COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE LOIZIDOU c. TURQUIE (EXCEPTIONS PRELIMINAIRES)
(Requête no 15318/89)
ARRÊT
STRASBOURG
23 mars 1995
En l’affaire Loizidou c. Turquie[1],
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 51 de son règlement A[2], en une grande chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
R. Bernhardt,
F. Gölcüklü,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
R. Macdonald,
A. Spielmann,
S.K. Martens,
Mme E. Palm,
MM. R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
J.M. Morenilla,
A.B. Baka,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
G. Mifsud Bonnici,
P. Jambrek,
U. Lohmus,
ainsi que de M. H. Petzold, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 juin, 22 août, 23 septembre et 24 novembre 1994 et le 23 février 1995,
Rend l’arrêt que voici, consacré aux exceptions préliminaires et adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par le gouvernement de la République de Chypre (« le gouvernement requérant ») le 9 novembre 1993, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). A son origine se trouve une requête (no 15318/89) dirigée contre la République de Turquie (paragraphes 47 à 52 ci-dessous), et dont une ressortissante cypriote, Mme Titina Loizidou, avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 22 juillet 1989 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La requête du gouvernement requérant renvoie à l’article 48 b) (art. 48-b) de la Convention. Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause concernant la propriété de Mme Loizidou révèlent un manquement de la Turquie aux exigences des articles 1 du Protocole no 1 et 8 de la Convention (P1-1, art. 8).
2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement A, la requérante a manifesté le désir de participer à l’instance et désigné son conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit MM. F. Gölcüklü et A.N. Loizou, juges élus de nationalité turque et cypriote (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 23 novembre 1993, celui-ci a tiré au sort le nom des six autres membres, à savoir MM. A. Spielmann, N. Valticos, R. Pekkanen, A.B. Baka, L. Wildhaber et P. Jambrek, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43).
4. Par une lettre du 26 novembre 1993, l’agent du gouvernement turc a indiqué que son Gouvernement estimait que l’affaire échappait à la compétence de la Cour aux motifs qu’elle avait trait à des événements survenus avant la déclaration turque du 22 janvier 1990 reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour et ne concernait pas des faits qui se soient produits sur le territoire couvert par cette déclaration.
5. Le 29 novembre 1993, le président de la Cour a soumis à la Cour plénière pour décision, en vertu de l’article 34 du règlement A, la question de savoir si le gouvernement de la République de Chypre avait qualité, aux termes de l’article 48 (art. 48) de la Convention, pour saisir la Cour.
6. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l’intermédiaire du greffier, les agents des Gouvernements, l’avocat de la requérante et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38) quant aux exceptions préliminaires soulevées par la Turquie. Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les 17 janvier, 24 février et 28 février 1994 respectivement les mémoires du gouvernement turc, de la requérante et du gouvernement requérant. Les observations du délégué de la Commission sur lesdits mémoires ont été déposées le 14 mars 1994.
7. Le 21 avril 1994, la Cour plénière a examiné la question que le président lui avait soumise en vertu de l’article 34 du règlement A et a décidé, sans préjudice des exceptions préliminaires soulevées par la Turquie et du bien-fondé de la cause, que le gouvernement requérant avait qualité, aux termes de l’article 48 b) (art. 48-b) de la Convention, pour saisir la Cour et que la chambre devait poursuivre l’examen de l’affaire.
8. Le 27 mai 1994, la chambre s’est dessaisie au profit d’une grande chambre (article 51 du règlement A). Conformément à l’article 51 par. 2 a) et b) du règlement A, le président et le vice-président de la Cour (M. Ryssdal et M. R. Bernhardt) ainsi que les autres membres de la chambre initiale sont devenus membres de la grande chambre. Le 28 mai 1994, le président a tiré au sort le nom des juges supplémentaires, à savoir M. L.-E. Pettiti, M. B. Walsh, M. R. Macdonald, M. S.K. Martens, Mme E. Palm, M. F. Bigi, M. M.A. Lopes Rocha, M. G. Mifsud Bonnici et M. U. Lohmus, en présence du greffier.
Par la suite, M. J.M. Morenilla a remplacé M. Valticos, empêché (articles 24 par. 1 et 51 par. 6 du règlement A). En outre, M. Bigi, qui n’avait pu assister aux délibérations des 22 août et 23 septembre 1994, n’a pas pris part à la suite de la procédure.
9. Ainsi qu’en avait décidé le président, les débats sur les exceptions préliminaires se sont déroulés en public le 22 juin 1994, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
– pour le gouvernement turc
MM. B. Çaglar, agent,
H. Golsong, conseil,
M. Özmen, ministère des Affaires étrangères,
Mme D. Akçay, ministère des Affaires étrangères, conseillers;
– pour le gouvernement cypriote
M. M. Triantafyllides, Attorney-General, agent,
Mlle P. Polychronidou, Barrister-at-Law, conseil;
– pour la Commission
M. S. Trechsel, délégué;
– pour la requérante
M. A. Demetriades, Barrister-at-Law,
M. I. Brownlie, QC,
Mme J. Loizidou, Barrister-at-Law, conseils.
La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Trechsel, Çaglar, Golsong, Demetriades, Brownlie et Triantafyllides, ainsi que des réponses à une question posée par un juge.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
10. La requérante, ressortissante cypriote, a grandi à Kyrenia, dans le nord de Chypre. En 1972, elle s’est mariée et a déménagé à Nicosie avec son mari.
11. Elle prétend être propriétaire des parcelles nos 4609, 4610, 4618, 4619, 4748, 4884, 5002, 5004, 5386 et 5390 à Kyrenia, dans le nord de Chypre. Avant l’invasion turque dans cette région, le 20 juillet 1974, des travaux de construction d’appartements, dont l’un devait servir de domicile à la famille de l’intéressée, avaient été entamés sur la parcelle no 5390. Selon la requérante, les forces turques l’ont empêchée et l’empêchent encore de retourner à Kyrenia et d’avoir la jouissance de ses biens.
12. Le 19 mars 1989, Mme Loizidou participa à une manifestation organisée par un groupe de femmes (le mouvement « Les femmes rentrent chez elles ») dans la localité de Lymbia proche du village turc d’Akincilar, dans la zone occupée du nord de Chypre. La manifestation visait à revendiquer le droit, pour les réfugiés cypriotes grecs, de retourner chez eux.
A la tête de quelque cinquante manifestantes, la requérante avança vers l’église de la Sainte-Croix, dans la zone de Chypre occupée par les Turcs; elles passèrent devant le poste de garde des Nations Unies. Lorsqu’elles parvinrent au cimetière, elles furent encerclées par des soldats turcs qui les empêchèrent de continuer.
13. Elle fut finalement appréhendée par des membres des forces de police cypriotes turques et emmenée en ambulance à Nicosie. Elle fut relâchée vers minuit, après plus de dix heures de détention.
14. Dans son rapport du 31 mai 1989 (document du Conseil de sécurité S/20663) sur l’opération des Nations Unies à Chypre (pour la période du 1er décembre 1988 au 31 mai 1989), le Secrétaire général des Nations Unies décrit en ces termes (au paragraphe 11) la manifestation du 19 mars 1989:
« En mars 1989, le projet d’un groupe de femmes chypriotes grecques d’organiser une grande manifestation, qui avait reçu une large publicité, et leur intention déclarée de franchir la ligne du cessez-le-feu des forces turques ont provoqué une tension considérable. Il est important de rappeler à ce propos qu’après les manifestations violentes qui s’étaient déroulées dans la zone tampon des Nations Unies en novembre 1988, le Gouvernement chypriote avait donné l’assurance qu’il prendrait à l’avenir toutes les mesures nécessaires pour assurer le respect de la zone tampon (…). La Force a donc demandé au Gouvernement de prendre des mesures efficaces pour interdire à tous les manifestants de pénétrer dans cette zone, étant donné que la présence de manifestants provoquerait une situation qui serait peut-être difficile à contrôler. La manifestation susmentionnée a eu lieu le 19 mars 1989. Deux mille femmes environ ont traversé la zone tampon à Lymbia et certaines d’entre elles ont réussi à franchir la ligne du cessez-le-feu des forces turques. Un groupe moins nombreux a franchi cette même ligne à Akhna. A Lymbia, un grand nombre de femmes chypriotes turques sont arrivées peu après les Chypriotes grecques et ont organisé une contre-manifestation, en demeurant toutefois de leur côté de la ligne du cessez-le-feu. Des soldats turcs non armés se sont opposés aux manifestantes et, en grande partie grâce à la manière dont ces soldats et la police chypriote turque se sont conduits, la manifestation s’est déroulée sans incident sérieux. Cinquante-quatre manifestantes au total ont été arrêtées par la police chypriote turque dans les deux localités susmentionnées; elles ont été libérées et remises à la Force plus tard dans la même journée. »
A. Déclaration de la Turquie du 28 janvier 1987 relative à l’article 25 (art. 25) de la Convention
15. Le 28 janvier 1987, le gouvernement turc déposa la déclaration suivante entre les mains du Secrétaire général du Conseil de l’Europe, relative à l’article 25 (art. 25) de la Convention (paragraphe 65 ci-dessous):
« Le Gouvernement de la Turquie, agissant en application de l’article 25 par. 1 (art. 25-1) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, déclare par la présente reconnaître la compétence de la Commission européenne des Droits de l’Homme à être saisie de requêtes conformément à l’article 25 (art. 25) de la Convention, sous réserve de ce qui suit:
i. la reconnaissance du droit de recours ne s’étend qu’aux allégations concernant les actes ou omissions des autorités publiques turques commis à l’intérieur des frontières du territoire auquel s’applique la Constitution de la République de Turquie;
ii. aux fins de la compétence attribuée à la Commission en vertu de cette déclaration, les circonstances et les conditions dans lesquelles la Turquie, en application de l’article 15 (art. 15) de la Convention, déroge à ses obligations conventionnelles dans des circonstances spéciales, doivent être interprétées à la lumière des articles 119 à 122 de la Constitution turque;
iii. la compétence attribuée à la Commission en vertu de cette déclaration ne comprendra pas les matières concernant le statut juridique du personnel militaire et en particulier le régime disciplinaire des forces armées;
iv. aux fins de la compétence attribuée à la Commission en vertu de cette déclaration, la notion de ‘société démocratique’ qui figure aux paragraphes 2 des articles 8, 9, 10, 11 (art. 8-2, art. 9-2, art. 10-2, art. 11-2) de la Convention doit être comprise conformément aux principes énoncés dans la Constitution turque et en particulier dans son Préambule et son article 13;
v. aux fins de la compétence attribuée à la Commission en vertu de cette déclaration, les articles 33, 52 et 135 de la Constitution doivent être compris comme étant conformes aux articles 10 et 11 (art. 10, art. 11) de la Convention.
Cette déclaration s’étend aux allégations relatives à des faits, y compris les jugements fondés sur lesdits faits, intervenus après la date de dépôt de la présente déclaration. Cette déclaration est valable pour une durée de trois années à compter de la date de son dépôt auprès du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe. »
B. Echange de correspondance entre le Secrétaire général du Conseil de l’Europe et le Représentant permanent de la Turquie
16. Le 29 janvier 1987, le Secrétaire général du Conseil de l’Europe transmit cette déclaration aux autres Hautes Parties contractantes à la Convention, en indiquant qu’il avait attiré l’attention des autorités turques sur le fait que la notification effectuée conformément à l’article 25 par. 3 (art. 25-3) de la Convention ne préjugeait en rien les questions juridiques qui pourraient se poser au sujet de la validité de la déclaration turque.
