A l’occasion de l’arrêt Société Arizona Tobacco Products et SA Philip Morris France du 28 février 1992, le Conseil d’Etat admet pour la première fois le principe de la responsabilité pour faute de l’Etat du fait de la non-conformité d’un acte réglementaire aux objectifs d’une directive qui n’a pas été transposée en temps utile (V. dans le même sens, CE Ass., 28 février 1992, requête numéro 56776, requête numéro 56777, SA Rothmans International France : Rec. p.81 ; AJDA 1993, somm. comm., p.141, obs. Bon et Terneyre ; RDP 1992, p.1480, note Fines)
Une directive du conseil des communautés européennes en date du 19 décembre 1972 avait prévu la libéralisation des prix du tabac avec la possibilité, pour les fabricants et importateurs, de déterminer librement les prix maxima de vente au détail de chacun de leurs produits. Or, une loi du 24 mai 1976 conférait au gouvernement le pouvoir de fixer le prix de vente des tabacs importés dans des conditions non prévues par la directive du 19 décembre 1972. Cette loi a donc été jugée incompatible avec les objectifs de cette directive et il convenait, par conséquent, d’écarter le décret du 31 décembre 1976 pris pour son application. Il en résulte que, contrairement à ce qu’avait jugé le Tribunal administratif de Paris dans le jugement attaqué, les décisions ministérielles prises en application du décret du 31 décembre 1976 refusant, pour la période du 1er novembre 1982 au 31 décembre 1983, de fixer le prix des tabacs manufacturés aux niveaux demandés par les sociétés requérantes sont illégales. Cette illégalité qui, comme toute illégalité, est nécessairement fautive (CE Section, 26 janvier 1973, requête numéro 84768, Ville de Paris c/ Driancourt : Rec. p. 78 ; AJDA 1973, p. 245, chron. Cabanes et Léger), est de nature à engager la responsabilité de l’Etat.
L’arrêt Société Arizona Tobacco Products et SA Philip Morris France rompt avec une jurisprudence qui avait été inaugurée par l’arrêt Société Alivar du 23 mars 1984 (CE Ass., 23 mars 1984, Société Alivar, requête numéro 24832 : Rec. p. 127 ; AJDA 1984, note Genevois ; AJDA 1985, p. 536, chron. Hubac et Schoettl ; D. 1986, IR, p.24, obs. Moderne et Bon ; JCP G 1985, 20423, note Davignon ; Rev. Adm. 1984, p. 375 note Pacteau ; RTDE 1984, p. 341, concl. Denoix de Saint-Marc), en vertu de laquelle le Conseil d’Etat s’était engagé dans le sens de sa pleine indépendance pour déterminer l’existence de la responsabilité de l’Etat en cas de violation du droit communautaire.
Dans cette dernière affaire, la France avait été condamnée dans le cadre d’un recours en manquement à la suite d’une restriction à l’exportation (CJCE, 16 mars 1977, Commission des Communautés européennes c/ République française, Affaire numéro 68/76 : Rec. p. 515). Une réparation a été, en conséquence, demandée au juge interne compétent. C’est à cette occasion que la Haute Assemblée a retenu un régime de responsabilité sans faute, fondé sur le motif d’intérêt général de l’intervention administrative. Aussi, elle n’avait pas examiné la question de l’illégalité, et ce, alors même que la Cour de justice l’avait nettement constatée.
Le juge administratif cherchait sans doute, de cette façon, à affirmer son rôle spécifique par rapport à celui de la Cour de justice dans l’application du droit communautaire. C’était également une manière pour lui de limiter ou de prévenir les répercussions internes des violations du droit communautaire. Preuve en effet de cette affirmation : l’indemnisation accordée aux requérants était identique à celle fixée par la juridiction d’appel sur le fondement d’une responsabilité pour faute.
Le commissaire du gouvernement Denoix de Saint Marc avait, dans un premier temps, rappelé les implications d’un arrêt en manquement pour les juridictions nationales et invité le Conseil d’Etat à se fonder sur l’arrêt de la Cour de justice pour reconnaître la responsabilité de l’Etat. Mais, dans un second temps, il n’avait pas moins considéré l’idée que la Haute juridiction administrative détenait une autonomie totale pour rechercher si ce manquement représentait une illégalité, si elle était fautive et si elle entraînait un droit à réparation.
