Approche empirique de la science politique de Christophe de Nantois, 2ème édition
II. Les forces de l’ordre : des exécutants occasionnellement déloyaux du pouvoir politique
Les forces de l’ordre ont en commun de posséder la force légitime et d’être sous la direction du pouvoir politique en place. Les forces de l’ordre ne sont toutefois pas unies. Elles sont composées de deux organisations bien distinctes : l’armée qui a pour mission, au moins au plan historique, de protéger le pays du péril extérieur et la police qui a pour mission de protéger la société contre ses citoyens les plus violents.
Dotées l’une comme l’autre d’armes, elles sont potentiellement un danger pour le pouvoir civil qui n’a guère de moyens physiques pour s’opposer à elles, en particulier à l’armée qui possède un avantage technique incommensurable.
Etant dotées de deux missions bien différentes, elles répondent à des logiques distinctes et il convient donc de les examiner tour à tour.
A. Les forces armées : une puissance à surveiller constamment
1. L’armée : un pilier majeur de tout pouvoir politique
Historiquement, les militaires ont parfois été un danger pour le pouvoir civil, surtout s’il est démocratique. Dans les sociétés démocratiques modernes, le danger n’est plus aussi présent qu’il l’a été mais ceux qui détiennent la force armée doivent toujours être surveillés par les civils.
a. Le cumul historique des pouvoirs civil et militaire
La séparation entre pouvoir militaire et pouvoir politique civil est loin d’aller de soi. Historiquement, on assistait la plupart du temps, au contraire, à un cumul de ces fonctions jugées indissociables : le roi, le pharaon, etc. était le commandant direct des armées et il menait souvent en personne ses troupes à la bataille. Durant l’Empire romain, pour devenir empereur il fallait l’appui des armées, au moins autant que celui du Sénat. Le terme même « empereur » vient d’ailleurs de Imperator, qui était un titre militaire accordé au général victorieux.
Ultérieurement, le système féodal était basé sur la protection militaire et le pouvoir civil était détenu par une caste militaire. L’organisation de la vassalité est une organisation pyramidale de type militaire.
Aujourd’hui il reste des traces évidentes de ce passé lointain : le Président des Etats-Unis est le « commandant en chef » de l’armée américaine. En France, le Président de la République dirige l’armée française et détient la force nucléaire. On ne peut, dans ces cas là, raisonnablement parler de séparation nette entre les pouvoirs civils et militaires mais, bien au contraire, de cumul de fonctions.
b. La dictature militaire : un régime politique fort répandu
Un dictateur, quel que soit son titre officiel, est souvent issu de l’Etat-major militaire. L’inventaire des dirigeants-dictateurs qui se sont servis de leurs fonctions militaires pour s’emparer du pouvoir civil est long1.
Dans quelques rares cas, la dictature n’est pas incarnée par un seul dirigeant emblématique mais par plusieurs chefs militaires qui se succèdent au pouvoir voire même qui gouvernent collectivement. Ce fut le cas durant la dictature des colonels en Grèce (1967-1974) ou durant les dictatures militaires au Brésil (1964-1985), en Uruguay (1973-1985), en Argentine (1976-1983) ou encore au Suriname (1980-1991). On parle aussi parfois de junte militaire comme en Colombie (1957-1958) ou en Birmanie (depuis 1988), ce qui ne change rien à la réalité du régime. Dans tous ces cas, évidemment, les militaires sont des opposants à la démocratie.
Dans un registre un peu différent, il faut rappeler que la force des armes installe parfois à la tête du pouvoir civil certains leaders de guérillas d’opposition. On peut ici citer les cas de Castro à Cuba (1959-2008), Kabila au Congo (1997-2001), Mao en Chine (1949-1976), Mugabe au Zimbabwe (1987-2017) ou Pol Pot au Cambodge (1975-1979). Dans un registre différent, certains dirigeants se sont largement servis de groupes armés de type paramilitaires pour favoriser leur accession au pouvoir comme Mussolini avec ses chemises noires ou Hitler avec ses SA.
Ces très nombreux exemples rappellent à quel point la détention du pouvoir militaire (ou paramilitaire) peut faire courir des dangers à un régime démocratique.
c. L’Etat-caserne : le paroxysme du pouvoir militaire
La dérive d’un pays vers un pouvoir militaire peut se produire en quelques heures par un coup d’Etat militaire ou être plus progressive. Le Japon des années 1930 est un exemple flagrant de mainmise de l’armée sur un pays et de suppression progressive du pouvoir politique au profit des militaires. L’emprise des militaires sur le Japon fut telle qu’on a développé le concept d’Etat-caserne pour décrire cette réalité.
Dans un Etat-caserne, non seulement le pouvoir politique est soumis aux volontés des militaires mais, bien au-delà, la vie militaire façonne toute la société pour la tourner vers les intérêts des militaires. L’importance de la discipline dans l’éducation, en particulier des garçons, les capacités de production de l’industrie, tournée notamment vers l’armement, les revendications internationales du ministère des Affaires Etrangères sont autant d’indicateurs de l’emprise des militaires sur une société.
D’autres exemples historiques plus anciens montrent que la mainmise des militaires sur la société d’un pays n’est pas propre à l’histoire japonaise des années 1930 et illustrent l’intérêt du concept d’Etat-caserne. A bien des égards, la France napoléonienne, l’Allemagne de Bismarck ou la Prusse de Frédéric le Grand peuvent être classés sous la dénomination d’Etat-caserne.
d. Les évolutions de la guerre ont placé les militaires au coeur de la décision politique durant le XXe siècle
Si dans les démocraties occidentales la subordination des militaires au pouvoir politique est effective, il n’en reste pas moins que les guerres du XXe siècle ont replacé les militaires en position de force par rapport aux politiques2. L’enjeu militaire est parfois tellement fondamental pour l’avenir du pays que les avis des militaires sont très écoutés au moment de la prise de décision politique (première guerre mondiale, deuxième guerre mondiale, guerre d’Indochine, guerre d’Algérie, guerre du Viêt-Nam…). On peut même raisonnablement supposer que la marge de manœuvre des civils au moment de la prise de décision est quasiment nulle par rapport aux militaires.
Les évolutions de la guerre au début du XXIe siècle tendent à repousser les militaires dans leur champ de compétence propre. Les guerres asymétriques ne nécessitent plus une mise en œuvre militaire industrielle. Cela étant, si le terrorisme devient trop prégnant dans une société, les militaires se retrouvent présents dans l’organisation de la sécurité de la société.
e. Une place de l’armée très variable selon le pays, même en démocratie
La place de l’armée dans un pays démocratique est très variable non seulement d’un pays à l’autre mais aussi au sein d’un même pays et des évolutions, parfois brutales, peuvent intervenir.
Ainsi la place des militaires français vis-à-vis du pouvoir politique français a notablement évolué : de fondamentale, cette influence est devenue résiduelle à la fin du XXe siècle.
La place prise par la guerre dans l’histoire de France du XXe siècle est absolument incontournable : deux guerres mondiales plus les conflits liés à la décolonisation. Le milieu du XXe n’est quasiment que guerrier : entre septembre 1939 et mars 1962, la France n’a été en paix que 18 mois (en 1945-1946) puis 3 mois en 1954 ; soit 21 mois de paix en 23 ans. La IVe République, en particulier, a connu 3 mois de paix, en tout et pour tout, sur les 12 ans de son existence : août, septembre et octobre 1954 et c’est à la guerre d’Algérie qu’elle doit sa chute. Ces guerres ont nécessairement, des conséquences en termes économiques et humains mais aussi politiques.
Au cours du XXe siècle, le pouvoir civil français s’est tourné vers ses militaires en se livrant au Maréchal Pétain en 1940 ou au général de Gaulle en 1958. Les militaires ont marqué également les années 1960 puisque la France a dû faire face à un coup d’Etat militaire en 1961 avant de subir les attentats de l’OAS (en particulier l’attentat du petit-Clamart en 1962) alors que l’immense majorité des membres de l’OAS étaient d’anciens militaires.
Aujourd’hui, et spécialement depuis le départ du général de Gaulle, il existe en France une séparation assez nette entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire.
Mais cette séparation entre pouvoir civil et pouvoir militaire n’est pas aussi franche dans tous les pays démocratiques. En Israël par exemple, le poids politique de l’armée est souvent déterminant, car beaucoup de membres de la Knesset sont d’anciens militaires de très haut rang. Quant aux Premiers ministres israéliens, ils sont souvent d’anciens dirigeants de l’armée israélienne : Tsahal. Ainsi, un Premier ministre sur trois environ est un ancien militaire de haut rang : Ben Gourion (créateur de Tsahal), Ariel Sharon (général), Yitzhak Rabin (général) ou encore Ehud Barak (chef d’Etat-major). Mais le poids de l’armée en Israël est aussi très important en raison de la situation militaire particulière d’Israël et du fait du service militaire obligatoire de deux ans, pour les hommes comme pour les femmes.
Israël n’est pas le seul pays du monde démocratique où l’armée a un poids politique incontournable, aux Etats-Unis aussi l’influence de l’armée sur la politique fédérale peut difficilement être ignorée (infra).
2. Les relations entre militaires et industriels : les liaisons dangereuses
Le général Eisenhower, Président des Etats-Unis de 1953 à 1961, était particulièrement soucieux de l’influence croissante des militaires sur les décisions politiques de son pays, en particulier lorsque ces militaires sont de mèche avec les industriels. Eisenhower a dénoncé cette collusion de la façon la plus nette dans son discours de départ de la Maison-Blanche le 17 janvier 1961 en accusant le « complexe militaro-industriel » des USA. Selon Eisenhower, et l’expression est entrée depuis dans le vocabulaire courant, le complexe militaro-industriel pousse sans cesse aux dépenses militaires et aux guerres afin d’utiliser l’armement acheté : « dans les conseils du gouvernement, nous devons prendre garde à l’acquisition d’une influence illégitime, qu’elle soit recherchée ou non, par le complexe militaro-industriel. Le risque d’un développement désastreux d’un pouvoir usurpé existe et persistera ». La date à laquelle fut prononcé ce discours est en elle-même parlante : il se situe après la guerre de Corée et avant l’engrenage de la guerre du Viêt-Nam.
Depuis, l’expression « complexe militaro-industriel » désigne l’ensemble constitué par l’industrie de l’armement, les forces armées et les décideurs publics ainsi que le jeu de relations complexes (notamment par le lobbying) entre ces trois pôles destinés à influencer les choix publics.
Il n’est pas certain que la situation ait vraiment changé aux Etats-Unis depuis 1961 ni que le discours d’Eisenhower ait eu le moindre résultat. Depuis sont intervenus de nombreux conflits pour les Etats-Unis : guerre du Viêt-Nam, guerres du Golfe, guerre d’Irak, guerre d’Afghanistan pour ne citer que les opérations les plus visibles des 25 dernières années. Les Etats-Unis demeurent un des pays les plus belliqueux de la planète depuis la deuxième guerre mondiale, voire le pays le plus belliqueux de tous, si l’on compte le nombre d’opérations extérieures effectuées, le nombre de militaires engagés, les sommes investies, etc.
