Approche empirique de la science politique de Christophe de Nantois, 2ème édition
III. Le pouvoir judiciaire : une autorité forte et autonome mais instrumentalisable
La justice, parce qu’elle a pour mission de trancher des conflits, se retrouve au cœur de nombreux affrontements. Parmi ces affrontements se trouvent occasionnellement des conflits politiques auxquels la justice doit trouver une issue judiciaire qui aura, évidemment, une dimension politique.
Toutes les démocraties sont concernées par cette immixtion occasionnelle de la justice dans la vie politique nationale. Certaines de ces affaires ont même un retentissement international. Aux Etats-Unis, la justice a été saisie à plusieurs reprises que ce soit dans l’affaire du Watergate, de l’Irangate ou des affaires Paula Jones et Monica Lewinsky ou encore lorsqu’il a fallu examiner les conditions de l’élection de George W. Bush en l’an 2000. Pour l’Allemagne on se souvient particulièrement de l’affaire du Spiegel, pour l’Italie de l’opération mani pulite, pour l’Espagne du procès des GAL, etc.
Dans le cadre de l’étude de cette dimension politique de la fonction judiciaire, il faut distinguer plusieurs axes afin que les différentes facettes des relations entre la justice et le pouvoir politique apparaissent clairement. Dans un premier temps, la question de l’indépendance de la justice doit être soulevée d’autant plus qu’elle est loin d’aller de soi, même en démocratie, puis, dans un second temps, il faudra étudier de façon relativement détaillée, les différentes influences que peut avoir l’action judiciaire sur le fonctionnement politique d’un Etat.
A. L’indépendance de la justice : un principe démocratique établi, des pratiques variées
1. La difficile indépendance des juges par rapport au pouvoir politique
Différents moyens complémentaires doivent être utilisés pour mettre les juges, autant que faire se peut, à l’abri des pressions politiques. Les mécanismes de recrutement des juges sont évidemment à placer au premier rang de ces préoccupations ; ensuite, la façon dont ceux-ci voient leur carrière évoluer doit également être prise en compte. La réalité de l’indépendance des magistrats, spécialement vis à vis du pouvoir politique, constitue, cependant, un idéal toujours difficile à atteindre, même dans les démocraties les plus avancées.
a. La proclamation de l’indépendance de la justice : un principe parfois oublié
Dans une démocratie, l’indépendance de la justice semble aller de soi. En pratique, cependant, ce principe a parfois été un peu oublié tant cette indépendance est difficile à mettre en œuvre. Cette exigence est, cependant, ancienne et il s’agit d’une « des exigences les plus constantes de la tradition républicaine »1, les Républicains souhaitant ainsi se démarquer nettement des Royalistes pour lesquels toute justice émane du Roi.
Au moment de la transition entre la IVe et la Ve République, l’indépendance de la justice n’a pas été oubliée : elle a constitué la quatrième base de la « loi des 5 bases » de juin 1958 : « L’autorité judiciaire doit demeurer indépendante ». Concrètement, « l’autorité judiciaire », qui ne constitue donc pas stricto sensu un pouvoir en France, fait aujourd’hui l’objet du titre VIII de la Constitution de 1958 qui est toutefois un titre bref puisqu’il ne comprend que quatre articles (64, 65, 66 et 66-1, ce dernier article n’étant constitué que 10 mots).
Si, au plan des principes, l’indépendance de la justice est donc assurée, au plan factuel, la réalité de cette indépendance pose plusieurs difficultés. D’abord parce que le gardien de cette indépendance est, aux termes de l’art. 64, le Président de la République2. Or il n’est pas certain que le Président de la République soit toujours désintéressé par le cours de la justice, on peut même occasionnellement nourrir des doutes assez sérieux à ce sujet. « Autant proclamer que le loup est le garant de la sécurité de la bergerie »3. D’autre part, au plan théorique cette fois, la théorie de la séparation des pouvoirs n’incite pas à ce que l’indépendance d’un pouvoir soit assurée par celui qui en dirige un autre. Pourtant, cette organisation de prime abord suspecte, n’est pas absurde puisque les pressions les plus vives risquent de provenir du pouvoir exécutif. Par conséquent, si le Président de la République le veut, il peut très facilement, du fait de ce double positionnement, mettre fin à d’éventuelles pressions qui proviendraient de l’exécutif. Evidemment, cela suppose qu’il ait connaissance de telles pressions et qu’il souhaite y mettre fin. Autant d’écueils potentiels.
Mais la difficulté la plus courante ne vient pas de là, elle vient de l’organisation qui consiste à ce que les magistrats du parquet soient hiérarchiquement soumis au garde des sceaux. Ce dernier fixe, en effet, une politique en matière pénale et, de ce fait, donne des instructions aux magistrats du parquet. Si l’existence même d’un ministre de la Justice pose question en termes de séparation des pouvoirs, il n’en reste pas moins logique qu’existe une politique judiciaire. Faut-il poursuivre les faucheurs d’Organismes Génétiquement Modifiés avec sévérité ou, au contraire, les considérer avec indulgence car leur action relève d’un débat de société ? Ce type de questionnement, qui peut être étendu à une infinité d’autres sujets, induit nécessairement l’élaboration d’une politique pénale et, lorsqu’un questionnement relève de la sphère de décision politique, le gouvernement est assez naturellement concerné. En France, une organisation en a découlé qui place le ministre de la Justice à la tête de l’organisation judiciaire.
Mais cette direction générale de la justice effectuée par le garde des sceaux peut, dans certains cas, dériver et il se peut qu’il intervienne plus directement dans un dossier. Au plan éthique, cela est évidemment contestable (mais de là à affirmer que cela ne s’est jamais produit…). Or des difficultés surgissent dès lors qu’une affaire a une connotation politique et est instruite par le parquet. En effet, dès lors que le parquet n’est pas indépendant du pouvoir politique, des soupçons d’instrumentalisation politique du dossier par le ministre de la Justice sont inévitablement présents. Soit le garde des sceaux est accusé d’avoir ordonné de classer « sans suite » des affaires concernant ses amis et alliés politiques, soit il est au contraire accusé d’avoir donné des instructions pour « charger » encore plus des dossiers de ses adversaires politiques. Les deux hypothèses peuvent d’ailleurs se cumuler. Dans tous les cas, le lien entre le garde des sceaux et le parquet est suspect. Ce problème est loin d’être résolu car la politique judiciaire est toujours considérée comme relevant du gouvernement.
Ce système français de direction de la justice par un ministre, nécessairement politisé, n’est pas, loin s’en faut, universel. Dans de nombreuses démocraties, les juges bénéficient d’une bien plus large autonomie tant à l’égard du gouvernement que du Parlement4.
Mais, en dehors de la France, l’indépendance de la justice n’est pas toujours aussi recherchée. Le contre exemple le plus classique en la matière est sans conteste celui du Royaume-Uni. Jusqu’en 2009 en effet, la juridiction suprême au Royaume-Uni était une sous-composition de la chambre des Lords. Les dix Law Lords étaient, par conséquent, à la fois des parlementaires et des magistrats.
A l’exact opposé de cette fusion des pouvoirs, le pouvoir judiciaire américain a acquis une indépendance très grande, cette indépendance étant consacrée et institutionnalisée depuis plus de deux siècles. La comparaison entre ces modèles très différents montre combien l’étendue en la matière peut être grande d’un système à l’autre sans que pour autant le caractère démocratique du pays concerné puisse être remis en cause.
b. Les techniques de contrôle des carrières des magistrats et leurs enjeux
Contrôler la carrière des magistrats est essentiel. De la sélection des juges au moment de leur entrée dans la magistrature, au choix de ceux qui doivent être promus, en passant par le pouvoir disciplinaire, ces procédures a priori purement techniques ont un impact déterminant sur le degré d’indépendance de la justice.
