La décision de l’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat du 24 juin 20141 statuant sur le fond de l’appel du référé liberté initié par la famille Lambert, après expertise, aurait dû, en toute logique, constituer la dernière étape procédurale de ce drame judiciaire puisque les décisions rendues par le juge administratif suprême ne sont pas susceptibles de recours2.
Toutefois, en vertu des conventions et accords internationaux auxquels la France est partie, certains organes supranationaux peuvent être saisis par des particuliers après que les juridictions nationales aient statué sur les prétentions des parties.
C’est ainsi que la Cour européenne des droits de l’Homme a été saisie le 23 juin 2014 par certains membres de la famille Lambert3 et qu’une « mesure provisoire » a été adoptée afin de notamment faire suspendre l’exécution de la décision du Conseil d’Etat4. Une telle décision pourrait surprendre l’administrativiste tant il semble incongru de « suspendre » les effets d’une décision d’une juridiction souveraine, pourtant il n’y a là que des éléments connus du droit international qui sont ici l’objet d’une application atypique.
1°) La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (ci après Conv. EDH) pose le principe de la garantie de certains droits fondamentaux au profit des personnes se trouvant dans la « juridiction » d’un Etat partie5. Le mécanisme général est classique et la Cour européenne des droits de l’Homme, juridiction internationale, en assure le respect. Il doit être signalé, même si cette voie de recours est désormais parfaitement connue6, que la Cour peut être saisie par toute personne s’estimant victime d’une violation de ces droits7.
Il est cependant prévu de strictes conditions de recevabilité8 car le contrôle supranational exercé par la Cour de Strasbourg a un rôle subsidiaire ; c’est avant tout et en premier lieu aux autorités nationales compétentes de connaître d’abord de toute allégation de violation des droits conventionnellement garantis. La Convention est à ce titre d’effet direct et tout sujet de droit peut s’en prévaloir devant les autorités administratives et juridictionnelles9, le juge national étant le juge de droit commun de la Convention.
Ce n’est qu’après avoir épuisé les voies de recours internes que la Cour pourra être saisie dans le délai de 6 mois10 suivant la décision rendue par la plus haute juridiction nationale compétente11 et à la condition que la victime ait subi un « préjudice important »12. On signalera immédiatement que si les requérants ont saisi la Cour européenne avant la lecture de la seconde décision d’Assemblée du Conseil d’Etat, ce qui devrait normalement constituer une irrecevabilité, la Cour a pour pratique de ne pas la relever lorsque l’espèce est particulièrement atypique et pose soit des questions fondamentales dans le système de la Convention, soit lorsque les conséquences propres à l’espèce sont « exceptionnelles »13 ce qui semble ici être le cas14.
Mais il est également possible à une partie devant la Cour, de solliciter le bénéfice d’une « mesure provisoire ». Il s’agit en réalité de mesures conservatoires que la Cour peut prononcer en vue d’un règlement utile d’une requête15. Si, à l’origine, seul le président de la Cour avait la compétence de les accorder, la nouvelle rédaction du Règlement permet depuis le 1er janvier 2014 leur traitement par la chambre, les présidents de section ou les juges de permanence. La Cour a en effet été contrainte de se réorganiser car le prononcé d’une mesure provisoire intervient à très bref délai, généralement moins de 2 jours ouvrés16.
La très grande majorité des demandes de mesures provisoires est rejetée car elles ne se justifient pas. Pour qu’une mesure provisoire soit accordée, il faut que l’exécution des décisions internes puisse avoir des conséquences irréversibles. Si, en théorie, tous les droits protégés par la Convention pourraient être bénéficiaires d’une mesure provisoire, cela concerne principalement les requêtes dont l’objet ne peut être réparé ou restitué comme l’éloignement d’une personne vers un Etat où il risque de subir la peine de mort, des actes de torture ou des traitements inhumains ou dégradants. Le droit à la vie, consacré par l’article 2 de la Convention, est nécessairement concerné. Il est exceptionnel qu’une mesure provisoire soit accordée dans d’autres domaines. La France n’a été concernée, jusqu’à ce jour que par des mesures provisoires fondées sur un risque de violation de l’article 3 de la Convention en cas d’éloignement vers un Etat tiers ; la présente mesure provisoire présente donc, dans cette mesure, un caractère inédit.
