Nous n’avons pas l’intention de reprendre dans cette note toutes les questions auxquelles touche le très important arrêt du 6 décembre 1907. Le texte en est très clair, et les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Tardieu sont tellement complètes et tellement ordonnées qu’elles ne laissent rien dans l’ombre et qu’elles constituent un commentaire parfait. Nous désirons revenir seulement et insister sur l’évolution de jurisprudence qui fait rentrer le règlement d’administration publique dans la catégorie normale des actes administratifs susceptibles de recours pour excès de pouvoir. Cette évolution de jurisprudence était attendue; elle était désirable, parce que la pratique des règlements d’administration publique s’étend constamment, et que, la masse de ces textes s’accroissant, il était important d’organiser sur eux un contrôle. Notre arrêt accomplit l’évolution d’une façon solennelle, après une discussion magistrale et avec une netteté de formules qui ne laissent subsister aucun doute sur la solution pratique. Le caractère administratif des règlements d’administration publique est affirmé; deux conséquences pratiques en sont déduites : d’une part, ces règlements sont susceptibles de recours pour excès de pouvoir; d’autre part, comme tous les actes administratifs, ils peuvent être, à plusieurs reprises, refaits et modifiés par l’autorité qui les a faits, sans que leur caractère primitif s’épuise et sans que leur dépendance, par rapport à la loi qu’ils ont pour mission de compléter, soit rompue. Toutes ces affirmations pratiques sont exposées d’une façon limpide dans nos arrêts et dans les conclusions du commissaire du gouvernement. Et, véritablement, nous n’aurions rien à ajouter à ces documents remarquables, si nous ne croyions percevoir un désaccord entre la terminologie théorique employée pour caractériser la nature des règlements d’administration publique et, justement, les affirmations pratiques dont il est parlé plus haut. Notre décision a raison pratiquement; il est regrettable qu’elle ne se soit pas débarrassée d’une terminologie théorique usée, et fausse par-dessus le marché. Du moment que le Conseil d’Etat rejetait les conséquences logiques de la théorie de la délégation législative, qui a eu cours si longtemps pour expliquer la nature du règlement d’administration publique, pourquoi a-t-il continué d’employer cette expression ? (En faveur de la théorie de la délégation législative, V. Aucoc, Confér. sur le dr. adm., 3° éd., t. I, n. 54; Batbie, Tr. de dr. publ. et adm., 2° éd., n. 76, p. 68; Laferrière, Tr. de la juridict. adm., 2° éd., t. II, p. 9 et s.; Dejamme, Du pouv. réglem., n. 7 et n. 12, Rev. gén. d’adm., 1892, t. III, p. 261 et p. 267, n. 125, Ibid., 1893, t. I, p. 416; Block, Dict. de l’administr. fr., 5e éd., v° Règlem. d’adm. publ., n. 1; Simonnet, Tr. élém. de dr. publ. et adm., 4° éd., n. 268 et s.; Ducrocq, Cours de dr. adm., 7° éd., t. I, n. 67; Cahen, La loi et le règlement,. p. 241 et s.; Moreau, Le règlem. adm., n. 118 et s., p. 185 et s., et les autorités citées. En sens contraire, V. Esmein, De la délégat. du pouv. législat., Rev. polit. et parlent., t. I, 1894, p. 200 et s., et Elém. de dr. constitut., 4° éd., p. 580 et s.; Berthélemy, Le pouv. réglem. du Président de la République, Rev. polit. et parlem., t. XV, 1898, p. 5 et s., 322 et s., et Tr. élém. de dr. adm., 4° éd., p. 101 et s.; Jèze, Le règlem. adm., Rev. gén. d’adm., 1902, t. II, p. 11 et s.; Duguit, Manuel de dr. constitut., § 140, p. 1021 et s.; Graux, Les lois et les règlem. d’adm. publique, Rev. Polit. et parlem., t. 20, 2899, p. 468; Hauriou, Précis de dr. adm., 11° éd., p. 471 et s.). Nous savons bien que M. le Commissaire du gouvernement a invoqué un sens large du mot délégation, et qu’il a cité des exemples de délégations de pouvoirs où, aux mains du délégué, les pouvoirs ne sont plus les mêmes qu’aux mains du déléguant; mais on pourrait citer des exemples en sens contraire, et particulièrement le cas de la commission départementale agissant par délégation du conseil général (L. 10 aoùt 1871, art. 77), qui statue alors exactement avec les mêmes pouvoirs de décision que celui-ci. Par lui-même, le mot délégation implique mandat ou transmission de pouvoirs; par conséquent, dans l’espèce, il implique transmission au gouvernement d’un pouvoir législatif. À tout le moins, on demeure dans l’équivoque et dans l’obscurité dont il eût fallu sortir. Le Conseil d’Etat aurait dû employer une autre expression. Nous savons bien encore que notre langue juridique n’est pas très riche, mais aussi peut-être n’usons-nous pas de tous les mots que nous avons à notre disposition.