Avec l’arrêt Alivar, la Haute assemblée avait raffermi le régime de responsabilité en cas de violation du droit communautaire. Elle avait jugé, à cet effet, que dans une matière où la responsabilité est régulièrement fautive, telle que la responsabilité du fait des activités économiques, il était possible de préserver un régime de responsabilité sans faute, lorsque des motifs d’intérêt général sont en jeu. Cette suppression de l’exigence d’une faute prouvée concourait certainement à une plus grande protection des intérêts des particuliers.
Or, ce régime de responsabilité n’était pas de nature à assurer la réparation intégrale de tous les dommages dans des conditions assurant le respect du droit international. Il est vrai que, par principe, en droit européen largement entendu, l’ensemble des préjudices causés par une réglementation inconventionnelle doit pouvoir être réparé. Sauf que sur le terrain de la responsabilité sans faute, seuls les préjudices présentant un caractère de spécialité et de gravité suffisant peuvent donner lieu à réparation. Il faut ajouter à cela que les conditions de mise en œuvre de cette responsabilité sont très difficiles à rapporter, compte tenu de l’activité en cause (l’action économique) qui concerne un nombre important d’individus, et qui ne cesse de croître du fait de l’interventionnisme des Communautés.
Autre critique, on ne pouvait nier que l’arrêt Alivar conduisait à remettre en cause le postulat selon lequel toute illégalité est fautive (CE Sect., 26 janvier 1973, Ville de Paris c/ Driancourt, requête numéro 84768, préc). Assurément, l’illégalité affirmée par la Cour de justice, qui est l’organe disposant de la plus haute autorité en ce domaine, n’était même pas reprise par le Conseil d’Etat dans son raisonnement.
On voyait mal, dans ces conditions, comment le juge aurait pu de nouveau faire déboucher une incompatibilité reconnue sur une responsabilité sans faute. Il est vrai qu’apprécier une réglementation comme incompatible avec une norme qui lui est supérieure et qu’elle devrait respecter, c’est en souligner l’irrégularité. Dit autrement, c’est reconnaître qu’une faute a été commise. La responsabilité de l’Etat pour faute devient ainsi concevable, voire inévitable, ce qui a été reconnu à l’occasion des arrêts Société Arizona Tobacco Products et SA Philip Morris France.
Si cette solution a été admise dans l’hypothèse d’une contrariété d’une norme réglementaire avec une norme internationale, la juridiction administrative a reconnu avec davantage de difficultés la responsabilité de l’Etat législateur, dans l’hypothèse où la légalité d’aucun acte administratif d’exécution ne pouvait être contestée.
La cour administrative d’appel de Paris a néanmoins admis le principe d’une responsabilité pour faute de l’Etat législateur (CAA Paris, 1er juillet 1992, requête numéro 89PA02498, Société Jacques Dangeville : Rec. p. 558 ; AJDA 1992, p. 768, obs. Prétot ; DA 1992, n° 394 ; Droit fiscal 1992, n° 33, n° 1601, concl. Bernault ; JCP G 1993, I, n° 3645, chron. Picard) : si elle évite en l’espèce de faire usage du terme de « faute », elle déclare l’Etat responsable du fait du caractère « illicite » de la situation créée par la non adaptation d’une loi fiscale aux objectifs d’une directive. Il faut toutefois attendre l’arrêt Gardedieu du 8 février 2007 (requête numéro 279522 : Rec. p. 78, concl. Derepas ; JCP A 2007, 2083, note Broyelle ; JCP G 2007, 10045, note Rouault ; AJDA 2007, p. 585, chron. Lenica et Boucher ; RFDA 2007, p. 361, concl. Derepas .- V. également CAA Bordeaux, 6 septembre 2007, requête numéro 04NX00639, requête numéro 05BX00620, Mutuelle Poitiers et a. : JCP 2008, 2012,obs. Pacteau) pour voir le Conseil d’Etat reconnaître que « la responsabilité de l’Etat du fait des lois est susceptible d’être engagée … en raison des obligations qui sont les siennes pour assurer le respect des conventions internationales par les autorités publiques, pour réparer l’ensemble des préjudices qui résultent de l’intervention d’une loi adoptée en méconnaissance des engagements internationaux de la France ». Si le Conseil d’État ne consacre pas expressis verbis le principe d’une responsabilité pour faute de l’État législateur, les conséquences pourraient en être très similaires.