Approche empirique de la science politique de Christophe de Nantois, 2ème édition
Section 3. Une approche prédictive du vote : les sondages
Dès lors qu’un régime est démocratique, il est logique que les gouvernants s’informent de l’opinion des électeurs en établissant leurs priorités. Il est logique également que les gouvernants cherchent à être populaires pour pouvoir être (ré)élus.
Créés il y moins d’un siècle, les sondages sont devenus aujourd’hui tellement centraux dans la vie politique d’un pays, qu’une simple baisse de popularité d’un dirigeant dans un sondage, peut affaiblir très considérablement sa capacité d’action politique.
1. Les sondages : un outil récent et critiqué
a. Historique et développement
Les sondages ont été créés, en grande partie mais pas exclusivement, par George Gallup un statisticien et sociologue américain qui, contre toutes les autres tendances, avait anticipé la réélection de Roosevelt en 1936. Gallup va ensuite créer une des sociétés de sondages les plus connues du monde en se basant largement sur la méthode des quotas (infra) qu’il a inaugurée en 1936 et perfectionnée par la suite.
Les sondages n’arrivent véritablement en France qu’au milieu des années 1960 avec l’élection présidentielle de 1965. Depuis, les hommes politiques et les journalistes (en particulier les journalistes français) développent une véritable addiction aux sondages. Plusieurs raisons expliquent cette forme d’addiction.
Les sondages sont faciles à interpréter, surtout dans le cadre de l’élection présidentielle américaine : un tandem gagne, l’autre perd. Les sondages sont présents très régulièrement, alors que les résultats des élections ne sont disponibles que tous les quatre ou cinq ans. Les sondages peuvent être effectués sur la popularité des hommes politiques, les uns par rapport aux autres.
Bref, pour les sondeurs, il est possible de vendre plusieurs produits, et ce, à plusieurs acheteurs (politiques, institutions publiques, médias). Sans oublier que les sondages politiques ne constituent généralement qu’une activité, parmi d’autres, pour les sondeurs. Dans ce marché, en augmentation constante depuis une vingtaine d’années, le nombre d’instituts de sondages réalisant des études a nettement augmenté.
Quant aux médias, ils sont aussi devenus addicts. En période de campagne, pas un jour ne se passe sans la parution d’un sondage. Cela fait une actualité à commenter qui ne nécessite pas de recherches, pas d’interview, pas de déplacement et donc aucun frais. Pour des journalistes, commenter un sondage, c’est le degré zéro de l’analyse, et ce, à un coût absolument nul. Il suffit de regarder si la courbe d’untel monte ou si elle descend. C’est extrêmement utile, tout particulièrement, lorsqu’il n’y a rien d’autre à commenter ou lorsqu’un journaliste n’a pas très envie de travailler ce jour-là ou qu’il est pressé par les délais.
Toutes ces facilités d’usage n’excluent pas les critiques sur les sondages mais, d’une certaine façon, les critiques portant sur les sondages font partie du jeu, car les prédictions ne peuvent systématiquement être confirmées par la réalité. Les sondages induisent donc, mécaniquement, des limites et ces limites font alors partie des éléments qui sont à commenter dans les sondages, en particulier, la marge d’erreur.
Aujourd’hui, les sondages sont utilisés de trois façons distinctes : pour prédire le résultat des élections, pour donner une cote de popularité aux dirigeants (on parle alors généralement d’enquêtes de popularité), ou pour donner l’avis de l’opinion publique sur un sujet (on parle alors le plus souvent d’enquêtes d’opinion).
b. Méthode simplifiée des sondages
Le principe de base d’un sondage est assez simple : il consiste à prendre un échantillon de l’opinion, à mesurer celui-ci et à déduire, par extrapolation de cette mesure partielle, une mesure pour toute l’opinion.
Le sondage agit, en fait, comme un simple thermomètre dont on se sert pour mesurer la température de l’opinion. C’est, en quelque sorte, comme boire une cuillérée de soupe pour connaître la température de tout le bol de soupe. Le problème, c’est qu’il faut boire le bon échantillon et, si cela fonctionne généralement plutôt bien dans le cas d’une soupe, cela fonctionne avec beaucoup plus de difficultés pour les sondages, notamment politiques.
