Approche empirique de la science politique de Christophe de Nantois, 2ème édition
V. Les médias : un IVe pouvoir au service du régime dans lequel il évolue
Le thème des relations entre les médias et la politique est un thème extrêmement classique. Dans cette perspective classique, les médias étaient cantonnés à une relation au pouvoir binaire assez simple à décrire puisqu’elle était soit une relation de soutien systématique au régime (propagande) soit, au contraire, une relation d’opposition au régime (presse clandestine ou presse critique), régime qui se défendait alors par un contrôle des publications (censure ou contrôle judiciaire). Ce thème classique a évolué au XXe siècle au plan technique avec l’apparition de la radio et de la télévision ou avec le développement des supports de diffusion (disque microsillon, cassettes audio, CD et VHS). Cependant, les thématiques de fond sont restées globalement identiques avec le maintien d’un contrôle de l’Etat sur la diffusion d’informations sur le territoire et une diminution progressive de la censure.
Dans un régime démocratique, le contrôle de l’Etat sur les médias se justifie aujourd’hui encore. Que ce soit en période de campagne électorale, que ce soit au motif de la protection de la jeunesse, des bonnes mœurs (contrôle des publications pornographiques par exemple), pour protéger les citoyens des abus de la presse (droit à l’image, diffamation par voie de presse), pour éviter les abus de la presse (incitation à la haine raciale) ou les débordements en tous genre à la radio ou à la télévision (Conseil Supérieur de l’Audiovisuel). Sur tous ces thèmes, on constate, finalement, relativement peu d’évolutions, autres que techniques ou institutionnelles, entre le XVIIIe siècle et la fin du XXe siècle1.
Cependant, tout change dans les dernières années du XXe siècle avec l’arrivée d’internet au grand public et, presque simultanément, avec l’apparition des téléphones mobiles, en particulier des Smartphones. Du fait de ces révolutions technologiques, les Etats perdent alors les facilités de contrôle qu’ils avaient sur les médias : des médias édités à l’autre bout du monde sont facilement accessibles à tous et l’Etat n’a plus aucun pouvoir coercitif sur l’éditeur. Le nombre de médias, et donc de source d’informations, explose rendant leur contrôle matériellement presque impossible. Quant aux téléphones portables, ils deviennent des sources de lecture, mais aussi de diffusion et d’information pour tous via les réseaux sociaux. Des applications cryptées (Telegram, Whatsapp…) permettent de diffuser des informations rapidement et anonymement à des groupes, sans que les Etats puissent les lire facilement et rapidement. Ces téléphones favorisent, par conséquent, des mobilisations collectives rapides (grèves, pétitions…), gratuites et ciblées (contrairement aux tracts ou aux affiches qui s’adressent à tous).
Du fait de la création d’internet et de la téléphonie mobile, les frontières classiques entre médias traditionnels et moyens de communications classiques se sont largement estompées. Les structures institutionnelles sont en cours d’adaptation pour faire face à cette nouvelle donne. Les Etats réagissent progressivement. Certains Etats réagissent vite et fort, comme la Chine qui surveille très activement les réseaux, interdit bon nombre d’applications et muselle les médias classiques. D’autres Etats s’entendent avec les sociétés qui produisent ces applications pour pouvoir les surveiller, comme les Etats-Unis qui ont contacté Apple, Microsoft, Facebook… pour avoir accès à leurs cryptages tout en maintenant une surveillance active des réseaux via la NSA. La plupart des Etats occidentaux sont en train de s’adapter progressivement à cette nouvelle donne technologique en luttant un peu tous azimuts, que ce soit contre le terrorisme, les fake news, le harcèlement des adolescents, les abus des émissions sur la télévision câblée, la presse étrangère…
Dans cet ensemble extrêmement mouvant, dans les régimes démocratiques, les médias ont aujourd’hui acquis une place qui rappelle un peu celle de la justice. Les médias n’ont, en effet, aucun pouvoir, au sens créateur ou prescripteur du terme, mais ils peuvent, par dénonciation, mettre fin à des comportements hors-norme (scandales politiques pour l’essentiel). De ce point de vue, ils jouent essentiellement un rôle de contre-pouvoir.