17. Dans une lettre du 5 février 1987 au Secrétaire général, le Représentant permanent de la Turquie affirma que la rédaction de l’article 25 par. 3 (art. 25-3) de la Convention n’offrait aucun fondement pour exprimer des avis ou ajouter des commentaires lors de la transmission de la déclaration turque aux Hautes Parties contractantes. Il ajouta:
« La pratique en matière de traités internationaux, et en particulier celle qui est suivie par le Secrétaire Général des Nations Unies en tant que dépositaire de traités aussi importants que le Statut de la Cour internationale de Justice ou les Pactes et Conventions en matière de droits de l’homme et de libertés fondamentales, confirme également que le dépositaire a le devoir de s’abstenir de tout commentaire sur le fond des déclarations faites par les Parties Contractantes. »
C. Réactions de diverses Parties contractantes à la déclaration turque relative à l’article 25 (art. 25)
18. Le 6 avril 1987, le ministre adjoint des Affaires étrangères de la Grèce écrivit au Secrétaire général; il affirma notamment que des réserves à la Convention européenne des Droits de l’Homme ne pouvaient être formulées en vertu d’aucune autre disposition que l’article 64 (art. 64). Il ajouta:
« D’ailleurs, l’article 25 (art. 25) ne prévoit ni directement ni implicitement la possibilité de formuler des réserves semblables à celles contenues dans la déclaration turque. Et il ne peut en être autrement car si des réserves pouvaient être introduites sur la base de l’article 25 (art. 25), cette façon de procéder minerait l’article 64 (art. 64) et saperait tôt ou tard les fondements mêmes de la Convention.
(…)
Il s’ensuit que les réserves turques, étant placées en dehors du champ d’application de l’article 64 (art. 64), doivent être considérées comme des réserves non autorisées par la Convention et, par conséquent, comme des réserves illégales. Dès lors, elles sont nulles et non avenues et ne peuvent engendrer aucun effet de droit. »
19. Par une lettre du 21 avril 1987, le Représentant permanent de la Suède répondit au Secrétaire général; il fit savoir que « les réserves et déclarations (…) soulev[ai]ent différentes questions d’ordre juridique quant à la portée de la reconnaissance [turque]. Le gouvernement se réserv[ait], par conséquent, le droit de revenir sur cette question à la lumière des décisions qui pourraient être prises par les organes compétents du Conseil de l’Europe au sujet de requêtes données ».
20. Le ministre des Affaires étrangères du Luxembourg, dans une lettre du 21 avril 1987 au Secrétaire général, indiqua notamment que « le Luxembourg se réserv[ait] le droit de faire part (…), devant les instances compétentes du Conseil de l’Europe, de son attitude à l’égard de la déclaration du gouvernement turc ». Il précisait que « l’absence d’une réaction formelle et officielle quant au fond de ce problème ne saurait (…) être interprétée comme une reconnaissance tacite par le Luxembourg des réserves du gouvernement turc ».
21. Dans une lettre du 30 avril 1987 au Secrétaire général, le Représentant permanent du Danemark écrivit notamment ce qui suit:
« Du point de vue du Gouvernement danois, les réserves et déclarations dont est assortie ladite reconnaissance soulèvent différentes questions d’ordre juridique quant à la portée de la reconnaissance. Le Gouvernement se réserve, par conséquent, le droit de revenir sur ces questions à la lumière des décisions qui pourront être prises par les organes compétents du Conseil de l’Europe au sujet de requêtes individuelles. »
22. Le Représentant permanent de la Norvège, dans une lettre du 4 mai 1987 au Secrétaire général, fit savoir que le libellé de la déclaration pourrait donner lieu à de difficiles problèmes d’interprétation de la portée de la reconnaissance du droit de recours. Il estimait que ces problèmes devraient être résolus par la Commission européenne des Droits de l’Homme lorsque celle-ci serait amenée à considérer des requêtes données. Il ajouta:
« Quant à la portée et à la validité de la reconnaissance de ce droit par chaque Etat, il est souhaitable d’éviter toute équivoque qui pourrait naître de conditions généralisées énoncées comme régissant les situations dans lesquelles les requêtes peuvent être considérées comme admissibles, ainsi que de déclarations interprétatives ou d’autres conditions. »
23. Dans une lettre du 26 juin 1987 au Secrétaire général, le Représentant permanent de la Turquie affirma que les points figurant dans la déclaration turque ne pouvaient passer pour des « réserves » au sens du droit international des traités. Il souligna notamment que le seul organe compétent pour exprimer un avis contraignant sur le plan juridique quant à la validité des conditions dont était assortie la déclaration relative à l’article 25 (art. 25) était « la Commission européenne des Droits de l’Homme, lorsqu’elle est saisie d’une requête individuelle, et éventuellement le Comité des Ministres, lorsqu’il prend une décision en application de l’article 32 (art. 32) de la Convention ».
24. Le 22 juillet 1987, le Représentant permanent de la Belgique, dans une lettre au Secrétaire général, indiqua que les conditions et qualifications énoncées dans la déclaration soulevaient des questions d’ordre juridique quant au système de protection instauré par la Convention. Il ajouta:
« Aussi la Belgique se réserve-t-elle le droit de faire part ultérieurement et devant les instances compétentes du Conseil de l’Europe de sa position à l’égard de la déclaration du Gouvernement turc. D’ici là, l’absence d’une réaction formelle quant au fond de ce problème ne saurait, en aucun cas, être interprétée comme une acceptation tacite par la Belgique des conditions et qualifications du Gouvernement turc. »
D. Déclarations ultérieures de la Turquie relatives à l’article 25 (art. 25)
25. La Turquie a par la suite renouvelé sa déclaration en application de l’article 25 (art. 25) de la Convention pour trois ans à partir du 28 janvier 1990. La déclaration est ainsi libellée:
« Le Gouvernement de la Turquie, agissant en application de l’article 25 (1) (art. 25-1) de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, déclare par la présente reconnaître la compétence de la Commission européenne des Droits de l’Homme à être saisie de requêtes conformément à l’article 25 (art. 25) de la Convention, en se basant sur ce qui suit:
i. La reconnaissance du droit de requête ne s’étend qu’aux allégations concernant les actes ou omissions des autorités publiques turques commis à l’intérieur des frontières du territoire national de la République de Turquie;
ii. aux fins de la compétence attribuée à la Commission en vertu de cette déclaration, les circonstances et les conditions dans lesquelles la Turquie, en application de l’article 15 (art. 15) de la Convention, déroge à ses obligations conventionnelles dans des circonstances spéciales, doivent être interprétées à la lumière des articles 119 à 122 de la Constitution turque;
iii. la compétence attribuée à la Commission en vertu de cette déclaration ne comprendra pas les matières concernant le statut juridique du personnel militaire et en particulier le régime disciplinaire des forces armées;
iv. aux fins de la compétence attribuée à la Commission en vertu de cette déclaration, l’interprétation des articles 8, 9, 10 et 11 (art. 8, art. 9, art. 10, art. 11) de la Convention devra accorder une importance particulière ‘aux données de droit et de fait caractérisant la vie de la société’ (Cour européenne des Droits de l’Homme, arrêt du 23 juillet 1968, p. 34) en Turquie, telles qu’exprimées notamment par la Constitution turque et son Préambule.
Cette déclaration s’étend aux allégations relatives à des faits, y compris les jugements fondés sur lesdits faits, intervenus après le 28 janvier 1987, date de dépôt de la précédente déclaration par la Turquie. Cette déclaration est valable pour une durée de trois années à compter du 28 janvier 1990. »
26. Aux termes d’une autre déclaration de renouvellement pour une période de trois ans à partir du 28 janvier 1993:
« Le Gouvernement de la Turquie, agissant en application de l’article 25 (1) (art. 25-1) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, déclare par la présente reconnaître la compétence de la Commission européenne des Droits de l’Homme à être saisie de requêtes contenant des allégations concernant les actes ou omissions des autorités publiques turques commis à l’intérieur des frontières du territoire national de la République de Turquie.
Cette déclaration s’étend aux allégations relatives à des faits, y compris les jugements fondés sur lesdits faits, intervenus après le 28 janvier 1987, date de dépôt de la première déclaration faite par la Turquie conformément à l’article 25 (art. 25) de la Convention. Cette déclaration est valable pour une durée de trois années à compter du 28 janvier 1993. »
E. Déclaration de la Turquie, du 22 janvier 1990, relative à l’article 46 (art. 46) de la Convention
27. Le 22 janvier 1990, le ministre turc des Affaires étrangères déposa auprès du Secrétaire général du Conseil de l’Europe la déclaration suivante relative à l’article 46 (art. 46) de la Convention (paragraphe 66 ci-dessous):
« Au nom du Gouvernement de la République de Turquie et conformément à l’article 46 (art.46) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, je déclare par la présente ce qui suit:
Le Gouvernement de la République de Turquie, conformément à l’article 46 (art. 46) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, reconnaît par la présente comme obligatoire et de plein droit et sans convention spéciale la juridiction de la Cour européenne des Droits de l’Homme sur toutes les affaires concernant l’interprétation et l’application de la Convention qui relèvent de l’exercice de sa juridiction au sens de l’article 1 (art. 1) de la Convention, accompli à l’intérieur des frontières du territoire national de la République de Turquie et à condition en outre que de telles affaires aient été préalablement examinées par la Commission dans le cadre du pouvoir qui lui a été conféré par la Turquie.
Cette déclaration est faite sous condition de réciprocité, incluant la réciprocité des obligations acceptées dans le cadre de la Convention. Elle est valable pour une période de 3 ans à compter de la date de son dépôt et s’étend à toutes les affaires concernant des faits, incluant des jugements qui reposent sur ces faits, s’étant déroulés après la date du dépôt de la présente déclaration. »
Cette déclaration fut renouvelée, en des termes quasiment identiques, pour une période de trois ans à partir du 22 janvier 1993.
28. Le Secrétaire général du Conseil de l’Europe prit acte du dépôt de la déclaration turque en application de l’article 46 (art. 46) par une lettre du 26 janvier 1990, et précisa que c’était sans préjudice des questions juridiques qui pourraient se poser quant à la validité de la déclaration turque.
29. Dans une lettre du 31 mai 1990 au Secrétaire général du Conseil de l’Europe, le Représentant permanent de la Grèce indiqua notamment ceci:
« L’article 46 (art. 46) de la Convention précitée est clair et d’une interprétation et application strictes. Il prévoit que les déclarations de reconnaissance de la juridiction de la Cour peuvent être suivies de deux conditions seulement: a) sous condition de réciprocité, si la déclaration n’est pas faite purement et simplement et b) pour une période déterminée.
Dès lors, la déclaration ci-dessus mentionnée du Gouvernement de la Turquie, contenant, en dehors de ces deux conditions, d’autres restrictions ou réserves est, en ce qui concerne ces dernières, incompatible avec l’article 46 (art. 46) précité et, d’une manière générale avec la Convention des Droits de l’Homme, comme ceci a d’ailleurs été déjà précisé dans la lettre du Gouvernement hellénique du 6 avril 1987, à l’occasion de la déclaration du Gouvernement de la Turquie en application de l’article 25 (art. 25) de cette Convention. Il s’ensuit que ces restrictions ou réserves sont nulles et non avenues et ne peuvent engendrer aucun effet de droit. »
II. LA DÉCLARATION DE CHYPRE RELATIVE À L’ARTICLE 25 (ART. 25)
30. Par une lettre du 9 août 1988, le gouvernement cypriote déposa la déclaration suivante relative à l’article 25 (art. 25) de la Convention:
« Au nom du Gouvernement de la République de Chypre, je déclare, conformément à l’article 25 (art. 25) de la Convention pour la sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales du 4 novembre 1950, que le Gouvernement de la République de Chypre reconnaît, pour la période allant du 1er janvier 1989 au 31 décembre 1991, la compétence de la Commission européenne des Droits de l’Homme à être saisie d’une requête adressée au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe après le 31 décembre 1988 par toute personne physique, toute organisation non-gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation des droits reconnus dans la Convention en raison de tout acte ou de toute décision, de tous faits ou événements intervenant après le 31 décembre 1988.
Au nom du Gouvernement de la République de Chypre, je déclare en outre que la compétence reconnue à la Commission en vertu de l’article 25 (art. 25) ne s’appliquera pas aux requêtes désignant la République de Chypre comme l’Etat défendeur et visant des actions ou omissions dont il est allégué qu’elles entraînent des violations de la Convention ou de ses Protocoles, lorsque les actions ou omissions concernent des mesures prises par le Gouvernement de la République de Chypre en vue de faire face aux nécessités de la situation résultant de l’invasion et de l’occupation militaire continues d’une partie du territoire de la République de Chypre par la Turquie. »
31. Le Secrétaire général rappela dans une lettre du 12 septembre 1988 que, conformément aux dispositions générales, la notification en vertu de l’article 25 par. 3 (art. 25-3) ne préjugeait en rien des questions juridiques qui pourraient se poser au sujet de la validité de la déclaration cypriote.