Les sondages sont basés sur des variables sociologiques. Ici encore, le principe de base est assez simple : on divise le public à étudier (ici l’électorat, mais pour d’autres sondages, cela peut être la ménagère de plus de 50 ans ou les adolescents de plus de 15 ans…) en blocs plus petits dont on mesure individuellement la température. On isole, par exemple, les ouvriers, les femmes au foyer, les étudiants, les retraités, etc. Cette méthode est dite la méthode des quotas, car elle attribue un quota à chacun de ces groupes.
En pratique, en France, cinq critères principaux sont utilisés pour assurer la représentativité de l’échantillon par rapport à la société française : le sexe, l’âge, la catégorie socioprofessionnelle, la région et la catégorie d’agglomération.
Une fois la mesure de ce groupe effectuée, il est attribué à ce chiffre, sa valeur au sein de la société, en fonction de ce qu’il représente. Par exemple 50 % des ouvriers pensent « blanc », les ouvriers composent 5 % de l’électorat, donc 2,5 % de l’électorat pense « blanc » et ainsi de suite avec les autres blocs de façon à obtenir 100 % à la fin de l’enquête.
Mais pour savoir ce que pèsent ces différentes catégories les unes par rapport aux autres, il faut se baser sur des données sociologiques fiables. Or, en France, jusqu’au début des années 2000, le recensement général de la population n’était effectué que tous les 10 ans environ, ce qui induisait une fiabilité qui variait selon la proximité avec le dernier recensement effectué. Depuis 2004, les recensements généraux ont été remplacés par des recensements partiels ; le dernier recensement général a été effectué en 1999. Aujourd’hui, environ un cinquième de la population est recensé chaque année. Les données sociologiques sont considérées comme plus fiables.
Dans le cadre des sondages politiques, des données doivent être rectifiées du fait de fausses déclarations volontaires. Traditionnellement (c’est moins vrai depuis quelques années) l’électorat du FN n’assumait pas son vote et ne déclarait pas voter pour le FN. Les chiffres bruts des sondeurs étaient, par exemple, de 12 % pour le FN alors que ce même parti se retrouvait à 17 % dans les urnes le lendemain du sondage.
Pour passer des données brutes à des données plus fiables, les sondeurs utilisent des méthodes dites de « filtrage » des sondages. L’objectif d’un sondage politique n’est pas, comme c’est le cas des sondages classiques, de connaître l’opinion de l’ensemble de la population française mais seulement de la partie qui se rendra effectivement aux urnes. Les sondages politiques intègrent donc régulièrement un filtre dans leur échantillon pour ne cibler que les électeurs qui sont certains d’aller voter. Pour ce faire, il leur est demandé, parfois directement au début de leur sondage s’ils vont aller voter ou, parfois, indirectement, en leur demandant s’ils ont été voter aux dernières élections.
Les sondeurs intègrent aussi parfois des questions cachées visant à tester la cohérence de la personne sondée. Si quelqu’un déclare aimer les valeurs de l’ordre, de la sécurité, son refus de toute immigration et des étrangers, tout en déclarant voter systématiquement à gauche, il est possible que son sondage soit écarté pour manque de cohérence.
C’est pour ces différentes raisons qui viennent d’être évoquées, (fiabilité variable de la qualité des données sociologiques1, mensonges volontaires de certains électeurs, filtrage des sondages) que le chiffre brut obtenu par sondage est finalement modifié par le responsable du sondage. A la fin du processus, le chiffre brut obtenu est donc modifié par ce responsable, de quelques pourcents ici ou là en fonction de sa propre perception ; on parle de redressement2. Certains chiffres sont donc modifiés à la hausse (pour compenser un électorat caché), ou à la baisse pour obtenir in fine un total de 100 %. Ce redressement politique est effectué, il faut bien le reconnaître, un peu au feeling. Certes, le responsable s’appuie sur son expérience, sur les travers qu’il connaît dans son échantillon3, et puis il s’appuie sur les informations dont il dispose en particulier sur les autres sondages : les siens ainsi que ceux de ses concurrents. C’est de cette façon que les sondeurs s’influencent les uns les autres. Ils peuvent donc tous se tromper en même temps sur un phénomène : par exemple en ne voyant pas que Jean-Marie Le Pen pourrait être présent au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2002, simplement car ils minimisent leurs chiffres et ne croient pas ce qu’ils ont sous les yeux.