Plusieurs mouvements se cumulent pour que les militaires et les industriels aient un intérêt commun à ce que des armes soient achetées et vendues en grand nombre : les guerres du XXe siècle sont devenues des guerres industrielles (a), certains industriels poussent occasionnellement à déclencher des guerres (b) et enfin la fabrication d’armes est en enjeu à plusieurs facettes (stratégique, militaire, économique et électoral) ce qui incite à associer les différents acteurs concernés (c).
a. Les guerres sont devenues industrielles
Le développement du concept de guerre totale au XXe siècle et, surtout, sa mise en œuvre a fait prendre de l’importance aux militaires tout au long du siècle. L’importance dans les guerres totales de la production des armements, munitions, avions, bateaux, camions etc. et celle des ressources en amont de ces productions : ressources en pétrole, charbon, acier, électricité etc. ont favorisé les liens et les rapprochements entre les élites militaires et les élites industrielles. De ce fait, les élites militaires ont renforcé leur « capital relationnel » : les réseaux des hauts gradés militaires se sont professionnalisés ce qui accroît encore leur maîtrise du domaine militaire (qui s’est complexifié et rend le contrôle par les politiques plus difficile encore) et de ses à-côtés. Ces relations peuvent ensuite mener à une seconde carrière pour certains militaires qui peuvent ensuite choisir le secteur privé, en particulier dans le domaine de l’armement ou de la sécurité privée.
La première guerre mondiale a opéré une modification radicale en ce sens : la guerre de tranchées nécessitait des centaines de milliers de balles et d’obus par jour. Certains jours durant la bataille de Verdun, on utilisera jusqu’à un million de balles par jour. Il a donc fallu organiser une véritable industrie pour produire autant de projectiles, cette guerre est la première « guerre industrielle ». Au début de la guerre de tranchées, en 1915, s’est ouverte la « crise des obus » dite aussi « crise des munitions » suite à l’échec de l’attaque de Neuve Chapelle et de la bataille de la crête d’Aubers par les Britanniques, cet échec étant imputé à un manque d’obus et de cartouches. Le gouvernement libéral britannique sera renversé de ce fait.
Ce mouvement s’est accru au fil du siècle, avec la seconde guerre mondiale puis avec la guerre du Viêt-Nam (infra).
Dans ces conditions, les militaires ont acquis, en plus de leurs connaissances militaires pures, des capacités logistiques et industrielles car la logistique et l’industrie sont devenues des enjeux militaires. Les guerres sont devenues tellement complexes, tellement techniques que les avis des militaires sont indispensables et, dans certaines guerres, on en vient à se demander qui décide de la déclencher ou qui décide des opérations. En matière militaire, les politiques sont-ils encore décisionnaires ou font-ils ce que leur dictent certains militaires ?
Notons, à l’inverse, ou en complément, que certains militaires ont aussi su se rendre indispensables pour faire la paix. En effet, les cadres militaires ont, plus récemment, acquis de nouvelles capacités : ils deviennent régulièrement des diplomates directement en lien avec les populations des territoires qu’ils administrent ou en lien avec les militaires ou avec les politiques des pays alliés. Les exemples du Kosovo, du Mali, de la Lybie, de l’Afghanistan montrent qu’un Etat ne fait plus la guerre tout seul et qu’il faut occuper le terrain avec l’accord des populations des pays occupés. Or les militaires sont sur place et pas les politiques.
b. Les industriels produisent des armements dont il faut bien se servir
Pendant la deuxième guerre mondiale, la production de bateaux et d’avions était totalement industrialisée aux Etats-Unis, en Allemagne ou au Japon. Ces complexes militaro-industriels sont d’ailleurs régulièrement accusés d’avoir largement contribué au démarrage de cette guerre pour obtenir des débouchés commerciaux. Les zaibatsus japonais, Mitsubishi et Nissan en particulier, ont largement contribué à la militarisation du Japon et à sa politique expansionniste.
Le complexe militaro-industriel américain aurait, pour sa part, contribué à l’expansion de la guerre du Viêt-Nam. Les Etats-Unis auraient utilisé au Viêt-Nam 7,08 millions de tonnes de bombes durant ce conflit (pour comparaison, 3,4 millions de tonnes ont été larguées par l’ensemble des alliés sur tous les fronts de la Seconde Guerre mondiale). Cela a évidemment un coût très important et cela renforce l’importance du lobby pro-militaire aux USA. Pour ce qui est de la deuxième guerre du Golfe en 2003, son coût aurait dépassé celui de la guerre du Viêt-Nam et vaudrait deux fois celle de la guerre de Corée, sans doute aux alentours de 3.000 milliards de $.
Des entreprises privées américaines se sont considérablement enrichies durant la guerre du Golfe et dans les années qui ont suivi, soit en vendant directement des matériels militaires à l’armée américaine, soit en obtenant d’importants contrats pétroliers et des contrats de reconstruction ensuite en Irak. La société Halliburton est ici particulièrement visée, son directeur de 1995 à 2000 fut Dick Cheney, Dick Cheney qui fut ensuite vice-Président des Etats-Unis de 2001 à 2009 alors que les Etats-Unis entraient en guerre et attribuaient des contrats à Halliburton.
La production en termes militaires est comme toutes les productions : les denrées sont périssables. Bien sûr, les matériels militaires ne sont pas aussi périssables que les produits frais mais les armes aussi se détériorent et peuvent devenir obsolètes. En termes purement comptables, un bon investissement doit servir à quelque chose. Dit autrement, dès lors que des investissements militaires ont été faits, il devient logique de s’en servir un jour et ce type de raisonnement est très dangereux pour la paix. Surtout lorsque des militaires ont envie de faire la guerre et que des industriels ont des produits à vendre.
Ces questions constituent une application concrète aux questions militaires, des problèmes que l’on rencontre de façon plus générale dans le cadre des régimes technocratiques : des décisions sont prises par des spécialistes du sujet et le poids véritable des politiques dans ce type de domaines techniques devient de plus en plus diffus, voire négligeable, ce qui n’est pas sans risque pour un régime démocratique.
c. La fabrication d’armes : enjeu stratégique, économique et électoral
Les entreprises privées fabriquant des armes sont très liées aux Etats dans lesquels leurs usines sont localisées. Cela tient à plusieurs raisons qui se cumulent. La première d’entre elle est que les contrats internationaux de vente d’armes sont souvent soumis à autorisation gouvernementale et à un examen diplomatique de la situation (pour ne pas vendre à un pays ennemi déclaré ou potentiel).
Or les chiffres d’affaires de ces sociétés donnent le tournis : Raytheon : 24 milliards de dollars en 2014 pour 63.000 employés ; Northrop Grumman 25 milliards de dollars pour 70.000 salariés ; General Dynamics : 31 milliards de dollars pour 92.000 employés, BAE Systems : 22 milliards de livres sterlings pour 90.000 employés ou Lockheed Martin, numéro un mondial du secteur, avec 45 milliards de dollars annuel de chiffre d’affaire pour 116.000 employés. Le terme « armes » est à prendre au sens large : sont ainsi fabriqués, en plus des fusils, des missiles et des canons, des avions, des radars, des bateaux, des camions, etc. Sur les 21 entreprises vendant le plus d’armes au monde, 16 sont américaines ; sur les 100 entreprises vendant le plus d’armes au monde, 45 sont américaines3. Le poids économique et électoral du secteur est donc absolument incontournable aux Etats-Unis.
Dans certaines circonscriptions, la présence d’une usine d’armes est le principal employeur. L’élu local ne peut se désintéresser du secteur et il faut que cet industriel vende des armes pour éviter le chômage localement. Dès lors que ces contrats sont publics, les risques de prendre des décisions d’achat motivées davantage par l’emploi que par l’utilité réelle du produit acheté sont réels. Et que faire des ces armes une fois qu’elles sont achetées ?
Encadré 5 : Robert McNamara : un industriel à la tête d’une armée
L’exemple paroxystique en matière de rapprochement entre militaires et industriels est très probablement la nomination de Robert McNamara (qui avait été auparavant Président de l’entreprise automobile Ford à 44 ans seulement) au poste de secrétaire d’Etat à la Défense par John Fitzgerald Kennedy en 1961. Il reste à ce poste de 1961 à 1968 (il fut reconduit par Lyndon Johnson après le décès de Kennedy). C’est, par conséquent, McNamara qui fut à la tête de la Défense pendant cette période très chaude de la guerre froide qui fut marquée, en particulier, par la crise des missiles de Cuba et la montée de l’engagement américain au Viêt-Nam.
Il fut presque officiellement nommé à ce poste pour « cadrer » les généraux américains les plus virulents qui étaient clairement en faveur d’une guerre (éventuellement nucléaire) contre l’URSS. Le plus visé d’entre eux était le général Curtis LeMay : chef d’Etat-major US de 1961 à 1965. McNamara y parvint en évitant la guerre nucléaire pendant la crise des missiles de Cuba en octobre 1962.
McNamara qui s’opposait à l’escalade au Viêt-Nam échouera sur ce dernier point. Sous Kennedy il avait réussi à limiter l’engagement des militaires mais, sous Johnson, qui souhaitait un engagement, McNamara pliera face aux volontés coordonnées des militaires et du Président.
C’est dans ce cadre de la guerre du Viêt-Nam que ses qualités d’ex-industriel seront le mieux utilisées : il utilisera ses connaissances organisationnelles pour fabriquer des quantités astronomiques de balles, de bombes et pour ensuite les acheminer vers le front situé à des milliers de kilomètres des sites de production. La guerre devient une entreprise logistique de grande envergure.
Evidemment, dès lors que les industriels deviennent un rouage essentiel de la guerre, la proximité entre le pouvoir économique et le pouvoir militaire devient grande et il n’est pas du tout certain que les finances publiques en sortent intactes. Plusieurs affaires aux Etats-Unis de ce type ont défrayé la chronique.
3. La délicate maîtrise des militaires par le pouvoir civil
a. Quelques techniques pour faire diriger des militaires par des civils
On peut tout faire avec des baïonnettes, sauf s’asseoir dessus.
Talleyrand
La maîtrise de la force armée par les civils est parfois difficile, en particulier dans les pays où la démocratie n’est pas enracinée de longue date. Quant aux pays où l’existence de la démocratie ne fait aucun doute, et où son enracinement est ancien, les forces armées restent régulièrement considérées comme un danger. Pour nombre d’analyses théoriques américaines classiques des années 1950 à 1980, les militaires restent une menace pour la démocratie.
Le problème de la prééminence du pouvoir civil sur le pouvoir militaire n’est pas nouveau comme le rappelle ce vers de Cicéron Cedant arma togae que l’on traduit habituellement par « que les armes le cèdent à la toge », signifiant que le pouvoir militaire doit laisser la place au pouvoir civil. Il faut reconnaître qu’à l’époque de Cicéron où le pouvoir civil tirait une part importante de sa légitimité du pouvoir militaire, la séparation de ces deux pouvoirs était bien délicate.
Dès lors que tous les difficultés évoqués ci-dessus existent (risque d’une dictature militaire voire d’un Etat-caserne, risque de collusion entre militaires et industriels), le pouvoir civil d’un pays, démocratique ou non, ne peut que se méfier de la force des groupes armés. Pourtant, malgré ces risques, presque au Etat au monde ne se passe d’une armée4 car les risques encourus seraient la disparition pure et simple de l’Etat en cas d’invasion étrangère ou de guérilla visant à prendre le pouvoir. Il a donc fallu mettre au point des techniques pour que les civils puissent conserver le pouvoir de décision et que les militaires s’y soumettent.