Les relations entre les médias et la politique peuvent donc être aujourd’hui abordées sous deux aspects : celui de l’influence des médias et celui des mobilisations collectives (manifestations, pétitions, grèves, information des militants…). Dans ce chapitre, nous développerons essentiellement le thème des influences des médias sur la politique.
1. Entre communication et propagande : les médias utilisés pour soutenir un régime ou un homme
a. De l’éloge du dirigeant au culte de la personnalité : la communication élogieuse
L’utilisation des médias pour servir un régime, ou la cause d’un dirigeant politique, est une tradition ancrée depuis des millénaires. Qu’il s’agisse des pharaons, des empereurs romains ou chinois, des rois ou, plus récemment, des dictateurs de tout poil, pas un seul n’a négligé de faire rédiger son panégyrique, de faire chanter à sa gloire, de faire déclamer ses louanges, peindre son portrait, chanter ses hauts faits… L’éloge du dirigeant est une figure de style que tout artiste de cour, quel que soit son art, se doit de maîtriser au plus haut niveau, depuis l’aube des temps. Seules les évolutions techniques sont venues apporter quelques nouveautés à cette forme ancienne de propagande pour permettre de passer du Panégyrique de Trajan par Pline le Jeune en l’an 100, au Portrait de Louis XIV en costume de sacre par Rigaud en 1701, au Sacre de Napoléon par David en 1807, au Triomphe de la volonté par Leni Riefensthal en 1935.
Les supports officiels participent du culte de la personnalité à des degrés divers : pièces de monnaie, billets de banque, portraits officiels accrochés dans les tribunaux ou administrations, fresques, statues ou surnoms officiels2. Les sommets du genre ont été atteints au XXe siècle, que ce soit dans les régimes communistes ou dans les nombreux régimes dictatoriaux que le siècle a connu.
Créer ou rebaptiser des villes constitue aussi un acte assez classique en matière de culte de la personnalité. Alexandre le Grand bâtit une quinzaine de villes toutes dénommées Alexandrie avec des variantes (Alexandrie d’Egypte, Alexandrie d’Arachosie, Alexandrie d’Asie, Alexandrie de Margiane, etc.). En URSS, on trouvait Stalingrad ou Leningrad alors qu’en République Dominicaine, la capitale fut rebaptisée Ciudad Trujillo en 1936 du nom du dictateur local mais elle reprit son nom originel de Saint-Domingue au lendemain de l’assassinat de ce dernier en 1961.
Dans une démocratie, ce type de communication, voire de manipulation, est un peu trop grossier ; on assiste donc à des manœuvres, un peu moins directes, dont l’objectif est, cependant, sensiblement le même.
Ainsi Churchill, en tant que journaliste, n’hésitait pas à vanter les mérites de Churchill, jeune militaire en campagne en Inde, au Soudan ou en Afrique du Sud. Par la suite, Churchill, écrivain, n’hésitera pas à vanter dans ses ouvrages, l’action de Churchill, homme politique.
Si le dirigeant politique a un bagout et un charisme certains, il peut organiser un show médiatique à sa propre gloire. Ainsi Hugo Chávez a créé une émission de télévision « allo Président », dont il était l’animateur unique, ce qui lui permettait d’utiliser, des heures durant, la télévision comme moyen de communication direct avec le peuple. Une émission hebdomadaire, le dimanche à l’heure de la messe, en direct, avec un public chauffé à blanc et trié sur le volet, tournée la plupart du temps en province depuis un lieu populaire : une école, une usine, un site archéologique… Chávez s’appuyait sur des problèmes concrets des gens et n’hésitait pas à appeler en direct le ministre concerné pour régler le problème voire régler ses comptes avec le ministre qui, pris à partie en public sur un dossier très précis, n’avait guère les moyens de se défendre3. Ce programme Aló Presidente a « inspiré des programmes similaires aux Présidents d’autres pays, notamment la Bolivie et l’Equateur », dirigés respectivement par Evo Morales et Rafael Correa.