Dans l’espèce, pourquoi n’avoir pas usé du mot « compétence » ? Nous réservons le mot compétence pour les juridictions. Cependant les autorités, elles aussi, ont une compétence, et la plus ancienne des ouvertures du recours pour excès de pouvoirs est basée sur l’incompétence. Pourquoi donc n’avoir pas dit : « Considérant que, si les actes du chef de l’Etat, portant règlement d’administration publique, sont accomplis en vertu d’une attribution de compétence émanée du législateur, et comportent, en conséquence, l’exercice dans toute leur plénitude des pouvoirs qui ont été conférés par le législateur au gouvernement dans ce cas particulier… » Et ailleurs, pourquoi n’avoir pas dit : « Considérant que les conclusions des Compagnies de chemins de fer tendent à faire décider que les dispositions édictées par le règlement d’administration publique du 1er mars 1901 excèdent les limites de la compétence donnée au gouvernement par les lois précitées, etc. « Le résultat cherché était obtenu, et on évitait d’employer l’expression « délégation législative » ou celle de « limites de la délégation donnée au gouvernement », qui soulèvent les difficultés constitutionnelles que l’on sait. Le mot « attribution de compétence » a l’avantage d’être imprécis. Sans doute, de cette façon, le Conseil d’Etat n’éclaircissait pas la nature théorique du règlement d’administration publique, mais il n’est pas dans sa mission de faire de la théorie, et, en fait, nous sommes convaincu qu’il n’a point prétendu en faire, et que, s’il a continué d’employer la fâcheuse expression de « délégation législative », c’est la détournant de son sens précis pour lui prêter le sens vague d’attribution de compétence provenant du législateur.
Au fond, en déclarant recevable le recours pour excès de pouvoir contre le règlement d’administration publique, il a tué la théorie de la délégation législative, et c’est là l’important; il l’a tuée, parce que son principal intérêt pratique était de soustraire le règlement d’administration publique au recours en lui conférant la même nature que la loi, en en faisant un acte législatif, tandis que, désormais, il sera entendu qu’il est un acte administratif.
C’est avec cette nouvelle donnée qu’il convient d’établir la nature propre du règlement d’administration publique, et c’est ce que, maintenant, nous allons essayer de faire.
Remarquons que la difficulté n’est pas de différencier le règlement d’administration publique de la loi; la différence saute aux yeux, puisque le règlement d’administration publique est un acte administratif; la difficulté va être de différencier le règlement d’administration publique des autres règlements administratifs.
Il y a, dans les conclusions de M. le Commissaire du gouvernement, un principe de solution pour cette difficulté : c’est que, pour les règlements administratifs ordinaires, le chef de l’Etat puise sa compétence dans l’art. 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, disposition ainsi conçue : « Il assure l’exécution des lois », tandis que, pour le règlement d’administration publique, il la puise dans une disposition spéciale de la loi à compléter, qui est généralement ainsi conçue : « Un règlement d’administration publique déterminera les mesures propres à assurer l’exécution de la présente loi. » Cela se ramène à dire que le chef de l’Etat a deux compétences réglementaires, l’une qu’il tient des lois constitutionnelles, l’autre qu’il tient des lois ordinaires; la première est d’ordre général, la seconde est plus particulière.