32. La déclaration fut renouvelée dans les mêmes termes le 2 janvier 1992. Elle fut renouvelée le 22 décembre 1994 pour une autre période de trois ans sans les restrictions ratione materiae indiquées plus haut.
III. LA DÉCLARATION DU ROYAUME-UNI RELATIVE À L’ARTICLE 25 (ART. 25)
33. La déclaration britannique du 14 janvier 1966 en application de l’article 25 (art. 25), et renouvelée périodiquement depuis, est ainsi libellée:
« Sur les instructions du Secrétaire d’Etat principal aux Affaires étrangères du Gouvernement de Sa Majesté, j’ai l’honneur de déclarer, conformément aux dispositions de l’article 25 (art. 25) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales signée à Rome le 4 novembre 1950, que le Gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord reconnaît, à l’égard du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord uniquement, à l’exclusion, jusqu’à nouvel avis, de tout autre territoire dont le Gouvernement britannique assure les relations internationales, et pour la période allant du 14 janvier 1966 au 13 janvier 1969, la compétence de la Commission européenne des Droits de l’Homme à être saisie d’une requête adressée au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe postérieurement au 13 janvier 1966, par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers, qui, à raison d’un acte, d’une décision, de faits ou d’événements postérieurs à cette date, se prétend victime d’une violation des droits reconnus dans la Convention et dans le Protocole additionnel (P1) ouvert à la signature le 20 mars 1952, à Paris.
La présente déclaration ne s’applique pas aux requêtes qui concernent un acte accompli ou un événement survenant dans un territoire à l’égard duquel la compétence de la Commission européenne des Droits de l’Homme à être saisie d’une requête n’a pas été reconnue par le Gouvernement du Royaume-Uni, ni aux requêtes qui concernent un acte accompli ou un événement survenant au Royaume-Uni relativement à un tel territoire ou à des questions se posant dans ce territoire. »
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
34. Mme Loizidou a saisi la Commission (requête no 15318/89) le 22 juillet 1989. Elle s’en prenait à son arrestation et à sa détention, contraires selon elle aux articles 3, 5 et 8 (art. 3, art. 5, art. 8) de la Convention. Elle prétendait en outre que le refus d’accès à sa propriété s’analysait en une violation continue de l’article 8 (art. 8) de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1).
35. Le 4 mars 1991, la Commission a retenu les griefs de l’intéressée pour autant qu’ils soulevaient des questions sur le terrain des articles 3, 5 et 8 (art. 3, art. 5, art. 8) quant à son arrestation et à sa détention, et sur celui de l’article 8 (art. 8) et de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) quant aux violations continues de son droit d’accéder à sa propriété qui se seraient produites après le 29 janvier 1987. Elle a rejeté la plainte, fondée sur ces deux dernières dispositions, d’une violation continue des droits de propriété de la requérante avant le 29 janvier 1987.
Dans son rapport du 8 juillet 1993 (article 31) (art. 31), elle formule l’avis qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 (art. 3) (unanimité); de l’article 8 (art. 8) en ce qui concerne la vie privée de la requérante (onze voix contre deux); de l’article 5 par. 1 (art. 5-1) (neuf voix contre quatre); de l’article 8 (art. 8) en ce qui concerne son domicile (neuf voix contre quatre) et de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) (huit voix contre cinq). Le texte intégral de l’avis de la Commission et des trois opinions séparées dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt[3].
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
36. Au terme de l’audience, l’agent du gouvernement turc s’est exprimé ainsi:
« [A] la lumière de ce qui a été exposé, j’ai l’honneur, agissant au nom du gouvernement turc, de prier la Cour: Premièrement, de déclarer qu’elle n’a pas juridiction par rapport à cette affaire qui repose sur une requête introduite par Mme Loizidou et qui a été déférée à la Cour par l’administration cypriote grecque. Les allégations formulées ne rentrent pas dans le cadre de la juridiction de la Turquie dans le sens de l’article 1 (art. 1) de la Convention. Et à titre subsidiaire, de déclarer qu’elle n’a pas juridiction sur cette affaire basée sur la requête Loizidou en raison de la limitation territoriale qui constitue une partie intégrante de la déclaration de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour émise conformément à l’article 46 (art. 46) de la Convention, ainsi que la limitation territoriale qui constitue une partie intégrante de la reconnaissance de la compétence de la Commission par la Turquie émise conformément à l’article 25 (art. 25) de la Convention.
Deuxièmement, au nom du gouvernement turc, je prie la Cour de déclarer qu’elle n’a pas juridiction sur cette affaire qui repose sur la requête qui a été introduite par Mme Loizidou, les faits allégués ayant eu lieu avant la date à laquelle la déclaration de reconnaissance de la juridiction de la Cour par la Turquie a pris effet, conformément à l’article 46 (art. 46) de la Convention, ainsi qu’avant la date à laquelle la déclaration de la reconnaissance de la compétence de la Commission a pris effet, conformément à l’article 25 (art. 25) de la Convention. »
37. Dans son mémoire, le gouvernement requérant a déclaré:
« Pour toutes les raisons énoncées (…), le gouvernement de Chypre soutient que a) les ‘exceptions préliminaires soulevées par la Turquie’ doivent être rejetées, b) le renvoi de l’affaire devant la Cour par le gouvernement de Chypre est fondé et justifié dans l’intérêt de l’ordre public européen et de la protection des droits de l’homme sur base de la Convention, et c) les griefs de la requérante en l’espèce pour violation des droits que lui confére la Convention sont fondés. »
38. La requérante a conclu son mémoire en ces termes:
« Sur la base des considérations formulées ci-dessus, il est demandé à la Cour
i. de rejeter toutes les exceptions préliminaires émises par la Turquie, et
ii. d’affirmer sa compétence pour les violations continues de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) et de l’article 8 (art. 8) de la Convention, à partir du 28 janvier 1987 ou (à titre subsidiaire) à partir du 22 janvier 1990. »
EN DROIT
I. SUR LA QUALITE POUR AGIR DU GOUVERNEMENT REQUERANT
39. Durant toute la procédure, le gouvernement turc a systématiquement désigné le gouvernement requérant comme l’ »administration cypriote grecque ». Sans développer d’arguments sur ce point, il a indiqué qu’il n’acceptait pas la qualité du gouvernement requérant pour représenter la population de Chypre et qu’il ne fallait pas voir dans sa comparution devant la Cour en l’espèce quelque reconnaissance que ce soit dudit gouvernement.
40. La Cour se borne à noter, en s’appuyant notamment sur la pratique constante du Conseil de l’Europe et les décisions de la Commission dans les affaires interétatiques Chypre c. Turquie, que la communauté internationale reconnaît le gouvernement requérant comme le gouvernement de la République de Chypre (voir, à ce propos, la décision du 26 mai 1975 sur la recevabilité des requêtes nos 6780/74 et 6950/75, Chypre c. Turquie, Décisions et rapports (D. R.) 2, pp. 148-149, et la décision du 10 juillet 1978 sur la recevabilité de la requête no 8007/77, D. R. 13, pp. 219-221). Son locus standi de gouvernement d’une Haute Partie contractante à la Convention ne prête donc à aucun doute. En outre, il n’est pas contesté que la requérante est ressortissante de la République de Chypre.
41. Quoi qu’il en soit, la reconnaissance d’un gouvernement requérant par un gouvernement défendeur n’est le préalable ni à l’engagement d’une instance en vertu de l’article 24 (art. 24) de la Convention ni à la saisine de la Cour en vertu de l’article 48 (art. 48) (voir la décision susmentionnée sur la requête no 8007/77, loc. cit., pp. 220-221). Sinon, le système de garantie collective, élément essentiel du mécanisme de la Convention, se verrait en pratique neutralisé par le jeu de la reconnaissance réciproque entre les différents gouvernements et Etats.
II. SUR L’ABUS ALLEGUE DE LA PROCEDURE
42. Le gouvernement turc soutient que la propagande politique constitue la finalité première de la requête. Le gouvernement requérant aurait, en fait, décidé de saisir la Cour non pour dénoncer des infractions alléguées aux droits de la requérante, mais pour susciter un débat devant la Cour sur le statut de la « République turque de Chypre du Nord » (la « RTCN »). Pareille démarche constituerait un abus de la procédure. Les griefs échapperaient donc à la compétence de la Cour puisqu’ils chercheraient à pervertir la nature de la procédure de contrôle juridictionnel.
43. Le gouvernement requérant et la Commission combattent cette thèse. Le premier prétend notamment que le cas de Mme Loizidou est l’un parmi des milliers d’exemples de personnes déplacées qui ont été privées de leurs biens à cause de l’occupation illégale turque du nord de Chypre. D’ailleurs, il irait de soi que le gouvernement cypriote s’intéresse au sort de ses citoyens. La requérante estime, quant à elle, que ce moyen ne vaut pas exception préliminaire.
44. La Cour relève que cette exception n’a pas été soulevée dans l’instance devant la Commission. Le gouvernement turc se trouve en conséquence forclos à la présenter devant la Cour pour autant qu’elle s’applique à Mme Loizidou.
45. Dans la mesure où l’exception est dirigée contre le gouvernement requérant, la Cour note que celui-ci l’a saisie en raison, entre autres, de sa préoccupation pour les droits de Mme Loizidou et d’autres citoyens dans la même situation. La Cour n’y voit pas un abus de la procédure.
Partant, il échet de rejeter l’exception.
46. A la lumière de cette conclusion, elle ne tranche pas la question de savoir si elle pourrait décliner sa compétence pour connaître de la requête introduite par un Etat en vertu de l’article 48 b) (art. 48-b) à cause du caractère prétendument abusif de celle-ci.
III. SUR LE RÔLE DU GOUVERNEMENT TURC DANS L’INSTANCE
47. Le gouvernement turc soutient qu’en substance, la présente affaire ne concerne pas les actes ou omissions de la Turquie mais ceux de la « RTCN », selon lui, Etat indépendant établi au nord de Chypre. Seule Partie contractante à avoir reconnu la « RTCN », avec les autorités de laquelle il entretient des relations étroites et amicales, son rôle devant la Cour se bornerait à celui d’un amicus curiae puisque la « RTCN » ne pourrait elle-même avoir la qualité de « partie » à la présente procédure.
48. Pour le gouvernement requérant, le règlement de la Cour ne donnerait pas à la Turquie la faculté de changer son statut de la sorte et de comparaître au nom d’un régime illégal établi au mépris du droit international et non reconnu par la communauté internationale.
49. Mme Loizidou considère quant à elle que la position du gouvernement turc revient en fait à une exception d’incompétence ratione loci.
50. La Commission affirme que la Turquie comparaît non comme un amicus curiae, mais comme une Haute Partie contractante à la Convention.
51. La Cour n’estime pas qu’il revienne à une Partie contractante à la Convention de qualifier à sa guise son statut dans l’instance devant elle. Elle relève que l’affaire tire son origine d’une requête introduite en vertu de l’article 25 (art. 25) par Mme Loizidou contre la Turquie en sa qualité de Haute Partie contractante à la Convention et lui a été déférée par une autre Haute Partie contractante en vertu de l’article 48 b) (art. 48-b).
52. La Cour considère donc – sans préjuger les autres questions soulevées dans la présente procédure – que la Turquie est ici la partie défenderesse.
IV. SUR L’OBJET DU LITIGE
53. Devant la Commission, Mme Loizidou se plaignait d’une atteinte à son droit au respect de ses biens par suite de l’occupation et du contrôle persistants de la partie septentrionale de Chypre par les forces armées turques qui l’avaient empêchée à plusieurs reprises d’accéder à son domicile et à d’autres propriétés sises dans cette zone. Selon elle, cet état de choses constituait une violation continue de ses droits de propriété, au mépris de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) à la Convention, ainsi qu’une infraction continue à son droit au respect de son domicile garanti par l’article 8 (art. 8) de la Convention. Elle dénonçait aussi des manquements aux articles 3, 5 par. 1 et 8 (art. 3, art. 5-1, art. 8) de la Convention du fait de son arrestation et de sa détention (paragraphe 34 ci-dessus).