Au plan organisationnel, le contrôle politique sur les forces armées s’exerce généralement par l’intermédiaire d’un ministère de la Défense dirigé, le plus souvent, par un civil. Ce ministère de la Défense est à la fois un relais de décision politique, une administration mais aussi un organe de contrôle des militaires dans les pays où cela est utile. Ce contrôle s’exerce en particulier sur un domaine clef : le contrôle de l’avancement des carrières. En sélectionnant et en promouvant les officiers fidèles au régime d’une part et en écartant les officiers à risque d’autre part, le ministère s’assure que l’armée ne constitue pas un risque pour lui.
Dans de très nombreuses démocraties, le risque de coup d’Etat militaire est aujourd’hui largement théorique.
Toujours pour s’assurer de la neutralité politique des militaires, plusieurs techniques concurrentes peuvent être utilisées. La séparation rigide des autorités a longtemps été employée. Aujourd’hui en France, la séparation entre fonction militaire et fonction civile est une séparation de facto assez nette mais il n’en a pas toujours été ainsi. C’est pourquoi durant la IIIe République française, les citoyens pendant leur service militaire, et les officiers n’avaient pas le droit de vote : la défiance des Républicains envers l’armée était trop grande. D’où son surnom de « grande muette ». Ce droit de vote a été rétabli par le général de Gaulle le 17 août 1945. Aujourd’hui, il n’y a plus guère de militaires qui se présentent au suffrage universel, le dernier en date étant sans doute le général Morillon, élu député européen de 1999 à 2009.
Le cumul des fonctions est régulièrement employé. C’est ainsi qu’aux Etats-Unis, le Président est le « commandant en chef » de l’armée américaine. En France, le Président de la République dirige l’armée française et détient la force nucléaire. On ne peut donc pas, dans ces cas là, parler de séparation stricte du pouvoir civil et militaire mais de subordination du pouvoir militaire au pouvoir civil par le moyen du cumul de fonctions. Plus précisément, le cumul des fonctions de direction de deux pouvoirs assure la domination des civils sur les militaires.
Pour Samuel Huntington, politiste américain qui est davantage connu pour son livre Le choc des civilisations5, on serait passé aux Etats-Unis d’un contrôle « subjectif » à un contrôle « objectif » des militaires6. Pour Huntington, le contrôle « subjectif » c’est l’insertion de civils (nomination) à différents niveaux de responsabilité et de décision parmi les militaires ; en particulier au sommet de la hiérarchie par un ministre civil. Un autre moyen technique du contrôle subjectif est de fixer des objectifs restreints à atteindre et d’obliger les militaires à les atteindre et ensuite de leur fixer de nouveaux objectifs. C’est ce qui a été fait aux Etats-Unis pendant la 2ème guerre mondiale : le pouvoir politique a fixé des objectifs et a assigné des moyens. Cette technique limite très considérablement la marge de manœuvre des militaires. Mais, du fait de ces limites étroites, de leur marge de manœuvre très restreinte et de leur sujétion par le pouvoir civil (« chosification »), certains militaires ont, dans ces conditions, tendance à tenter une carrière politique.
Cette arrivée de certains militaires au niveau politique crée une atténuation de la séparation entre les militaires et les civils, les militaires élus ayant alors tendance à se comporter toujours comme des militaires et non comme des civils. Huntington considère que, de ce fait, un autre type de contrôle est apparu qu’il nomme contrôle « objectif ». Le contrôle objectif tend, non pas à ce que les civils investissent et contrôlent directement le pouvoir militaire mais, au contraire, à laisser aux militaires une plus grande marge de manœuvre en ce qui concerne les actions militaires. Dans ce cadre plus souple, les militaires décident, par conséquent, eux-mêmes des objectifs, des actions et des moyens à employer. Cela leur prend du temps, temps pendant lequel ils ne s’occupent pas des affaires civiles, et cela les contraint à se concentrer exclusivement sur les affaires militaires. Le contrôle objectif, d’une certaine façon, « militarise les militaires »7 et instaure une barrière assez rigide entre activités civiles et militaires.
Cette thèse de Huntington a été assez clivante : certains auteurs l’ont soutenue d’autres l’ont combattue ; il en fut de même, trois décennies plus tard, de manière encore plus virulente, pour Le choc des civilisations. Cette thèse intéressante des contrôles subjectif et objectif, qui est loin de faire l’unanimité, doit donc être simultanément présentée et relativisée.
Dans un registre complémentaire, Samuel Finer « distingue trois possibilités d’insoumission : lorsque les militaires estiment qu’ils sont mieux placés que les gouvernants civils pour servir les intérêts de la société ; lorsque leur expertise les incite à se considérer comme seuls compétents pour apprécier les enjeux discutés, et donc à contester les choix des autorités politiques en matière de défense, voire en toute autre matière ; lorsque le gouvernement envisage de les utiliser contre ses adversaires politiques »8.
La formation des militaires fait également l’objet d’une attention soutenue. Les structures des formations militaires sont en elles-mêmes parlantes.
En France, la formation des militaires est assurée par des écoles spécialisées dont la plus connue est Saint-Cyr. L’académie militaire de West Point assure une fonction comparable aux Etats-Unis. Ces écoles spécialisées, élitistes car le recrutement y est sélectif, et isolées du monde forment un esprit de corps très fort dont peut se méfier le pouvoir civil.
En Allemagne de l’Ouest après la deuxième guerre mondiale, quand il a fallu recréer une armée du fait de la guerre froide, les Allemands n’ont pas fait le choix de reconduire leur modèle antérieur qui remontait à l’académie de guerre de Prusse, autrefois dirigée par Clausewitz, qui avait créé un esprit de corps remarquable avec les redoutables succès que l’ont sait. Ils n’ont pas retenu non plus les modèles comparables français ou américain de centralisation des formations militaires par une ou plusieurs écoles. Les Allemands ont choisi de faire assurer la formation des militaires par deux universités civiles, l’une située à Hambourg (tout au nord de l’Allemagne) et l’autre, située à Munich (tout au sud de l’Allemagne). Cette formation des militaires est effectuée au sein de promotions civiles sur des thèmes spécialisés (ingénieur, logistique…) ; les aspects purement militaires des formations sont effectués sous forme de cours optionnels. De ce fait, les militaires allemands actuels sont, en fait, des civils formés au métier des armes. Il n’y a pas, dans ces conditions, de développement d’esprit de corps aussi fort que cela peut être le cas dans des écoles militaires.
A toutes ces techniques concrètes, il faut ajouter plusieurs éléments qui, certes, relèvent du plan symbolique mais qui restent utilisés du fait de leur efficacité. De nombreux pays confient ainsi la défense de leurs bâtiments politiques à des militaires et les relèves de la garde participent quotidiennement au folklore national. Cette protection des bâtiments politiques (palais présidentiel, Parlement…) par des militaires indique symboliquement que le pouvoir militaire défend le pouvoir civil et qu’il y est soumis. En France, cette soumission symbolique du pouvoir militaire au pouvoir civil se retrouve dans le protocole relatif au Président de la République, puisque la garde républicaine accompagne le Président lors des occasions les plus solennelles (investiture, réception des chefs d’Etats étrangers, etc.). La garde républicaine est aussi présente à l’ouverture des séances de l’Assemblée nationale en faisant une haie d’honneur au Président de l’Assemblée nationale avec sabre au clair et roulement de tambours. Le traditionnel défilé du 14 juillet est une mise en scène annuelle des militaires rendant hommage au pouvoir civil.
Le rappel à la discipline des militaires est un élément incontournable. Les armées sont, en effet, des structures rigides où respect de l’autorité et obéissance sont la règle. Dans les démocraties modernes, cette notion d’obéissance est limitée au cadre strict des lois en vigueur et des conventions internationales. Lorsque que la démocratie est ancienne et bien en place, le simple rappel à l’obéissance des militaires par les civils, suffit généralement.
Un élément inattendu, issu de la culture et de l’histoire militaire, est venu renforcer la domination des civils sur les militaires. Il s’agit de la phrase la plus connue de Clausewitz, l’un des stratèges les plus étudiés du monde, dans son œuvre posthume De la guerre : « La guerre n’est que la simple continuation de la politique par d’autres moyens »9. Dans ce chapitre II du livre I, qui est en fait l’introduction du livre, Clausewitz distingue la guerre et la politique et il pose comme principe que ce sont les politiques qui fixent les objectifs et que les militaires sont un des moyens au service de cette politique. Or, tous les officiers de la planète ont, depuis 1830, lu Clausewitz en détail et appliquent ses préceptes. S’insinue systématiquement chez ces lecteurs, l’idée selon laquelle la guerre est un moyen et non une fin au service de la politique, c’est-à-dire du pouvoir civil.
b. Les anciens militaires engagés en politique servent-ils le pouvoir civil ou restent-il avant tout militaires ?
Certains militaires débutent une carrière politique tardivement, après leur départ de l’armée. Leur ancien profil et leur formation au métier des armes ne conditionnent toutefois nullement leur positionnement futur, en tant que politique, puisqu’on trouve, parmi ces anciens militaires, des pacifistes, des bellicistes ou encore des ex-militaires dont l’action politique n’est pas tournée spécialement vers des thèmes militaires.
§ 1 Les colombes
Les plus connus, parmi les anciens militaires ayant effectué une carrière politique, sont peut-être ceux dont les positions pacifistes ont pu sembler en décalage avec leur ancienne profession. De façon apparemment paradoxale, en effet, ce sont parfois les anciens militaires qui arrivent le mieux à faire la paix avec leurs anciens ennemis. Ils bénéficient, du fait de leur passé, d’un avantage considérable : ils ne peuvent en aucun cas être taxés de lâcheté, de pacte avec l’ennemi ou encore d’absence de patriotisme, surtout s’ils ont été vaillants et victorieux.
Quelques noms célèbres illustrent cette catégorie : Yitzhak Rabin, général puis Premier ministre israélien à deux reprises, il est à l’origine des accords d’Oslo en 1993, conjointement avec son ancien ennemi, Yasser Arafat, qui créent l’Autorité palestinienne et accordent la gestion de certains territoires aux Palestiniens. Ces deux anciens ennemis se verront accorder le prix Nobel de la paix 1994 avec Shimon Peres.
On peut également retenir parmi les colombes Anouar el-Sadate, lieutenant-colonel égyptien qui deviendra ensuite Premier ministre puis Président de l’Egypte. Sadate, et le Premier ministre israélien Menahem Begin, sont à l’origine des accords de Camp David, accords pour lesquels ils obtiendront conjointement le prix Nobel de la paix en 1978.
Rabin et Sadate furent tous deux assassinés en raison de leurs engagements pacifistes.
On pourrait sans doute classer dans cette catégorie le général de Gaulle, qui après avoir combattu les nazis pendant la guerre fut un acteur majeur de la réconciliation franco-allemande durant les années 1960. Il semble pourtant qu’il faille le mettre dans la catégorie des « amilitaires » tant son action fut vaste et parce qu’elle ne peut être limitée à ce seul pan.