En ce qui concerne la sélection et la désignation des magistrats, plusieurs formules sont possibles : le tirage au sort (c’est le principe des jurys populaires dans les cours d’assises), les élections (de nombreux juges américains sont élus directement par le peuple) ou le concours technique (c’est actuellement la formule retenue en France). Dans certains cas précis, il peut être procédé à une élection sur la base d’un corps électoral précisément déterminé, comme c’est le cas pour les conseils de prud’hommes5 ou pour les tribunaux de commerce6.
La durée du mandat du juge est également un indicateur intéressant. Si un juge est nommé à vie (comme c’est le cas pour les juges de la cour suprême américaine), il pourra être plus indépendant vis à vis de son autorité de nomination qu’un juge qui est nommé pour un an seulement et qui devra, nécessairement, plaire pour pouvoir être reconduit dans son poste.
Ces différents éléments ont beaucoup varié au fil des régimes. L’histoire de France est riche à cet égard et le degré d’indépendance des juges par rapport au pouvoir exécutif est un bon révélateur du degré de démocratie atteint par le régime en question.
Sous l’ancien régime, les juges étaient nommés par le Roi7, ce qui rendait leur indépendance par rapport au pouvoir politique théoriquement impossible8. Avec la Révolution, s’installe le principe de l’élection populaire et du mandat pour les juges ; ce principe sera mis en œuvre avec des variantes selon les régimes9.
Sous l’Empire la constitution est très elliptique sur ce sujet10. La Restauration en 1814, réinstitue globalement le système antérévolutionnaire : « Toute justice émane du roi. Elle s’administre en son nom par des juges qu’il nomme et qu’il institue » (art. 57). En matière pénale on ajoute même le principe d’amovibilité des juges : « Les juges de paix, quoique nommés par le Roi, ne sont point inamovibles » (art. 61). La traduction est simple à faire : en matière pénale les juges qui déplaisent peuvent être déplacés au bon vouloir du Roi. Le système fut conservé à l’identique durant la monarchie de Juillet (art. 48 et 52).
La seconde République va mettre en place un système qui rappelle le système français actuel : « Les juges de paix et leurs suppléants, les juges de première instance et d’appel, les membres de la Cour de cassation et de la Cour des comptes, sont nommés par le Président de la République, d’après un ordre de candidature » (art. 85). Les juges sont tous nommés à vie sauf en matière pénale (art. 87). La constitution de la seconde République ne permet donc pas une indépendance totale des juges, en particulier dans le domaine qui peut avoir le plus d’implications politiques : le domaine pénal.
Quant au second Empire, sa constitution ne prévoit strictement rien à ce sujet. Enfin, les lois de 1875 créant la IIIe République laisseront tout autant cette question dans l’ombre.
C’est la IVe République qui va apporter de notables améliorations quant à l’indépendance des magistrats français. En effet, le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) devient alors une institution à part entière et, sans être totalement indépendant du pouvoir politique, le CSM s’en démarque suffisamment pour permettre aux magistrats du siège une large indépendance. Ce principe d’une institution largement indépendante du pouvoir politique qui assure des fonctions disciplinaires et examine l’avancement de carrière des magistrats a été repris dans d’autres pays comme l’Italie, la Colombie, la Côte d’Ivoire ou encore le Rwanda.
Avec la IVe République, la nomination des magistrats du siège est encore effectuée par le Président de la République mais la sélection de ceux-ci est effectuée par le CSM. La nomination n’est, par conséquent, que purement formelle et leur indépendance est d’autant plus grande que « les magistrats du siège sont inamovibles » (art. 84) ce qui est alors une heureuse nouveauté.
La Ve République a repris l’essentiel de ces principes et de cette organisation. Les magistrats du siège sont toujours inamovibles (art. 64). Concernant le Conseil Supérieur de la Magistrature, celui-ci a acquis au fil des révisions de la constitution bien plus d’indépendance qu’il n’en n’avait en 1958. Aux débuts de la Ve République en effet, le Président de la République nommait tous les membres du CSM et il fallut attendre la révision de 1993 pour qu’il y ait d’autres autorités de nomination en l’occurrence le Président de l’Assemblée nationale et le Président du Sénat. Certes, ces autorités de nomination sont encore politiques mais il est, malgré tout, préférable qu’il y en ait plusieurs à une seule.
D’autre part, depuis la révision de 2008, le Président de la République n’est plus Président du CSM et il n’en est même plus membre. Quant au ministre de la Justice, il n’en est plus le vice-Président et sa présence, qui n’est plus possible en fonction disciplinaire, est désormais facultative.
Cette réelle amélioration de l’indépendance des magistrats n’est, cependant, pas parfaite. En effet, avec le système instauré en 2008, il y a désormais deux Présidents du CSM : l’un pour le siège et l’autre pour le parquet. La formation compétente à l’égard des magistrats du siège est présidée par le premier Président de la Cour de cassation. La formation compétente à l’égard des magistrats du parquet est présidée par le procureur général près la Cour de cassation. La logique de ce système est simple : le premier magistrat au sein de chaque formation préside également cette formation au CSM. En termes d’indépendance ce mécanisme est satisfaisant mais, en termes de pouvoir, ce mécanisme renforce encore ce magistrat qui était déjà très puissant. Chacun de ces magistrats aura, en effet, le pouvoir de participer à la sélection des autres magistrats de sa formation, pourra influer sur leur carrière et cette empreinte sera nécessairement durable. Ces deux magistrats pourront par ailleurs participer au choix de leur successeur.
L’indépendance enfin conquise pourrait donc créer d’autres problèmes au sein même de la magistrature alors qu’il aurait été possible de confier cette présidence au CSM à des personnalités extérieures à la magistrature comme cela était prévu dans le projet de révision constitutionnelle. Ceci est, cependant, accessoire et l’essentiel est instauré : le Conseil Supérieur de la Magistrature est désormais mis dans une situation qui permet aux magistrats d’être très largement indépendants du pouvoir politique.
Il faut enfin signaler qu’une autre formule pour choisir les magistrats est possible : celle de la nomination des juges par des autorités politiques. Cette dernière formule est appliquée en particulier pour les cours suprêmes, que ce soit aux Etats-Unis, en Italie, en Allemagne ou en France, les autorités de nomination sont partiellement, voire parfois exclusivement, politiques. Ce processus de nomination politique de juges est d’autant plus suspect de partialité qu’il peut être couplé à une absence totale d’exigence de compétence juridique de la part des futurs juges suprêmes (comme c’est bien évidemment le cas pour les membres du Conseil constitutionnel français).
Les expériences de ces différents pays montrent que ce processus de nomination de juges par le pouvoir politique, selon des modalités qui varient sensiblement d’un pays à l’autre11, aboutit à sélectionner des magistrats reconnus non seulement pour leurs qualités juridiques mais aussi, très souvent, pour être individuellement proches d’un grand parti de gouvernement. Au sein des cours ainsi composées est créé un équilibre entre les grands partis ; sont donc exclus les « représentants » des petits partis politiques ou des partis qui ne sont pas des partis de gouvernement comme le Front National en France.
Du fait de ce mécanisme politique de sélection, le caractère politique des décisions rendues est, logiquement, examiné par les commentateurs, sans que ce critère soit d’ailleurs systématiquement décisif. Quant à la durée du mandat des juges des cours suprêmes, il est long pour compenser en quelque sorte le péché originel de leur nomination politique : à vie aux Etats-Unis, jusqu’à l’âge de 70 ans ou 75 ans au Royaume-Uni, 12 ans en Allemagne, 9 ans en France ou en Italie.
c. Les épurations de la magistrature : un procédé théoriquement exclu en démocratie
Le procédé de l’épuration semble devoir être réservé aux périodes les plus sombres et les moins démocratiques de l’histoire. De fait, les épurations sont bien plus fréquentes lorsqu’une dictature dirige un pays néanmoins, quelques épurations ont été menées par des régimes pourtant démocratiques. Les épurations surviennent le plus fréquemment en cas de changement de régime. C’est bien sûr dans cette dernière hypothèse qu’une épuration, dont l’objet est de séparer le bon grain de l’ivraie, est la plus utile.
