Le Conseil d’Etat, agissant en tant que juge de cassation du contentieux ordinal, contrôle ici la possibilité de constater un manquement aux obligations qui s’imposent aux membres de la profession considérée sans pour autant prononcer de sanction professionnelle.
En l’espèce, M. et Mme Delan exercent la profession de pharmaciens d’officine à Fougères (Ille-et-Vilaine). A la suite d’une enquête des services de l’Etat, il a été constaté de multiples infractions à la réglementation et, notamment, que ceux-ci avaient délivré des médicaments à usage vétérinaire en l’absence de prescription régulière et sans en assurer la traçabilité intégrale.
Le directeur général de l’Agence régionale de santé de Bretagne a donc saisi, sur le fondement de l’article R.4234-1 du code de la santé publique, le Conseil régional de l’ordre des pharmaciens de Bretagne pour que sa chambre disciplinaire prononce les sanctions qui lui paraissent appropriées.
M. Delan étant membre dudit conseil, l’affaire est renvoyée à la chambre disciplinaire de Basse-Normandie qui, par une décision du 12 avril 2011 (ORP Basse-Normandie, 12 avril 2011, Directeur régional des affaires sanitaires et sociales de Bretagne c. Mme et M. Delan, n° 835-D), va rejeter la plainte formée par l’autorité sanitaire.
Cette dernière interjette alors appel devant la chambre de discipline du Conseil national de l’Ordre des pharmaciens. Le juge du second degré ordinal précisera, à cet égard, que les pratiques de nombreux vétérinaires, qui sont ici les concurrents directs des pharmaciens, n’étaient pas conformes aux textes ni même souhaitées par les personnes poursuivies et que les quantités mises en cause étaient limitées ce qui était de nature à justifier une dispense de sanction en l’absence de tout danger pour les tiers. C’est ainsi que le juge d’appel a confirmé, le 20 mars 2012 (CNOP, 20 mars 2012, Directeur général de l’ARS de Bretagne c. Mme et M. Delan, n° 836-D), la décision des premiers juges.
Le ministre des Affaires sociales et de la santé se pourvoit ensuite en cassation1 devant le Conseil d’Etat qui cassera la décision d’appel et renverra le litige au juge du second degré par une décision du 10 février 2014 rendue par ses 4e et 5e sous-sections réunies2.
La Haute juridiction fait ainsi évoluer à cette occasion sa jurisprudence relative aux sanctions prononcées par les juridictions disciplinaires administratives spécialisées.
C’est donc une possibilité de « dispense de peine » qui est consacrée en la matière afin de pouvoir prendre en compte, de manière sous-jacente, des considérations d’espèce et d’équité. Cependant, cette faculté offerte au juge ordinal demeure encadrée par de multiples limites et a vocation à rester une exception. Or ces dernières conditions n’étaient pas remplies au cas d’espèce et, par voie de conséquence, la cassation s’imposait.
Le juge disciplinaire ordinal peut donc désormais constater une faute sans pour autant prononcer de sanction (I.), toutefois cette possibilité demeure encadrée et contrôlée par le Conseil d’Etat en sa qualité de juge de cassation (II.).
I. La confirmation pour le juge disciplinaire de la possibilité de ne pas prononcer de sanction
Historiquement, les professions disposant de juridictions administratives ordinales ont eu une grande latitude pour déterminer les sanctions disciplinaires qu’elles pouvaient prononcer compte tenu de la rédaction des textes mis en œuvre (A.). Ceci a sans doute eu comme conséquence logique que leur office doive nécessairement procéder à la personnalisation du prononcé d’une sanction, désormais optionnelle (B.).
A. Un large choix dans la détermination des sanctions disciplinaires appropriées
Les sanctions prononcées par les juridictions ordinales répondent au principe de légalité. Toutefois, celui-ci ne saurait être entendu dans le même sens que l’entend le juge pénal. En effet, le principe de légalité mis en œuvre par les juridictions administratives spécialisées en la matière est initialement un principe de légalité des sanctions (CE Sect., 26 février 1960, Ministre du Travail et de la Sécurité sociale, Rec. p. 255 ; CE Sect., 21 mars 1980, CPCAM de la région parisienne, Rec. p. 158) et non de légalité des « délits et des peines », ce qui n’était pas sans soulever des interrogations au regard des exigences issues de la Convention européenne des droits de l’Homme3 ou du Conseil constitutionnel (CC, 17 janvier 1989, « Liberté de communication », n° 88-248 DC, obs. B. Genevois RFDA 1989 p. 215). Le Conseil d’Etat a donc été contraint d’admettre l’applicabilité du principe de légalité des fautes disciplinaires (CE Sect., 12 octobre 2009, Petit, n° 311.641, concl. M. Guyomar, Rec. p. 367) en l’adaptant aux sources juridiques qui sont propres à ces professions.