Cette explication a son mérite. La seule question est de savoir si l’on ne peut pas pénétrer plus avant dans la nature intime du règlement d’administration publique, en creusant la notion « des mesures propres à assurer l’exécution des lois ».
Nous sommes habitués à simplifier beaucoup trop la notion de l’œuvre législative. Nous rapportons la loi uniquement à l’organe législatif, alors qu’en réalité, la loi, prise dans sa réalité de règle vivante et appliquée, demande la participation et la collaboration étroite du gouvernement et du Parlement. Dans sa préparation, la loi peut être due à l’initiative du gouvernement aussi bien qu’à celle du Parlement; dans sa votation, la loi demande la collaboration des ministres à l’œuvre parlementaire; après sa votation, ,elle doit être promulguée par le chef de l’Etat, et, enfin, une fois promulguée, c’est encore au chef de l’Etat qu’il appartient d’en assurer l’exécution, en édictant, s’il le faut, des règles secondaires propres à faciliter l’exécution. L’exécution de la loi, grâce aux mesures réglementaires, est donc, d’une certaine façon, l’association du gouvernement à l’œuvre législative des Chambres.
Or, il est bien clair que cette association peut être plus ou moins étroite. Et puis, ce ne sont pas les mêmes éléments du gouvernement qui sont associés. N’oublions pas que les règlements d’administration publique sont en réalité délibérés par le Conseil d’Etât. Ils sont donc une occasion d’associer ce Conseil à l’oeuvre législative. Jadis, lorsque le gouvernement avait, plus qu’aujourd’hui, la préparation des lois, c’était le Conseil d’Etat qui les préparait. Aujourd’hui, sous cette forme, le concours du Conseil d’Etat fait défaut; il n’a plus, ou presque plus, l’occasion de s’exercer. Mais il y a une force des choses en législation comme ailleurs. L’intervention du Conseil d’Etat assurait une certaine tenue juridique et une certaine adaptation du texte des lois nouvelles à l’ensemble des lois. Cette intervention ne se manifestant plus d’une façon préalable au vote de la loi, le législateur a fini par sentir lui-même qu’il ne fallait pas essayer d’entrer dans de certaines difficultés de rédaction, et, dans bien des cas, il a préféré s’abstenir de légiférer, renvoyant les complications et les détails à un règlement d’administration publique qui serait fait ultérieurement par le Conseil d’Etat. Le règlement d’administration publique est donc essentiellement la collaboration du Conseil d’Etat à l’oeuvre législative apportée a posteriori, une fois la loi votée, alors qu’autrefois elle était ci priori, au moment de la préparation de la loi. Le législateur ne dit plus au Conseil d’Etat : « Préparez-nous une loi »; il lui dit : « Complétez-nous, et, au besoin, arrangez-nous cette loi. » Le concours du Conseil d’Etat n’est plus apporté à la préparation, il l’est à l’exécution de la loi.
Il y gagne en importance. Le projet de loi du gouvernement préparé par le Conseil d’Etat pouvait ne pas aboutir devant le Parlement; le règlement d’administration publique, rédigé par le Conseil d’Etat, s’appliquera sûrement.
Ainsi, il n’y a pas délégation du Parlement au gouvernement pour que celui-ci complète la rédaction d’un texte qui, dans son ensemble, deviendrait législatif; il y a association du gouvernement au Parlement pour que le gouvernement assure par un second texte, qui sera réglementaire, l’exécution d’un premier texte qui est législatif.