Il est également possible de faire son auto-promotion dans la presse, même lorsque l’on a le défaut de n’avoir ni plume, ni charisme à condition de compenser ce handicap, par une bourse bien remplie. La technique la plus simple constitue alors à acheter, éventuellement à créer, un média qui sera dédié à la gloire de son propriétaire. Le groupe de médias italien Mediaset, fondé par Silvio Berlusconi, a largement fait campagne pour lui, des années durant. De son côté, Le Figaro n’a guère émis de critiques sur la politique ou la personne de Serge Dassault, son propriétaire.
Mais il est également possible de promouvoir quelqu’un d’autre que le propriétaire. Ce fut par exemple le cas de L’Express, fondé par Jean-Jacques Servan-Schreiber, qui fit, dans un premier temps, la promotion de Pierre Mendès-France. Une fois ce dernier retiré de la vie politique, L’Express devint une tribune pour Jean-Jacques Servan-Schreiber qui entreprit une carrière politique.
En 2018, cette possibilité de créer un média à sa propre est gloire est toujours réalisable, que ce soit sur support papier ou, de façon plus moderne, via internet. Jean-Luc Mélenchon a ainsi favorisé la création d’une chaîne internet, pompeusement intitulée Le Média, indiquant par là leur mépris pour les autres médias. L’objectif affirmé est de créer un média « engagé », de gauche, « indépendant des puissances industrielles et financières ». Au plan rédactionnel, Mélenchon a placé de nombreux proches dans cette rédaction mais aussi, pour donner une illusion d’indépendance, voire d’esprit critique, certains non-Mélenchonistes affirmés. Ces derniers quittent Le Média les uns après les autres affirmant un peu plus la mainmise de facto de celui-ci sur ce média.
Toutes ces démarches ont le même objectif : améliorer l’image d’un politique dans l’opinion. Elles peuvent prêter à sourire ou être plus autoritaire mais elles conservent un coté tellement grossier, tellement visible, qu’il est possible aux citoyens, mêmes aux moins éduqués, de conserver un esprit critique vis à vis de cette communication.
b. La propagande : instiller des idées ; le soft power : promouvoir des valeurs
Dans un registre plus agressif que la communication en faveur d’un homme, et en complément de cette communication, on trouve les opérations de propagande. La propagande ne vise pas à mythifier un homme, elle est plus largement utilisée pour propager des idées, des doctrines, ou faire adopter des comportements, comme l’envie de partir en guerre. Il s’agit donc d’actions de communication plus larges et, souvent, plus insidieuses. On distingue plusieurs types de propagande : politique, militaire4, religieuse.
Concernant la propagande politique, on distingue également la propagande positive, qui vise à valoriser des valeurs, des hommes, une nation…, de la propagande négative qui vise à discréditer ou diaboliser, un groupe, une ethnie, un pays ou un adversaire.
Le mécanisme est fort ancien. L’exemple le plus connu de propagande antique est la série des Philippiques de Démosthène, une série de quatre discours entre 351 et 341 av. J.-C. dans lesquels il attaque verbalement Philippe II de Macédoine (le père d’Alexandre le Grand), dénonce ses ambitions, critique avec ferveur la passivité des Athéniens et exalte leur patriotisme.
Avec le temps, les techniques se sont perfectionnées, faisant appel à la psychologie des masses afin de manipuler des foules voire des pays entiers. Des techniques anciennes furent remises au goût du jour, comme la manipulation de l’Histoire, et d’autres furent créées, comme le photomontage. Les médias de masse (radio, cinéma puis télévision) ont été utilisés à plein pour les besoins de la propagande. Bon nombre de médias ont été créés par les Etats pour faire œuvre de propagande ou, plus simplement, pour véhiculer une bonne image de leur pays à l’étranger. La création en 1942 de la radio Voice of America, directement contrôlée par l’Etat américain, mais émettant en dehors de son sol, relève évidemment de cette logique.