54. Dans sa requête, portant en vertu de l’article 48 b) (art. 48-b) de la Convention l’affaire devant la Cour, le gouvernement requérant se borne à inviter celle-ci à statuer sur les griefs tirés de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) et de l’article 8 (art. 8), pour autant que la Commission les a retenus (paragraphe 35 ci-dessus), en ce qui concerne l’accès à la propriété de la requérante. La Cour se trouverait donc sans contredit saisie de ces seuls griefs. Le surplus de la cause, relatif à l’arrestation et à la détention de l’intéressée, relèverait, conformément à l’article 32 par. 1 (art. 32-1) de la Convention, de la compétence du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe.
La Cour note que les comparants ne nient pas que la Convention et le règlement permettent une saisine partielle en vertu de l’article 48 (art. 48), comme en l’occurrence. D’ailleurs, la Turquie (« le gouvernement défendeur ») accepte que l’objet du litige soit circonscrit de la sorte. Dans ces conditions, la Cour ne juge pas devoir dire de manière générale s’il est possible de limiter sa saisine à quelques-unes des questions sur lesquelles la Commission a exprimé son avis.
V. SUR LES EXCEPTIONS D’INCOMPETENCE RATIONE LOCI
55. Le gouvernement défendeur a déposé deux exceptions préliminaires d’incompétence ratione loci. Il prétend d’abord que la Cour n’a pas compétence pour examiner le bien-fondé de la cause au motif que les faits dénoncés ne relèvent pas de la juridiction de la Turquie, mais de celle de la « RTCN ». Il affirme ensuite que, conformément à ses déclarations au titre des articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) de la Convention (paragraphes 4, 15 et 27 ci-dessus), il n’a accepté ni la compétence de la Commission ni celle de la Cour pour connaître d’actes et événements se produisant hors de son territoire métropolitain.
La Cour examinera ces exceptions successivement.
A. Sur la question de savoir si les faits dénoncés par la requérante sont de nature à relever de la juridiction de la Turquie au titre de l’article 1 (art. 1) de la Convention
1. Thèses des comparants
56. Le gouvernement défendeur souligne d’abord que la question de l’accès à la propriété échappe manifestement à la « juridiction » de la Turquie. Il en veut pour preuve le fait qu’elle constitue l’un des thèmes clés des pourparlers entre les communautés cypriote grecque et cypriote turque.
De plus, la simple présence des forces armées turques au nord de Chypre ne serait pas davantage synonyme de « juridiction » que pour les forces armées d’autres pays postées à l’étranger. Les forces armées turques n’auraient en fait jamais exercé de « juridiction » sur la vie et les biens au nord de Chypre. Ce serait indubitablement pourquoi les conclusions de la Commission dans les affaires interétatiques Chypre c. Turquie (requêtes nos 6780/74, 6950/75 et 8007/77, supra cit.), n’auraient pas été entérinées par le Comité des Ministres dont la position cadrerait avec les réalités de la situation régnant à Chypre à la suite de l’intervention de la Turquie en sa qualité de l’une des trois puissances garantes de la République de Chypre.
La Turquie n’exercerait pas non plus un contrôle global sur les zones frontières, comme la Commission l’aurait constaté dans sa décision sur la recevabilité en l’espèce. Elle partagerait ce contrôle avec les autorités de la « RTCN » et, lorsque les forces armées turques agissent seules, elles le feraient au nom de la « RTCN » qui ne dispose pas de forces suffisantes par elle-même. La circonstance que les forces armées turques opèrent sous le commandement de l’armée turque n’infirmerait en rien cette situation.
D’après le gouvernement défendeur, loin d’être un Etat « fantoche » comme le prétend la requérante, la « RTCN » serait un Etat constitutionnel démocratique doté d’attributs démocratiques et de lettres de créance irréprochables. Les droits fondamentaux seraient garantis en pratique et les élections seraient libres. Il s’ensuivrait que l’exercice de la puissance publique en « RTCN » n’est pas imputable à la Turquie. La non-reconnaissance de cet Etat par la communauté internationale n’aurait pas ici d’incidence.
57. Mme Loizidou, dont le gouvernement cypriote appuie la thèse, prétend qu’il faut examiner la question de la responsabilité, en l’espèce, à raison des violations de la Convention en se référant aux principes pertinents du droit international. Sur ce point, la démarche de la Commission, qui se concentre sur le fait que des fonctionnaires turcs sont directement mêlés à des violations de la Convention, ne serait pas la bonne au regard du droit international. Un Etat répond en principe au niveau international des violations de droits qui se produisent dans des territoires dont il a matériellement le contrôle.
Selon la requérante, le droit international reconnaît qu’un Etat ainsi responsable d’un territoire donné le demeure même si ledit territoire est géré par une administration locale. Cela vaudrait que l’administration locale soit illégale, c’est-à-dire résulte d’un recours illégal à la force, ou légale, comme dans le cas d’un protectorat ou d’une autre dépendance politique. Un Etat ne pourrait se soustraire à sa responsabilité juridique à raison de ses actes illégaux d’invasion et d’occupation militaire, puis de l’évolution ultérieure, en instaurant ou en permettant la création de telle ou telle forme d’administration locale, quelque nom qu’on lui donne. Ainsi les puissances qui contrôlaient les Etats « fantoches » mis en place dans le Mandchoukouo, en Croatie et en Slovaquie pendant la période 1939-1945 n’auraient pas été considérées comme relevées de la responsabilité des violations du droit international survenant dans ces administrations (Whiteman, Digest of International Law, 1967, vol. 8, pp. 835-837). Dans le même esprit, la responsabilité internationale de l’Etat protecteur ou souverain demeurerait même lorsqu’une dépendance politique légitime est instituée. Cette responsabilité de l’Etat du fait des protectorats et des régions autonomes se trouverait affirmée dans les ouvrages d’éminents publicistes (Rousseau, Droit international public, vol. V, 1983, p. 31, par. 28; Reuter, Droit international public, 6e édition, 1983, p. 262; Répertoire suisse de droit international public, vol. III, 1975, pp. 1722-1723; Verzijl, International Law in Historical Perspective, vol. IV, 1973, pp. 710-711).
Mme Loizidou prétend en outre que si l’on appliquait ici un critère de responsabilité exigeant l’intervention directe du personnel militaire turc pour toute apparence de violation de la Convention au nord de Chypre, on s’écarterait totalement des modalités habituelles d’application des principes de la responsabilité d’un Etat indiquées plus haut. Il serait totalement irréaliste de demander aux requérants de satisfaire à ce critère au stade du bien-fondé; il y aurait là une amnistie de facto et un déni de justice.
Enfin, dans le cas où la Turquie ne serait pas tenue pour responsable de la situation au nord de Chypre, aucune autre personne morale ne pourrait l’être. Or le principe de la protection effective des droits conventionnels reconnu par la jurisprudence de la Cour ne souffrirait l’existence d’aucune lacune dans le système de la responsabilité. Les principes du mécanisme de la Convention et le droit international en matière de responsabilité des Etats convergeraient donc pour engendrer un régime en vertu duquel la Turquie est responsable du contrôle des événements au nord de Chypre.
58. A ce propos, la Commission estime que Mme Loizidou n’a pu accéder à sa propriété à cause de la présence dans la partie septentrionale de Chypre des forces armées turques, qui exercent un contrôle global dans la zone frontière. Pareil déni d’accès serait donc imputable à la Turquie.
2. L’examen de la question par la Cour
59. L’article 1 (art. 1) de la Convention est ainsi libellé:
« Les Hautes Parties Contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au Titre I de la (…) Convention. »
60. La Cour doit dire si sa compétence pour examiner les griefs de la requérante se trouve exclue par le motif qu’ils concernent des faits ne pouvant relever de la « juridiction » du gouvernement défendeur.
61. Elle souligne qu’elle n’est pas appelée au stade des exceptions préliminaires à rechercher si la Turquie est effectivement responsable au regard de la Convention des actes à l’origine des griefs de l’intéressée. Elle n’a pas non plus à établir les principes régissant la responsabilité de l’Etat sur le terrain de la Convention dans une situation comme celle régnant dans la partie septentrionale de Chypre. Ces questions ressortissent plutôt à la procédure au principal. La Cour doit se borner à déterminer si les faits dénoncés par Mme Loizidou sont susceptibles de relever de la « juridiction » de la Turquie bien qu’ils se produisent en dehors de son territoire national.
62. La Cour rappelle à cet égard que, si l’article 1 (art. 1) fixe des limites au domaine de la Convention, la notion de « juridiction » au sens de cette disposition ne se circonscrit pas au territoire national des Hautes Parties contractantes. Par exemple, selon sa jurisprudence constante, l’extradition ou l’expulsion, d’une personne par un Etat contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3 (art. 3), donc engager la responsabilité de l’Etat en cause au titre de la Convention (arrêts Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A no 161, pp. 35-36, par. 91, Cruz Varas et autres c. Suède du 20 mars 1991, série A no 201, p. 28, paras. 69 et 70, et Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni du 30 octobre 1991, série A no 215, p. 34, par. 103). De plus, la responsabilité des Parties contractantes peut entrer en jeu à raison d’actes émanant de leurs organes et se produisant sur ou en dehors de leur territoire (arrêt Drozd et Janousek c. France et Espagne du 26 juin 1992, série A no 240, p. 29, par. 91).
Compte tenu de l’objet et du but de la Convention, une Partie contractante peut également voir engager sa responsabilité lorsque, par suite d’une action militaire – légale ou non -, elle exerce en pratique le contrôle sur une zone située en dehors de son territoire national. L’obligation d’assurer dans une telle région le respect des droits et libertés garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle, qu’il s’exerce directement, par l’intermédiaire des forces armées de l’Etat concerné ou par le biais d’une administration locale subordonnée.
63. A ce sujet, le gouvernement défendeur admet que la perte par Mme Loizidou du contrôle de ses biens résulte de l’occupation de la partie septentrionale de Chypre par les troupes turques et la création de la « RTCN » dans cette région. En outre, il ne prête pas à controverse que les troupes turques ont empêché la requérante d’accéder à sa propriété.
64. Il s’ensuit que de tels actes sont de nature à relever de la « juridiction » de la Turquie au sens de l’article 1 (art. 1) de la Convention. La question de savoir si les faits dénoncés sont imputables à la Turquie et engagent la responsabilité de l’Etat devra donc être tranchée par la Cour au stade de l’examen au fond.
B. Sur la validité des restrictions territoriales dont sont assorties les déclarations de la Turquie relatives aux articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) de la Convention
65. Les dispositions pertinentes de l’article 25 (art. 25) de la Convention sont ainsi libellées:
« 1. La Commission peut être saisie d’une requête adressée au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers, qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties Contractantes des droits reconnus dans la (…) Convention, dans le cas où la Haute Partie Contractante mise en cause a déclaré reconnaître la compétence de la Commission dans cette matière. Les Hautes Parties Contractantes ayant souscrit une telle déclaration s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit.
2. Ces déclarations peuvent être faites pour une durée déterminée.
(…) »
66. Aux termes de l’article 46 (art. 46) de la Convention:
« 1. Chacune des Hautes Parties Contractantes peut, à n’importe quel moment, déclarer reconnaître comme obligatoire de plein droit et sans convention spéciale, la juridiction de la Cour sur toutes les affaires concernant l’interprétation et l’application de la (…) Convention.
2. Les déclarations ci-dessus visées pourront être faites purement et simplement ou sous condition de réciprocité de la part de plusieurs ou de certaines autres Parties Contractantes ou pour une durée déterminée.
3. Ces déclarations seront remises au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe qui en transmettra copie aux Hautes Parties Contractantes. »
67. Le gouvernement défendeur affirme que les restrictions territoriales et autres pertinentes figurant dans les déclarations relatives aux articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) des 28 janvier 1987 et 22 janvier 1990 (renouvelée le 22 janvier 1993) respectivement, sont juridiquement valides et s’imposent aux organes de la Convention. Le système instauré par les articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) serait facultatif; les Etats contractants pourraient y « souscrire » ou non. Rien n’indiquerait que lors de l’élaboration de la Convention, les Parties contractantes soient convenues qu’une reconnaissance partielle de la compétence de la Commission et de la Cour n’était pas autorisée. Si elles avaient entendu interdire les restrictions dans les déclarations relatives aux articles 25 et 46 (art. 25, art. 46), elles auraient inséré une disposition spéciale à cet effet comme cela est courant dans la pratique du Conseil de l’Europe en matière de traités.