§ 2 Les faucons
Tous les militaires ne deviennent cependant pas des colombes une fois retournés à la vie civile et engagés dans une carrière politique. Certains, en effet, deviennent, au contraire, des bellicistes acharnés. Les noms qui suivent sont célèbres même s’ils ne sont pas exactement récents. On peut penser ici à Hideki Tōjō qui fut général puis plusieurs fois ministre, en particulier des Affaires Etrangères, avant de devenir Premier ministre du Japon de 1941 à 1944. Cet exemple n’est, cependant, peut-être pas totalement pertinent dès lors que le Japon des années 1930 et 1940 ne peut, raisonnablement, être classé dans la catégorie des démocraties.
En France durant la même période, Joseph Darnand s’est illustré en étant le fondateur et dirigeant de la Milice française. Il a été une figure majeure de la collaboration avec l’Allemagne et fut fusillé à l’issue de la seconde guerre mondiale. Mais avant de devenir un soutien indéfectible de Pétain, et de lui apporter son soutien politique et son aura, il avait été un des plus grands combattants français de la première guerre mondiale10.
De façon encore plus ancienne, le général Boulanger devint un homme politique français important (il fut, par exemple, ministre de la Guerre) après sa carrière militaire. Il fut également connu pour avoir créé, à plusieurs reprises, des incidents sérieux avec l’Allemagne après la guerre de 1870. Surnommé le « général revanche » il multiplia les provocations anti-allemandes en appelant à une politique militaire offensive vis à vis de l’Allemagne. Les tensions qu’il créa aboutirent à la mobilisation de 70.000 réservistes en Allemagne en février 1887, alors que Boulanger avait organisé son propre réseau d’espions armés en Alsace-Moselle, dans l’espoir d’une nouvelle guerre. Cette affaire provoqua sa chute politique alors que son aura était grandissante et que son soutien dans la population mettait en danger l’existence même de la IIIe République.
Mais l’exemple qui est probablement le plus emblématique de cette sous-catégorie, est celui de Curtis LeMay, connu pour ses positions bellicistes lors de graves crises internationales. LeMay a été un des plus grands militaires de toute l’histoire américaine, il a ainsi reçu sa quatrième étoile à l’âge de 44 ans, ce qui fit de lui le plus jeune général d’armée depuis Grant. Général obsédé par l’efficacité de ses actions, il ordonna le bombardement de Tōkyō en mars 1945, avec des bombes incendiaires (sur des civils et des habitations construites en bois) qui déclenchèrent un incendie qui ravagea un tiers de la ville. A sa décharge, les usines d’armement se trouvaient au milieu de la ville. Le bilan de ce bombardement est estimé à environ 100 000 morts. Il admit après la guerre que si les Etats-Unis avaient perdu, il aurait été jugé comme criminel de guerre.
Pendant le blocus de Berlin en 1948-1949 (dont il a dirigea le pont aérien), il recommanda l’usage de l’arme nucléaire contre l’Union soviétique. Pendant la crise des missiles de Cuba, en 1962, il fut partisan de l’invasion de l’île. Plus tard, LeMay organisa et fit mener, à l’insu du Président, des incursions dans l’espace aérien soviétique pour étayer ses théories et forcer, par la logique du fait accompli, les décideurs politiques à s’engager contre l’URSS. En 1968, LeMay fut candidat à la vice-présidence des Etats-Unis, sur le ticket du candidat indépendant George Wallace11. Ils obtinrent presque 10 millions de voix, soit 13,5 % à cette élection, ce qui est un score exceptionnellement élevé pour un candidat indépendant12.
§ 3 Les amilitaires
Enfin, certains militaires devenus politiques ont une carrière politique qui n’est pas particulièrement marquée par des positions relatives aux questions militaires.
On peut, sans grandes difficultés, classer le général de Gaulle dans cette catégorie. Devenu Président de la République, son action politique n’est pas manifestement tournée vers l’armée. Certes, il fut à l’origine de la décision militaire majeure de l’époque de doter l’armée française de l’arme nucléaire, mais ce n’est pas forcément le point le plus remarquable de son action politique. De même, il fut un acteur de la réconciliation franco-allemande, action facilitée par son passé puisque personne ne pouvait l’accuser de collaboration. Pour autant, ces deux points ne sont pas les deux éléments les plus marquants de ses 10 ans à la tête de l’Etat.
De nombreux Présidents américains ont été, au préalable, militaires de carrière. Ils furent souvent des généraux victorieux qui se servirent de leurs succès militaires pour effectuer une carrière politique. On peut les classer dans cette catégorie, même si tous ne furent pas totalement pacifistes (Jackson et Eisenhower en particulier), et même si aucun d’entre eux ne se désintéressa totalement de l’armée, car aucun Président américain ne peut vraiment le faire.
George Washington n’a pas été un militaire au sens classique du terme, puisque ce n’était pas sa profession, mais c’est lui qui dirigea les troupes américaines à la victoire contre les Anglais. Sa politique ne fut guère marquée par cet épisode militaire de sa vie.
Andrew Jackson, général s’étant fait connaître du fait des guerres indiennes, ses mandats furent marqués par la déportation de populations indiennes à l’ouest du Mississipi.
William Harrison, général victorieux à la bataille de Tippecanoe et à la bataille de la rivière Thames, n’eut guère d’activité politique puisqu’il contracta une pneumonie durant sa cérémonie d’investiture à la présidence, pneumonie dont il décéda un mois plus tard.
Zachary Taylor, général victorieux contre les indiens et les Mexicains, fut également élu à la maison Blanche. Son action politique n’eut rien de particulièrement militaire et son mandat fut bref (16 mois).
Ulysses Grant fut un des généraux les plus prestigieux de la guerre de sécession, auréolé de nombreux succès militaires (souvent sanglants). Sa politique, en tant que Président, fut axée sur la reconstruction du pays après la guerre de sécession et le maintien de l’abolition de l’esclavage. Ses mandats furent aussi marqués par la grave crise économique du pays et par la corruption de son administration.
James Garfield a été major-général pendant la guerre de sécession mais il était avocat de formation. Son mandat n’a guère duré, il fut touché par les balles d’un assassin trois mois seulement après son entrée en fonction et mourut après trois mois d’agonie.
Dwight Eisenhower eut des mandats très marqués par les relations entre les USA et l’URSS. La guerre de Corée, puis la période de détente qui suivit le décès de Staline, offrirent de nombreuses occasions à Eisenhower de mettre à profit ses connaissances acquises en tant que commandant en chef des armées alliées pendant la seconde guerre mondiale.
Pour aller plus loin :
Pouvoirs n° 125 – L’armée française- 2008.
Pouvoirs n° 38 – L’armée – septembre 1986 – 208 pages.
Samy Cohen, « Le pouvoir politique et l’armée », Pouvoirs, n° 125, L’armée française, 2008, p. 19-28.
Samuel Finer, The Man on Horseback. The Role of the Military in Politics, Londres, Transaction Publishers, 2002.
Samuel Huntington, The Soldier and the State. The Theory and Politics of Civil-Military Relations, Cambridge (Mass.), Belknap Press of Harvard University Press, 1957.
Jean Joana, « Armée et industrie de défense : cousinage nécessaire et liaisons incestueuses », Pouvoirs, n° 125, L’armée française, 2008, p. 43-54.
Jean Joana, « Le pouvoir de la force. Les forces armées », in A. Cohen, B. Lacroix, P. Riutort (dir.), Nouveau manuel de science politique, éd. La Découverte, 2009, p. 229-234.
B. Les forces de police : des auxiliaires potentiellement instrumentalisables
1. La surveillance des opposants politiques : une activité classique mais tendancieuse en démocratie
Historiquement, l’accroissement de l’importance de la police va de pair avec l’importance que prennent les villes au cours du moyen-âge. Les forces de police ont, en effet, été forgées essentiellement pour maintenir l’ordre dans les villes (polis13) alors que les campagnes étaient davantage laissées au soin des militaires.
L’organisation de la police française, effectuée pour l’essentiel sous Louis XIV, a souvent été un modèle pour les autres polices européennes. Ce modèle fut reformaté sous Napoléon par son emblématique ministre de la police : Joseph Fouché (infra). L’apport principal de Fouché fut la distinction entre les activités de haute police (surveillance des activités politiques des opposants) et les activités de basse police. Cette seconde activité, dénommée ainsi en opposition à la haute police, a pour objet la sécurité des citoyens : lutte contre la criminalité, grand banditisme, trafics de stupéfiants, d’armes, etc. ainsi que la sécurité publique : petite délinquance de proximité. Les dénominations retenues indiquent bien les priorités de Fouché ainsi que son mépris pour la lutte contre la délinquance ordinaire.
Les questions relatives à la « basse police » ne seront pas abordées dans le cadre d’une étude de science politique, nous nous focaliserons exclusivement sur les activités politiques de la police. L’existence même de cette activité dans une démocratie moderne pose question : la liberté de parole et d’opinion inclut le débat politique libre. Mais, il est impensable qu’un régime ne s’informe pas sur des activistes qui souhaitent le renverser. La limite est donc ténue en particulier pour les mouvements anarchistes du XIXe siècle ou pour les mouvements indépendantistes aujourd’hui (surtout si certaines branches sont violentes).
Dans ce cadre, la police doit informer le pouvoir politique des événements en cours dans la société et identifier les individus qui cristallisent une opposition au régime. Il faut, par conséquent, faire le tri entre les bons et les mauvais renseignements. Cette opération est très délicate, en particulier, lorsque les policiers et/ou les gouvernants prennent leurs désirs (ou leurs craintes) pour des réalités. La tentation devient alors très forte de surinterpréter un renseignement pour lui donner une grande force pour voir in fine des complots se créer là où il n’y a, rétrospectivement, guère de danger.
C’est ainsi que la police et les sommets de l’Etat se sont auto-intoxiqués lorsqu’ils ont cru à la création de maquis communistes en mars 1947 ou en lorsqu’ils ont cru à la « théorie du complot révolutionnaire » en juin 196814. Le mécanisme est assez simple : les gouvernants imaginent un complot et demandent instamment aux policiers d’enquêter et, ces derniers sentant cette demande du pouvoir, donnent les informations attendues à partir d’éléments peu fiables et surinterprétés.
L’affaire de Tarnac, qui a vu une simple dégradation de caténaire SNCF aboutir à l’emprisonnement de Julien Coupat pendant plus 6 mois de détention préventive pour « direction d’une association de malfaiteurs et dégradations en relation avec une entreprise terroriste », semble relever de cette logique d’intoxication mutuelle de la police et du pouvoir politique. Le 12 avril 2018, Julien Coupat et sa compagne Yldune Lévy ont été relaxés par le Tribunal correctionnel de Paris.
2. L’instrumentalisation possible des forces de police
Une grande partie du contrat social, voire de la paix civile, repose sur une police à la fois efficace, honnête, juste et impartiale. Deux dérives sont ici à aborder successivement : le cas d’une police qui fonctionnerait au service des ennemis de l’Etat (mafieux, trafiquants de toutes sortes) ou le cas d’une police qui serait instrumentalisée à des fins politiques pour combattre les opposants des dirigeants en place.
a. L’efficacité à mauvais escient : l’efficacité au service des ennemis de l’Etat
L’inefficacité de la police est un risque mais s’agit-il vraiment du risque le plus grave ? Avoir des voleurs dans la nature constitue bien évidemment un risque sérieux mais il existe sans doute un risque pire encore si la police est efficace mais que les résultats de son efficacité ne profitent pas à l’Etat, mais à ses ennemis comme c’est le cas lorsqu’il y a collusion avec les mafias ou le grand banditisme.