2°) Les mesures provisoires revêtent un caractère obligatoire pour l’Etat. D’un point de vue juridique, la Cour sanctionne les Etats qui font obstacle au plein effet desdites mesures sur le fondement de l’article 34 de la Convention17. Un tel fondement est logique dès lors que le prononcé d’une mesure conservatoire vise à permettre aux requérants de saisir utilement la Cour de Strasbourg. La France a pour pratique internationale de suivre les mesures provisoires qui sont émises à son encontre par la Cour18 lorsqu’elles sont nominatives19.
Dans l’ordre interne, la jurisprudence des juges du fond était divisée, certaines juridictions estimant que de telles mesures étaient dépourvues de toute force juridique20. Mais le juge des référés du Conseil d’Etat a estimé que la méconnaissance des mesures provisoires édictées par la Cour constituait une atteinte grave et manifestement illégale au droit fondamental au recours21 et, de ce fait, celles-ci se devaient d’être respectées sauf exigence impérieuse tirée de l’ordre public ou présence d’un obstacle objectif. Toutefois cette solution n’a jamais été confirmée par une formation solennelle de jugement mais elle est conforme aux principales exigences posées par la Convention européenne des droits de l’Homme.
Les mesures provisoires n’ont qu’un durée de validité limitée dans le temps même si cela n’est pas mentionné expressément dans leur corps. En effet, la finalité est de permettre un accès efficace au prétoire européen des droits de l’Homme. En l’absence de toute précision en ce sens, la pratique de la Cour quant à leur durée de validité est désormais standardisée.
Si une décision d’irrecevabilité est adoptée par une formation de la Cour, celle-ci n’est pas susceptible d’être contestée22, et la mesure provisoire perd son objet puisqu’une telle décision d’irrecevabilité est définitive. En ce cas, il appartiendra aux autorités de l’Etat d’exécuter pleinement les décisions internes qui auraient été auparavant rendues.
Si la Cour adopte un arrêt de condamnation, alors l’Etat sera tenu de mettre un terme à l’exécution de toute décision administrative ou juridictionnelle interne qui serait contraire à ses motifs. Ceci peut impliquer, le cas échéant, de rouvrir la procédure juridictionnelle interne suivant les voies procédurales instaurées à cette fin23.
Si la Cour prononce un arrêt de rejet, alors la mesure provisoire devient caduque à compter de sa lecture. Toutefois, lorsque celui-ci est rendu par une chambre, il peut faire l’objet d’un renvoi devant la Grande chambre à la demande d’une partie24, la Cour précise en ce cas que la mesure provisoire demeure applicable jusqu’à ce que l’arrêt soit considéré comme définitif25. Dans cette hypothèse, le caractère définitif de l’arrêt résulte soit du prononcé d’un arrêt de Grande chambre statuant sur renvoi, soit du rejet de la demande de renvoi par le collège de la Grande chambre, soit par l’expiration du délai de renvoi26.
Il peut néanmoins être sollicité à tout moment, d’office ou sur demande des parties, la révision de la teneur des mesures provisoires27.
3°) Dans une perspective plus vaste, il convient de relever que le mécanisme des mesures conservatoires devant un organe international n’est pas inédit. La Cour internationale de Justice a pu ainsi procéder en toute matière28. Elle a également mis en œuvre cette faculté dans des litiges mettant en œuvre les droits procéduraux de nationaux à la demande de l’Etat dont le justiciable avait la nationalité29, ce qui tend ici à rapprocher son office de celui de la Cour européenne des droits de l’Homme même si les deux organes juridictionnels ne sont pas régis par les mêmes règles procédurales et ne sont pas chargées de dire le droit au regard des mêmes textes.
Le Comité des droits de l’Homme des Nations-Unies, chargé de contrôler le respect du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de ses protocoles, dispose de compétences analogues30 qui sont régulièrement mises en œuvre.
C’est donc une voie procédurale peu usitée mais cependant parfaitement connue des praticiens et des justiciables qui a été ici mise œuvre. Il n’y a donc strictement rien d’anormal dans le traitement de la requête présentée par la famille Lambert devant la Cour européenne des droits de l’Homme compte tenu du caractère irréversible des conséquences de l’exécution de la décision de l’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat « Lambert II ».