La magistrature est une des institutions les plus visées lorsqu’une épuration est jugée nécessaire par le pouvoir politique12. L’armée et la police constituent d’autres cibles favorites des épurations. Quant à l’administration, elle est de manière générale, entièrement évaluée et triée.
Les Etats ne sont pas les seuls à pratiquer des épurations. Des épurations plus ciblées peuvent également être effectuées au sein d’un parti politique voire à l’intérieur d’une aristocratie ou d’une oligarchie.
L’histoire de France est, en matière d’épuration judiciaire, assez riche sans que l’on soit particulièrement tenté de se réjouir13. Le premier facteur d’explication de ce nombre élevé est le grand nombre de régimes politiques qui se sont succédé en France durant les 250 dernières années. Chaque nouveau régime, craignant que les magistrats recrutés sous le régime précédent soient tentés de ne pas appliquer les nouvelles lois, se pose des questions quant à l’opportunité d’une épuration. Les exemples historiques de telles pratiques ne manquent pas. Durant la Ière République le pouvoir exécutif a procédé « à de nombreuses épurations au sein du corps judiciaire »14. « Le principe d’inamovibilité proclamé par le Consulat n’a pas empêché les épurations, qui sont systématiquement pratiquées à l’occasion de chaque crise politique »15. D’autres épurations, plus ou moins discrètes, furent effectuées au cours du XIXe siècle en particulier avec le retour de la monarchie qui s’assura de la fidélité des juges en réinstaurant le Roi comme supérieur hiérarchique des juges. Les premier et second Empires ne feront guère autrement.
La République réinstaurée, avec difficulté, à la fin des années 1870 utilisa également ce mécanisme. On aurait pu espérer mieux de la part de démocrates mais la magistrature, traditionnellement conservatrice, constituait pour les républicains une source de suspicion et de dangers potentiels tels qu’une grande loi d’épuration fut adopté le 31 août 1883. La conséquence fut qu’en « l’espace de quelques semaines, un millier de magistrats fut évincé »16 essentiellement pour des raisons de « loyauté politique suspecte »17.
L’arrivée au pouvoir pendant la deuxième guerre mondiale d’un régime autoritaire a favorisé une nouvelle épuration judiciaire. « Le gouvernement de Vichy réalise un encadrement et un abaissement du corps judiciaire, dans un premier temps épuré (plus de 200 juges sont écartés), puis sommé de prêter serment au Maréchal Pétain (un seul magistrat refuse cette humiliation), avant de se voir étroitement contrôlé par l’administration »18. Une autre épuration aura lieu à la libération, celle-ci concernant tous les fonctionnaires ayant servi l’Etat français durant cette période.
A ce jour la dernière épuration judiciaire qu’a connu la France eut lieu sous la Ve République. Cette dernière est assez méconnue, elle a eu lieu dans un cadre historique et juridique bien précis puisqu’elle s’inscrit dans le cadre de la guerre d’Algérie et, plus précisément, dans la lignée du putsch des généraux en 1961. Ce putsch des généraux débuté, le 21 avril 1961, a entraîné une réaction forte de de Gaulle qui utilisa une réponse juridique appropriée en employant l’article 16 de la constitution qui permet au Président de la République d’agir également en matière législative et judiciaire. Cet article, qui resta en vigueur jusqu’au 29 septembre 1961 alors que la situation algérienne était réglée dès la fin du mois d’avril 1961, permit à de Gaulle d’effectuer deux épurations. La première était militaire et a consisté à mettre de côté les militaires qui avaient participé à ce véritable coup d’Etat. Cette purge n’a été contestée par personne dans son principe, même si on a pu discuter ensuite de quelques cas particuliers tangents. Le ministère de la Défense considère qu’environ un millier d’officiers ont été soit écartés soit se sont mis d’eux-mêmes à l’écart, en protestation contre le gouvernement, ce qui constituait environ 3 % des officiers d’active. La deuxième épuration fut judiciaire. Ont ainsi été mis à l’écart des magistrats qui soutenaient l’Algérie française, en particulier des magistrats du siège qui avaient une fâcheuse tendance à ne pas condamner les actes des partisans de l’Algérie française quand bien même ils étaient pénalement coupables, tout en condamnant à de lourdes peines les partisans de l’indépendance, quand bien même ils n’étaient que suspects. Le terme épuration n’est peut-être pas parfaitement approprié puisque ce furent majoritairement des mutations qui furent utilisées ce qui, à l’égard de magistrats du siège, reste une manœuvre interdite par la constitution (art. 64).
Comme on vient de le voir les épurations, notamment les épurations judiciaires, ne sont pas réservées aux régimes autoritaires. Une démocratie peut également l’employer lorsqu’elle s’estime confrontée à un très grave danger. Sécession, éclatement, disparition, guerre, tentative de coup d’Etat… sont autant d’hypothèses qui peuvent expliquer que des épurations soient mises en œuvre même par un régime démocratique. La question devient alors d’ordre philosophique et moral : une démocratie peut-elle, pour assurer sa survie, utiliser des techniques qui sont contraires à ses valeurs les plus fondamentales ? Et si oui, à partir de quand, de quel degré de menace ces techniques peuvent-elles être utilisées ?
L’immense opération d’épuration réalisée en Turquie, suite au coup d’Etat manqué contre Erdogan en juillet 2016, pose cette question classique sous un jour nouveau. En effet, ce sont tous les milieux, à commencer par les institutions politiques mais aussi les universités, écoles, armée, police, magistrature ou sport qui sont touchés par ces procédures inédites. L’ampleur de l’épuration vient clairement remettre en cause l’existence même de la démocratie en Turquie (on estime qu’environ 150.000 personnes ont été limogées dont 55.000 ont été emprisonnées). Ce n’est plus la question de la légitimité de l’emploi du procédé qui est posée, mais la façon dont il est employé puisqu’il vient modifier profondément la nature du régime.
2. Le spectre improbable du gouvernement des juges
Si l’expression le « gouvernement des juges » est relativement récente (1921) la crainte qui la sous-tend est fort ancienne puisque Montesquieu dans De l’esprit des lois en 1748 souhaitait déjà que la puissance des juges soit « en quelque sorte nulle » alors que le poète romain Juvénal posait la question Quis custodiet ipsos custodes ? généralement traduite par qui gardera ces gardiens ?
Dans l’esprit commun, l’expression « gouvernement des juges » renvoie à la direction d’un pays par des juges qui, à force d’interpréter toutes les lois, les videraient de leur sens commun pour y substituer leurs propres interprétations. De ce fait, les juges en viendraient à diriger le pays à force d’interpréter et, en fait, de modifier les lois.
Dans cette vision, les juges seraient incontrôlés et incontrôlables, perturberaient la vie politique d’un pays jusqu’à sa potentielle disparition. Cette organisation serait d’autant plus insupportable, dans le cadre des pays démocratiques, que les juges y sont indépendants, inamovibles et qu’ils sont soustraits à tout mécanisme de responsabilité d’ordre démocratique (à l’exception de certains juges aux Etats-Unis).
Pourtant cette vision est un fantasme absolu, une sorte de Léviathan propre à effrayer les jeunes juristes comme les ogres des contes de fées effraient les jeunes enfants : on en a peur, mais on n’y croit pas vraiment. Jamais en effet, la moindre trace d’un gouvernement des juges de ce type n’a vu le jour. Jamais des juges n’ont voulu, ou réussi, à faire remonter à eux par une augmentation progressive de leur pouvoir, l’intégralité du pouvoir politique. Jamais, nulle part.
Edouard Lambert, l’auteur de l’expression le « gouvernement des juges » ne l’avait d’ailleurs pas conçue dans cette version extensive. Il l’avait conçue pour décrire l’augmentation des pouvoirs des juges de la cour suprême américaine effectuée à l’occasion de l’arrêt Marbury contre Madison en 1803. Cet arrêt illustre la capacité qu’a le pouvoir judiciaire à s’opposer au pouvoir exécutif mais, même aux Etats-Unis où le pouvoir judiciaire est très puissant, le pouvoir judiciaire n’a guère la possibilité d’aller plus loin que de s’opposer, voire de paralyser, l’action d’un autre pouvoir mais sur un thème précis seulement : celui sur lequel il est saisi.