L’agence de presse russe Sputnik, créée en 2014 et émettant des informations dans une trentaine de langues (sauf le russe), procède d’une logique de propagande positive de la Russie vis à vis du reste du monde. La chaîne d’information en continu RT (historiquement Russia Today) est également une chaîne de télévision entièrement financée par le gouvernement russe, à destination des étrangers, qui vise à promouvoir une image positive de la Russie et du gouvernement de Poutine en dehors des frontières de la Russie.
En plus de ces agences officielles, on connaît des cas récents, issus de pays pourtant démocratiques, dans lesquels la manipulation des médias en faveur du gouvernement est allée bien plus loin. Ainsi, aux Etats-Unis, avant la guerre d’Irak de 2003, les médias avaient été alimentés de sources anonymes « proches du dossier » qui indiquaient toutes qu’il y avait des armes de destruction en Irak. Le Time a, par exemple, publié un article selon lequel Saddam Hussein cherchait à se fournir des tubes spécifiques en aluminium qui ne pouvaient servir qu’à fabriquer des armes. Le gouvernement n’a jamais confirmé mais les porte-paroles officiels américains citaient l’article et le journal en question. On connaît la suite, et elle n’est guère en faveur ni du gouvernement américain ni des médias qui ont été intoxiqués par leur propre gouvernement.
Les manipulations sont, de nos jours, de plus en plus fines lorsqu’il s’agit d’influencer un public critique, informé et éduqué. Certaines agences privées de communication participent parfois à ce type d’opérations, en parallèle des agences officielles.
Il existe même aujourd’hui des entreprises de communication occidentales spécialisées dans la communication des dictateurs. Ce créneau est apparemment très lucratif et le marché semble assez compétitif. C’est ainsi « grâce » à ce type d’agence qu’on a pu découvrir des photos et des reportages sur le couple de Bachar el-Assad en pleine de guerre de Syrie. Ces reportages le montrent sous un jour sympathique, le font passer pour un mari attentionné, cultivé, doux et amoureux, pour un bon père de famille débonnaire, un gentil monsieur comme tout le monde alors que la guerre battait son plein et que des armes chimiques étaient employées dans le conflit.
La limite est cependant particulièrement ténue entre la propagande (qui est mal vue et est connotée négativement car elle manipule) et le soft power qui est connoté positivement et qui ne fait que promouvoir la culture et les valeurs d’un pays en dehors de ses frontières.
La France, par exemple, avec ses médias d’Etat tournés vers l’étranger (France 24 et RFI), avec son réseau des alliances françaises, par les lycées français à l’étranger, par sa musique, par son cinéma, etc. essaie d’exporter ses valeurs et ses idées à l’étranger. Cela n’a rien de condamnable ni juridiquement ni moralement mais, il faut bien constater que, au plan des principes, il n’y a guère de différences avec la création par les Russes de leur agence d’information Sputnik ou de leur chaîne de télévision Russia Today (RT).
En revanche, il semble bien que la Russie ne se soit pas cantonnée à cette communication classique durant l’élection présidentielle américaine de 2016. Des centaines de sites internet ouverts en Russie, mais en langue anglaise, ont ainsi communiqué, directement ou indirectement, en faveur de Donald Trump et contre Hillary Clinton. Le candidat Trump était-il au courant de cette action en sa faveur ? Cette campagne venue de l’étranger affecte-elle son élection ? Plusieurs pays, dont la France, se méfient très sérieusement de cet interventionnisme russe qui rappelle les pires heures de la propagande de la guerre froide.