Ce type de difficultés ne se présente qu’assez rarement en France mais l’histoire judiciaire française n’est pas totalement dépourvue d’exemples. L’affaire récente la plus emblématique est celle mettant en scène Michel Neyret, le directeur-adjoint à la direction inter-régionale de la police judiciaire de Lyon, qui était, de fait, le numéro deux de la police judiciaire de Lyon. Le 3 octobre 2011, il fut mis en examen pour corruption, trafic d’influence, association de malfaiteurs, trafic de stupéfiants, détournement de biens et violation de secret professionnel, et écroué à la maison d’arrêt de la Santé. Michel Neyret fut remis en liberté le 23 mai 2012 après huit mois de prison. Il a été condamné en avril 2018 à 4 ans de prison dont 18 mois avec sursis.
b. L’abus d’une position au service d’une amitié politique
Un autre risque relatif aux forces de police a été récemment rappelé à plusieurs reprises : le partage illégal d’informations.
C’est la mise en examen du directeur de la police judiciaire de Paris, Bernard Petit, pour « violation du secret de l’instruction » en février 2015 qui a rappelé à quel point la gestion d’informations sensibles pouvait être délicate. Le directeur de cabinet de Bernard Petit, Richard Atlan, ainsi que plusieurs autres fonctionnaires de police, ont également été mis en accusation, suspendus et soumis à un contrôle judiciaire pour le même motif dans cette enquête. En l’espèce, la personne concernée par l’enquête d’origine était Christian Prouteau, fondateur et ancien directeur du GIGN (ainsi que Christophe Rocancourt surnommé « l’escroc des stars »).
Ce risque de fuites (réel ou supposé) est systématiquement présent lorsqu’une enquête effectuée par la police concerne des policiers ou d’anciens policiers. Cette affaire a également une dimension politique car le directeur de la police judiciaire de Paris était un proche du ministre de l’Intérieur ainsi que de celui qui l’avait nommé, l’ancien ministre de l’Intérieur (devenu entre-temps Premier ministre) : Manuel Valls. Cette nomination de Bernard Petit avait d’ailleurs été mal acceptée par le « 36 » puisqu’il n’y avait pas fait carrière, contrairement à la tradition. Mais Bernard Petit avait été nommé précisément en dehors du sérail pour mettre fin aux abus d’alors : le précédent directeur du 36, Christian Flaesch, ayant été remercié en décembre 2013 pour avoir renseigné l’ancien ministre de l’Intérieur, Brice Hortefeux, dans une autre affaire judiciaire (relative au financement de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007), ce qui lui avait valu une « mise en garde » de la Justice.
Les hommes passent, les partis au pouvoir changent, les risques demeurent.
Dans le même esprit, mais en dehors de tout lien avec la police nationale, le Garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas (socialiste), aurait transmis, durant l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle, des informations confidentielles au député des Hauts-de-Seine Thierry Solère (pourtant député de droite) qui était visé par une enquête pour fraude fiscale, blanchiment et trafic d’influence. Le 19 juin 2018, Jean-Jacques Urvoas a été mis en examen par la Cour de justice de la République pour violation du secret professionnel.
En plus de ces dérives possibles, l’efficacité de la police peut être utilisée à mauvais escient lorsque l’Etat abuse de sa police pour atteindre des buts non-conformes avec une pratique démocratique ordinaire.
c. Contrôle des opposants, contrôle des gouvernants, contrôle des citoyens : l’efficacité au service d’objectifs non-démocratiques
Il n’est guère aisé de résumer toutes les possibilités offertes à celui qui dirige des services de police. Il est assez facile, en revanche, de rappeler quelques cas célèbres qui permettront de se faire une idée des dangers potentiels encourus par un pays dans lequel la police est utilisée de façon non conventionnelle.
Encadré 6 : Joseph Fouché : une police politique au service d’un homme et d’un Etat changeant
Joseph Fouché (1759-1820) a été un homme politique français qui est passé à la postérité en tant que ministre de la Police sous le Directoire et l’Empire.
Après avoir voté en faveur de la mort de Louis XVI, il réprime efficacement l’insurrection royaliste de Lyon (1 683 Lyonnais sont victimes de la répression de Fouché qui fait tirer au canon sur les condamnés à mort, la guillotine étant jugée trop lente). Désavoué par Robespierre, il contribue à la chute de ce dernier.
La partie la plus connue de sa vie débute lorsqu’il devient ministre de la Police en 1799, il a alors pour consigne d’arrêter les Directeurs pendant le coup d’Etat du 18 brumaire. Fouché réorganise son ministère et accroît ses pouvoirs en cumulant la direction de la police et celle de la gendarmerie. Lors de l’attentat de la rue Saint-Nicaise (1800), Fouché prouve qu’il est dû aux royalistes alors que Bonaparte a fait arrêter et déporter des républicains. Fouché est ensuite touché par la suppression de son ministère par Bonaparte qui s’inquiète de sa puissance. Il retrouve son poste de ministre de la Police en 1804, poste duquel il sera renvoyé, disgracié en 1810.
Après un retour en grâce en 1813, il trahit Napoléon avec Murat en 1814 et se trouve à Paris pour accueillir les royalistes. Soupçonné de comploter avec les républicains durant la première Restauration, il retrouve le ministère de la Police lors des Cent-Jours et ménage les royalistes. En juillet 1815, il devient ministre de la Police de Louis XVIII mais, quand les régicides sont proscrits (ordonnance de 1816), il est exilé.
Il meurt en 1820, richissime, en Italie. Il est le seul, avec Talleyrand, à avoir survécu non seulement à la Révolution mais aussi à l’Empire tout en étant presque toujours aux avant-postes.
Mais si Fouché est passé à la postérité, ce n’est pas seulement pour sa carrière politique qui l’a fait servir successivement plusieurs régimes qui se combattaient pourtant les uns les autres. Il est également connu pour ses méthodes et son cynisme, la postérité ayant fait de sa vie une suite d’intrigues. On lui accorde d’avoir inventé les méthodes de fichage en matière politique, n’hésitant pas à faire des fiches sur quiconque avait, de près ou de loin, une activité politique qui pouvait devenir subversive. Il n’est pas avéré qu’il ait inventé la méthode, mais il est certain en revanche, qu’il lui a donné un perfectionnement jamais atteint avant lui. Il est également renommé pour l’usage qu’il a fait de ses informations en tant que ministre de la Police, n’hésitant pas à prévenir certains peu avant leur arrestation, ce qui lui permettait de se constituer une clientèle de gens qui lui devaient la vie. Il a aussi soutenu, ou fait soutenir, financièrement d’autres personnes qui lui furent également redevables. Soutenant ainsi tour à tour des républicains, des monarchistes et des bonapartistes au fil des épurations successives, il ainsi a pu servir tous ces régimes qui, au moment de leur arrivée au pouvoir se souvenaient des services qu’il avait rendus. L’ironie de la situation réside dans le fait qu’en tant que ministre de la Police il était lui-même chargé de ces épurations successives qu’il menait globalement à bien.
Il s’est également servi de ses fonctions pour se remplir allègrement les poches et régler, au passage, quelques vengeances personnelles en faisant, par exemple, condamner à mort Auguste de Canchy et Jean de Mauduison pour l’enlèvement du sénateur Clément de Ris. Il se trouve pourtant que cet enlèvement du sénateur de Ris avait été organisé par Fouché lui-même, pour détruire les preuves d’une de ses trahisons envers Napoléon.
Il n’est pas surprenant qu’avec un tel profil il soit devenu le personnage de nombreux romans qui ont façonné sa légende.
Les méthodes de Fouché de fichage politique des opposants et des suspects ont été reprises par de nombreux pays non-démocratiques mais aussi par quelques pays démocratiques.
Encadré 7 : Le scandale des fiches en Suisse : le fichage politique d’une partie de la population
En Suisse en 1989 et 1990, le grand public a découvert, à l’occasion du scandale des fiches, l’existence d’un fichage d’activités politiques qui concernait, selon les sources, entre 700.000 et 900.000 personnes ou organisations soit plus de 10 % de la population suisse. L’objectif de cette surveillance politique était d’éviter les activités subversives communistes sur le sol suisse. Cependant, cette surveillance était déjà fort ancienne puisqu’elle avait été entamée au milieu du XIXe siècle et a perduré par la suite en s’adaptant aux nouvelles menaces. Conçu à l’origine pour surveiller les activités des apatrides et des anarchistes, le fichage s’était étendu aux communistes à partir de 1918, aux nazis avant et pendant la seconde guerre mondiale, aux néo-nazis après la seconde guerre mondiale, aux séparatistes du Jura bernois, aux groupes néomarxistes après mai 68, aux nouveaux mouvements sociaux, aux syndicalistes, aux groupes pacifistes ou féministes, voire tiers-mondistes.
Ce scandale a modifié le droit en vigueur et instauré des procédures de contrôles quinquennaux sur ce type de fichage. Mais en 2001, la presse suisse a révélé que, faute de moyens, ces contrôles n’étaient pas effectués, ou effectués de façon fictive, autrement dit que la case « contrôle effectué » était cochée sans que le contrôle de la pertinence du fichage soit faite. 100.000 personnes étaient ainsi sous surveillance illégale. De plus, des tiers ont aussi été fichés : être en relation avec une personne fichée « suspect » peut créer l’ouverture d’une fiche ; être en relation avec deux personnes « suspectes » entraîne une classification du tiers dans la catégorie « menace potentielle ».
La situation semble n’avoir guère évolué dans la décennie qui a suivi, évoluant entre affirmations par les autorités d’une plus grande transparence et dénonciation par la presse et des associations comme human rights watch, de faits en notable contradiction avec ces déclarations.
Une autre difficulté survient lorsque que quelqu’un de très bien, de trop bien renseigné, peut devenir quasiment tout-puissant : l’exemple de John Edgar Hoover le créateur et directeur du FBI est marquant.
Encadré 8 : John Edgar Hoover et le FBI : une police politique au service de son directeur ?
John Edgar Hoover fut le premier directeur du Federal Bureau of Investigation (FBI) du 10 mai 1924 à sa mort en 1972 à 77 ans, soit durant 48 ans. Il est, à ce jour, celui qui est resté le plus longtemps à la tête d’une agence fédérale américaine. Après lui, un mandat de dix ans a été instauré pour le chef du FBI.
Il fit ses études, tout en étant vacataire à la Bibliothèque du Congrès, et est diplômé en droit en 1917. Son expérience, issue de son job étudiant comme bibliothécaire, lui servit ensuite à établir des fichiers de plusieurs milliers de noms de personnes sensibles.
La légende noire de Hoover raconte qu’il acquit une grande influence en établissant des dossiers, en particulier sur ses propres agents et sur des personnalités politiques, dossiers qui n’étaient pas toujours inclus dans les dossiers officiels du FBI. Cet héritage non officiel n’a, cependant, jamais été prouvé car sa secrétaire de toujours, Helen Gandy, détruisit tous ses fichiers dans les années qui suivirent sa mort. Cependant, de nombreux agents du FBI ou de hauts responsables ont depuis apporté des témoignages sur le « système Hoover » (par exemple, un collaborateur de Robert Kennedy, lorsque celui-ci était procureur général, ou un des conseillers politiques du Président Lyndon Johnson). Hoover a également été accusé, à de nombreuses reprises, de porter atteinte à la vie privée d’autrui en mettant sur écoutes un grand nombre de personnalités (Martin Luther King, Marilyn Monroe ou encore Frank Sinatra) par le biais de micros placés dans diverses résidences.