4°) Enfin, la Cour européenne a annoncé qu’elle mettait en œuvre dans cette instance sa procédure de traitement prioritaire des requêtes31 afin de permettre un audiencement rapide et un traitement conjoint de la recevabilité de la requête et de son bien fondé32. L’arrêt de la Cour pourrait ainsi être rendu d’ici 3 mois. L’adoption de cette procédure dans les instances où la vie d’une personne est directement en cause est usuel bien que les cas soient rarissimes33. Ainsi, dans l’affaire Pretty34, la requête avait été enregistrée le 18 janvier 2002 et l’arrêt de la Grande Chambre a été lu le 29 avril 2002, après une audience du 19 mars 2002, soit environ 3 mois. Un calendrier similaire semble ici prévisible.
Le fond du litige est éminemment complexe et la jurisprudence européenne en la matière se concentre, non sur certaines questions de fond, mais sur la manière dont les autorités juridictionnelles nationales appréhendent ce genre de cas. En effet, l’absence de consensus européen sur cette problématique ne permet pas de dégager une solution certaine au regard des articles 2 et 8 de la Convention et les Etats disposent en la matière d’une marge de manœuvre « considérable »35. Force est de constater que la décision du Conseil d’Etat est particulièrement motivée et que cet élément est important pour la vérification du respect de la Convention par son « juge ultime »36. Toutefois, l’absence de compétence médicale du Conseil d’Etat implique nécessairement que les opérations d’expertise, qui avaient été précédemment ordonnées par l’arrêt d’Assemblée avant dire droit du 14 février 2014, répondent aux mêmes exigences de rigueur dans leur traitement.
Mais la Cour européenne des droits de l’Homme adopte parfois des positions surprenantes. Elle a ainsi reconnu comme conforme au droit à mener une vie privée et familiale le principe de l’« accouchement sous X » compte tenu de la marge nationale d’appréciation37. Il n’est donc nullement exclu à ce stade une position novatrice propre à l’espèce ou, au contraire, ayant vocation à faire jurisprudence qui serait complémentaire de la solution rendue par le Palais royal38.
- CE Ass., 24 juin 2014, Mme Lambert et autres, n° 375081, 375090, 375091. [↩]
- Article L.111‑1 du code de justice administrative. Il convient cependant de réserver les cas des recours en opposition (articles R.831‑1 et R.832‑1), révision (article R.823‑1) et en rectification d’erreur matérielle (article R.834‑1). [↩]
- Requête n° 46043/14. [↩]
- La mesure provisoire interdit également le transfert de M. Lambert vers un autre Etat. En effet, certains membres de sa famille ont publiquement fait état de leur volonté de faire transférer vers la Belgique, Etat au sein duquel la législation relative à la fin de vie est différente et permettrait plus aisément la cessation des « soins médicaux ». [↩]
- Article 1er de la Conv. EDH. [↩]
- Cour EDH, Grande Chambre, 7 juin 2001, Kress c. France, n° 39594/98 ; Cour EDH, 9 novembre 2006, Sacilor-Lormines c. France, n° 65411/01. [↩]
- Article 35 Conv. EDH. [↩]
- Ces conditions sont régulièrement modifiées dans un sens restrictif depuis l’entrée en vigueur le 1er octobre 1998 du Protocole n° 11 qui a permis une saisine directe de la Cour européenne des droits de l’Homme. [↩]
- Cour EDH, 6 novembre 1980, Van Oosterwijck c. Belgique, n° 7654/76. [↩]
- Ce délai sera réduit à 4 mois après l’entrée en vigueur du Protocole n° 15. [↩]
- C’est à égard qu’il est important de relever que les décisions du Conseil d’Etat ne peuvent faire l’objet, en France, d’aucun recours. Il en irait autrement si le Conseil constitutionnel pouvait être saisi d’un recours constitutionnel comme cela existe dans certains autres Etats européens (Allemagne, Espagne, etc.). [↩]