Pour aller plus loin :
Jacques Ellul, Propagandes, 1962, Armand Colin ; réédition : Economica, 2008
Jacques Ellul, Histoire de la propagande, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1976
2. Une presse démocratique indépendante qui peut s’opposer et dénoncer
Dans la sphère des Etats démocratiques, certains médias -en particulier dans la presse écrite- se sont forgé une solide réputation de dénonciation de scandales. Le plus célèbre d’entre eux est certainement le Washington Post, aux Etats-Unis, à qui l’on doit de nombreuses révélations ayant abouti à la démission de Nixon dans le cadre du scandale du Watergate. Mais la réputation du Canard Enchaîné en France est tout aussi élogieuse et le nombre de scandales qu’il a dénoncé est bien plus important5. Des médias plus récents se sont lancés sur ce créneau du journalisme d’investigation comme le journal sur internet Mediapart qui a sorti l’affaire Cahuzac (2012). On peut trouver dans chaque pays démocratique un média qui remplit ce rôle, comme l’a fait le Spiegel en Allemagne en 1962.
Cette possibilité qu’ont les médias dans les pays démocratiques de traiter des thèmes politiques en dénonçant des abus de toutes sortes, n’est pas saisie par tous les médias. Certains font, au contraire, le choix de faire le moins de vagues possibles pour séduire un public plus large. Les médias qui choisissent le créneau de l’enquête politique ou, pire, le créneau de la satire politique, sont, finalement assez peu nombreux.
De la même façon, certains journalistes, à titre individuel, se sont spécialisés sur le créneau de l’enquête politique et de la dénonciation de scandales. Le plus connu de tous est, sans aucun doute, Albert Londres qui fut à la fois journaliste et écrivain, ses enquêtes paraissant dans les deux formats. D’autres journalistes, comme Pierre Péan ou Bob Woodward (un des journalistes à l’origine du Watergate), ont repris cette formule pour être le plus indépendants possible des journaux et des médias en général qui peuvent appartenir à un propriétaire qui tient à ses bonnes relations avec la sphère politique.
Cependant, la dénonciation de scandales n’intervient pas toujours par les médias mais, parfois seulement, au moyen des médias. Ainsi, dans le cas du très fameux J’accuse qui fut à l’origine de l’affaire Dreyfus, le journal L’Aurore ne fit que publier le texte écrit par Zola, il ne publie pas le résultat d’une enquête qu’il a lui-même menée. L’Aurore n’est alors qu’un support de diffusion d’idées (contestées et engagées).
Dans cette situation, en démocratie, la place occupée par les médias est souvent assimilée à celle d’un contre-pouvoir. C’est vrai mais très simplificateur. D’abord parce que l’immense majorité des médias ne remettent pas en cause la communication gouvernementale et n’enquêtent que très peu, voire pas du tout. Ce créneau n’est pratiqué que par une minorité agissante des médias. Ensuite, le caractère de contre-pouvoir des médias est vrai si l’on observe la situation de court terme : un média dénonce un scandale, les politiques dénoncés sont contraints à se retirer et sont remplacés, la plupart du temps, par leurs opposants. Mais en prenant un peu de distance, le rôle des médias d’analyse, d’enquête, de contestation, de critique ou de dénonciation du discours officiel, participe largement au renforcement de la démocratie. En tenant ce rôle critique (avec de sérieuses variations selon les titres), les médias sont une part essentielle de la démocratie. Ils participent à une presse libre et indépendante qui informe les citoyens, peut influencer leur vote et favoriser les alternances.
En dictature, les médias servent le pouvoir en place ; en démocratie, les médias renforcent l’existence de la démocratie. Autrement dit, en démocratie comme en dictature, les médias accentuent les traits du régime politique déjà en place : ils peuvent conforter une dictature en en tressant les louanges comme ils peuvent conforter une démocratie en favorisant le départ des dirigeants les plus controversés et l’émergence de nouveaux leaders.
De ce fait, les médias constituent un bon thermomètre de la santé du régime. Si une dictature n’arrive plus à tenir ses médias, c’est qu’elle n’est plus aussi forte qu’auparavant et donc qu’une libéralisation du régime est en cours ou qu’une révolution s’approche. A l’inverse, si le régime tente de reprendre en main des médias par des procès, des disparitions de journalistes critiques ou des tabassages ou des assassinats, c’est bien qu’une crispation du régime est à l’œuvre.