Cette particularité résulte d’un souci d’efficacité. Les professions soumises à de telles réglementations sont régies par des règles spéciales de nature professionnelle, déontologique et éthique qui s’appliquent en sus du droit commun. Un comportement inadapté ou incompatible avec ces règles, même réalisé en dehors de la sphère professionnelle, peut donc parfaitement conduire à une sanction ordinale (CE, 9 novembre 1979, Buisson, Rec. T. p. 867).
Il y avait donc une grande liberté qui est conférée à ces juridictions pour déterminer, en cas de « faute », la sanction qui leur paraît la plus appropriée.
Au cas présent, l’article L.4234-6 du code de la santé publique prévoit les sanctions de l’avertissement, du blâme et de l’interdiction temporaire ou définitive d’exercer la pharmacie et nulle autre disposition législative ou réglementaire ne prévoit de mécanisme tendant à la dispense de sanction en cas de faute.
Cette solution se distingue de celle admise en droit pénal commun où l’article 132-59 du code pénal permet largement au juge, sauf en matière criminelle, de dispenser de peine une personne reconnue comme coupable lorsqu’il n’y a nul intérêt au prononcé d’une mesure répressive.
Or, au cas présent, le Conseil d’Etat admet qu’une telle dispense de sanction pouvait être prononcée par une juridiction ordinale. Cette évolution sensible de la jurisprudence administrative semble faire écho à la récente évolution, dans le même sens, du juge communautaire qui demeure toutefois limitée à des circonstances qualifiées d’« exceptionnelles » (CJUE, 18 juin 2013, Bundeswettbewerbsbehörde et Bundeskartellanwalt, affaire n° C-681/11, obs. G. Decoq, RJC n° 5-2013 p. 411).
B. L’office du juge ordinal dans la personnalisation des éventuelles sanctions disciplinaires
Il appartient donc au juge disciplinaire de déterminer si une « faute » a été commise par la personne poursuivie et, dans l’affirmative s’il convient de prononcer une quelconque sanction. Cette faute doit pouvoir se rattacher à la violation d’une règle légale, réglementaire, déontologique ou éthique liée à la profession en cause mais l’appréciation par le juge du quantum de la sanction était discrétionnaire à l’origine (CE, 7 avril 1967, Koster, Rec. p. 151 ; CE Ass., 11 juillet 1984, Subrini, Rec. p. 411) avant que le Conseil d’Etat n’admette un contrôle sur ce point bien que limité à la simple dénaturation (CE, 30 mai 2011, Hélène B., n° 339.496, Rec. T. p. 1108, note J. Petit AJDA 2011 p. 2246) afin de tenir compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme sur la question (Cour EDH, 13 février 2001, Krombach c. France, req. n° 29731/96 et Cour EDH, 25 juillet 2002, Papon c. France, req. n° 54210/00).
Le Conseil d’Etat a pris le soin de préciser dans les motifs de sa décision que la règle de principe demeurait le prononcé d’une sanction en cas de faute. Ce n’est que lorsque « certaines circonstances ou certains faits » le justifieraient qu’une telle dispense pourra, à titre exceptionnel, être prononcée sous la réserve d’une motivation appropriée et adéquate.
En premier lieu, l’instance disciplinaire devra déterminer préalablement, au regard des faits de chaque espèce qui lui sera soumise et des textes applicables à la profession en cause, si les manquements commis revêtent un caractère fautif. Cette opération de qualification est ici fondamentale. Ce point était largement problématique au cas présent puisque la délivrance de médicaments peut présenter un danger pour la sécurité des personnes et des animaux et cela même si la délivrance était l’objet d’une traçabilité partielle4. En effet, la profession réglementée de pharmacien d’officine a pour objet même de commercialiser et de distribuer des substances médicamenteuses dans des conditions garantissant la santé publique et la sécurité publique.
En deuxième lieu, le juge devra déterminer si les « circonstances » pourraient justifier une dispense de sanction. Il convient d’entendre cette notion comme étant constituée par des comportements ou des éléments extérieurs au professionnel visé par les poursuites et sur lesquels ce dernier n’a aucune maîtrise. Ici, il était invoqué la circonstance que les vétérinaires exerçant dans ce secteur avaient pour pratique usuelle de ne pas délivrer des ordonnances et ordres de prescription conformes à la réglementation. Une telle circonstance pourrait parfaitement être de nature à atténuer la sanction prononcée, suivant la solution classique en la matière, ou même, désormais, justifier une dispense de sanction ; elle n’en demeure pas moins révélatrice d’un manquement disciplinaire de ces autres professionnels qui pourraient être même poursuivis devant la juridiction ordinale compétente5. Autrement dit, la faute disciplinaire d’un tiers peut être de nature à réduire la sanction (CE, 22 octobre 1947, Proniewsky, n° 88.925, Rec. T. p. 679) mais non à faire disparaître, en tant que telle, la faute commise par le pharmacien qui délivre des médicaments vétérinaires en l’absence de prescription régulière.