La personnalité trouble de Hoover a par ailleurs fait l’objet de très nombreuses suspicions. En plus des rumeurs relatives à son goût prononcé pour les jeux d’argent, à son homosexualité (qu’il faisait pourtant durement réprimer par le FBI) ou à son goût pour le travestissement, ses relations avec la mafia de Chicago ont été sujettes à de très nombreuses interrogations. Il semble bien que celle-ci le faisait chanter avec des photos compromettantes, ce qui expliquerait pourquoi il ne l’a jamais vraiment combattue.
La succession de Hoover à la tête du FBI a déclenché une guerre de succession qui est une des causes du déclenchement du scandale du Watergate. En effet, lorsqu’il fallut remplacer Hoover, Nixon choisit Patrick Gray, un fonctionnaire du ministère de la Justice et non le numéro 2 du FBI, le successeur naturel : W. Mark Felt. Ce dernier a par conséquent, sous le pseudonyme de « gorge profonde », contacté deux journalistes du Washington Post et a orienté leurs recherches relatives à l’espionnage du siège de campagne des démocrates vers la maison blanche, vers Nixon et vers Patrick Gray qui, en tant que directeur du FBI a ordonné la destruction de preuves dans le cadre de cette enquête. Gray démissionna du FBI le 27 avril 1973, les poursuites juridiques intentées contre lui furent finalement abandonnées.
Mark Felt, qui n’a jamais dirigé le FBI, est considéré comme l’un des premiers lanceurs d’alertes (whistleblower plus précisément, ce qui est un concept un peu différent), autrement dit l’un des prédécesseurs d’Edward Snowdenqui révéla au monde en 2013 l’existence d’un programme américainde surveillance des citoyens américains et des pays et citoyens étrangers (PRISM).
Encadré 9 : L’affaire des fiches (France) : l’évaluation clandestine de militaires par une société secrète
En pleine affaire Dreyfus, le général Louis André, ministre de la Guerre (1900-1904) demanda à une loge maçonnique (Grand Orient de France) d’évaluer les opinions républicaines des officiers de l’armée, en évaluant essentiellement leurs pratiques religieuses. Les catholiques pratiquants étaient alors suspects de ne pas être républicains mais aussi d’être antidreyfusards et antisémites. Ces évaluations faites par le Grand Orient de France s’ajoutaient à deux listes créées antérieurement : la série Corinthe comprenant les noms de républicains supposés, dont il fallait assurer la promotion, et la série Carthage composée de présumés opposants à la République qu’il fallait détruire, ou plutôt, défavoriser.
La révélation sur la place publique de cette affaire amena le général André à la démission après une longévité exceptionnelle pour l’époque à ce poste : quatre années et demie. L’analyse effectuée, postérieurement à cette affaire, par les historiens montre que le général André ne tenait pas particulièrement compte des fiches dont il disposait pour décider de l’avancement des militaires mais qu’il préférait les renseignements officiels issus des rapports de l’armée. Il est clair, en revanche, qu’il a bien effectué un tri parmi les cadres de l’armée française, ce qui était une des missions qui lui avait été confiées au moment de son arrivée en fonction, en écartant en particulier tous les militaires qui avaient falsifiés les pièces du dossier ayant mené à la condamnation d’Alfred Dreyfus.
L’élément le plus troublant de cette affaire -élément qui avait déjà énormément choqué à l’époque- reste sans aucun doute le fait qu’un ministre confie une enquête sur l’armée à une société secrète extérieure à l’Etat.
Encadré 10 : L’affaire des écoutes de l’Elysée : la protection abusive de la vie privée d’un dirigeant
La police (ou plus précisément, une partie de la police) peut être instrumentalisée par le pouvoir à des fins, en partie, personnelles. Ainsi la cellule anti-terroriste (dirigée par Christian Prouteau) rattachée directement à l’Elysée a été responsable de la mise en œuvre d’écoutes illégales demandées par François Mitterrand pour protéger sa vie privée. Cette affaire des écoutes de l’Elysée a consisté en ce que soient effectuées des écoutes téléphoniques de personnes qui pouvaient faire des révélations sur François Mitterrand, sur son passé politique à Vichy, sur sa fille naturelle Mazarine Pingeot (dont le grand public ignorait alors l’existence) ou sur son cancer diagnostiqué depuis 1981. Ces éléments, dont la nuisance potentielle inquiétait Mitterrand, l’ont incité à demander des écoutes de personnes au courant de ces affaires ainsi que d’autres personnes qui pouvaient être au courant, en particulier Edwy Plenel, journaliste au journal Le Monde. C’est ainsi qu’entre 1983 et 1986, environ 3.000 conversations furent écoutées concernant directement 150 personnes et indirectement un millier de personnes.
Les jugements intervenus fort tard, entre l’an 2000 et 2008, furent bien indulgents pour les responsables encore vivants ; la plupart d’entre eux avait bénéficié d’une amnistie en 1988.
Comme le montrent ces différents exemples, une démocratie n’est pas à l’abri de difficultés réelles du fait de sa police, du comportement délictueux de certains de ses agents ou des instructions douteuses de certains de ses dirigeants. Les conséquences politiques qui peuvent découler de ces agissements sont parfois extrêmes et peuvent faire vaciller des régimes pourtant bien implantés.
Pour aller plus loin :
J.-P. Brunet, Dictionnaire historique de la vie politique française au XXe siècle, J.-F. Sirinelli (dir.), PUF, 2003, article « Police et politique ».
Cohen, B. Lacroix, P. Riutort (dir.), Nouveau manuel de science politique, éd. La Découverte, 2009, p. 235-242 ; p. 625-626.
Favre, F. Jobard, « La police comme objet de science politique », Revue Française de Science Politique, 47(2), 1997.
Pouvoirs, n° 102, La police, septembre 2002, 176 pages.
C. Dérives rares et inquiétantes : l’utilisation par des Etats démocratiques d’actions paramilitaires ou parapolicières
Il faut ici distinguer les dictatures, qui utilisent assez logiquement ce type de pratiques pour se maintenir au pouvoir, des démocraties qui -exceptionnellement- utilisent ce moyen ultima ratio parce que les techniques classiques, encadrées par le droit et les principes de l’Etat de droit, ont échoué.
Dans le cadre des dictatures, l’opération qui reste la plus marquante est probablement l’opération Condor qui se présentait sous la forme d’une coopération internationale de certaines dictatures pour réduire des opposants au silence. L’opération Condor consistait en une campagne d’assassinats d’opposants et d’opérations anti-guérilla conduite conjointement par les services secrets du Chili, de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil, du Paraguay et de l’Uruguay durant toutes les années 1970. Les dictatures militaires de ces pays ont créé des mécanismes de coopération internationale allant jusqu’à l’envoi d’agents secrets pour rechercher, puis assassiner certains dissidents politiques, y compris en Europe (France, Italie, Portugal, Espagne). Le point culminant de cette opération eut lieu aux Etats-Unis avec l’assassinat de l’ancien ministre de Salvador Allende, Orlando Letelier, en septembre 1976 à Washington D.C.
Pour ce qui est des opérations sur leurs propres territoires, ces pays ont organisé des échanges d’opposants et des échanges d’informations obtenues par tous les moyens disponibles, y compris les plus violents (torture, exécutions sommaires…). La terreur organisée dans ces pays était appliquée contre tous les opposants mais les cibles les plus visées étaient celles de l’opposition de gauche.
Mais le cas qui nous intéresse ici est la dérive de pays démocratiques qui créent, ou utilisent, des forces paramilitaires ou parapolicières pour combattre des opposants. Les exemples sont, fort heureusement, rares dans le cadre démocratique.
Parmi les cas connus, il y a bien sûr celui des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua effectuées par les Etats-Unis. Ce cas est connu car les Etats-Unis ont été condamnés par la Cour Internationale de Justice pour avoir armé, entraîné et soutenu un mouvement de guérilla dans un pays étranger : les contras15. Les Etats-Unis avaient également édité un manuel Operaciones sicologicas en guerra de guerrillas qu’ils avaient distribué aux contras, et la Cour a considéré que les Etats-Unis, s’ils n’étaient pas directement coupables des exactions commises par les contras, les avaient encouragés à les commettre16. Ce cas relève, cependant, des relations internationales et ne sera donc pas développé ici.
Plus récemment, en mai 2016, l’élection de Rodrigo Duterte à la présidence des Philippines relance le débat sur les moyens de mettre fin à la criminalité dans ce pays. Il est accusé par ses détracteurs d’avoir rétabli de véritables « escadrons de la mort » dans la ville de Davao dont il a longtemps été le maire. Il n’a pas véritablement nié dans un premier temps, il a ensuite multiplié les déclarations provocantes de dénégation, avant de reconnaître que sa police avait été impliquée dans de nombreuses exécutions de dealers et de délinquants présumés. Depuis son élection à la présidence, les assassins des dealers jouissent d’une quasi-impunité. Le nombre d’exécutions dans les rues de dealers, réels ou présumés, est de plusieurs milliers en quelques années.
L’exemple le plus parlant, pour les lecteurs français, de dérive récente des pouvoirs publics qui utilisent des moyens illégaux est celui de l’affaire des paillottes. Dans la nuit du 19 au 20 avril 1999, un incendie ravage le restaurant chez Francis bâti sommairement, et illégalement, sur une plage corse. Après une courte enquête, il s’avère que cette paillotte a été incendiée par des gendarmes agissant sur l’ordre du préfet. Ce dernier, excédé par les lenteurs de la justice et par son incapacité à faire fermer par des voies légales cette construction illégale qui nargue les autorités depuis des années, a décidé de quitter la légalité pour passer à des méthodes plus expéditives. Immédiatement, fut posée la question de savoir si le préfet avait agi sans en référer au ministre de l’Intérieur ou, au contraire, sur ordres de celui-ci, voire d’encore plus haut. Le préfet Bernard Bonnet, et certains de ses subordonnés, furent finalement condamnés à différentes peines assez lourdes par la justice mais ni Lionel Jospin, Premier ministre de l’époque, ni Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, ne furent inquiétés. L’affaire ébranla néanmoins sérieusement le gouvernement Jospin pendant plusieurs semaines17.
Ce cas précis est, cependant, un cas isolé, il n’est pas issu d’une politique anticipée, coordonnée et systématique de contourner la loi, voire pire, d’y mettre fin. Dans quelques autres cas, en revanche, on a pu assister à de réels programmes de contournement de la loi, par des Etats pourtant parfaitement démocratiques, qui ont voulu éviter les procédures et les lois pour combattre certains de leurs opposants.
1. Le programme COINTELPRO : la transformation d’agences gouvernementales américaines en armes de subversion politique
Le programme américain COINTELPRO (COunter INTELligence PROgram) est une série d’action concertée certaines légales, la plupart illégales, dont l’objectif était de lutter contre des menaces politiques jugées dangereuses. La pérennité de ce programme (1956-1971, dans sa version la plus restreinte18) et le fait qu’il ait été reconduit par plusieurs Présidents, de bords politiques différents, montre le consensus politique implicite autour de cette question.