Pour aller plus loin :
Chagnollaud Dominique, Science politique, 7ème éd., Dalloz, 2010, p. 143-153
Cohen Antonin, Lacroix Bernard, Riutort Philippe (dir.), Nouveau manuel de science politique, éd. La Découverte, 2009, p. 588-609
Debbasch Charles, Pontier Jean-Marie, Introduction à la politique, 5ème éd., Dalloz, 2000, p. 235-273
Grawitz Madeleine, Leca Jean (dir.), Traité de science politique, Tome 3 : L’action politique, PUF, 1985, F. Balle, p. 574-603
Lefebvre Rémi, Leçons d’introduction à la science politique, 3ème éd., Ellipses, 2017, leçons 44 à 47
3. Des nouveautés techniques pour influencer un vote : la propagande high tech
Avec la sortie de l’affaire Cambridge Analytica en 2018, les médias ont sans doute franchi de nouvelles étapes en matière de propagande électorale. Si l’objectif d’influencer les électeurs a toujours existé, si les tentatives de personnaliser le plus possible un discours politique afin que les électeurs y soient davantage réceptifs ont toujours été présentes, les techniques issues d’internet et des big data ont révolutionné les anciennes méthodes.
Le principe est aisé à comprendre : en analysant l’historique d’un utilisateur et en le passant au crible des big data, il est relativement aisé d’identifier son profil politique et de déterminer les thèmes auxquels il est sensible. Une fois ce profil personnalisé établi, il n’y a plus qu’à lui envoyer une communication ciblée, sur les thèmes qu’il affectionne en soulignant les propositions d’un candidat A qui vont dans le sens qui l’intéresse et les propositions de ses opposants qui ne sont pas conformes aux valeurs ou aux souhaits de l’électeur.
Ce travail a toujours été fait par les militants de terrain sur les marchés, dans les rues ou les gares mais à une échelle artisanale. Identifier les centres d’intérêts est long, l’électeur est souvent pressé et les militants motivés, disponibles et convaincants sont rares. On est ici passé à un travail à une échelle industrielle : des millions d’électeurs sont ciblés, ils sont sollicités chacun plusieurs fois, sur des thèmes différents mais pour un résultat identique : le candidat A correspond à mes valeurs, les autres vont dans d’autres directions. Si donc le mécanisme est ancien, la façon de faire est sans précédent.
Une autre étape a été franchie, lorsque les données individuelles des profils facebook ont été utilisées à l’insu des utilisateurs. Cette activité de profilage peut, en effet, être particulièrement intrusive dans la vie privée et la façon dont elle a été effectuée par la société britannique Cambridge Analytica fait l’objet de plusieurs enquêtes judiciaires (les suspicions sont telles que Cambridge Analytica a déposé le bilan avant tout procès et que Facebook a d’ores et déjà révisé son modèle sous une très forte pression).
Cambridge Analytica a, en particulier, été active pour deux scrutins de l’année 2016 qui furent âprement disputés : l’élection de Donald Trump et la campagne du Brexit. Dans ces deux cas, la société s’engagea en faveur du camp anti-système. Dans ces deux scrutins emblématiques et serrés, faire pencher la balance d’un point seulement dans un sens ou dans l’autre a pu tout changer. La controverse sur ces nouvelles techniques pour convaincre les électeurs n’est donc pas surprenante puisque ces deux résultats ont influé sur la marche de l’Europe et du monde dans les années qui ont suivi.
Au-delà du cas de la société Cambridge Analytica (qui a déposé le bilan mais dont les activités semblent avoir été reprises par d’autres sociétés) et de la légalité de la façon dont elle s’est procuré ses informations, l’existence même de cette communication de messages ultra-personnalisés aux électeurs en fonction de leurs centres d’intérêt et de leurs opinions est promise à un grand avenir. L’ère de la manipulation numérique des électeurs n’en est qu’à ses balbutiements.