Quelques autres cas de ce type de gouvernement des juges, de cette version limitée qui voit les juges s’opposer sur un thème précis à un autre pouvoir, peuvent être trouvés. Ainsi Roosevelt a vu nombre de ses réformes invalidées par la cour suprême américaine dans le cadre du new deal. S’ensuivit alors un conflit violent qui aboutit à un changement de jurisprudence de la cour suprême, celle-ci ayant été menacée de voir sa composition changer et le nombre de juges augmenté par des juges favorables au new deal. Dans cet exemple (à l’exception de la menace formulée qui est hors-cadre), on est typiquement dans le cadre d’un contre-pouvoir, d’un pouvoir qui ne peut lui-même agir mais qui peut entraver l’action d’un autre pouvoir. Il s’agit là d’un fonctionnement assez typique de la théorie américaine des checks and balances (freins et contrepoids).
En plus des Etats-Unis, on peut utilement citer deux autres exemples dans lesquels les juges ont eu des relations très tendues avec le pouvoir exécutif19.
Le premier est très connu, il s’agit de l’opération effectuée en Italie par des juges, opération dite mani pulite (mains propres). Cette opération de lutte contre la corruption des politiques effectuée dans les années 1990 fut menée à Milan d’abord avant d’être élargie à toute l’Italie. Elle provoqua la condamnation de nombreux politiques de très haut niveau (ministres, députés, sénateurs) et la disparition de plusieurs partis politiques historiques trop impliqués, comme la Démocratie chrétienne (DC) ou le parti socialiste italien (PSI). Les juges n’ont fait qu’effectuer leur travail mais celui-ci a eu des conséquences considérables sur la vie politiques italienne, à tel point qu’il a provoqué un changement d’ère politique.
Le second exemple est à la fois plus récent, mais aussi, plus tangent, car les juges ont été nettement plus interventionnistes. La vie politique de la Thaïlande est à la fois instable et complexe et les juges y ont pris une grande part puisque la Cour constitutionnelle de Thaïlande pratique la destitution du Premier ministre à répétition. Sur la période 2006-2014 on a ainsi vu quatre Premiers ministres destitués.
Thaksin Shinawatra (Premier ministre en fuite du fait d’un coup d’Etat militaire en 2006) a ainsi été condamné par contumace en octobre 2008 à deux ans d’emprisonnement par la Cour suprême criminelle. Ce fut ensuite Samak Sundaravej, qui a été contraint à la démission par la Cour constitutionnelle en septembre 2008 à cause d’une affaire de corruption. Peu après, Somchai Wongsawat (beau-frère de Thaksin Shinawatra), fut un éphémère Premier ministre puisque le 2 décembre 2008, la même Cour a prononcé sa destitution et son inéligibilité pour 5 ans. Enfin, Yingluck Shinawatra (sœur de Thaksin Shinawatra) fut destituée par la Cour constitutionnelle le 7 mai 2014 pour corruption.
L’intervention déterminante de la justice dans la vie politique thaïlandaise est donc récurrente (avec l’apparition d’une expression parlante : le « coup d’Etat judiciaire »20). Cependant, cette intervention des juges reste en deçà de celle de l’armée qui pratique le coup d’Etat à répétition. La vie politique thaïlandaise est, du fait de ces interventions fréquentes, d’une remarquable instabilité puisqu’on dénombre une vingtaine de coups d’Etat sur les 80 dernières années, le dernier en date est un coup d’Etat militaire du 7 mai 2014.
Dans tous ces cas, y compris dans le dernier qui est sans doute l’exemple dans lequel les juges ont été le plus interventionnistes, certes le pouvoir judiciaire est capable de renverser des dirigeants et même de le faire de façon récurrente, mais le pouvoir judiciaire n’est pas pour autant capable de gouverner un pays. Le spectre du gouvernement des juges n’a donc jamais véritablement pris corps.
B. L’influence de la justice sur les politiques
En matière judiciaire, mieux vaut avoir un passé qu’un avenir
Alain Juppé, 9 octobre 2016
Si la justice peut être amenée à examiner des affaires qui ont des conséquences politiques, il faut avant tout constater que les politiques ne sont pas des justiciables ordinaires. Ceci étant fait, la justice peut, en exerçant sa mission, perturber le fonctionnement politique du pays considéré, à moins que la justice ne soit instrumentalisée, précisément, dans le but de perturber la vie politique.
1. Les politiques : des justiciables pas comme les autres
Certains élus ont, du fait de leurs fonctions, un statut singulier qui les distingue des justiciables ordinaires : certaines immunités sont accordées et l’existence de quelques juridictions spécialisées fait que les politiques ne sont pas identiques au commun des mortels aux yeux de la justice. Dans toutes les démocraties du monde, les gouvernants sont plus protégés que les citoyens ordinaires. La logique est toujours la même : c’est la fonction qui est protégée et non pas la personne qui l’exerce ; dit en termes juridiques c’est le mandat qui est protégé, pas son titulaire.
L’objectif de cette protection exceptionnelle, accordée à certains politiques, est de protéger les décisions politiques, prises pour le bien de la Nation, d’attaques juridiques qui ne seraient motivées que par de mauvaises raisons. En effet, le combat politique peut prendre bien des formes et la justice pourrait être utilisée par certains pour se faire connaître dans les médias ou pour paralyser toute prise de décision politique (manœuvres d’obstruction). Pour éviter ces attaques qui pourraient paralyser l’Etat, les élus sont protégés par des immunités qui sont constituées de deux protections distinctes : l’irresponsabilité et l’inviolabilité.
L’irresponsabilité concerne les débats et les décisions prises dans le cadre de la fonction. Il est indispensable, pour le fonctionnement même d’une démocratie, que les élus puissent dire ce qu’ils pensent de la mesure en train d’être débattue et qu’ils puissent voter pour ou contre cette mesure sans risquer d’être emprisonnés ou sans craindre une amende. Sans cette protection, sans cette garantie, les élus ne sont pas libres. Il faut, par conséquent, que cette protection soit perpétuelle, sinon un adversaire mal intentionné pourrait revenir 20 ou 30 ans plus tard, accuser et faire condamner les responsables d’alors. Le caractère dissuasif d’une telle condamnation aurait pour effet de bloquer toute prise de décision, en particulier les décisions les plus courageuses qui sont, par définition, celles qui sont déjà le plus difficiles à prendre.
Cette protection a donc un caractère perpétuel et absolu. La protection est perpétuelle car elle s’étend au-delà de la cessation du mandat et n’est jamais susceptible de faire l’objet d’une remise en cause. Elle est absolue car elle couvre tous les actes accomplis dans l’exercice du mandat parlementaire (débats, votes…).
L’inviolabilité constitue le second pan des immunités. Il s’agit d’une protection puissante mais pas absolue. L’idée ici est différente : pour le bien de la démocratie, pour qu’elle soit effective, il ne faut pas que quiconque puisse limiter la liberté de l’élu parce qu’en faisant pression sur sa personne, il deviendrait alors possible d’influencer le mandat exercé. Ainsi, si le titulaire d’une fonction politique pouvait emprisonner un autre élu, la tentation serait réelle, en cas de débat qui s’annonce controversé, d’emprisonner de façon préventive les opposants au projet. Il serait alors tout aussi possible d’envoyer les opposants en prison après le débat (mais avant le vote) et de les relâcher une fois le vote passé. Sans être aussi excessif, de simples amendes, un contrôle fiscal ou des tracasseries administratives de toutes sortes pourraient dissuader des opposants de faire leur travail ou, simplement, les détourner de leurs fonctions par le temps qu’ils consacreraient à leur défense.
Le moyen le plus efficace pour éviter ce danger, réel puisque l’histoire est émaillée de très nombreux exemples, est d’interdire pendant toute la durée du mandat que les élus puissent être emprisonnés ou que des poursuites puissent être effectuées contre eux.