Les techniques employées par des agents gouvernementaux (essentiellement le FBI mais aussi la NSA) étaient variées. Il s’agissait le plus fréquemment de surveillance classique : mise sur écoutes ou infiltration. Mais, occasionnellement, des techniques plus élaborées pouvaient être employées comme la discréditation de cibles. Pour discréditer une cible, ces agences utilisaient des méthodes issues de la guerre psychologique : calomnie d’individus ou de groupes, édition de faux documents attribués aux cibles (comme des tracts incitant à la haine) ou en faisant parvenir de faux rapports aux médias. Ces agences pouvaient également inciter les policiers à harceler les cibles espérant ainsi les faire sortir de leurs gonds, éventuellement à effectuer des emprisonnements sans motif réel. Enfin, dans les cas les plus extrêmes, la violence illégale, voire l’assassinat, pouvait être pratiqué.
Les cibles visées par ce programme ont évolué avec le temps, mais l’essentiel de ces cibles étaient des communistes ou des socialistes. Le mouvement des droits civiques, dirigé par Martin Luther King, a également occupé une place de choix, ainsi que les mouvements qui revendiquaient des droits pour les afro-américains de manière générale. Les mouvements en faveur des droits des indiens d’Amérique (American Indian Movement en particulier), les mouvements militant pour la paix au Viêt-Nam ou encore des mouvements militant pour l’unification de l’Irlande, des nationalistes cubains ou encore le Ku Klux Klan et d’autres mouvements d’extrême droite ont fait l’objet d’actions diverses.
Ces groupes ou individus, une fois ciblés, devaient être discrédités ou éliminés. Les objectifs de ces opérations étaient de détériorer leur image dans l’opinion publique ou de briser leur cohésion interne. Pour cela, des dissensions pouvaient être créées de toute pièce au sein de ces organisations. Bien sûr, il fallait également limiter leur accès aux ressources publiques, limiter leur capacité de manifester et limiter la capacité des individus les plus efficaces à participer aux activités du groupe.
Monter les groupes activistes, en particulier les mouvements afro-américains, les uns contre les autres était à la fois très pratique et très peu coûteux. Les assassinats ou les batailles de rues entre ces groupes étaient parfois entamés par des policiers infiltrés ou par des rumeurs intégralement inventées et colportées par la police.
Certains militants ont été accusés d’avoir commis des crimes qu’ils n’avaient pas commis après falsification des preuves par la police. Ce fut le cas d’Elmer « Geronimo » Pratt, un des leaders des Black Panthers qui a été condamné pour le kidnapping et le meurtre de Caroline Olsen en 1972. Il a passé 27 ans en prison avant qu’un agent du FBI reconnaisse, en 1997, avoir monté l’opération de toutes pièces.
L’assassinat de Viola Liuzzo en 1965, par des membres du Ku Klux Klan, du fait de nombreuses rumeurs inventées et colportées sur son compte19, permit de faire coup double en emprisonnant les meurtriers du KKK, tout en se débarrassant d’une activiste blanche en faveur des droits pour les afro-américains.
Certaines sources, non confirmées, estiment que le FBI aurait pu monter environ 200 opérations de ce type, parfois en lien avec les polices locales.
Après le scandale du Watergate, le Church committee, du nom de Frank Church le Président de cette commission d’enquête sénatoriale, a mis au jour et a dénoncé plusieurs opérations de ce type effectuées contre des citoyens américains, que ce soit par la CIA, le FBI ou la NSA. La véritable conséquence de cette commission fut la fin des tentatives d’assassinats de certains dirigeants étrangers (Castro notamment).
Une grande partie de ce rapport reste toujours classifié. La conclusion de ce rapport est, cependant, connue et sans détour : « De trop nombreuses personnes ont été espionnées par de trop nombreuses agences gouvernementales et trop d’informations ont été collectées illégalement. Le gouvernement a souvent commandé la surveillance secrète de citoyens sur la base de leurs croyances politiques, même si ces croyances n’impliquaient ni violence ni actes illégaux pour le compte d’une puissance étrangère. (…) Des groupes et des individus ont été assaillis, réprimés, harcelés et compromis en raison de leurs vues politiques, de leurs croyances sociales et de leurs modes de vie. Des investigations ont été basées sur des standards vagues dont l’ampleur rendait la collecte d’informations excessives inévitable. Des tactiques nauséabondes, malfaisantes et vicieuses ont été employées, y compris des tentatives anonymes pour rompre des mariages, interrompre des réunions, ostraciser des personnes de leurs professions et provoquer des groupes ciblés à des rivalités dont ont pu résulter des décès. Des agences de renseignement ont servi des objectifs politiques et personnels de Présidents et d’officiels de haut rang »20.
2. Les GAL : une forme de terrorisme d’Etat
L’histoire espagnole récente mérite également d’être mentionnée pour montrer à quel point les démocraties sont parfois enclines à combattre illégalement lorsqu’elles se sentent menacées.
Les Groupes antiterroristes de libération (en espagnol : Grupos Antiterroristas de Liberación) étaient de véritables commandos parapoliciers et paramilitaires espagnols, qui, entre 1983 et 1987, ont eu comme objectif la lutte contre ETA (Euskadi Ta Askatasuna, un mouvement terroriste indépendantiste basque). Les GAL sont une dérive particulière des services de sécurité, et du pouvoir politique, dépassés par les événements et confrontés à la porosité de la frontière entre la France et l’Espagne. La France servant de base de repli aux terroristes de l’ETA (ou aux combattants de la liberté, selon le point de vue adopté), les GAL ont opéré principalement sur le territoire français. Le refus récurrent de coopération des autorités françaises avec la police espagnole pour lutter contre l’ETA était à la fois pragmatique, puisque l’ETA ne pratiquait aucun attentat en France tant qu’elle n’y était pas poursuivie, et partiellement idéologique, ce mouvement indépendantiste d’extrême gauche ayant suscité une forme de compréhension, voire de sympathie, parmi la gauche au pouvoir au début des années 1980.
Les GAL furent créés à la fin de l’année 1982 ou au début de l’année 1983 après un énième refus de coopération policière de la France adressé à Felipe González, Premier ministre espagnol. De hauts fonctionnaires du ministère espagnol de l’Intérieur créèrent quelques groupes clandestins dirigés par José Barrionuevo, le ministre de l’Intérieur qui fut condamné, bien des années plus tard, après une procédure judiciaire qui s’est achevée en 2007 seulement devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Les GAL étaient composés de membres des forces armées (services spéciaux (CESID), Guardia Civil ou police nationale). Il semble également que des criminels de droit commun aient été utilisés pour certaines opérations. Leurs financements restent, aujourd’hui encore, assez opaques mais les fonds secrets semblent avoir participé assez largement à leurs opérations.
L’objectif des GAL était double ou, plus précisément, en deux temps. Le premier temps consistait à éliminer physiquement certains terroristes basques espagnols exilés en France et à supprimer leurs refuges en France. Dans un second temps, les troubles créés en France contraindraient les autorités françaises à agir et à collaborer avec les services espagnols officiels. Il faut reconnaître que ces objectifs furent atteints.
Entre 1983 et 1987, les GAL ont, selon les estimations, perpétré une quarantaine d’attentats et sont à l’origine d’une vingtaine ou d’une trentaine d’assassinats. Les opérations effectuées par les GAL ont occasionnellement été étendues à des militants de la gauche indépendantiste et écologiste basque. Les GAL ont disparu en 1986-1987 lorsque la coopération policière avec la France a pris corps, du fait de l’alternance politique en France et de l’arrivée au pouvoir de la droite, en l’espèce de Charles Pasqua au poste de ministre de l’Intérieur. La gauche, de retour au pouvoir en 1988, continua de collaborer avec les autorités espagnoles.
Plusieurs procès eurent lieu à partir de 1987 contre les GAL mais ils ne permirent pas de lever totalement le voile sur l’organisation et ses activités. Cependant, plusieurs hauts responsables militaires et politiques espagnols ont été condamnés à des peines de prison, en particulier José Barrionuevo, ministre de l’Intérieur (10 ans de prison, peine ensuite diminuée des deux tiers), Rafael Vera, secrétaire d’Etat à la Sécurité (10 ans de prison), Francisco Álvarez, chef de la lutte antiterroriste (9 ans et 6 mois de prison), Enrique Rodriguez Galindo, général de la Guardia Civil (75 ans de prison), Ángel Vaquero, lieutenant-colonel de la Guardia Civil (69 ans de prison). Aujourd’hui encore, quelques doutes subsistent sur l’implication des autorités françaises de l’époque mais, faute d’enquête officielle, ces doutes n’ont pu être levés.
3. Le Service d’Action Civique (SAC) : une police parallèle ?
La France n’a jamais atteint ces extrêmes mais il convient tout de même de signaler le cas, assez particulier, du SAC. Le Service d’action civique (SAC), créé en 1960, était une association loi de 1901 dont le but associatif officiel était de « défendre et de faire connaître la pensée et l’action du général de Gaulle ». Dans les faits, cette association, souvent qualifiée par ses détracteurs de « police parallèle », constituait pour le général de Gaulle, une sorte de « garde de fidèles » dévouée et peu regardante sur la légalité des moyens employés pour lutter contre les opposants au gaullisme. Les successeurs gaullistes du général vont se servir eux aussi du SAC comme un instrument para-légal, jusqu’à sa dissolution en 1982 par François Mitterrand.
Il faut, pour comprendre la création puis le maintien de l’existence du SAC, se remémorer que le gaullisme n’a pas toujours été un mouvement pacifiste, loin s’en faut. Le mouvement gaulliste est né de la résistance aux nazis et s’est structuré pendant la guerre en intégrant le secret et la violence comme moyens indispensables de son action. Or le début des années 1960, marqué par la guerre d’Algérie, n’est pas une période pacifiste. Au contraire, la violence anime tous les camps du FLN, à l’armée française, en passant par l’OAS, toutes ces organisations sont particulièrement violentes.
Le SAC, créé en 1960 par des proches de de Gaulle, recrute parmi les militants gaullistes mais aussi dans la police, dans la gendarmerie voire même parmi des membres du milieu du grand banditisme. Parmi ses fondateurs, on trouve Alexandre Sanguinetti (député, ministre) et Charles Pasqua qui en devient vice-Président (et qui deviendra ministre de l’Intérieur des années plus tard). Certains criminels de l’époque ont possédé une carte du SAC, comme Jo Attia ou Christian David (dit « Le Beau Serge »). Certains éléments de la pègre avaient, en effet, conservé des liens avec le gaullisme en raison de leur passé de résistant ou de déporté durant la Seconde Guerre mondiale. Or cette carte du SAC, est tellement proche des cartes officielles de la police, avec notamment les couleurs bleu, blanc et rouge, qu’elles peuvent être confondues (les cartes du SAC seront d’ailleurs modifiées à la fin des années 1960).