Les sondeurs connaissent cet écueil du redressement politique qu’ils effectuent sur leurs données. Ils essaient donc, autant que faire se peut, d’effectuer leur redressement politique avec des méthodes fiables. Ils demandent, par exemple, aux personnes sondées quel a été leur vote à la dernière élection nationale ou à une élection locale récente. Les résultats de ces élections étant connues, il est ensuite aisé de redresser les divergences entre ces deux résultats. Ainsi, si un parti politique a obtenu 10 % des suffrages à l’élection présidentielle précédente mais que seules 5 % des personnes sondées déclarent avoir voté pour ce parti, ce vote est sous-estimé de moitié. Les intentions de vote pour ce parti seront donc multipliées par deux pour compenser cet effet.
c. Enjeux politiques des sondages
L’expression « démocratie d’opinion » vient refléter le tournant pris par les démocraties occidentales dans la fin du XXe siècle. Cette démocratie d’opinion repose largement sur les sondages qui indiquent aux gouvernants à quels sujets s’atteler en priorité, éventuellement, en leur donnant des indications sur la solution à adopter ou sur quelle solution ne pas adopter.
Pour les partis politiques aussi, les sondages sont cruciaux : ils fixent la popularité de leurs dirigeants les uns par rapport aux autres ; leurs places aux élections ou leurs postes ministériels vont largement dépendre de cette popularité fixée au moyen des sondages.
Les partis politiques testent aussi, au moyen des sondages, la popularité de leurs différentes idées. Ils vont pouvoir ensuite en mettre certaines en avant ou, au contraire en reformuler d’autres, voire en retirer. Les programmes des partis politiques dépendent donc, eux aussi, partiellement tout au moins, des sondages.
La popularité d’un dirigeant en place est aujourd’hui un élément important pour son activité politique. Si, juridiquement, la popularité n’a aucune influence sur son pouvoir, dans les faits, c’est parfaitement l’inverse. La popularité d’un dirigeant peut lui permettre de briser bien des réticences et des obstacles quand, à l’inverse, son impopularité peut créer des freins, des blocages voire des résistances insurmontables. Et ce manque de réussite va, mécaniquement, renforcer son opposition.
François Hollande a vu son action paralysée, peu à peu, par son impopularité croissante. Or la popularité d’un leader ne peut augmenter s’il reste inactif et ainsi, progressivement, s’est créée une spirale infernale, un cercle vicieux qui a abouti à impopularité telle, qu’il n’a même pas pu présenter son bilan aux Français en se représentant à l’élection présidentielle. Les sondages ont été les indicateurs de ses échecs avant de se transformer en cause de son échec à se représenter.
2. Limites des sondages
Avec le temps, les méthodes des sondeurs se sont affinées et les chiffres des sondages, en particulier des sondeurs français, sont globalement bons puisqu’ils ne se trompent qu’assez rarement. C’est évidemment pour cette raison qu’ils continuent à être aussi présents et aussi utilisés. Malgré tout, les sondages demeurent des prédictions (si l’on exclut les enquêtes d’opinion et les enquêtes de popularité qui relèvent davantage de mesures d’opinion plus que de prédictions) et des prédictions ne sauraient être infaillibles.
Des erreurs, parfois retentissantes, émaillent l’histoire des sondages. Si l’on s’en tient aux sondages, Edouard Balladur aurait été Président en 1995, Alain Juppé devait gagner les primaires de la droite en 2016 puis, François Fillon l’élection présidentielle de 2017.
L’année 2016 ne fut pas difficile que pour les sondeurs français. En effet, aux Etats-Unis, les sondeurs avaient prévu la victoire d’Hillary Clinton face à Donald Trump pour l’élection présidentielle et, au Royaume-Uni, le Brexit n’avait pas non plus été prévu. Les sondeurs britanniques avaient d’ailleurs déjà grandement failli pour les élections législatives de 2015 puisqu’ils donnaient les conservateurs et les travaillistes au coude à coude alors que les conservateurs l’ont emporté largement avec 100 sièges d’avance.
On peut rappeler aussi qu’en juillet 2015, le référendum organisé en Grèce était prévu comme serré par les sondeurs, qui voyaient le oui et le non au même niveau, alors que le résultat fut sans appel : 61 % en faveur du non contre 39 % pour le oui.