- Cette condition supplémentaire a été introduite par le Protocole n° 14 afin de désengorger la Cour des requêtes qui ne posent aucune question de principe et pour lesquelles le préjudice subi, à le supposer établi, est principalement symbolique. [↩]
- Cour EDH, 31 mars 1992, X. c. France, n° 18020/91. [↩]
- La Chambre de la 5e section de la Cour a procédé à un examen préliminaire de la recevabilité de la requête présentée par la famille Lambert ; il aurait pu être alors constaté que la requête était manifestement irrecevable. En procédant ainsi, la Cour devra néanmoins statuer ultérieurement et formellement sur la recevabilité de la requête. [↩]
- Article 39 du Règlement de la Cour. [↩]
- Instruction pratique de la Cour européenne des droits de l’Homme sur les demandes de mesures provisoires. [↩]
- Cour EDH, Grande chambre, 4 février 2005, Mamatkulov et Askarov c. Turquie, n° 46827/99 et 46951/99, obs. G. Cohen-Jonathan JDI 2005 p. 421, obs. P. Frumer RTDH 2005 p. 799, chron. F. Sudre et al. RDP 2006 p. 789. [↩]
- Elle a cependant méconnu celle édictée dans l’affaire Koughouli mais le ministère des Affaires étrangères n’en n’avait été informé qu’après l’éloignement physique vers l’Algérie du requérant (Cour EDH, 26 septembre 2002, Koughouli c. France, n° 50160/99). [↩]
- La Cour a édicté une mesure provisoire le 23 octobre 2007 de non éloignement bénéficiant à tous les ressortissants du Sri-lanka d’« origine tamoule » sans que ceux-ci soient même identifiés en leur qualité de requérant. La France n’a pu pleinement exécuter celle-ci dans la mesure où elle n’en connaissait pas les bénéficiaires. [↩]
- Ainsi pour certaines juridictions la mesure ne saurait faire échec à un acte administratif (TA Strasbourg, 21 février 2008, Thusyanthan, n° 07‑02930) alors que d’autres estiment qu’elles s’imposent à l’Etat (TA Paris, 17 avril 2008, Rajathurai, n° 08‑00755, obs. P. Letourneur AJDA 2008 p. 1445). [↩]
- CE ord., 30 juin 2009, Ministre de l’Intérieur c. Beghal, n° 328879. [↩]
- Articles 27 et 28 de la Conv. EDH. [↩]
- Pour le droit pénal : articles 626‑1 et s. du code de procédure pénale. [↩]
- Article 43 § 1 de la Conv. EDH. [↩]
- Article 44 de la Conv. EDH. [↩]
- Cour EDH, 19 décembre 2013, N. K. c. France, n° 7974/11. [↩]
- Par exemple : Cour EDH, décision, 12 octobre 2010, Dansoko c. France, n° 50284/07. [↩]
- Article 41 du Statut de la Cour internationale de justice et articles 73 à 75 de son règlement. [↩]
- CIJ ord., 3 mars 1999, Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique (« Affaire LaGrand »), n° 104. [↩]
- Article 86 du Règlement intérieur du Comité ; A. de Zayas, « Les procédures de communications individuelles devant le Comité des droits de l’Homme des Nations-Unies » RTDH 1999 p. 349. [↩]
- Article 41 de la Conv. EDH. [↩]
- Article 54 de la Conv. EDH. [↩]
- En effet depuis l’adoption du Protocole n° 6 et l’arrêt Al-Saadoon (Cour EDH, 2 mars 2010, Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, n° 61498/08) la peine de mort n’est plus pratiquée au sein du Conseil de l’Europe. Les affaires mettant en cause la responsabilité internationale de l’Etat, au titre de l’article 2 de la Convention, sont donc principalement des actions posthumes exercées par les ayant-droits. [↩]
- Cour EDH, 29 avril 2002, Pretty c. Royaume-Uni, n° 2346/02. [↩]
- Cour EDH, 20 juin 2011, Haas c. Suisse, n° 31322/07. [↩]
- Cour EDH, 6 décembre 2007, Maumousseau et Washington c. France, n° 39388/05. [↩]
- Cour EDH, 13 février 2003, Odièvre c. France, n° 42326/98 [↩]
- Pour une telle articulation : CE Sect., 18 novembre 2005, Société fermière de Campoloro et autres, n° 271898 et Cour EDH, 26 septembre 2006, Société fermière de Campoloro et autres c. France, n° 57516/00. [↩]