En troisième et dernier lieu, l’instance ordinale devra déterminer si les « faits », commis nécessairement pas le professionnel poursuivi, peuvent être admis comme éléments d’atténuation de la « sanction ». Ceci ne peut s’apprécier qu’à la lumière des « circonstances » précédentes. Ainsi, une délivrance irrégulière de médicaments vétérinaires du fait de la non traçabilité de la distribution, dans une situation d’urgence, pourrait parfaitement fonder une dispense de « sanction » à raison de son caractère isolé. Il n’en n’est pas de même ici car le caractère répété de ces pratiques fait obstacle à une telle justification, en effet elle ne trouve pas son origine dans la faute disciplinaire d’un tiers mais exclusivement dans la négligence du professionnel de santé.
II. Un contrôle atypique du juge de cassation sur la peine disciplinaire ordinale
Il s’agit ici de l’aboutissement d’une jurisprudence audacieuse sur l’office du juge de cassation en matière ordinale principalement fondée sur la qualification juridique des faits que le Conseil d’Etat a développé dès la période d’après guerre (A.). Le juge reste cependant contraint par la lettre des textes applicables qui s’imposent à lui et qui limite les marges d’évolution (B.).
A. Un contrôle fondé sur la qualification juridique des faits
Le Conseil d’Etat est, en matière de contentieux disciplinaire ordinal, normalement saisi par la voie de la cassation6. Il en résulte deux conséquences principales.
D’une part, le juge suprême n’exerce qu’un contrôle restreint sur la proportionnalité des sanctions prononcées par les juridictions ordinales (CE, 30 mai 2011, Hélène B., op. cit.) et n’en prononce la cassation qu’en cas de dénaturation (CE, 30 novembre 2011, Jacques A., n° 340.758). Ceci implique que l’appréciation du Conseil d’Etat s’est réduite. La réserve du juge administratif sur les « éléments techniques » de l’instance est ancienne (CE Ass., 20 octobre 1972, Sté civile Sainte-Marie de l’Assomption, concl. Morissot, Rec. p. 657 ; CE, 3 novembre 1982, Goure, RDP 1983 p. 1111), ne disposant des compétences pour en connaître7, il préfère laisser les organes compétents en apprécier les mérites. Il en est de même en matière de pratiques professionnelles dans le cadre disciplinaire ordinal (CE, 6 juillet 1951, Rouanet, Rec. p. 397).
D’autre part, la Haute juridiction se réserve néanmoins la possibilité de contrôler la sanction prononcée au titre de la qualification juridique opérée par les juges du fond (CE Sect., 2 février 1945, Moisneau, n° 76.127, Rec. p. 27, GAJA n° 55). Le particularisme principal de la cassation disciplinaire se retrouve ici très marqué8. En effet, la matière disciplinaire est une attribution ancienne de la juridiction suprême en qualité de juge de cassation et la composition des juridictions ordinales9 a incité et facilité une « hypertrophie » du contrôle opéré à l’égard des décisions disciplinaires ordinales rendues en dernier ressort.
En procédant ainsi, le juge de cassation opère un choix de politique jurisprudentielle en s’autorisant la censure de décisions ordinales sur un terrain qu’il ne retiendrait pas à l’encontre de décisions relevant du contentieux général10. Il en résulte une difficulté de lecture du contrôle opéré dans le cadre de la cassation disciplinaire.
Ces difficultés ne se justifient pas suivant des considérations d’ordre purement juridique11, c’est un choix discrétionnaire tiré du caractère complexe des sources de la légalité administrative en la matière12, de la composition des juridictions ordinales13 et des enjeux intrinsèques à ce contentieux qui peut conduire à des sanctions professionnelles très lourdes.
B. La contrainte textuelle, limite au pouvoir du juge
Toutefois, le juge administratif est limité dans son pouvoir d’interprète par la présence de textes régissant les obligations professionnelles en cause. Ici, les dispositions impératives des articles L.5143-5 et R.5141-112 du code de la santé publique devaient s’apprécier cumulativement.