Ces quelques résultats récents indiquent bien la difficulté de l’exercice.
Au-delà des questions cruciales déjà abordées liées au filtrage et au redressement des données brutes (supra), quelques autres biais méthodologiques existent et font des sondages des instruments de mesure imparfaits.
Depuis plusieurs années, il semble bien que les sondés rechignent de plus en plus à répondre. Que ce soit par manque de temps, par manque d’envie, de peur d’être jugé, catalogué, ou tout simplement par exaspération face à des sollicitations de plus en plus fréquentes, les instituts de sondages constatent une augmentation régulière des refus de réponse. De ce fait, les sondeurs pratiquent des sondages moins longs, moins complets et moins précis pour éviter qu’on ne leur raccroche au nez en cours de conversation ce qui rendrait tout le début de la conversation inutilisable et serait du temps perdu pour le sondeur. Dans ces conditions, les questions de contrôle cachées visant à tester la cohérence des réponses4 sont donc aujourd’hui moins fréquentes et cela abaisse la qualité globale des sondages.
De plus, parallèlement, les sondés mentent volontairement aux sondeurs, il semble même que le pourcentage de menteurs volontaires soit en augmentation sur le long terme. Les sondés peuvent, par exemple, volontairement exagérer leur réponse pour provoquer une réaction de la part des politiques.
Un autre point de complexité de la méthode des quotas est lié à la qualité des données sociologiques utilisées. Plus celles-ci sont anciennes, plus les projections seront éloignées de la réalité. Ce point touche peu la France (supra) mais il est régulièrement avancé à l’étranger. C’est l’un des arguments avancés par les sondeurs britanniques en 2016 pour n’avoir pas pronostiqué la victoire du Brexit. Cet argument, ils l’avaient d’ailleurs déjà utilisé après les élections législatives britanniques de 2015, qui avait également été un échec pour les sondeurs puisqu’ils donnaient les conservateurs et les travaillistes au coude à coude, alors que les conservateurs l’ont finalement emporté largement avec 100 sièges d’avance.
Notons simplement, que cet argument déplorant le manque d’exhaustivité et de fiabilité des données démographiques au Royaume-Uni, pour fondé qu’il puisse être, est également pratique pour se défausser de toute responsabilité et éviter toute remise en cause : ce n’est pas de notre faute : c’est de celle de l’Etat.
En ce qui concerne plus précisément les enquêtes d’opinion, les thèmes et les questions posés ne reflètent pas forcément les préoccupations principales des Français car ils sont prédéterminés par les sondeurs et/ou par les clients des sondeurs. Ainsi par exemple, si un sondage pose la question « préférez-vous 6 ou 8 semaines de vacances pour les enfants ? » cela ne fait pas de ce thème la préoccupation centrale des Français, mais ce thème va pourtant alimenter le débat politique puisqu’un sondage aura été commandé sur ce sujet et que ses résultats seront donc nécessairement commentés par les médias5. La même difficulté peut se présenter lors des enquêtes de popularité : « quelles personnalités politiques préférez-vous dans cette liste ? », si la liste n’est composée que de personnalités qui ne sont plus vraiment en activité, le résultat sera nécessairement faussé.
3. Les sondages : un outil qui forme et déforme l’opinion comme les politiques
L’existence des sondages engendre plusieurs comportements, que ce soit chez les électeurs, les politiques ou les partis politiques.
On peut estimer, de façon intuitive, que les sondages n’ont pas d’effet sur l’électorat. En effet, on peut estimer que les sondages ne sont qu’une sorte de thermomètre de la démocratie, ils ne font donc que mesurer celle-ci or, mesurer la température ne modifie pas le climat. Mais ici, cette association d’idées n’est pas exacte : l’anticipation d’un événement modifie les comportements qui lui sont associés.
L’analogie avec la météorologie est parlante : la connaissance, à l’avance, du temps qu’il devrait faire, certes ne modifie pas le climat, mais modifie le comportement des gens, que ce soit en termes d’organisation des activités ou sur l’habillement, par exemple. De la même façon, la prévision des résultats d’une élection modifie le comportement des électeurs : ceux-ci se mobilisent, ou pas, pour aller voter. Pourtant, dans ces deux cas, les prévisions ne sont pas toujours confirmées par les faits.