Dans un cas comme dans l’autre, les immunités sont mal vues du grand public car elles sont considérées comme des passe-droits, des privilèges réservés à une élite. Les immunités sont perçues par le public comme un dévoiement de la démocratie, une dérive malsaine qui aboutit à créer une caste de privilégiés hors la loi (dans les deux sens du terme).
Cette perception repose parfois sur de réels abus, car de rares politiques se maintiennent au pouvoir, notamment pour éviter que la justice ne s’invite dans leurs affaires. Il semble bien que certains aient même entamé une carrière politique pour échapper à des poursuites judiciaires. Mais globalement, ces affaires, parfois très médiatisées, restent rares. La fiction littéraire et cinématographique s’est également emparée de ces immunités, ce qui entretient une forme de mythe de l’homme politique corrompu protégé par la justice. Ce mythe est sans doute comparable aux films de gangster : une figure de style reposant sur un fond de réalité, déformé et amplifié pour les besoins de la cause.
Tous ces éléments, réels ou fantasmés, font oublier l’essentiel : les immunités sont un élément fondamental de la démocratie. Sans les immunités, l’oppression de l’opposition est possible et c’est tout un système démocratique qui est mis en danger. Les dictateurs ne s’y trompent pas : dans une dictature, la répression des opposants est une base incontournable du pouvoir. Hitler, arrivé au pouvoir le 30 janvier 1933, a suspendu les immunités parlementaires fin février 1933, puis il a fait arrêter les députés communistes et les a immédiatement fait déporter à Dachau. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.
Il n’est pas question ici d’examiner en détail ce régime des immunités car ces éléments varient dans le temps et l’espace et en fonction de la responsabilité politique exercée. Notons simplement que bénéficient de ces statuts particuliers la plupart des chefs d’Etat (en droit national comme en droit international), les ministres et les parlementaires. En d’autres termes, sont mis à l’abri des poursuites les membres du pouvoir exécutif et les membres du pouvoir législatif de niveau national. Sur le long terme cependant, les immunités sont moins protectrices aujourd’hui qu’elles ne l’étaient il y a dix ou vingt ans et, dans d’assez nombreux cas, l’immunité n’a pas protégé certains ministres ou parlementaires incriminés dans des affaires judiciaires.
2. L’action de la justice qui perturbe le fonctionnement politique normal
Dans plusieurs situations bien différentes, la justice est amenée à intervenir sur le cours ordinaire de la vie politique. Parce qu’elle fait son travail et que sa tâche est de juger et de condamner, la justice est parfois confrontée aux actions de politiques malhonnêtes. Dans d’autres cas, les procès en cours ont des résonnances politiques. Il arrive enfin que la justice soit chargée d’intervenir dans un conflit politique.
Dans tous ces cas, l’intervention de la justice est parfaitement légitime et indispensable.
a. La justice qui suit son cours ordinaire
§ 1. Certaines poursuites judiciaires ont un impact politique
La justice fait normalement son travail lorsque des politiques, qui ont enfreint la loi, sont poursuivis puis condamnés. Cette fonction judiciaire a, cependant, un impact politique, parfois fort, puisqu’il peut aller jusqu’à exclure, temporairement ou définitivement, un ou plusieurs acteur(s) du jeu politique.
Quelques affaires judiciaires impliquant des politiques ont eu un impact fort sur la vie politique française. De nombreux politiques ont ainsi été amenés à démissionner ou ont vu leur carrière politique mise en sommeil du fait d’affaires judiciaires. Quelques noms ont défrayé la chronique judiciaire et marqué leur époque21. Cela est toujours d’actualité puisque Nicolas Sarkozy est toujours poursuivi par la justice dans plusieurs affaires.
La France n’est évidemment pas le seul pays du monde à avoir des juges qui poursuivent des politiques. L’exemple le plus parlant de tous est probablement celui de Bill Clinton qui a eu à faire face aux affaires Paula Jones et Monica Lewinsky, affaires de droit commun, qui ont eu des impacts politiques considérables. Silvio Berlusconi est également assez remarquable dans cette catégorie.
Parmi les politiques qui ont eu à subir la machine judiciaire, tous n’étaient d’ailleurs pas coupables : Dominique Strauss-Kahn, dans l’affaire de la MNEF, alors qu’il avait dû démissionner du ministère des Finances22, Roland Dumas alors qu’il a été fortement incité à se mettre en retrait de la présidence du Conseil constitutionnel, puis à démissionner du Conseil constitutionnel ont tous deux été relaxés des chefs d’accusation qui les avaient contraints à démissionner de leurs fonctions politiques.
Christian Wulff, Président de la République Fédéral d’Allemagne, a été contraint à la démission en février 2012 à la suite d’une demande judiciaire de levée de son immunité. Son procès pour corruption (concernant un séjour en hôtel d’une valeur de 500 €) aboutit à son acquittement en février 2014.
Evidemment aucune indemnisation n’est accordée à ceux dont la carrière est ainsi mise entre parenthèses, voire foudroyée.
Ainsi, même en l’absence de condamnation, certaines poursuites judiciaires ont eu un impact décisif sur une carrière. L’exemple de l’affaire du sang contaminé, qui a longtemps mis entre parenthèses la vie politique de Laurent Fabius, et a mis fin à la carrière politique de Georgina Dufoix alors qu’ils n’ont ni l’un ni l’autre été condamnés dans cette affaire, reste emblématique. Quant à Edmond Hervé, qui a été formellement condamné, mais dispensé de peine, il a aussi vu là la fin de sa carrière.
Même en l’absence de décision judiciaire formelle, quelques affaires para-judiciaires ont abouti à la démission, voire à la fin de la carrière politique, de certains. L’exemple le plus problématique de ces dernières années est, sans aucun doute, issu des cas de plagiat effectués durant leurs études par des personnes ayant effectué ensuite une carrière politique. Karl-Theodor zu Guttenberg, ministre fédéral de la Défense en Allemagne, a ainsi été contraint de démissionner en 2011 lorsque sa thèse de droit, soutenue quatre ans auparavant, s’est avérée receler des passages recopiés et que son université lui a retiré le titre de docteur. Annette Schavan, ministre fédérale de l’Education et de la Recherche, en Allemagne également, a aussi été contrainte à la démission pour un plagiat dans sa thèse de philosophie en 2013 alors que la thèse avait été soutenue en 1980.
Pál Schmitt, Président de la République en Hongrie, auteur d’une thèse en 1992, a eu à faire face à des accusations de plagiat concernant sa thèse en 2012, son titre de docteur lui fut retiré et il démissionna peu de temps après.
Dans ces deux dernières affaires, notons au passage qu’aucune prescription n’a été retenue puisque les faits s’étaient produits 20 à 30 ans plus tôt.
Dans d’autres cas, l’impact politique d’une condamnation sur la carrière d’un politique est relativement négligeable. Ainsi la condamnation d’Alain Juppé, dans l’affaire des emplois fictifs de la ville de Paris, a certes eu pour conséquence son inéligibilité et son exil d’un an au Canada, mais cela ne l’a pas empêché ensuite d’être réélu maire de Bordeaux et de redevenir ministre à plusieurs reprises. Pierre Bédier, condamné pour corruption, a été réélu député. Quant aux époux Balkany ou aux époux Tiberi, les affaires judiciaires les concernant et les diverses condamnations les ayant frappé n’ont jamais empêché les électeurs de leur renouveler leur confiance, preuve une fois encore, que l’intégrité est loin d’être la seule qualité recherchée par les électeurs français. Gaston Flosse a, lui aussi, fait preuve d’une remarquable insubmersibilité judiciaire.
Dans un autre registre, qui pourrait prendre de l’importance dans les années futures, l’existence depuis peu d’un embryon de justice pénale internationale peut avoir des répercussions importantes sur la vie politique d’un pays lorsque ses anciens dirigeants de premier plan sont accusés ou jugés à la Haye. Slobodan Milosevic, ancien Président de la Serbie, transféré à la Haye du fait d’une très forte pression internationale et jugé, notamment pour crimes contre l’humanité, n’a pas pu continuer sa vie politique en Serbie.