Il est tout d’abord ainsi prévu, une interdiction de distribution au détail, à titre gratuit ou onéreux, de médicaments vétérinaires en l’absence d’une ordonnance régulièrement établie par un vétérinaire14.
Ensuite, il est imposé la tenue d’un registre, manuel ou informatisé, permettant de retracer l’ensemble des opérations de distribution de telles substances.
Il était donc reproché deux manquements réitérés aux pharmaciens. Or, si le juge ordinal pouvait parfaitement dispenser de sanction le manquement à une obligation particulière, en tenant compte des circonstances et des faits de la cause, tel n’est plus le cas lorsqu’il y a pluralité de fautes qui peuvent ainsi se cumuler.
Le Conseil d’Etat a pris soin en effet de préciser qu’une telle dispense était possible lorsqu’il existait « une faute » et l’usage du singulier est à cet égard révélateur de la position qui a été adoptée. Compte tenu du fait que l’affaire soumise à son contrôle portait en réalité sur deux manquements cumulés, chacun constitués de plusieurs faits matériels, le choix de ne pas évoquer les « fautes » en cause a bien vocation à restreindre la portée de l’exception consacrée au principe du prononcé systématique de sanctions.
Au cas présent, il ne saurait être imputé exclusivement aux pharmaciens les manquements réglementaires commis par des tiers, en l’occurrence des vétérinaires15. Mais, la mauvaise tenue des registres n’est imputable qu’aux pharmaciens poursuivis et peut donc parfaitement donner lieu à des sanctions, nulle excuse ou fait du tiers ne pouvant être ici opposé. Il y avait donc une des deux fautes constatées qui justifiait une sanction. Cette solution peut paraître sévère mais elle est en réalité nécessaire pour assurer la « crédibilité » de la juridiction ordinale.
Il convient de regretter toutefois que le juge de cassation n’ait pas mis en œuvre ici ses prérogatives de rétention du litige16 afin de trancher définitivement cette question particulière. Sans doute le caractère récent de l’affaire le justifiait en opportunité mais les juridictions ordinales auraient sûrement pu bénéficier à cette occasion d’un exemple détaillé de mise en œuvre intégrale du dispositif pouvant justifier une dispense de sanction disciplinaire sur l’une des deux fautes commises dans un but pédagogique.
- Le directeur général de l’ARS n’a pas compétence pour y procéder. Cf. article R.432-4 du code de justice administrative. [↩]
- Cette décision sera publiée au Recueil Lebon. [↩]
- M. Collet, « Les sanctions administratives et l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme des libertés fondamentales », Actes de la journée d’études de l’AFDA du 14 décembre 2012, JCP (A) 2013.I.2077 ; M. Degoffe, La juridiction administrative spécialisée, Bibliothèque de droit public, LGDJ, 1996, not. p. 387. [↩]
- Les dispositions de l’article R.5141-112 du code de la santé publique imposent une traçabilité intégrale de ces opérations de délivrance ce qui n’était pas mis en œuvre en l’espèce. [↩]
- Articles R.242-93 et s. du code rural et de la pêche maritime. [↩]
- Articles L.331-1 du code de justice administrative et L.4234-8 du code de la santé publique en ce qui concerne le contentieux disciplinaire des pharmaciens. [↩]
- Sauf recours à des opérations d’expertises. [↩]
- Cf. J. Massot et al., Le Conseil d’Etat juge de cassation, 5e éd., Berger-Levrault, 2001, p. 181. [↩]
- Certaines juridictions ordinales n’étaient composées que de membres de la profession en question. Depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2005-1040 du 26 août 2005 la présidence des chambres disciplinaires compétentes à l’égard des pharmaciens est assurée par un membre du corps des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, cette présidence était antérieurement assurée par un magistrat de l’ordre judiciaire. [↩]
- Cf. sur ce point J.-M. Auby et R. Drago, Traité de contentieux administratif, 2e éd., tome II, LGDJ, 1975, p. 617-618. [↩]
- Le contentieux des contraventions de grande voirie donne ainsi lieu à un contrôle de la qualification juridique des faits conformes aux usages du contentieux général. Cf. CE, 14 janvier 1994, Syb Bergesen et autre, n° 127.105. [↩]
- Les obligations déontologiques, éthiques et professionnelles ne peuvent faire, par définition, l’objet d’aucune définition ou énumération exhaustive. [↩]
- Cf. sur ce point J.-M. Auby et R. Drago, ibid. [↩]
- Les mêmes principes sont applicables en médecine humaine : cf. article L.5125-23 du code de la santé publique. [↩]
- Ce qui pourrait justifier une dispense de peine si cette unique faute avait été commise, même par des faits réitérés. [↩]
- Article L.821-2 du code de justice administrative. [↩]
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