protocole no 1 (P1) en elle-même.
65. Toutefois, elle vaut uniquement pour les mères célibataires et non pour les femmes mariées. La Cour estime avec la Commission que cette distinction, pour la défense de laquelle le Gouvernement n’avance aucun argument particulier, revêt un caractère discriminatoire. Eu égard à l’article 14 (art. 14) de la Convention, elle n’aperçoit pas sur quel « intérêt général », ni sur quelle justification objective et raisonnable, un État pourrait se fonder en limitant le droit, pour une mère célibataire, de gratifier son enfant d’un don ou d’un legs tandis que la femme mariée ne rencontre aucune entrave analogue. Pour le surplus, elle renvoie mutatis mutandis aux paragraphes 40 et 41 ci-dessus.
Dès lors, il y a eu ici violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 (art. 14+P1-1), dans le chef de Paula Marckx.
D. Sur la violation alléguée des articles 3 et 12 (art. 3, art. 12) de la Convention
66. Les requérantes se déclarent atteintes dans leur dignité humaine par la législation dont elles se plaignent; elle leur infligerait un « traitement dégradant » au sens de l’article 3 (art. 3). Le Gouvernement combat leur thèse; quant à la Commission, elle n’a pas cru devoir examiner l’affaire sous l’angle de cette disposition.
Aux yeux de la Cour, le régime juridique en litige présente sans doute des aspects que les intéressées peuvent ressentir comme humiliants, mais il ne constitue pas un traitement dégradant tombant sous le coup de l’article 3 (art. 3).
67. Dans son rapport du 10 décembre 1977, la Commission exprime l’avis que l’article 12 (art. 12), relatif au « droit de se marier et de fonder une famille », n’entre pas en ligne de compte en l’espèce.
En revanche, les requérantes persistent à penser que le code civil belge méconnaît en la personne de Paula Marckx le droit de ne pas se marier, inhérent d’après elles à la garantie de l’article 12 (art. 12): pour conférer à Alexandra le statut d’enfant « légitime », il faudrait à sa mère la légitimer, donc se marier. La Cour relève que nul obstacle légal ne s’oppose à l’exercice de la liberté, pour la première requérante, de se marier ou de rester célibataire; elle n’a donc pas besoin de rechercher si la Convention consacre le droit de ne pas se marier.
L’article 12 (art. 12) serait aussi violé en ce que la loi ne donne pas aux parents « naturels » les mêmes droits qu’à des époux. Les requérantes semblent ainsi l’interpréter comme exigeant que toutes les conséquences juridiques attachées au mariage vaillent également pour des situations comparables par certains côtés à celui-ci. La Cour ne saurait souscrire à une telle opinion; elle estime avec la Commission que le problème dont il s’agit sort du cadre de l’article 12 (art. 12).
Ce dernier (art. 12) ne se trouve donc pas enfreint.
E. Sur l’application de l’article 50 (art. 50) de la Convention
68. A l’audience du 24 octobre 1978, Mme Van Look a invité la Cour à octroyer à chacune des requérantes, en vertu de l’article 50 (art. 50) de la Convention, un franc belge de dommages et intérêts pour préjudice moral. Le Gouvernement ne s’est pas prononcé à ce sujet.
La Cour considère la question comme en état (article 50 par. 3, première phrase, du règlement, combiné avec l’article 48 par. 3). Dans les circonstances de la cause, elle estime qu’il n’y a pas lieu d’accorder à Paula et Alexandra Marckx une satisfaction équitable autre que celle résultant de la constatation de plusieurs lésions de leurs droits.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
I. SUR LE MOYEN PRELIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
1. Dit, par quatorze voix contre une, que les requérantes peuvent se prétendre « victimes » au sens de l’article 25 (art. 25) de la Convention;
II. SUR LE MODE D’ETABLISSEMENT DE LA FILIATION MATERNELLE D’ALEXANDRA MARCKX
2. Dit, par dix voix contre cinq, qu’il y a eu violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention, considéré isolément, dans le chef de Paula Marckx;
3. Dit, par onze voix contre quatre, qu’il y a eu aussi violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8 (art. 14+8), dans le chef de cette requérante;
4. Dit, par douze voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention, considéré isolément, dans le chef d’Alexandra Marckx;
5. Dit, par treize voix contre deux, qu’il y a eu aussi violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8 (art. 14+8), dans le chef de cette requérante;
III. SUR L’ETENDUE JURIDIQUE DE LA FAMILLE D’ALEXANDRA MARCKX
6. Dit, par douze voix contre trois, qu’il y a violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention, considéré isolément, dans le chef des deux requérantes;
7. Dit, par treize voix contre deux, qu’il y a aussi violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8 (art. 14+8), dans le chef des deux requérantes;
IV. SUR LES DROITS PATRIMONIAUX INVOQUES PAR ALEXANDRA MARCKX
8. Dit à l’unanimité, que l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) ne s’applique pas aux griefs d’Alexandra Marckx;
9. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention, considéré isolément, dans le chef de cette requérante;
10. Dit, par treize voix contre deux, qu’il y a violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8 (art. 14+8), dans le chef de la même requérante;
V. SUR LES DROITS PATRIMONIAUX INVOQUES PAR PAULA MARCKX
11. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention, considéré isolément, dans le chef de Paula Marckx;
12. Dit, par treize voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8 (art. 14+8), dans le chef de cette requérante;
13. Dit, par dix voix contre cinq, que l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) s’applique aux griefs de Paula Marckx;
14. Dit, par neuf voix contre six, qu’il n’y a pas eu violation de cet article (P1-1), considéré isolément, dans le chef de la même requérante;
15. Dit, par dix voix contre cinq, qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 (art. 14+P1-1), dans le chef de cette requérante;
VI. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DES ARTICLES 3 ET 12 (art. 3, art. 12) DE LA CONVENTION
16. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a violation ni de l’article 3 (art. 3) ni de l’article 12 (art. 12) de la Convention en l’espèce;
VII. SUR L’ARTICLE 50 (art. 50)
17. Dit, par neuf voix contre six, que les décisions qui précèdent constituent par elles-mêmes une satisfaction équitable suffisante aux fins de l’article 50 (art. 50) de la Convention.
Rendu en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le treize juin mil neuf cent soixante-dix-neuf.