§ 2. Une affaire ordinaire peut devenir un scandale politique
Il arrive occasionnellement qu’une simple affaire judiciaire, anodine au départ, prenne peu à peu une dimension politique forte, voire extrêmement forte.
L’exemple le plus caractéristique de politisation progressive d’une affaire judiciaire est sans aucun doute celui de l’affaire Dreyfus. A l’origine, il s’agissait d’une simple affaire d’espionnage mettant en scène un officier juif. Cette péripétie de l’histoire militaire française a, peu à peu, dérivé en une affaire politico-judiciaire qui a profondément divisé les Français de la IIIe République en deux camps irréconciliables. En l’espèce, l’opposition entre dreyfusards et antidreyfusards reposait en grande partie sur des éléments nationalistes et antisémites.
Un siècle plus tôt, l’affaire Calas, médiatisée par Voltaire avait, elle aussi, divisé la France sur fond de querelle religieuse entre catholiques et protestants alors que, à l’origine, il n’y avait qu’un simple décès : celui de Marc-Antoine Calas retrouvé pendu par son père. Or Jean Calas, pour éviter à son fils le sort réservé aux suicidés, a modifié la scène du décès et a déclaré à la justice que son fils avait été retrouvé étranglé. Jean Calas, protestant, a ensuite été soumis à la torture, puis roué et étranglé avant que son corps ne soit finalement brûlé. Il fut réhabilité par la suite.
Encore un siècle plus tôt, et dans une atmosphère bien différente, l’affaire des poisons a envenimé le milieu du règne de Louis XIV. Ce scandale, démarré suite au décès naturel d’un officier révéla, lors de l’inventaire après décès, des lettres de la marquise de Brinvilliers qui reconnaissait avoir empoisonné son père et ses frères pour bénéficier de l’héritage. Au fil de l’enquête, les empoisonneuses s’avérèrent être nombreuses et certaines personnalités de la Cour furent impliquées alors que des accusations de messes noires, avec sacrifices d’enfants, ou des profanations d’hosties furent avancées. L’attitude suspecte et partiale de Louis XIV qui s’attacha à préserver sa favorite madame de Montespan de ses accusateurs en enfermant ceux-ci, sans procès, et en faisant finalement brûler tous les dossiers de l’enquête, n’est pas pour rien dans la forte dimension politique de cette histoire.
Bien plus récemment, d’autres affaires, anodines à leur point de départ, ont finalement des implications politiques fortes dès lors que le scandale atteint une certaine ampleur. Ainsi le scandale de l’amiante, ou le scandale du médicament médiator ont contraint à modifier les règles juridiques en vigueur pour que des telles affaires n’aient plus lieu. De même, l’affaire d’Outreau a eu des conséquences médiatiques telles, que le pouvoir politique a fini par s’en préoccuper. Là encore, des peurs contemporaines ont créé un terrain propice à un affrontement assez long.
Toutes ces affaires, si elles ébranlent le pouvoir en place et qu’elles remettent en cause son fonctionnement, n’aboutissent cependant que rarement à la chute de celui-ci car elles ne le visent pas directement. Il s’agit davantage de querelles profondes qui s’épanouissent sur un terreau favorable et dont l’affaire en question fournit le prétexte d’une opposition, bien plus que d’une remise en cause directe du pouvoir.
b. La justice qui est saisie de thèmes à résonnance politique
A l’occasion de son fonctionnement normal, la justice est parfois amenée à trancher des affaires qui ont des conséquences politiques importantes.
Certains thèmes récurrents sont abordés par la justice de différents pays en particulier dans le domaine des libertés individuelles. C’est ainsi qu’au cours du XXe siècle, et en ce début de XXIe siècle, les thèmes de l’avortement, de la répression de l’homosexualité, du mariage entre personne du même sexe, de la gestation pour autrui ou de l’adoption d’enfants par des personnes de même sexe ont fait l’objet de nombreuses décisions importantes dans bon nombre d’Etats.
Les situations particulières de chaque Etat expliquent aussi des décisions judiciaires qui sont propres à un seul pays. C’est ainsi qu’aux Etats-Unis la ségrégation raciale a pu prospérer sur la base de l’arrêt de la Cour suprême de 1896 Plessy v. Ferguson qui crée la doctrine separate but equal. Plus récemment, en 2012, la Cour a validé la constitutionnalité de la loi Patient Protection and Affordable Care Act (dite Obamacare) qui oblige presque tous les Américains à se doter d’une couverture maladie. Autre exemple de spécificité nationale : en Israël, la Cour suprême a donné raison en 2010 aux habitants de Biline et a contraint les autorités à déplacer le mur de séparation qui empiétait largement sur les territoires palestiniens.
Le contrôle de constitutionnalité des lois est, évidemment, le type de contrôle qui prête le plus le flanc aux critiques relatives à l’immixtion des juges dans la vie politique d’un pays. Les lois, qui sont l’expression la plus classique de la volonté des représentants du peuple, peuvent faire l’objet d’une annulation si elles sont contraires à la constitution d’un Etat. Or, certaines lois portent sur des thèmes hautement politiques et leur annulation par la juridiction chargée d’effectuer ce contrôle donne toujours lieu à un vif débat politique qui prolonge le débat législatif antérieur. La place des juges dans le système politique devient alors un nouveau thème qui s’ajoute au débat de fond en cours.
Dans l’histoire de la Ve République, quelques décisions d’annulation du Conseil constitutionnel ont ainsi fait les titres des journaux de la presse généraliste en raison des fortes implications politiques de la décision. La première à avoir eu cet honneur a été la décision de 1971 « liberté d’association » qui invalida la loi voulue par le gouvernement pour limiter précisément la liberté de créer des associations. D’autres annulations, très politiques, peuvent être citées : l’annulation totale de la loi de finances pour 1980, la loi « sécurité et liberté » en 1981 ou encore les nationalisations d’entreprises en 1982.
A l’inverse, la validation d’une loi polémique par la juridiction suprême a tendance à clore, au moins temporairement, le débat politique. Tel fut le cas avec la validation de la loi sur l’Interruption Volontaire de Grossesse en 1975, les privatisations d’entreprises en 1986, avec la loi Bioéthique en 1994 ou encore celle sur le mariage pour tous en 2013.
Dans les cas qui viennent d’être évoqués, le fonctionnement de l’Etat est parfaitement normal car chacun reste dans son rôle : les politiques doivent décider en conformité avec le régime juridique en vigueur (et sinon, charge à eux de le modifier), quant aux juges ils doivent sanctionner les normes qui ne sont pas en conformité. A l’occasion de l’exercice de la fonction de chacun, il est normal que des frictions occasionnelles aient lieu.
c. La justice qui rend des décisions qui influencent la vie politique
Les juges sont, occasionnellement, amenés à intervenir sur la vie politique d’un pays en interprétant ou en modifiant les règles électorales. Cette fonction de juge électoral n’a rien d’anecdotique car les conséquences peuvent être importantes.
Quelques arrêts semblent importants à souligner dans ce cadre ; cette énumération n’a rien d’exhaustif.
L’arrêt Citizens United v. Federal Election Commission, rendu par la Cour suprême des Etats-Unis le 21 janvier 2010 est un arrêt politiquement important car il permet la participation financière des entreprises aux campagnes électorales ce qui constitue une nouveauté. Quand on connaît l’importance de l’argent dans les campagnes politiques américaines, l’importance politique et la puissance financière de certains lobbies (armes, tabac…), cette modification des règles électorales peut avoir des conséquences de long terme fondamentales.
La décision du Conseil constitutionnel en date du 4 juillet 201323 qui refuse d’annuler le rejet des comptes de campagne de Nicolas Sarkozy par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques, est importante également. La conséquence de ce rejet des comptes de Nicolas Sarkozy pour l’élection présidentielle de 2012 est l’absence de remboursement d’une partie des frais de campagne, ce qui a plongé l’UMP dans une situation financière très préoccupante. L’UMP a fait appel aux dons de ses militants pour faire face à ce déficit (le fameux « Sarkothon ») et collecta 11 millions d’euros en quelques semaines.