Le système de la Convention connaîtrait en fait de multiples clauses, tels les articles 63 et 64 (art. 63, art. 64), l’article 6 par. 2 du Protocole no 4 et l’article 7 par. 2 du Protocole no 7 (P4-6-2, P7-7-2), qui constituent la base d’engagements à la carte des Parties contractantes. D’ailleurs, d’autres Etats auraient accompagné leurs instruments d’acceptation de restrictions quant à leur contenu, par exemple le Royaume-Uni (paragraphe 33 ci-dessus) – restriction territoriale dans ce cas – et Chypre (paragraphes 30 et 32 ci-dessus).
Le gouvernement défendeur renvoie aussi à la pratique constante concernant l’article 36 du Statut de la Cour internationale de Justice et consistant à autoriser l’adjonction de restrictions sur le contenu, territoriales et temporelles, à la reconnaissance facultative de la compétence juridictionnelle de la Cour. Le libellé de l’article 36 par. 3 du statut serait, sur tous les points importants, le même que celui employé aux articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) de la Convention. A cet égard, les travaux préparatoires de celle-ci laisseraient apparaître que l’article 36 du statut a servi de modèle à l’article 46 (art. 46) de la Convention. Un principe bien établi du droit international voudrait qu’une expression utilisée dans un traité ait le même sens lorsqu’elle figure dans un autre.
Le gouvernement défendeur soutient encore que les articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) doivent s’interpréter par rapport à leur sens au moment de la rédaction de la Convention. Ce principe de la contemporanéité du sens ressortirait de l’interprétation de « bonne foi » consacrée par l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités. A l’époque, la pratique judiciaire internationale aurait permis l’addition de conditions ou de restrictions à la reconnaissance facultative éventuelle de la compétence d’un tribunal international. Les rédacteurs de la Convention n’auraient pas choisi d’user d’autres termes; il faudrait y voir le signe qu’ils entendaient donner aux Etats la même liberté d’assortir leurs déclarations de restrictions que celle accordée par l’article 36 du Statut de la Cour internationale de Justice.
Enfin, quant à la pratique ultérieure des traités, si des déclarations vont à l’encontre de l’interprétation turque des articles 25 et 46 (art. 25, art. 46), une pratique reflétant un consensus parmi toutes les Parties contractantes en ce qui concerne l’attachement de conditions aux instruments d’acceptation n’aurait pas été établie.
68. Pour la requérante et le gouvernement cypriote, quant aux déclarations d’Etats au titre des articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) reconnaissant la compétence de la Commission et de la Cour, les conditions ratione temporis seraient les seules autorisées. En réalité, la restriction territoriale accompagnant les déclarations turques reviendrait à une réserve déguisée.
D’ailleurs, la pratique, établie de longue date, de la Cour internationale de Justice en matière d’acceptation des restrictions à sa juridiction en vertu de l’article 36 du statut, ne serait d’aucune aide ici, les deux systèmes présentant d’importantes différences. La Cour internationale de Justice serait un tribunal international autonome, sans lien avec un traité normatif tel que la Convention.
69. Se référant à sa décision sur la recevabilité en l’espèce, la Commission elle aussi estime non valides les restrictions dont la déclaration turque relative à l’article 25 (art. 25) se trouve assortie, à l’exception de la restriction temporelle. Elle exprime la même opinion quant à la restriction territoriale figurant dans la déclaration au titre de l’article 46 (art. 46).
70. La Cour relève que les articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) sont des dispositions essentielles à l’efficacité du système de la Convention puisqu’ils délimitent la responsabilité de la Commission et de la Cour, celle « d’assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties Contractantes » à la Convention (article 19) (art. 19), en fixant leur compétence pour connaître des griefs tirés de violations alléguées des droits et libertés énoncés dans ce texte. Lorsqu’elle interprète ces dispositions clés, elle doit tenir compte du caractère singulier de la Convention, traité de garantie collective des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Comme l’a noté la Cour dans l’arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978 (série A no 25, p. 90, par. 239):
« A la différence des traités internationaux de type classique, la Convention déborde le cadre de la simple réciprocité entre Etats contractants. En sus d’un réseau d’engagements synallagmatiques bilatéraux, elle crée des obligations objectives qui, aux termes de son préambule, bénéficient d’une ‘garantie collective’. »
71. Il est solidement ancré dans la jurisprudence de la Cour que la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles (voir, entre autres, l’arrêt Tyrer c. Royaume-Uni du 25 avril 1978, série A no 26, pp. 15-16, par. 31). Pareille démarche, pour la Cour, ne se limite pas aux dispositions normatives de la Convention, mais vaut encore pour celles, tels les articles 25 et 46 (art. 25, art. 46), qui régissent le fonctionnement du mécanisme de sa mise en oeuvre. Il s’ensuit que ces dispositions ne sauraient s’interpréter uniquement en conformité avec les intentions de leurs auteurs telles qu’elles furent exprimées voici plus de quarante ans.
En conséquence, même s’il se trouvait établi, ce qui n’est pas le cas, que les restrictions, autres que ratione temporis, passaient pour admissibles au titre des articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) à l’époque où une minorité des Parties contractantes actuelles adoptèrent la Convention, pareille preuve ne saurait être déterminante.
72. En outre, l’objet et le but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, appellent à interpréter et à appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (voir, entre autres, les arrêts Soering précité, p. 34, par. 87, et Artico c. Italie du 13 mai 1980, série A no 37, p. 16, par. 33).
73. Pour dire si les Parties contractantes peuvent imposer des restrictions à leur acceptation de la compétence de la Commission et de la Cour en application des articles 25 et 46 (art. 25, art. 46), la Cour recherchera le sens ordinaire à attribuer aux termes de ces dispositions dans leur contexte et à la lumière de leur objet et de leur but (voir notamment l’arrêt Johnston et autres c. Irlande du 18 décembre 1986, série A no 112, p. 24, par. 51, et l’article 31 par. 1 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités). Parallèlement au contexte, elle tiendra compte de « toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité » (article 31 par. 3 b) de la Convention de Vienne précitée).
74. L’article 25 par. 2 (art. 25-2) comme l’article 46 par. 2 (art. 46-2) de la Convention autorisent expressément des déclarations pour une période donnée. On a toujours entendu ces dispositions comme autorisant les Parties contractantes à limiter aussi la rétroactivité de leur acceptation de la compétence de la Commission et de la Cour (voir, entre autres, l’arrêt Stamoulakatos c. Grèce du 26 octobre 1993, série A no 271, p. 13, par. 32). Ce point ne prête pas à controverse.
75. L’article 25 (art. 25) ne prévoit explicitement aucune autre forme de restriction (paragraphe 65 ci-dessus). Quant à l’article 46 par. 2 (art. 46-2), il précise que les déclarations « pourront être faites purement et simplement ou sous condition de réciprocité (…) » (paragraphe 66 ci-dessus).
Si, comme le prétend le gouvernement défendeur, ces dispositions permettaient des restrictions territoriales ou sur le contenu de l’acceptation, les Parties contractantes seraient libres de souscrire à des régimes distincts de mise en oeuvre des obligations conventionnelles selon l’étendue de leurs acceptations. Un tel système, qui permettrait aux Etats de tempérer leur consentement par le jeu de clauses facultatives, affaiblirait gravement le rôle de la Commission et de la Cour dans l’exercice de leurs fonctions, mais amoindrirait aussi l’efficacité de la Convention en tant qu’instrument constitutionnel de l’ordre public européen. De surcroît, lorsque la Convention autorise les Etats à limiter leur acceptation en vertu de l’article 25 (art. 25), elle le précise expressément (voir, à cet égard, l’article 6 par. 2 du Protocole no 4 et l’article 7 par. 2 du Protocole no 7) (P4-6-2, P7-7-2).
D’après la Cour, compte tenu de l’objet et du but du système de la Convention indiqués ci-dessus, les conséquences pour la mise en oeuvre de la Convention et la réalisation de ses objectifs auraient une si grande portée qu’il eût fallu prévoir explicitement un pouvoir en ce sens. Or ni l’article 25 (art. 25) ni l’article 46 (art. 46) ne renferment pareille disposition.
76. La Cour note au surplus que l’article 64 (art. 64) de la Convention autorise les Etats à formuler des réserves au moment de la signature de la Convention ou du dépôt de leurs instruments de ratification. Ce pouvoir prévu à l’article 64 (art. 64) est toutefois limité, puisqu’il se trouve circonscrit à des dispositions particulières de la Convention « dans la mesure où une loi alors en vigueur sur [le] territoire [de la Partie Contractante concernée] n’est pas conforme à cette disposition ». Les réserves de caractère général ne sont d’ailleurs pas autorisées.
77. L’existence de pareille clause restrictive concernant des réserves donne à penser que les Etats ne sauraient limiter leur acceptation des clauses facultatives pour soustraire en fait des secteurs de leur droit et de leur pratique relevant de leur « juridiction » au contrôle des organes de la Convention. L’inégalité que pourrait engendrer entre les Etats contractants la tolérance d’acceptations limitées de la sorte irait de plus à l’encontre de la finalité de la Convention exprimée dans son préambule: la réalisation d’une union plus étroite par la sauvegarde et le développement des droits de l’homme.
78. Les considérations qui précèdent viennent en soi fortement étayer l’idée que le système de la Convention n’autorise pas pareilles restrictions.
79. Cette manière de voir se trouve confirmée par la pratique ultérieurement suivie par les Parties contractantes au regard de ces dispositions. De l’entrée en vigueur de la Convention jusqu’à aujourd’hui, les trente Parties à la Convention ont presque toutes, mis à part le gouvernement défendeur, accepté la compétence de la Commission et de la Cour pour connaître de plaintes sans restrictions ratione loci ou ratione materiae. Les restrictions dont sont assorties la déclaration cypriote relative à l’article 25 (art. 25) (paragraphes 30 et 32), désormais retirée (paragraphe 32 ci-dessus), et – selon la thèse du gouvernement défendeur – la déclaration britannique relative à l’article 25 (art. 25) (paragraphe 33 ci-dessus) constituent les seules exceptions à cette pratique cohérente.
80. Sur ce point, la Commission estime que le Royaume-Uni avait formulé cette restriction, à la lumière de l’article 63 par. 4 (art. 63-4) de la Convention, afin d’exclure la compétence de la Commission pour connaître de requêtes relatives à ses territoires non métropolitains. En l’occurrence, la Cour n’a pas à interpréter la portée exacte de cette déclaration invoquée par le gouvernement défendeur comme exemple de restriction territoriale. Quel qu’en soit le sens, cette déclaration et celle de Chypre n’infirment pas la preuve d’une pratique dénotant un assentiment quasi universel entre les Parties contractantes: les articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) de la Convention ne permettent pas des restrictions territoriales ou portant sur le contenu.
81. La preuve de l’existence de pareille pratique se trouve corroborée par les réactions des gouvernements de la Suède, du Luxembourg, du Danemark, de la Norvège et de la Belgique, ainsi que du Secrétaire général du Conseil de l’Europe en sa qualité de dépositaire, qui ont réservé leur position pour les questions juridiques pouvant surgir quant à la portée de la première déclaration turque relative à l’article 25 (art. 25) (paragraphes 18-24 ci-dessus), et du gouvernement grec, qui a considéré comme nulles et non avenues les restrictions aux déclarations turques relatives aux articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) (paragraphe 18 ci-dessus).
82. La réalité de cette pratique uniforme et cohérente des Etats réfute à l’évidence les arguments du gouvernement défendeur d’après lesquels les rédacteurs de la Convention ont dû envisager les restrictions dont les déclarations relatives aux articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) peuvent être assorties, à la lumière de la pratique suivie en vertu de l’article 36 du Statut de la Cour internationale de Justice.