4. Les Etats démocratiques nouveaux protecteurs des médias et de la vérité ?
Historiquement, les Etats, même démocratiques, constituaient une menace potentielle récurrente pour les médias critiques, libres et indépendants. La peur qu’un Etat utilise des moyens légaux, ou éventuellement moins légaux, pour faire pression sur les médias qui dérangent a toujours été présente. Le principe du secret des sources est un exemple type de pomme de discorde entre la presse, qui souhaite protéger ses sources d’informations, et le gouvernement qui s’estime trahi lorsque la divulgation d’informations qu’il souhaitait taire arrivent dans la presse et qu’il veut punir le traître ayant divulgué ces éléments.
La divulgation de scandales par la presse a presque toujours donné lieu à des démentis dont la virulence est proportionnelle à la mauvaise foi des gouvernants pris la main dans le pot de confiture. Par définition, les relations entre une presse critique et un gouvernement en place ne peuvent que rarement être bonnes.
Un palier supplémentaire en matière de virulence a été franchi avec Donald Trump. Le 45ème président américain est farouchement et frontalement opposé aux médias qu’il accuse de déformer la réalité et de diffuser des fake news (des informations trafiquées). Trump n’hésite pas à condamner publiquement les médias avant de livrer sa propre version des faits qui devient dès lors la version officielle. Ainsi, dès le premier jour de son mandat, il conteste les (faibles) chiffres du nombre de personnes présentes à son investiture donnés par les médias et il en présente d’autres, manifestement surestimés et plus flatteurs. Les médias américains sont alors entrés dans une phase soit de soutien quasi-officiel (Fox News) soit, au contraire, de résistance de longue haleine (New York Times, Washington Post). Cet affrontement est un épisode de plus dans cette guerre interminable entre gouvernants et critiques.
Cet état de fait classique est en train d’évoluer. En effet, les médias ne sont plus les seuls vecteurs de communication des informations : ils sont concurrencés par les réseaux sociaux. Or, sur ces réseaux sociaux, le contrôle de l’information est inexistant ou, au mieux, ultra-minimal. Les réseaux sociaux véhiculent par conséquent toutes les théories les plus folles, les rumeurs les plus infondées, les racontars les plus insensés qui sont alors érigés, par un public peu averti, en vérité.
L’Etat et les médias voient les conséquences de cette évolution et assistent à une défiance croissante des citoyens, d’une part, envers les Etats, accusés de cacher des informations, et, d’autre part, envers les médias accusés de censurer ou de déformer les informations. Cette défiance croissante est augmentée par tous ceux qui, parce qu’ils sont très actifs sur les réseaux sociaux, font passer en avant leurs opinions et leurs délires plutôt que la vérité factuelle et l’objectivité de l’analyse. Le résultat, en quelques années d’existence de ces réseaux sociaux, est la prolifération des fake news et autres théories du complot, une augmentation de la crédulité et de la désinformation au sein des populations occidentales. Là où, auparavant, les journalistes et les éditeurs censuraient, avant publication, ces élucubrations pour manque de sérieux évident, aujourd’hui absolument tout est publié. Différents sondages attestent régulièrement de l’augmentation de la croyance de la population en des théories diverses (comme le fait que la Terre soit plate par exemple).
Dans ce contexte général, en Grande-Bretagne (après le vote du Brexit en 2016), aux Etats-Unis (après l’élection de Donald Trump), ainsi que dans plusieurs Etats européens, dont la France, ou au niveau de l’union européenne, des réflexions ont été menées pour contrer et combattre les fake news. Les mécanismes créés pour combattre les fake news sont souvent législatifs et réglementaires lorsqu’ils émanent des Etats ; ils ressemblent davantage à des mécanismes classiques de censure lorsqu’ils sont mis en place par les fournisseurs d’accès internet ou par les sites eux-mêmes (modérateurs).