Lors du changement de cap du général de Gaulle au sujet de la politique algérienne, beaucoup de membres du SAC ont démissionné car ils restaient favorables à l’Algérie française. Le SAC suit cependant le nouveau cap tracé par de Gaulle et devient un opposant de l’ombre, tant de l’ultra-gauche, que de l’OAS. Au plan institutionnel, le SAC a par ailleurs créé en 1969 l’UNI, un syndicat étudiant classé à droite, pour contrer la « subversion gauchiste » dans le milieu universitaire. Plusieurs adhérents du SAC seront impliqués dans des actions violentes durant les années 1960 et 1970 contre des militants de la gauche sans que l’organisation soit jamais véritablement inquiétée ni le pouvoir politique jamais accusé de diriger le SAC.
Pourtant, les liens institutionnels entre le gaullisme politique et le SAC sont évidents. En effet, le rôle le plus visible du SAC est de constituer le service d’ordre des différents partis gaullistes. Au plan des statuts, cela se concrétise clairement : le responsable départemental du SAC est membre de droit du comité départemental de l’UNR, puis de l’UDR et enfin du RPR (que ce responsable du SAC soit ou non adhérent du parti, ce qu’il n’est pas le plus souvent).
Le 18 juillet 1981, Jacques Massié, le chef du SAC de Marseille, est assassiné avec toute sa famille par ses hommes qui le soupçonnent de vouloir les trahir au profit de la gauche. Cet épisode, surnommé la « tuerie d’Auriol », sonnera le glas du SAC. Une commission d’enquête parlementaire fut constituée pour enquêter sur le SAC, cette commission qui était composée uniquement par des membres de la gauche, la droite ayant refusé d’y siéger, ne conclut pas à la dissolution du SAC. Néanmoins, le 3 août 1982, le Service d’Action Civique fut dissout par François Mitterrand en application de la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées.
4. La privatisation des forces armées : des paramilitaires hors de contrôle ?
Dans un registre un peu différent, on assiste depuis quelques décennies, à la transformation ou à la création de sociétés privées de sécurité qui deviennent presque des armées privées. Ce mouvement s’est nettement accéléré depuis le 11 septembre 2001 et il existe désormais quelques dizaines de sociétés de ce type basées aux Etats-Unis, dans le monde anglo-saxon (Royaume-Uni, Australie) ou en Russie. Il s’agit parfois de nouvelles formes de mercenariat qui ont changé de nom21. Ces sociétés deviennent parfois, en effet, des supplétifs des armées nationales voire s’y substituent dans certains cas (en Irak en particulier). Il peut exister aussi des contrats de maintenance des matériels militaires (dans le domaine aérien en particulier), de gardes du corps dans les zones à risque, de protection de navires, etc. Ces sociétés peuvent également fournir des supports logistiques à des opérations humanitaires. Le chiffre d’affaire annuel de l’ensemble de ces sociétés était estimé à plus de 100 milliards de dollars en 200322, il n’est sûrement pas en baisse.
La société la plus célèbre de ce type est certainement Blackwater société américaine devenue Xe Services en 2009 puis Academi en 2011. Parmi ses directeurs on retrouve notamment Bobby Ray Inman, ancien amiral américain, alors que le PDG est Craig Nixon, général de brigade américain à la retraite. D’autres sociétés sont également sur ce créneau du pseudo-militaire ou du paramilitaire, comme CACI dont le chiffre d’affaire de 2014 est de 3,5 milliards de dollars et qui embauche plus de 15.000 employés ou DynCorp, dont le chiffre d’affaire dépasse les 3 milliards de dollars annuel et embauche 17.000 personnes. Toutes ces sociétés ne fournissent pas exactement les mêmes services ; elles sont parfois à l’origine d’affaires sulfureuses.
Le secteur du renseignement est également concerné par les mêmes pratiques. Plusieurs sociétés se sont, par exemple, concentrées sur la sécurité sur internet voire sur la recherche d’informations, certaines d’entre elles travaillent pour la NSA ou la CIA (MVM Inc. par exemple).
Ces nouvelles façons de faire la guerre (qui ne sont, en fait, que du mercenariat organisé différemment) ne posent, à ce stade, pas d’enjeux politiques cruciaux. La question du lien entre élite militaire et élite industrielle est, en effet, sensiblement identique aux problèmes classiques de ce thème.
Quant aux armées privées, tant qu’elles ne renversent pas le cours normal des guerres menées par les Etats, aucun Etat ne les remettra en cause. S’il s’avère, au contraire, qu’une guerre voit son cours modifié par l’intervention d’une armée privée ou que l’existence d’un Etat se voit menacée par une armée privée, il y a des chances sérieuses que le Rubicon soit franchi et que ces sociétés tuent ainsi leur poule aux œufs d’or.
- Trujillo en République Dominicaine (de 1930 à 1938 puis de 1942 à 1952), Batista à Cuba (de 1933 à 1944, puis de 1952 à 1959) Pibulsonggram en Thaïlande (de 1938 à 1944, puis de 1948 à 1957), Franco en Espagne (de 1939 à 1975), Pinilla en Colombie (de 1953 à 1957), en Egypte Nasser (de 1956 à 1970) puis Moubarak (de 1981 à 2011), Ne Win en Birmanie (de 1962 à 1988), Mobutu au Zaïre (de 1965 à 1997), Boumédiène en Algérie (de 1965 à 1978), Soeharto en Indonésie (de 1967 à 1998), Kadhafi en Libye (de 1969 à 2011), Traoré au Mali (de 1969 à 1991), Mengistu en Ethiopie (de 1974 à 1991), Pinochet au Chili (de 1974 à 1990). Cette liste n’a, évidemment, rien d’exhaustif. [↩]
- La forme prise par les guerres au XXe siècle, et en particulier les guerres totales (première, puis deuxième guerre mondiale, guerre du Viêt-Nam, etc.), a accru l’importance des militaires sur la vie civile en période de conflit. En effet, la production effectuée par les civils devient nécessaire au conflit et, par conséquent, les civils sont devenus, dans certains cas, des objectifs militaires, les bombardements des populations civiles de la seconde guerre mondiale ont été effectués, en grande partie, pour désorganiser la production militaire. [↩]
- Source : www.defensenews.com la liste, datée de 2012, ne prend en compte que la part militaire du chiffre d’affaire d’une société. Boeing, par exemple, a un chiffre d’affaire militaire de 30 milliards de dollars sur 68 milliards de dollars au total. Parmi les 100 entreprises vendant le plus d’armes au monde, 45 sont américaines, 10 sont britanniques, 7 sont russes, 6 sont japonaises, 5 sont françaises (EADS n’est pas comptée, étant basée aux Pays-Bas), 4 sont israéliennes, 3 sont allemandes. [↩]
- Quelques pays n’ont certes pas d’armée mais il s’agit pour la plupart d’Etats insulaires assez isolés comme l’Islande, les Iles Cook, l’Ile Maurice, les Iles Marshall ou encore d’Etats n’ayant pas grand-chose à craindre de leurs voisins comme Andorre, Monaco, le Vatican, le Liechtenstein ou Saint-Marin. Ces Etats bénéficient de facto de la protection militaire de leurs voisins. [↩]
- Samuel Huntington, Le Choc des Civilisations, Editions Odile Jacob, Paris, 1997. [↩]
- Samuel Huntington, The Soldier and the State: The Theory and Politics of Civil-Military Relations, New York: Belknap Press, 1957, Part. 1, chap. 4. [↩]
- Jean Joana, « Le pouvoir de la force. Les forces armées », in A. Cohen, B. Lacroix, P. Riutort (dir.), Nouveau manuel de science politique, éd. La Découverte, 2009, p. 233. [↩]
- Jean Joana, « Le pouvoir de la force. Les forces armées », in A. Cohen, B. Lacroix, P. Riutort (dir.), Nouveau manuel de science politique, éd. La Découverte, 2009, p. 233. Voir S. Finer, The Man on Horseback. The Role of the Military in Politics, Pall Mall Press, Londres, 1962. [↩]
- C. von Clausewitz, De la guerre, trad. L. Murawiec, éd. Perrin, 2006, p. 56. [↩]
- Darnand avait été honoré du titre d’« artisan de la victoire » alors que les deux seuls autres « artisans de la victoire » étaient le maréchal Foch et Clemenceau. Il avait également été décoré à de très nombreuses reprises. [↩]
- Wallace avait échoué à devenir le candidat officiel du parti démocrate car il était alors en faveur de la ségrégation raciale. [↩]
- Sur la période 1925-2018, seul Ross Perot obtint un meilleur score, en tant que candidat indépendant, à l’élection présidentielle de 1992 avec presque 20 millions de voix (18,9 %). [↩]
- L’étymologie du mot police viendrait cependant davantage du latin politia dérivé du grec politeia. [↩]
- J.-P. Brunet, Dictionnaire historique de la vie politique française au XXème siècle, J.-F. Sirinelli (dir.), PUF, 2003, article « Police et politique ». [↩]
- CIJ, 27 juin 1986, Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique). « En entraînant, armant, équipant, finançant et approvisionnant les forces contras, et en encourageant, appuyant et assistant de toute autre manière des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci ont, à l’encontre de la République du Nicaragua, violé l’obligation que leur impose le droit international coutumier de ne pas intervenir dans les affaires d’un autre Etat » (292, recueil p. 146). [↩]
- « Dit que les Etats-Unis d’Amérique, en produisant en 1983 un manuel intitulé Operaciones sicologicas en guerra de guerrillas et en le répandant parmi les forces contras, ont encouragé celles-ci à commettre des actes contraires aux principes généraux du droit humanitaire ; mais ne trouve pas d’éléments qui lui permettent de conclure que les actes de cette nature qui ont pu être commis seraient imputables aux Etats-Unis d’Amérique en tant que faits de ces derniers ». CIJ, 27 juin 1986, Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua, op. cit., 292, rec. p. 148. [↩]
- Le contexte était, en effet, très tendu puisque le préfet Bernard Bonnet avait été nommé en Corse après l’assassinat du préfet Claude Erignac et que son objectif était, précisément, de restaurer la légalité républicaine en Corse, ce qui l’avait engagé dans une sorte de croisade tous azimuts. [↩]
- Ce sont les dates officielles de ce programme. Cependant, de nombreuses indications font penser que le programme serait antérieur, datant de la deuxième guerre mondiale, et aurait continué ses activités jusque dans les années 1980. L’inspecteur général du ministère de la Justice dans un rapport de 2010 aurait trouvé de « troublantes similitudes » entre ces opérations COINTELPRO et certaines pratiques du FBI effectuées entre 2001 et 2006. [↩]
- Des membres du FBI infiltrés dans le Ku Klux Klan font savoir qu’elle aurait été membre du Parti communiste et qu’elle aurait abandonné sa famille pour avoir des relations sexuelles avec des Afro-Américains. [↩]
- United States Senate Select Committee to Study Governmental Operations with Respect to Intelligence Activities, 1975. Trad. C. de Nantois. [↩]
- La convention internationale contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’instruction de mercenaires adoptée en 1989 et en vigueur depuis 2001 n’a été signée que par quelques Etats (une trentaine sur 193). Ne figurent dans ces Etats signataires ni les Etats-Unis, ni la Grande-Bretagne, ni la France, ni la Chine, ni la Russie, les cinq membres du Conseil de sécurité de l’ONU qui sont également les plus grands vendeurs d’armes de la planète. [↩]
- B. Yeoman, « Soldiers of Good Fortune », Mother Jones, 1er juin 2003. [↩]
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