Seulement, — et c’est en cela que le règlement d’administration publique diffère du règlement ordinaire, — l’association des deux pouvoirs n’est pas cette association ordinaire qui résulte du jeu des lois constitutionnelles, et qui est imposée par elles; c’est une association volontaire procédant d’une invitation du pouvoir législatif, contenue dans une loi déterminée à propos d’une matière particulière, et, quand le gouvernement, obéissant à l’invitation rédige le règlement d’administration publique, on peut dire que celui-ci est rédigé en vertu d’un pacte volontaire intervenu entre les deux pouvoirs. Et si, par ce pacte, le gouvernement s’associe au Parlement dans l’œuvre législative, en même temps, le Parlement s’associe au gouvernement dans le règlement d’administration publique en lui donnant une compétence plus ou moins étendue. Voilà pourquoi on peut dire et pourquoi nous avons dit, dans la 6° édition de notre Précis de dr. adm., p. 309, que le règlement d’administration publique était le résultat d’un pacte entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, tandis que le règlement ordinaire était l’oeuvre du pouvoir exécutif tout seul, en vertu de la Constitution (V. aussi 11° édit., p. 471).
Il nous semble que ces idées de pacte et d’association seraient très explicatives de la nature du règlement d’administration publique. Dans un pacte, chaque pouvoir conserve son caractère propre. Par conséquent, si le gouvernement en Conseil d’État fait un règlement en vertu d’un pacte conclu avec le Parlement, le règlement conserve bien la nature d’un acte administratif avec toutes les conséquences pratiques que cette nature comporte, recevabilité des recours, possibilité de refaire l’acte. D’un autre côté, le Parlement a bien consenti quelque chose par le pacte, et il est visible qu’il a consenti à donner au gouvernement une compétence plus étendue que celle qu’il tient des lois constitutionnelles. De là la possibilité, pour le règlement d’administration publique, de contenir des règles qui, à raison des matières sur lesquelles elles portent, sembleraient être du domaine de la loi, les règles pénales, des taxes, des règles restreignant des libertés. De là aussi la question capitale des limites de la compétence conférée au gouvernement et la possibilité de l’annulation du règlement, si ces limites ont été dépassées. Nous ne dirions plus que le gouvernement a excédé sa délégation, mais nous dirions qu’il a excédé les termes du pacte.
Enfin, il paraît bien que l’idée du pacte serait commode encore pour expliquer d’autres solutions récentes qui ont été données par le Conseil d’Etat à propos du règlement d’administration publique dans la matière de la limitation des heures de travail. Le Conseil a décidé qu’une loi, qui prévoit la rédaction d’un règlement d’administration publique (spécialement la loi du 13 juill. 1906, sur le repos hebdomadaire), est applicable, même dans celles de ses dispositions qui devraient être complétées, alors même que le règlement d’administration publique ne serait pas encore fait (V. Cons. d’Etat, 30 nov. 1906, Jacquin, S. et P. 1907.3.19, et les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Romieu. Adde, Cons. d’Etat, 22 févr. 1907, Angot, et 22 févr. 1907, Bourlière, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 189). C’est que le législateur, quand il prescrit le règlement d’administration publique, fait une proposition au gouvernement; mais, si celui-ci n’adhère pas à la proposition et n’accepte pas l’invitation, ou tarde à l’accepter, la loi qui est faite n’en doit pas moins s’appliquer. L’invitation concerne uniquement le règlement d’administration publique à faire. Sans doute, ce règlement devait faciliter l’exécution de la loi, et dans son ensemble l’œuvre législative, mais, si le gouvernement se dérobait sur ce point, le Parlement s’y prendrait autrement et compléterait lui-même sa loi; en attendant, ce qui est fait doit s’exécuter.
Finalement, cette théorie pose la question constitutionnelle de savoir si le gouvernement peut refuser de prendre les règlements d’administration publique auquels on l’invite, si, du moins, il est juridiquement libre de le faire. C’est une liberté qui serait assez dans la logique de la théorie du pacte, et que nous serions assez disposé à lui reconnaître. M. Esmein emploie les deux expressions d’invitation ou d’injonction adressées par le législateur au gouvernement [Elém. de dr. constitut., 4° éd., p. 581], sans se prononcer pour l’une ou pour l’autre des deux idées. Nous optons pour l’idée de simple invitation.