On peut également citer l’arrêt United States v. Nixon de la Cour suprême des Etats-Unis rendu le 24 juillet 197424. Cet arrêt qui limite le cadre du « privilège de l’exécutif » en déclarant que la définition des pouvoirs du Président est du ressort du juge et non du Président a eu un impact bien plus grand. En effet, en s’autorisant à juger le Président des Etats-Unis, en lui refusant toute immunité, la décision, rendue en plein scandale du Watergate a précipité la démission de Nixon le 9 août 1974.
d. La justice qui est chargée de trancher des conflits politiques
Dans sa fonction de juge électoral, la justice est amenée à trancher des conflits purement politiques. Le cas de l’élection de telle ou telle personne peut être important voire crucial lorsqu’il s’agit des fonctions suprêmes d’un pays. Ces décisions ayant une portée politique essentielle ne sont, cependant, pas si fréquentes.
La décision qui a le plus retenu l’attention ces vingt dernières années est celle rendue le 12 décembre 2000 par la Cour suprême des Etats-Unis dans l’arrêt Bush v. Gore. Cet arrêt met un terme aux recours et aux contestations consécutifs à l’élection présidentielle américaine de l’an 2000, au recomptage des voix en Floride et à cet épisode incroyable de la vie politique américaine. C’est donc cette décision juridique qui reconnaît l’élection de Georges W. Bush au détriment d’Al Gore, dans des conditions qui furent très largement contestables puisque toutes les voix de la Floride n’ont pas été comptées mais que Georges W. Bush a été déclaré vainqueur dans cet Etat, puis au plan fédéral.
On peut aussi signaler qu’en Allemagne, le 25 août 2005, les huit juges du Tribunal constitutionnel fédéral ont rejeté par sept voix contre une le recours du député Werner Schulz contre la dissolution du Bundestag par le Président fédéral. Il existait, en effet, un doute sur la validité de cette dissolution puisque la procédure est prévue pour des gouvernements qui n’ont plus de majorité, ce qui n’était pas le cas du gouvernement de Gerhard Schröder qui avait demandé à son propre groupe parlementaire de lui refuser la question de confiance25.
Les élections qui ont suivi ont tourné en défaveur de Gerhard Schröder et ont permis l’arrivée au pouvoir d’Angela Merkel.
e. Les destitutions : des décisions juridiques et surtout politiques
Les procédures de destitution sont, certes, des décisions juridiques, mais elles font l’objet de votes essentiellement politiques. Le fait même qu’il y ait un vote (de parlementaires la plupart du temps), intégré dans la procédure, indique clairement qu’il s’agit d’une décision politique. Selon les cas, le chef d’accusation porté peut être réel ou n’être qu’un prétexte pour créer un litige juridique afin de se débarrasser du chef d’Etat devenu trop gênant. Le contexte politique d’une décision de destitution est toujours essentiel et il est nécessairement tendu. Mais ce contexte explique que l’objectif renverser le président en place, puisse être atteint de deux façons distinctes : soit par un vote de destitution formel (§ 1) soit par une démission (§ 2). La plupart du temps, lorsqu’une telle procédure est entamée, elle aboutit. Il existe cependant de rares exceptions (§ 3).
§ 1. Destitutions ayant formellement abouti
L’affrontement au sommet de l’Etat qui aboutit à la destitution d’un chef d’Etat a nécessairement lieu dans un contexte passionnel. Les partisans du chef d’Etat et ses opposants s’affrontant avec virulence jusqu’à la fin d’un processus qui peut être étalé sur plusieurs mois, voire plusieurs années dans les situations les plus extrêmes. Les situations dans lesquelles un chef d’Etat a été formellement destitué sont les plus longues car le processus va à son terme et n’est pas interrompu par une démission. Cela crée aussi les situations qui sont généralement les plus conflictuelles puisque, si le chef d’Etat ne démissionne pas, c’est parce qu’il possède encore des soutiens nombreux et puissants, ainsi que la confiance d’une part non négligeable de la population. Si un de ces éléments manque, la procédure ne va généralement pas à son terme.
Les exemples de destitution de chefs d’Etat sont finalement assez nombreux et assez bien répartis sur la planète avec cependant une récurrence en Amérique du Sud. Voici quelques exemples qui montrent la variété des chefs d’accusation retenus.
En Iran en 1981, Abolhassan Bani Sadr a été destitué pour conspiration et trahison. En 1987 en Tunisie, Habib Bourguiba, après 30 ans de pouvoir, a été destitué par ce qu’il convient d’appeler un « coup d’Etat médical » puisque un groupe de sept médecins a certifié son incapacité mentale à exercer le pouvoir ; il a été formellement destitué le lendemain.
Au Venezuela en 1993, Carlos Andrés Pérez, a été destitué pour malversations et enrichissement illicite. En Equateur, Abdalá Bucaram, accusé de détournements de fonds publics, a été destitué en 1997 pour « incapacité physique et mentale à exercer le pouvoir ».
Un cas un peu atypique est celui d’Alberto Fujimori, Président du Pérou, qui a été accusé en l’an 2000 de corruption et de fraude électorale. Parti en exil au Japon, il a envoyé sa lettre de démission au Parlement par fax mais les parlementaires péruviens l’ont refusée et ils l’ont formellement destitué.
En Indonésie, Abdurrahman Wahid, accusé d’incompétence et de corruption, a été destitué en 2001. En Lituanie, Rolandas Paksas a été destitué en 2004 pour violation grave de la Constitution et manquement au serment constitutionnel (il a pourtant été élu au Parlement européen en 2009).
En Equateur, en 2005 Lucio Gutierrez, a été destitué pour avoir placé des proches au sein de la Cour suprême de justice. Au Paraguay, Fernando Lugo a été destitué en 2012, « pour avoir mal rempli ses fonctions » après une opération policière contre des paysans sans-terre ayant fait 17 morts. En Ukraine en 2014, Viktor Ianoukovytch a été destitué pour avoir abandonné ses fonctions du fait de son exil en Russie. Pour finir cette sélection, au Brésil en 2016, Dilma Roussef a été destituée pour entrave à la justice et corruption.
§ 2. Destitutions ayant abouti à une démission
Certains chefs d’Etat ne sont pas allés jusqu’à la fin de la officielle de la procédure de destitution. Ils ont préféré démissionner une fois la procédure engagée, pour éviter ce qu’ils jugeaient inéluctable et ont mis fin, d’eux-mêmes, au processus de déchéance en reprenant la main et en évitant l’humiliation de la dernière étape officielle. Politiquement, cela ne change pas grand-chose : l’objectif d’écarter le chef d’Etat est atteint. Mais, médiatiquement, l’ex-chef d’Etat pourra se draper dans sa dignité et tenter de sauver les apparences. Il peut exister quelques autres avantages discrets à la démission car, dans certains cas, la destitution entraîne de facto quelques complications comme l’inéligibilité. Dans certains cas, on sait que la démission a été négociée, ce qui peut être avantageux pour toutes les parties concernées.
C’est la voie qu’ont suivi plusieurs présidents à commencer par le plus connu de tous : Richard Nixon (Etats-Unis, 1974) qui a ainsi mis fin à l’affaire du Watergate (accusation d’espionnage politique avec les moyens de l’Etat). D’autres ont suivi cet exemple : Fernando Collor de Mello (Brésil, 1992, accusé de trafic d’influence et de corruption), Ezer Weizman (Israël, 2000, accusé d’évasion fiscale et de corruption), Moshe Katzav (Israël, 2007, scandale sexuel), Pervez Musharraf (Pakistan, 2008, accusé d’avoir insuffisamment protégé Benazir Bhutto qui fut assassinée), Christian Wulff (Allemagne, 2012 accusé de corruption et innocenté a posteriori), Otto Pérez (Guatemala, 2015, accusé d’avoir dirigé un système de corruption au sein des douanes), Jacob Zuma (Afrique du Sud, 2018, a effectué des travaux chez lui aux frais de l’Etat), Pedro Pablo Kuczynski, (Pérou, 2018, corruption).