Du point de vue des politiques, le principe est identique. Connaître à l’avance les thèmes et les enjeux porteurs permet de se positionner.
a. Effets induits dans l’électorat
Les effets induits dans l’électorat par l’existence des sondages sont, finalement, assez peu nombreux mais leur importance peut être déterminante sur le scrutin.
L’effet qui a le plus d’importance pratique touche à la mobilisation des électeurs. Si une élection est indiquée comme largement gagnée par un parti, les électeurs de ce parti pourront ne pas se mobiliser le jour J. Cependant, cet effet est compensé par l’effet inverse : les opposants au parti en question, considérant, eux aussi, que l’élection est perdue, pourront ne pas se mobiliser non plus.
Un autre duo d’effets qui se contrecarrent est également bien connu des sondeurs : les effets bandwagon et underdog.
L’effet bandwagon est le nom attribué aux électeurs qui se rallient au camp des vainqueurs annoncés. L’expression vient de jump on the bandwagon qui signifie prendre le train en marche. Cet effet, destiné essentiellement aux électeurs indécis, peut être mis en lien avec le momentum d’une campagne électorale : il est plus agréable de se rallier au vainqueur pour être dans le camp (majoritaire) des vainqueurs, plutôt que d’être dans le camp des perdants. Il s’agit donc d’un effet positif, d’un cercle vertueux : le vainqueur annoncé draine des indécis, cela fait augmenter son score et cela draine encore plus d’indécis.
On constate souvent cela aussi après l’élection avec l’état de grâce : dans les premières semaines qui suivent son élection, un vainqueur a presque toujours une cote de popularité supérieure au chiffre de son élection. Autre élément intéressant : si on demande aux électeurs a posteriori pour qui ils ont voté, presque systématiquement, l’élu obtient un chiffre supérieur à son résultat réellement obtenu.
L’effet underdog vient contrebalancer l’effet bandwagon. Le terme underdog signifie « opprimé » en anglais. Si certains électeurs se rallient au camp des gagnants, d’autres électeurs vont, au contraire, vouloir voter pour celui qui est le perdant annoncé de l’élection. C’est ici une sorte de compassion, d’empathie, de sympathie à l’égard d’un candidat qui s’exprime. Il va perdre, c’est annoncé, mais je vais voter pour lui pour qu’il ne perde pas trop.
Globalement, ces deux effets sont très minoritaires parmi les électeurs. Qui plus est, plus ils s’annulent l’un l’autre. Leur influence sur l’issue du scrutin est donc marginale.
Pour l’anecdote, il convient de citer un dernier effet dont l’influence sur le scrutin est absolument nulle : il s’agit du third-person effect. Cet effet porte, non pas sur l’élection, mais sur les effets des sondages. Cet effet consiste à croire que beaucoup de gens sont influencés par les sondages (les tiers) mais pas moi, car, en tant qu’électeur, je ne suis pas influençable, j’ai mes propres convictions qui ne dépendent pas de celles des autres. Les autres, en revanche, sont forcément influençables.
b. Effets induits chez les politiques
L’existence et la fréquence, de plus en plus élevée, des sondages induit chez les hommes politiques des comportements de différentes sortes. Certains comportements sont essentiels pour l’exercice de fonctions politiques, d’autres sont plus anecdotiques.
§ 1. Aide à la prise de décision
D’après de nombreux témoignages, les politiques peuvent déterminer certaines de leurs actions en fonction des sondages. C’est ainsi que, de leur propre aveu, la candidature de Raymond Barre à l’élection présidentielle de 1988 ou celle d’Edouard Balladur à l’élection présidentielle de 1995, s’appuyaient directement sur une lecture de sondages réalisés plusieurs mois avant le scrutin. Les résultats ne furent pas des plus positifs ni pour l’un ni pour l’autre malgré la réelle popularité de ces deux candidats.
Certaines décisions politiques ont aussi été prises à la lumière de sondages. C’est ainsi que François Mitterrand a choisi la voie référendaire plutôt que la voie parlementaire pour la ratification du traité de Maastricht en 1992. Plusieurs sondages, réalisés des mois auparavant, montraient l’existence d’une large majorité en faveur du traité (plus de 70 %) ; le référendum fut finalement adopté de justesse après une campagne âpre et très indécise.