Dans ce combat contre les fake news, les Etats deviennent alors les alliés objectifs des médias mainstream traditionnels et s’érigent alors en protecteurs d’une vérité minimale que ce soit en matière politique (lutte contre le révisionnisme et les théories du complot), en matière scientifique (la terre est bien ronde et elle se réchauffe, le big bang a existé, l’homme est une évolution génétique du singe…) ou dans tant d’autres domaines.
Ces projets soulèvent des oppositions de plusieurs ordres. Il s’agit, en effet, d’une tentation de limiter la liberté d’expression individuelle qui s’exprime sur les réseaux sociaux. Parallèlement, les Etats viendraient fixer une vérité historique officielle, ce qui est d’autant plus complexe -pour ne pas dire suspect-, que les Etats sont loin d’être neutres dans leur façon de présenter l’Histoire et qu’il existe de nombreuses façons de travestir volontairement ou involontairement la vérité.
On dénombre même plusieurs cas dans lesquels des Etats démocratiques ont volontairement falsifié des éléments pour éviter à leurs dirigeants un scandale. Pour ne citer que le cas de la France, le fameux nuage radioactif de Tchernobyl qui se serait arrêté à la frontière ou l’affaire du Rainbow Warrior n’incitent pas à croire aveuglément au discours étatique officiel.
Malgré ces réticences très légitimes, la lutte contre les fake news tend à associer deux acteurs que tout oppose d’ordinaire : l’Etat et les médias qui ont tous deux intérêt à ce que des informations fiables circulent.
- Il faut malgré tout signaler une notable exception : dans certains pays démocratiques (France, Royaume-Uni, Grande-Bretagne, Etats-Unis, Allemagne…), les médias, en particulier la presse, ont régulièrement attaqué le pouvoir en mettant au grand jour quelques scandales politiques retentissants. [↩]
- La liste des surnoms élogieux confine vite au ridicule : « Bien-Aimé » ( Louis XV), « Génie des Carpates » et « Danube de la pensée » (Ceausescu), « Petit père des peuples » (Staline), « Grand Timonier » (Mao), « Soleil de la nation » (Kim Jong-il), « Soleil » et « Dirigeant céleste » (Kim Il-sung). On trouve également des formules de présentations officielles fleuries : « Son Excellence le généralissime docteur Rafael Leonidas Trujillo Molina, Honorable Président de la République, Bienfaiteur de la Patrie et Reconstructeur de l’Indépendance Financière ». [↩]
- Chávez n’hésitait pas au passage à critiquer l’administration et son inefficacité. Il lui est arrivé de renvoyer de son poste un ministre durant une émission. Cette émission était donc un contournement total des institutions par les médias au profit du seul leader. [↩]
- Lord Arthur Ponsonby résuma les méthodes utilisées pendant la première guerre mondiale (y compris par son propre pays) : « Il faut faire croire : 1. Que notre camp ne veut pas la guerre 2. Que l’adversaire en est responsable 3. Qu’il est moralement condamnable 4. Que la guerre a de nobles buts 5. Que l’ennemi commet des atrocités délibérées (pas nous) 6. Qu’il subit bien plus de pertes que nous 7. Que Dieu est avec nous 8. Que le monde de l’art et de la culture approuve notre combat 9. Que l’ennemi utilise des armes illicites (pas nous) 10. Que ceux qui doutent des neuf premiers points sont soit des traîtres, soit des victimes des mensonges adverses (car l’ennemi, contrairement à nous qui informons, fait de la propagande). [↩]
- Quelques exemples : affaire Stavisky (1934), affaire des diamants (1979), affaire Robert Boulin (1979), affaire Maurice Papon (1981), affaire des avions renifleurs (1983), affaire Touvier (1989), affaire des HLM de Paris (1994), affaire Tiberi (1997), affaire Elf (1998), affaire Bettencourt (2010), affaire Fillon (2017). [↩]
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