83. A ce propos, il n’est pas contesté que les Etats peuvent tempérer de restrictions leur acceptation de la compétence facultative de la Cour internationale. Il n’est pas davantage contesté que l’article 46 (art. 46) de la Convention fut calqué sur l’article 36 du statut. Selon la Cour, il n’en découle toutefois pas qu’il faille aussi admettre sur le terrain de la Convention pareilles restrictions à la reconnaissance de la compétence de la Commission et de la Cour.
84. D’abord, le contexte dans lequel fonctionne la Cour internationale de Justice se distingue nettement de celui des organes de la Convention. La Cour internationale est appelée notamment à examiner au regard des principes de droit international tout différend juridique entre Etats pouvant survenir dans n’importe quelle partie du globe. L’objet du litige peut concerner tout domaine du droit international. En second lieu, à la différence des organes de la Convention, la Cour internationale ne se borne pas exclusivement à exercer des fonctions de contrôle par rapport à un traité normatif comme la Convention.
85. Une différence aussi fondamentale de rôle et de finalité entre les institutions dont il s’agit ainsi que l’existence d’une pratique de l’acceptation inconditionnelle en vertu des articles 25 et 46 (art. 25, art. 46), constituent des éléments commandant de distinguer la pratique de la Convention de celle de la Cour internationale.
86. Enfin, bien que le gouvernement défendeur n’ait pas développé cet argument, la Cour n’estime pas qu’une application par analogie de l’article 63 par. 4 (art. 63-4) de la Convention autorise à dire qu’une restriction territoriale peut se tolérer quant aux articles 25 et 46 (art. 25, art. 46).
D’après cet argument, l’article 25 (art. 25) ne pourrait s’appliquer au-delà des fontières nationales à des territoires autres que ceux visés à l’article 63 (art. 63) que si l’Etat le leur étendait expressément. Avec pour corollaire que l’Etat pourrait limiter l’acceptation du droit de recours individuel à son territoire national, comme il l’a fait en l’occurrence.
87. La Cour rappelle d’abord que, conformément à la notion de « juridiction » au sens de l’article 1 (art. 1) de la Convention, la responsabilité de l’Etat peut se trouver engagée à raison d’actes ou d’événements se produisant en dehors des frontières de celui-ci (paragraphe 62 ci-dessus). A la différence de l’article 63 par. 4 (art. 63-4) pour les territoires non métropolitains qui y sont visés, on ne saurait exiger, pour que la responsabilité puisse se trouver engagée, d’étendre expressément l’acceptation relative à l’article 25 (art. 25).
88. Il faut considérer en outre que l’article 25 (art. 25) et l’article 63 (art. 63) ont des objets et des finalités différents. L’article 63 (art. 63) concerne la décision d’une Partie contractante d’assumer pleinement la responsabilité, au regard de la Convention, à raison de tous les actes des pouvoirs publics se rapportant à un territoire dont elle assure les relations internationales. L’article 25 (art. 25) concerne en revanche l’acceptation par une Partie contractante de la compétence de la Commission pour connaître de plaintes afférentes aux actes de ses organes agissant sous son autorité directe. En raison de la nature radicalement différente de ces dispositions, qu’un Etat doive formuler une déclaration spéciale en vertu de l’article 63 par. 4 (art. 63-4) afin d’accepter la compétence de la Commission pour connaître de requêtes relatives à de tels territoires, ne saurait avoir d’incidence, à la lumière des arguments développés ci-dessus, sur la validité des restrictions ratione loci figurant dans les déclarations relatives aux articles 25 et 46 (art. 25, art. 46).
89. Compte tenu de la nature de la Convention, du sens ordinaire des articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) dans leur contexte et à la lumière de leur objet et de leur but, ainsi que de la pratique des Parties contractantes, la Cour conclut que les restrictions ratione loci dont sont assorties les déclarations de la Turquie relatives aux articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) ne sont pas valides.
Il reste à déterminer si, par voie de conséquence, la validité des acceptations elles-mêmes peut être remise en cause.
C. Sur la validité des déclarations de la Turquie relatives aux articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) de la Convention
90. Le gouvernement défendeur soutient que si les restrictions accompagnant les déclarations relatives aux articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) de la Convention ne devaient pas être reconnues valides globalement, il y aurait lieu de tenir les déclarations pour nulles et non avenues dans leur intégralité. Il appartiendrait alors au gouvernement turc de tirer les conclusions politiques d’une telle situation.
A ce sujet, le délégué de la Turquie à la session du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe en mars 1987 avait souligné que les conditions formulées dans la déclaration de la Turquie relative à l’article 25 (art. 25) étaient d’une telle importance que si l’on négligeait l’une ou l’autre, toute la déclaration devrait passer pour nulle et non avenue, avec cette conséquence que l’acceptation par la Turquie du droit de recours individuel serait caduque. Cette position, disait le délégué, valait également pour la déclaration de la Turquie relative à l’article 46 (art. 46).
Le gouvernement défendeur prétend aussi que, conformément à l’article 44 par. 3 a) et b) de la Convention de Vienne sur le droit des traités, il incombe aux requérants de démontrer que les restrictions, en particulier territoriales, ne constituaient pas un facteur essentiel ayant déterminé la Turquie à faire les déclarations.
91. Selon la requérante, rejointe par le gouvernement cypriote, lorsqu’il a rédigé ces déclarations, le gouvernement défendeur a pris le risque de voir décréter les restrictions non valides. Il ne devrait pas aujourd’hui chercher à faire peser sur les organes de la Convention les conséquences juridiques de ce risque.
92. La Commission estime que lorsque la Turquie a souscrit, le 28 janvier 1987, sa déclaration relative à l’article 25 (art. 25), elle nourrissait principalement l’intention d’accepter le droit de recours individuel. C’est cette intention qui devrait prévaloir. En outre, devant la Cour, le délégué de la Commission a relevé que le gouvernement défendeur n’avait pas cherché à plaider l’invalidité de l’acceptation par la Turquie du droit de recours individuel dans les affaires dont la Commission a été saisie après la présente cause.
93. En examinant cette question, la Cour doit tenir compte de la nature particulière de la Convention, instrument de l’ordre public européen pour la protection des êtres humains et de sa mission, fixée à l’article 19 (art. 19), celle d’ »assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties Contractantes » à la Convention.
94. Elle rappelle aussi son arrêt Belilos c. Suisse du 29 avril 1988 où, après avoir écarté une déclaration interprétative au motif de sa non-conformité avec l’article 64 (art. 64), elle a précisé que la Suisse demeurait liée par la Convention, nonobstant l’invalidité de la déclaration (série A no 132, p. 28, par. 60).
95. La Cour ne croit pas pouvoir trancher la question de la divisibilité des parties non valides des déclarations de la Turquie en se référant aux déclarations faites par les représentants de celle-ci postérieurement au dépôt des déclarations soit (en ce qui concerne la déclaration relative à l’article 25) (art. 25) devant le Comité des Ministres et la Commission, soit (s’agissant des articles 25 et 46) (art. 25, art. 46) à l’audience devant elle. Sur ce point, elle relève que le gouvernement défendeur n’a pu manquer d’avoir conscience, eu égard à la pratique uniforme des Parties contractantes sur le terrain des articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) et consistant à accepter sans condition la compétence de la Commission et de la Cour, que les clauses restrictives dénoncées avaient une validité contestable dans le système de la Convention et que les organes de celles-ci pourraient les tenir pour inadmissibles.
Il est intéressant de noter à ce propos que la Commission a déjà exprimé devant la Cour dans ses plaidoiries dans l’affaire linguistique belge (exception préliminaire) et l’affaire Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, arrêts des 9 février 1967 et 7 décembre 1976, série A nos 5 et 23 respectivement, l’opinion que l’article 46 (art. 46) n’autorisait aucune restriction quant à la reconnaissance de la compétence de la Cour (voir, respectivement, le second mémoire de la Commission du 14 juillet 1966, série B no 3, vol. I, p. 432, et le mémoire de la Commission (exception préliminaire) du 26 janvier 1976, série B no 21, p. 119).
La réaction ultérieure de plusieurs Parties contractantes aux déclarations turques (paragraphes 18-24 ci-dessus) vient solidement appuyer l’observation qui précède et d’après laquelle la Turquie n’ignorait pas la situation juridique. Qu’elle ait, dans ces conditions, déposé par la suite des déclarations relatives aux deux articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) – pour la dernière après la réaction susmentionnée des Parties contractantes – indique qu’elle était prête à courir le risque de voir les organes de la Convention déclarer non valides les clauses limitatives litigieuses sans affecter la validité des déclarations elles-mêmes. Sous cet éclairage, le gouvernement défendeur ne saurait invoquer les déclarations ex post facto des représentants turcs pour marquer un recul par rapport à l’intention fondamentale – malgré des tempéraments – d’accepter la compétence de la Commission et de la Cour.
96. Il incombe donc à la Cour, dans l’exercice des responsabilités que lui confère l’article 19 (art. 19), de trancher la question en se référant au texte des déclarations respectives et à la nature particulière du régime de la Convention. Or, ce dernier milite pour la séparation des clauses attaquées puisque c’est par ce moyen que l’on peut garantir les droits et libertés consacrés par la Convention dans tous les domaines relevant de la « juridiction » de la Turquie au sens de l’article 1 (art. 1) de la Convention.
97. La Cour a examiné le texte des déclarations et le libellé des restrictions en vue de rechercher si les restrictions querellées peuvent se dissocier des instruments d’acceptation ou si elles en forment partie intégrante et indivisible. Même en prenant les textes des déclarations relatives aux articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) comme un tout, elle estime que les restrictions dénoncées peuvent se dissocier du reste du texte, laissant intacte l’acceptation des clauses facultatives.
98. Il s’ensuit que les déclarations des 28 janvier 1987 et 22 janvier 1990 relatives aux articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) de la Convention renferment des acceptations valides de la compétence de la Commission et de la Cour.
VI. SUR L’EXCEPTION D’INCOMPETENCE RATIONE TEMPORIS
99. Le gouvernement défendeur rappelle qu’il n’a accepté la juridiction de la Cour que pour les faits ou événements postérieurs au 22 janvier 1990, date du dépôt de l’instrument (paragraphe 27 ci-dessus). Il relève que la Commission a nettement distingué entre les actes instantanés, même s’ils ont des effets qui perdurent, et les infractions continues aux droits garantis par la Convention (décision du 10 décembre 1976 sur la recevabilité de la requête no 7379/76, X c. Royaume-Uni, D. R. 8, pp. 213-215, et décision du 6 octobre 1976 sur la recevabilité de la requête no 7317/75, Lynas c. Suisse, D. R. 6, pp. 141-155). Elle a aussi estimé que l’acte privant une personne de ses biens n’entraîne pas une situation continue d’absence de jouissance (requête no 7379/76, supra cit.). Or, la privation de propriété dont se plaint Mme Loizidou résulterait directement d’un acte instantané, conséquence de l’intervention turque de 1974, antérieur à l’acceptation de la juridiction de la Cour.
Selon le gouvernement défendeur, la Cour serait donc incompétente ratione temporis, la violation alléguée provenant d’un acte instantané antérieur à la reconnaissance de la juridiction de la Cour.
100. La requérante, le gouvernement cypriote et la Commission soutiennent que les griefs de la première concernent des infractions continues à l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) au motif que la Turquie a empêché et continue d’empêcher l’intéressée d’user et de jouir de ses biens dans la partie occupée de Chypre. Mme Loizidou se réfère à cet égard à l’arrêt Papamichalopoulos et autres c. Grèce du 24 juin 1993, où la Cour a dit qu’une expropriation de fait constitue une violation continue de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) (série A no 260-B, pp. 75-76, paras. 45-46).
La requérante plaide en outre que la date à considérer pour déterminer la juridiction de la Cour est le 28 janvier 1987 – date de la déclaration turque reconnaissant la compétence de la Commission – et non le 22 janvier 1990. D’après elle, l’affaire portée devant la Cour est celle reposant sur la requête initiale. Il serait anormal que la déclaration turque relative à l’article 46 (art. 46) acceptant la juridiction de la Cour seulement à raison des faits postérieurs au dépôt de la déclaration (paragraphe 27 ci-dessus) interdise à la Cour de connaître de questions dûment portées devant elle en vertu de l’article 48 (art. 48). Un tel résultat serait incompatible avec les articles 45 et 48 (art. 45, art. 48) et se heurterait d’une manière générale à l’ordre procédural instauré par la Convention. Il priverait aussi Mme Loizidou d’un redressement pour une privation de ses droits pendant trois ans supplémentaires.