De la même façon, la décision de Jacques Chirac en 1997 de dissoudre l’Assemblée nationale s’appuyait sur des sondages qui lui étaient favorables. Le résultat lui fut objectivement défavorable.
Le problème principal soulevé par ces situations repose sur le fait que les sondages posent des questions sur des situations qui n’existent pas, ou pas encore. Les sondés répondent donc sans avoir particulièrement réfléchi à la question ou sans avoir été éclairés par un débat public. Lorsque l’événement survient, les Français peuvent alors former une opinion qui, finalement, peut s’avérer différente de ce qui avait été anticipé.
§ 2. Démocratie d’opinion et non de conviction
Dès lors qu’il ne se passe pas une semaine sans publication d’un sondage, d’une enquête de popularité ou d’une enquête d’opinion, il est logique que les dirigeants politiques aient les yeux rivés vers ces publications qui déterminent, au moins partiellement, leur marge de manœuvre. La difficulté est de ne pas tomber dans l’excès qui consiste à ne gouverner que dans le sens des sondages pour ne froisser personne. Ce travers est dénoncé sous l’expression « démocratie d’opinion ». Un gouvernant tenté par cet exercice serait soumis aux courants de l’opinion tel un naufragé sur un radeau entraîné sur des rapides, alors qu’on attend d’un politique qu’il soit un capitaine donnant le cap. Gouverner en suivant la boussole, changeante, des sondages est dénoncé comme un dévoiement de la démocratie : la démagogie.
En pratique, les gouvernants d’un régime démocratique, ne peuvent que très difficilement aller contre l’opinion. Ils peuvent faire des choix forts sur un thème emblématique (l’abolition de la peine de mort voulue par François Mitterrand était impopulaire) mais peuvent difficilement porter plusieurs thèmes impopulaires au risque d’être emportés par l’impopularité. Or les mesures nécessaires sont souvent impopulaires.
De ce point de vue, les dictatures et les monarchies absolues peuvent adopter plus facilement des mesures impopulaires nécessaires. Dans les faits, il s’avère cependant que les mesures dictatoriales impopulaires sont rarement en faveur de l’intérêt du peuple mais, bien plus souvent, en faveur de la caste dirigeante.
Il est aussi possible de refuser de céder aux sondages, même s’ils sont concordants. Ainsi, pendant la campagne présidentielle de 2017, François Fillon n’a eu de cesse de dénoncer les mauvais sondages dont il était l’objet. Il a volontairement, sciemment, refusé de céder aux sondages et a continué sa campagne sans dévier d’un pouce, malgré les mauvais résultats annoncés. Il croyait fermement à l’existence d’un « électorat caché » en sa faveur qui se déclarerait lors du premier tour. Son score du premier tour (20,01 %) ne lui a pas permis d’être qualifié pour le second tour.
§ 3. Création de sujets artificiels, personnification de la politique au détriment des idées
Parmi les critiques adressées aux sondages, on retrouve celle liée à l’utilisation excessive de sondages sur un thème afin de rendre celui-ci très présent dans les médias mais de façon assez artificielle. Les spin doctors qu’employaient, par exemple, Tony Blair, travaillaient typiquement sur ce type de créneau : créer un sujet dans l’opinion, soit pour des masquer des lacunes sur d’autres points de la politique gouvernementale, soit parce que, sur ce sujet précis, le Premier ministre avait une solution à proposer.
Le fonctionnement du tandem médias/sondages a pour effet que ces deux protagonistes sont liés : les uns en commentant les sondages que les autres leur préparent. Pour un journaliste, si plusieurs sondages sont commandés et publiés sur un même thème, c’est qu’il existe un thème de fond car des gens sont prêts à acheter ces sondages et, par conséquent, ce thème a nécessairement une résonnance dans l’opinion publique qui justifie que les journalistes les commentent. Or ce raisonnement n’est par forcément exact : le taux d’abstention au sondage, parfois élevé, montre bien que pour les sondés, le thème n’a que peu d’intérêt et ce chiffre de l’abstention n’apparaît bien souvent pas, ou en petits caractères. De plus, un communiquant avec un peu de moyens peut avoir commandé cette série de sondages.