101. La Commission marque son désaccord sur ce point. Elle estime que la date décisive est le 22 janvier 1990, jour où la Turquie a reconnu la juridiction de la Cour.
102. La Cour rappelle que l’article 46 (art. 46) de la Convention accorde aux Parties contractantes la faculté de limiter, comme la Turquie dans sa déclaration du 22 janvier 1990, l’acceptation de sa juridiction à des faits postérieurs à la date du dépôt (paragraphe 27 ci-dessus). Il s’ensuit que la juridiction de la Cour ne vaut que pour le manquement continu allégué aux droits de propriété de la requérante postérieur au 22 janvier 1990. La différence dans la compétence temporelle de la Commission et de la Cour pour une même plainte est une conséquence directe et prévisible de dispositions conventionnelles distinctes prévoyant la reconnaissance du droit de recours individuel (article 25) (art. 25) et celle de la juridiction de la Cour (article 46) (art. 46).
103. L’interprétation et l’application à donner aux restrictions ratione temporis des déclarations turques relatives aux articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) de la Convention, ainsi que la notion de violations continues de celle-ci, soulèvent de difficiles questions de droit et de fait.
104. En l’état actuel du dossier, la Cour estime ne pas disposer d’éléments suffisants pour lui permettre de se prononcer. En outre, ces problèmes sont si étroitement liés au fond de la cause qu’il n’y a pas lieu de les résoudre au stade actuel de la procédure.
105. La Cour décide donc de joindre cette exception au fond.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire tirée d’un abus de la procédure;
2. Dit, par seize voix contre deux, que les faits allégués par la requérante sont de nature à relever de la « juridiction » de la Turquie au sens de l’article 1 (art. 1) de la Convention;
3. Dit, par seize voix contre deux, que les restrictions territoriales dont sont assorties les déclarations de la Turquie relatives aux articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) de la Convention ne sont pas valides, mais que les déclarations turques relatives aux articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) renferment des acceptations valides de la compétence de la Commission et de la Cour;
4. Joint au fond, à l’unanimité, l’exception préliminaire d’incompétence ratione temporis.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 23 mars 1995.
Rolv RYSSDAL
Président
Herbert PETZOLD
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 du règlement A, l’exposé de l’opinion dissidente commune à MM. Gölcüklü et Pettiti, et des opinions dissidentes individuelles de chacun d’eux.
R. R.
H. P.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A MM. LES JUGES GÖLCÜKLÜ ET PETTITI
Nous avons voté avec la majorité en ce qui concerne le point 1 du dispositif de l’arrêt relatif au rejet de l’exception préliminaire tirée d’un abus allégué de la procédure, ainsi que le point 4 relatif à la jonction au fond de l’exception préliminaire ratione temporis. Nous avons été minoritaires en ce qui concerne les points 2 et 3 en considérant principalement que l’on ne pouvait statuer sur l’article 1 (art. 1) de la Convention visé par l’exception préliminaire du gouvernement turc – « toute personne relevant de leur juridiction » – sans examen au fond de la situation de droit et de fait dans la zone Nord de Chypre. Nous estimons que la Cour n’était pas encore en possession de tous les éléments d’appréciation sur l’administration de la justice, la nature et le fonctionnement des juridictions, l’attribution de « la juridiction » au sens du droit international en zone Nord et en zone Verte où interviennent les forces des Nations Unies.
Dans le paragraphe 62, premier alinéa, de son arrêt, la Cour énonce:
« La Cour rappelle à cet égard que, si l’article 1 (art. 1) fixe des limites au domaine de la Convention, la notion de ‘juridiction’ au sens de cette disposition ne se circonscrit pas au territoire national des Hautes Parties contractantes. Par exemple, selon sa jurisprudence constante, l’extradition ou l’expulsion d’une personne par un Etat contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3 (art. 3), donc engager la responsabilité de l’Etat en cause au titre de la Convention (arrêts Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A no 161, pp. 35-36, par. 91, Cruz Varas et autres c. Suède du 20 mars 1991, série A no 201, p. 28, paras. 69 et 70, et Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni du 30 octobre 1991, série A no 215, p. 34, par. 103). De plus, la responsabilité des Parties contractantes peut entrer en jeu à raison d’actes émanant de leurs organes et se produisant sur ou en dehors de leur territoire (arrêt Drozd et Janousek c. France et Espagne du 26 juin 1992, série A no 240, p. 29, par. 91). »
Certes, la notion de juridiction ne se circonscrit pas au territoire des Hautes Parties contractantes, encore faut-il préciser en quoi il y a juridiction rattachable à une Haute Partie et en quoi et comment elle s’exerce. Nous notons que l’arrêt Drozd et Janousek c. France et Espagne cité au paragraphe 62 a abouti à une décision de non-violation.
Certes, une Haute Partie peut voir engager sa responsabilité par suite d’une action militaire à l’extérieur de son territoire; ceci n’implique pas l’exercice de la juridiction. La constatation du paragraphe 64 n’apporte pas de critère relatif à la juridiction. Il y a donc, à notre sens, entre l’énoncé du paragraphe 62 et la conclusion du paragraphe 64, une contradiction que l’on retrouve dans le vote sur le point 2 du dispositif. La Cour avait à rechercher au principal la nature de la responsabilité juridictionnelle avant de se prononcer sur l’exception.
En ce qui concerne la validité de la déclaration du gouvernement turc
La Cour à partir des considérations des paragraphes 77 à 88 conclut, au paragraphe 89, que les restrictions ratione loci ne sont pas valides, tout en retenant que la déclaration lie la Turquie.
Une telle position soulevait le problème de la possibilité pour les organes de la Convention de dissocier les termes d’une déclaration de Haute Partie contractante, par retranchement. Nous estimons qu’une telle dissociation, dans les circonstances qui ont présidé à la déclaration turque, ne peut être décidée en l’état, car elle méconnaît la portée de l’engagement que souscrit un Etat.
Il s’agit pour l’Etat d’une manifestation de volonté au sens du droit public comme du droit privé qui fixe les limites de son adhésion et de son consentement, dans une formule qu’il juge indivisible. La déclaration peut être déclarée non valide, mais non être « tronçonnée » si l’intention de l’Etat est d’en faire un tout. Il appartenait aux organes politiques et aux Etats membres de négocier et de décider autrement.
Cinq Etats seulement ont réservé leur position pour les questions juridiques pouvant surgir quant à la portée de la première déclaration turque (le gouvernement grec tenant pour nulles les restrictions).
C’est dire que les autres Etats membres et le Comité des Ministres n’ont pas formellement contesté la déclaration dans son entier, ni admis telle ou telle partie comme essentielle, substantielle ou subsidiaire. On ne peut donc conclure qu’il y a pratique uniforme et cohérente (paragraphe 82) ou assentiment quasi universel (paragraphe 80).
A ce stade, il est utile de rappeler que de nombreuses déclarations consignées dans les instruments de ratification comportaient des formules complexes ou à plusieurs chapitres (voir en annexe celles de la France, du Royaume-Uni et des Pays-Bas) (de même Malte, Portugal, ainsi que la déclaration de Chypre du 9 août 1988, ou les clauses dites coloniales). Les Etats précisaient « territoires dont il assure les relations internationales »; tel n’est pas le cas de la Turquie pour la zone septentrionale de Chypre. Indépendamment des réserves territoriales au sens strict de la terminologie de la Convention (800 traités internationaux en comportent), l’état des signatures et ratifications révèle pour certains Etats la mixité déclarations-réserves (voir en annexe le tableau). La Commission dans l’affaire du Congo belge (décision du 30 mai 1961 sur la recevabilité de la requête no 1065/61, X et consorts c. Belgique, Annuaire de la Convention, 1961, vol. 4, pp. 261-277) avait retenu l’argument des relations internationales. Par analogie, pour déterminer la portée d’une déclaration, il convient de rappeler que selon la Convention de Vienne (article 44: « Divisibilité des dispositions d’un traité ») une cause de nullité ou d’extinction d’un traité ne peut être invoquée qu’à l’égard de certaines clauses « lorsque a) ces clauses sont séparables du reste du traité en ce qui concerne leur exécution; b) il ressort du traité où il est par ailleurs établi que l’acceptation des clauses en question n’a pas constitué pour l’autre partie ou les autres parties une base essentielle du consentement à être liées par le traité dans son ensemble ». Aussi, à notre avis, procéder, à ce stade, à la dissociation de la déclaration turque était inadéquat à l’état du litige et de la procédure portée devant la Cour.
La solution qui nous paraissait s’imposer était celle consistant à joindre toutes les exceptions au fond et de prévoir une audience publique sur le fond offrant aux Parties la possibilité d’apporter toutes les données utiles sur l’expression « relevant de [la] juridiction » (article 1) (art. 1) et sur l’exercice des relations internationales par rapport à la zone Nord. Ce débat au fond permettrait aussi à toutes les Parties de faire connaître leur position au sujet des engagements internationaux et de l’intervention éventuelle de « tierce partie » ou éventuelle de la RTCN dans le cadre des Nations Unies, de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe (Déclaration de 1989 comportant en deux instruments trois signatures dont RTCN; Références et Rapports du Secrétaire général des Nations Unies, du 3 avril 1992 au 30 mai 1994; rapport du Conseil de l’Europe du 15 décembre 1994, Doc. 7206).
A N N E X E
Déclaration de la France(3 mai 1974)
« Article 15, paragraphe 1
(…)
Le Gouvernement de la République déclare en outre que la présente Convention s’appliquera à l’ensemble du territoire de la République, compte tenu, en ce qui concerne les territoires d’outre-mer, des nécessités locales auxquelles l’article 63 (art. 63) fait référence. »
Déclaration du Royaume-Uni (14 janvier 1966)
La déclaration britannique du 14 janvier 1966 en application de l’article 25 (art. 25), et renouvelée périodiquement depuis figure au paragraphe 33 de l’arrêt.
La déclaration du 23 octobre 1953 en vertu de l’article 63 (art. 63) énumérait quarante-trois territoires concernés (dont Chypre, l’île de Man et Gibraltar). Celle du 10 juin 1964 énumérait la liste des Etats devenus indépendants. Celle du 14 août 1964 énonçait la liste de territoires omis.
Déclaration des Pays-Bas (24 décembre 1985)
« L’île d’Aruba qui fait toujours actuellement partie des Antilles néerlandaises, obtiendra son autonomie interne en tant que pays à l’intérieur du Royaume des Pays-Bas à partir du 1er janvier 1986. En conséquence, à partir de cette date, le Royaume ne sera plus constitué de deux pays, à savoir les Pays-Bas (Royaume en Europe) et les Antilles néerlandaises (situées dans la région des Caraïbes), mais de trois pays, à savoir les deux précités et Aruba.
Comme les changements intervenant le 1er janvier 1986 ne concernent qu’une modification dans les relations constitutionnelles internes à l’intérieur du Royaume des Pays-Bas, et comme le Royaume en tant que tel demeure le sujet de droit international avec lequel sont conclus les traités, lesdits changements n’auront pas de conséquences en droit international à l’égard des traités conclus par le Royaume et qui s’appliquent déjà aux Antilles néerlandaises y inclus Aruba. Ces traités resteront en vigueur pour Aruba en sa nouvelle capacité de pays à l’intérieur du Royaume. C’est pourquoi en ce qui concerne le Royaume des Pays-Bas, ces traités s’appliqueront à partir du 1er janvier 1986, aux Antilles néerlandaises (sans Aruba) et à Aruba.
Par conséquent, en ce qui concerne le Royaume des Pays-Bas, les traités énumérés en annexe auxquels le Royaume des Pays-Bas est Partie et qui s’appliquent aux Antilles néerlandaises, s’appliqueront, à partir du 1er janvier 1986, aux Antilles néerlandaises et à Aruba. »
Etat des signatures et ratifications de la Convention (au 31 décembre 1994) (extraits)
Etats membres Date de Date de Date R: réserves
signature ratification d’entrée D: déclarations
ou adhésionen vigueur T: déclaration
territoriale
AUTRICHE 13/12/57 03/09/58 03/09/58 R
REP.