Un autre effet des sondages, ou plus précisément des enquêtes de popularité, est la personnification de la vie politique. Ce phénomène n’a, certes, rien de nouveau, il existe depuis des siècles, voire des millénaires, mais il est accru par des enquêtes de ce type qui relèguent, mécaniquement, les débats d’idées à un rang secondaire.
§ 4. Influence sur les campagnes électorales
Malgré de nombreuses tentatives, il n’existe, à ce jour, aucun outil qui permette de mesurer scientifiquement, ou précisément, l’impact des sondages sur l’opinion publique ou sur les politiques. Cependant, plusieurs éléments, et de nombreux témoignages, indiquent que les sondages ne sont pas sans effets sur la façon dont est menée une campagne électorale.
Ainsi, en 2016, pendant la campagne de la primaire de droite pour l’élection présidentielle de 2017, Alain Juppé a probablement été trompé par des sondages trop favorables. Depuis deux ans en effet, tous les sondages lui prédisaient une large victoire à la primaire et sa campagne s’en est ressentie. Assuré de gagner, il a fait une campagne sans proposition forte, sans offenser qui que ce soit, une campagne en retrait notamment pour se distinguer de l’activisme forcené de Nicolas Sarkozy, deuxième dans les sondages. Quant aux autres candidats, ils étaient loin derrière. Pourquoi Juppé aurait-il modifié sa façon de faire alors qu’il était seul en tête ?
Les résultats du premier tour ont pourtant placé François Fillon loin devant Alain Juppé ; quant à Sarkozy il fut éliminé dès le premier tour. Après ces résultats décevants, Alain Juppé a effectué une campagne de second tour agressive, jugée en décalage avec sa campagne jusque là. Finalement, François Fillon l’a emporté avec les deux tiers des voix.
Au-delà de cet exemple récent et pris parmi tant d’autres, il faut constater que les politiques et les journalistes politiques ne sont pas les seuls à être influencés par les sondages. Les sondages déterminent également, en partie, la capacité de financement d’une campagne électorale. L’exemple des élections présidentielles est le plus parlant. Chaque candidat va devoir financer sa campagne, l’Etat remboursera ensuite la moitié des frais engagés pour les candidats ayant dépassé la fameuse barre de 5 % des suffrages exprimés. De ce fait, les banquiers observent très attentivement les sondages pour déterminer combien ils vont prêter et avec quelle prise de risque (donc à quel taux ils vont prêter). En d’autres termes, les sondages déterminent la capacité d’endettement d’un candidat et les conditions de financement de sa campagne. Or la qualité de la campagne va, pour une large part, dépendre de son financement ; c’est donc un peu l’histoire du serpent qui se mord la queue.
Pour aller plus loin :
Pouvoirs n°33, « Les sondages », avril 1985, 193 pages
- Dans le cas de la France, les données sociologiques fournies par l’INSEE sont considérées comme fiables voire comme très fiables. Le redressement a donc surtout lieu lorsque l’échantillon constitué par le sondeur ne correspond pas aux données nationales. Par exemple, s’il n’a pas trouvé le bon nombre de femmes ou de la bonne tranche d’âge à interroger, le sondeur va extrapoler à partir des données qu’il a obtenues. [↩]
- Techniquement, il existe deux types de redressement : le redressement sociodémographique et le redressement politique. [↩]
- Ceux qui acceptent de répondre à un sondage politique sont parfois différents de la population d’ensemble. Ils sont souvent plus intéressés par la politique et plus disposés à se positionner. [↩]
- Une question directe : « votez-vous FN ? » risque de rebuter un électeur qui peut alors répondre non. Une question de contrôle (ou de cohérence) peut donc être posée quelques minutes plus tard : « trouvez-vous que Marine Le Pen est une femme qui devrait vraiment diriger la France ? ». Si le sondé répond deux fois « oui », ou deux fois « non », sa réponse est cohérente. Si en revanche, le sondé répond une fois « oui » et une fois « non », ses réponses peuvent être jugées incohérentes. [↩]
- Commander plusieurs sondages sur un même thème en quelques mois peut ainsi faire, artificiellement, prendre de l’importance à un thème dans l’opinion. Cela peut être d’autant plus utile à un parti politique qu’il a une solution à proposer sur ce thème. [↩]
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