TCHEQUE 21/02/91 18/03/92 01/01/93 R
FINLANDE 05/05/89 10/05/90 10/05/90 R
FRANCE 04/11/50 03/05/74 03/05/74 R/T
ALLEMAGNE 04/11/50 05/12/52 03/09/53 R
HONGRIE 06/11/90 05/11/92 05/11/92 R
IRLANDE 04/11/50 25/02/53 03/09/53 R
LIECHTENSTEIN 23/11/7808/09/82 08/09/82 R
MALTE 12/12/66 23/01/67 23/01/67 D
PAYS-BAS 04/11/50 31/08/54 31/08/54 T
PORTUGAL 22/09/76 09/11/78 09/11/78 R
ROUMANIE 07/10/93 20/06/94 20/06/94 R
SAINT-MARIN 16/11/8822/03/89 22/03/89 R/D
SLOVAQUIE 21/02/91 18/03/92 01/01/93 R
ESPAGNE 24/11/77 04/10/79 04/10/79 R/D
SUISSE 21/12/72 28/11/74 28/11/74 R/D
ROYAUME-UNI 04/11/5008/03/51 03/09/53 T
OPINION DISSIDENTE INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE GÖLCÜKLÜ
En complément à mon opinion dissidente commune avec M. le juge Pettiti concernant les exceptions préliminaires sur les questions de « juridiction » (article 1 (art. 1) de la Convention; paragraphes 62 et 64 du présent arrêt) et l’ »indivisibilité » des déclarations de la Turquie au titre des articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) de la Convention (paragraphes 93 et suivants), je ne puis partager, à mon grand regret, les conclusions de la Cour sur deux autres points dans cette affaire. Ainsi:
1. J’estime qu’il n’est pas possible dans cette affaire d’arriver à une conclusion sur le rôle du « gouvernement turc », autrement dit sur sa qualité de « partie défenderesse », sans examiner, au préalable, le fond de la cause. En effet le 21 avril 1994, la Cour plénière a pris une décision non pas sur le point de savoir si la Turquie avait qualité de partie défenderesse, mais a examiné exclusivement la question que le président lui avait soumise en vertu de l’article 34 du règlement A et a décidé, sans préjudice des exceptions préliminaires soulevées par le gouvernement de la Turquie et du bien-fondé de la cause, que le gouvernement requérant avait qualité aux termes de l’article 48 b) (art. 48-b) de la Convention pour saisir la Cour et que la chambre devait poursuivre l’examen de l’affaire (paragraphe 7). Et dans ses conclusions la Turquie avait prié la Cour de dire que les allégations formulées par la requérante ne rentraient pas dans le cadre de la juridiction de la Turquie au sens de l’article 1 (art. 1) de la Convention. Il va sans dire que cette question de « qualité de partie défenderesse » est intimement liée à la question de « juridiction » au sens de l’article 1 (art. 1) de la Convention. La Cour a estimé qu’il ne revenait pas à une Partie contractante de qualifier à sa guise son statut dans l’instance devant elle (paragraphe 51); de même il ne revient pas non plus à la requérante de qualifier à sa guise un Etat de partie défenderesse dans une affaire devant la Cour ni à cette dernière de bâtir toute une procédure sur cette allégation non vérifiée. Donc au lieu de rendre, comme elle a fait, un arrêt séparé sur cette question précise, la Cour aurait dû joindre au « fond » de l’affaire l’exception préliminaire en question soulevée par la Turquie.
2. Quant au point 3 du dispositif du présent arrêt, je partage entièrement l’opinion dissidente exprimée dans cette affaire par cinq éminents membres de la Commission (M. Nørgaard, président, et MM. Gaukur Jörundsson, Gözübüyük, Soyer et Danelius) lorsqu’ils déclarent (voir ci-dessous pp. 55-56):
« (…) l’article 63 (art. 63) de la Convention prévoit du reste explicitement certaines limitations territoriales. Toutefois, l’article 63 (art. 63) s’applique aux territoires dont un Etat contractant assure les relations internationales, et Chypre-Nord ne peut être considéré comme un territoire qui répond à ce critère. Toutefois, l’article 63 (art. 63) montre que, lorsqu’il souscrit à une déclaration au titre de l’article 25 (art. 25), un Etat contractant peut, dans certaines circonstances, établir une distinction entre différents territoires.
Si un Etat peut exclure un territoire visé à l’article 63 (art. 63) du champ d’application de l’article 25 (art. 25), on ne voit pas pour quelle raison il ne pourrait être autorisé à exclure un territoire, dont les liens avec le territoire principal de l’Etat sont encore plus lâches, du champ d’application du droit aux requêtes individuelles. A défaut, cela pourrait signifier que, dans certaines circonstances, l’Etat s’abstiendrait entièrement de reconnaître le droit aux requêtes individuelles, ce qui ne servirait pas la cause des droits de l’homme.
Nous estimons que la limitation territoriale prévue dans la déclaration turque, dans la mesure où elle exclut la partie Nord de Chypre, ne peut être considérée comme incompatible avec l’objet et le but de la Convention et qu’elle doit dès lors être considérée comme ayant des effets juridiques.
Dans ces circonstances, il n’est pas nécessaire d’examiner ce qu’auraient été les conséquences juridiques si la limitation territoriale n’avait pas été tenue pour juridiquement valable.
Il s’ensuit [que] (…) la Commission n’a pas compétence pour connaître des griefs de la requérante relatifs à des violations de la Convention à Chypre. Pour ces raisons, nous avons voté contre toute conclusion de violation de la Convention dans la présente affaire. »
J’interprète dans ce sens l’article 6 du Protocole no 7 (P7-6). Qu’il me soit permis de citer, à ce sujet, un autre exemple dans le même sens, l’opinion de M. le professeur Christian Tomuschat:
« Le refus de la Turquie d’admettre la fonction de surveillance de la Commission pour tous les territoires autres que le territoire national turc lui-même (…) peut se justifier au regard de l’article 63 par. 4 (art. 63-4). Cette disposition autorise à différencier les territoires métropolitains de ceux dont un Etat ‘assure les relations internationales’. Même si les rédacteurs ont évité de citer les territoires coloniaux, ils avaient pour intention précise de laisser une certaine latitude aux Etats parties s’agissant de leurs dépendances hors continent européen. Interprété dans ce sens restreint, l’article 63 par. 4 (art. 63-4) ne peut pas être invoqué par la Turquie. Cependant, il peut y avoir doute sur le ressort exact de cette disposition (art. 63-4). Le Royaume-Uni a invoqué ce même texte pour ses dépendances européennes, les bailliages de Guernesey/Jersey et l’île de Man. Ces deux derniers territoires figuraient dans la première déclaration déposée par le Royaume-Uni au titre de l’article 25 (art. 25), le 12 septembre 1967, et qui définit la compétence de la Commission en termes territoriaux. Lorsque la déclaration fut renouvelée pour la première fois en 1969, les îles de Guernesey et de Man en étaient exclues. Par la suite, ces deux territoires réapparurent sur les listes géographiques accompagnant les déclarations. Comme déjà dit, l’île de Man n’y figurait plus en 1976. Bizarrement, Jersey est expressément mentionnée pour la première fois dans la déclaration du 4 décembre 1981, mais dans un sens positif comme relevant à nouveau (‘renouvelle’) du mécanisme de contrôle de l’article 25 (art. 25). A ce jour, cette pratique n’a soulevé aucune objection. On pourrait dès lors arguer d’une évolution de l’article 63 par. 4 (art. 63-4) en une clause conférant aux Etats un pouvoir discrétionnaire absolu quant au domaine d’application de la déclaration faite au titre de l’article 25 (art. 25), chaque fois qu’il s’agit de territoires hors frontières nationales.
On pourrait soutenir de surcroît que des raisons matérielles valables confortent cette conclusion. L’effet juridique extraterritorial des règles en matière de droits de l’homme est particulièrement difficile à évaluer: s’il est indéniable que les Etats doivent s’abstenir de s’immiscer dans les droits de l’homme quel que soit le lieu de leurs activités, garantir les droits de l’homme au-delà des frontières dépasse la plupart du temps leurs possibilités. Il faut remarquer à cet égard que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques limite les engagements des Etats aux individus se trouvant sur leur territoire et relevant de leur compétence (article 2 par. 1). » (« Turkey’s declaration under Article 25 (art. 25) of the European Convention on Human Rights », Festschrift für Felix Ermacora, Kehl, Engel, 1988, pp. 128-129 – traduction française établie par le greffe)
Pour d’autres exemples dans le même sens, il suffirait de jeter un coup d’oeil sur la longue liste des réserves et déclarations consignées par les Etats parties.
J’estime donc valides les restrictions territoriales contenues dans les déclarations turques au titre des articles 25 et 46 (art. 25, art. 46) en application, au moins par analogie, de l’article 63 (art. 63) de la Convention.
OPINION DISSIDENTE INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE PETTITI
La solution préconisée d’un renvoi de toutes les exceptions au fond présentait l’avantage de permettre une vision globale de la situation de Chypre et de la Turquie pour les différends concernant la zone septentrionale. Il est inadéquat de dissocier l’exception ratione loci de l’interprétation de l’article 1 (art. 1) qui sont, à mon sens, inséparables. L’examen d’ensemble au fond aurait mieux permis d’approfondir le problème du statut international ou autre de la RTCN, et celui de l’accord intervenu concernant la non libre circulation des personnes dans les deux sens, ceci dans le cadre des relations et négociations conduites aux Nations Unies.
Cet examen global au fond, préalable à l’examen de la première exception et de la déclaration, me paraît nécessaire pour décider de la portée même de la déclaration. La Convention européenne n’est pas un traité international classique ni une convention synallagmatique, ainsi que le rappelle la doctrine et notamment le professeur Cohen-Jonathan; elle n’est pas fondée sur la réciprocité.
Elle est basée sur le principe suivant lequel tous les individus, justiciables, en sont bénéficiaires, afin que soit mieux assurée la sauvegarde des droits fondamentaux. La Cour est gardienne de la Convention et doit oeuvrer pour que la protection s’étende au maximum; elle est donc habilitée à tirer les conséquences des instruments étatiques. C’est donc en disposant de toutes les données d’appréciation de droit et de fait que la Cour peut mieux remplir sa vocation de protection.
Dans la recherche d’une solution de paix et de compromis, toutes les négociations internationales concernant la Grèce, Chypre et la Turquie ont affronté la question de la zone septentrionale, y compris dans les questions d’accords douaniers de l’Union européenne, ou d’accords du GATT.
Au stade de l’examen des exceptions préliminaires, après le débat en audience publique limité à l’analyse par les Parties de ces exceptions, la Cour européenne n’a pu connaître de l’ensemble des problèmes, ce qui militait d’autant plus pour un renvoi global au fond – la doctrine, à ce jour, n’a pas considéré comme simple l’examen de la déclaration turque (voir, Claudio Zanghi, Christian Tomuschat, Walter Kalin, Pierre-Henri Imbert, Christopher Lush, etc.).
L’examen global de la situation, à partir de la notion de souveraineté et de celle de juridiction, permettrait de reprendre les critères « occupation », « annexion », application territoriale des Conventions de Genève en zone septentrionale, « exercice des relations internationales », à partir desquels les Nations Unies analysent soit le problème de la reconnaissance d’Etat (ou non-reconnaissance), soit l’application de la Charte (voir, Résolution 930 du Conseil de sécurité). Le rôle et la responsabilité des organes de la Convention européenne, confrontés à de telles difficultés, correspondent bien à l’engagement solidaire des Etats membres d’assurer la meilleure et la plus large protection des personnes et des droits fondamentaux dans les pays concernés par l’application conforme des dispositions de la Convention.
[1] L’affaire porte le n° 40/1993/435/514. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l’année d’introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l’origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
[2] Le règlement A s’applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
[3] Note du greffier: pour des raisons d’ordre pratique, il n’y figurera que dans l’édition imprimée (volume 310 de la série A des publications de la Cour), mais on peut se le procurer auprès du greffe.