§ 3. Procédures de destitution n’ayant pas abouti
Deux procédures sont restées célèbres pour être allées au bout du processus juridico-politique de destitution, mais sans aboutir à une destitution, il s’agit des procédures intentées contre Andrew Johnson et Bill Clinton, tous deux présidents des Etats-Unis.
Andrew Johnson a été poursuivi en 1868, notamment, pour diffamation envers le Congrès et, surtout, pour avoir révoqué son secrétaire à la défense sans l’accord du Sénat (qui était nécessaire à l’époque). Il n’a finalement pas été destitué, mais cela s’est joué à une voix près. Quant à Bill Clinton, il a été poursuivi en 1998 dans le cadre de l’affaire Monica Lewinsky, une stagiaire de la maison blanche avec laquelle il a entretenu une relation extraconjugale, relation qu’il a refusé de reconnaître en jouant sur les mots, ce qui lui a valu une double accusation de parjure et d’obstruction à la justice. Là encore, il n’a pas été destitué, faute d’un vote suffisant en ce sens.
3. La justice instrumentalisée à des fins politiques
Plusieurs moyens distincts peuvent être employés par ceux qui sont au pouvoir pour interrompre le cours normal de la justice. Tous ne relèvent pas de la même logique. Il est, en effet, possible de détourner de sa finalité première la législation de l’Etat au profit de ses intérêts (a) ou d’utiliser les moyens de la justice contre des opposants (b). Dans les pays où la justice n’est pas un rêve, il est aussi possible que les parties civiles détournent celle-ci de ses objectifs initiaux pour médiatiser leur cause ou obtenir la modification du droit en vigueur (c).
a. L’utilisation détournée de moyens légaux par le pouvoir en place
En plus de la maîtrise de l’instruction de l’enquête par le ministre de la Justice (supra), certains instruments légaux peuvent, à l’occasion, être détournés de leur finalité première par le pouvoir en place pour modifier les actes relatifs aux personnes déjà condamnées. Les lois d’amnistie fournissent un exemple parfois douteux de ce genre de pratiques. Les grâces présidentielles peuvent aussi, quoique plus rarement, émouvoir les observateurs.
§ 1. Les mesures d’amnistie
Les mesures d’amnisties peuvent être socialement nécessaires pour permettre à une société de passer collectivement à une nouvelle ère qui suit une période douloureuse. Ce procédé existe depuis la plus haute antiquité et il est fréquemment utilisé après des guerres ou des guerres civiles. Ainsi en France, la loi d’amnistie des communards (11 juillet 1880), les lois d’amnistie des 5 janvier 1951 et 6 août 1953 concernant des faits commis pendant la seconde guerre mondiale ou encore les lois d’amnistie de 1962, 1966 et 1968 relatives à la guerre d’Algérie peuvent être assez aisément justifiées.
Bien plus contestable, et d’ailleurs nettement plus contestée, fut l’amnistie des généraux putschistes de 1961 par une loi de l’automne 1982. Le gouvernement de Pierre Mauroy dut d’ailleurs mettre tout son poids dans la balance en engageant sa responsabilité au moyen de l’art. 49.3. Les considérations politiques de cette loi étaient loin d’être absentes puisque, outre la volonté affichée par les socialistes de se concilier les bonnes grâces de certains membres de l’armée, il s’agissait également de s’attirer les faveurs du vote des pieds-noirs.
Contestable également fut la loi du 15 janvier 1990 « relative à la limitation des dépenses électorales et à la clarification du financement des activités politiques » et en particulier son article 19 : « sont amnistiées toutes infractions commises avant le 15 juin 1989 en relation avec le financement direct ou indirect de campagnes électorales ou de partis et de groupements politiques ». Par ce moyen fort efficace, les partis politiques se sont autoamnistiés leurs comportements antérieurs disons, douteux…
Contestable aussi fut l’amnistie individuelle de Guy Drut, ancien ministre et ancien champion olympique, dans une affaire relative au financement du RPR, le 25 mai 2006 par un décret de Jacques Chirac. Cette amnistie déclencha d’ailleurs de nombreuses protestations d’autant plus vaines que le motif avoué était de permettre à Guy Drut « de continuer à siéger au sein du Comité international olympique, ce qui est tout à fait essentiel pour la France et la défense de ses intérêts dans le domaine sportif ». En d’autres termes, les intérêts supérieurs de la France étaient en jeu puisque que le vote relatif à la candidature des Jeux Olympiques à Paris en 2012 se rapprochait. Sur ce dernier point, il faut d’ailleurs constater l’échec patent de la manœuvre ; et que dire de l’objectif de « moralisation de la vie politique » affiché par la loi qui a permis cette amnistie individuelle ?
Encore plus étonnante fut la série de coïncidences dont bénéficia Silvio Berlusconi dans le cadre de plusieurs poursuites judiciaires. Par exemple, la loi italienne d’amnistie fiscale de 1992 eut pour conséquence le classement d’affaires qui poursuivaient de près Silvio Berlusconi. Une autre loi d’amnistie, cette fois relative aux constructions abusives, eut pour effet le classement sans suites de son dossier relatif à sa villa de Sardaigne.
Silvio Berlusconi fut, cependant, condamné à quatre ans de prison ferme dans l’affaire Mediaset. Cette peine fut tempérée grâce à une nouvelle amnistie qui ramena cette peine à un an.
Quant à la définition légale du faux en bilan, elle fut fort opportunément changée par une modification du droit en vigueur, le faux en bilan n’étant plus un délit. Cela permit à Silvio Berlusconi d’obtenir un classement de son dossier dans l’affaire Fininvest.
§ 2. Le droit de grâce
En plus, des mesures d’amnistie, le droit de grâce peut permettre aussi des aménagements de décisions judiciaires. Le droit de grâce n’est pas propre à la France puisque de nombreux chefs d’Etat en disposent. Pour ce qui est de la France, détenu à l’origine par les rois de France, le droit de grâce est désormais entre les mains du Président de la République qui doit néanmoins obtenir le contreseing du Premier ministre et du garde des Sceaux. En France, le droit de grâce n’est pas susceptible d’être examiné par la justice
Indépendamment de la question de l’existence du droit de grâce et de son bien-fondé, celui-ci offre au Président la possibilité d’influer sur le cours des décisions judiciaires sans avoir à se justifier en aucune façon. Dans ces conditions, le droit de grâce pourrait servir à blanchir un proche d’autant plus facilement que le décret de grâce n’est pas publié au Journal Officiel. Pourtant, il existe peu de cas dans lesquels la grâce présidentielle a été politiquement contestée et vraiment suspecte.
Tel ne fut cependant pas le cas lorsque la grâce présidentielle fut accordée par Nicolas Sarkozy en 2008, à la demande de Charles Pasqua, à Jean-Charles Marchiani. Ce dernier, ancien préfet, ancien député européen et ancien négociateur pour le compte de la France dans plusieurs négociations aussi sensibles que discrètes, comme des libérations d’otages, avait été condamné pour corruption à trois ans de prison. Il bénéficia par une grâce présidentielle d’une réduction de six mois pour « comportement exemplaire » alors que, contrairement aux usages en vigueur, les services du ministère de la Justice n’avaient rien proposé de tel. Cette grâce présidentielle fut dénoncée par le PS et provoqua d’autant plus de remous que les faits de corruption pour lesquels Jean-Charles Marchiani avait été condamné concernaient des affaires de rétro-commissions avec de forts soupçons de financement occulte de partis politiques.
Bien des années plus tôt, Paul Touvier, coupable de crime contre l’humanité, condamné à mort avait été gracié par Georges Pompidou, le 23 novembre 1971 à la demande pressante de membres de l’Eglise catholique.
Il n’y a pas qu’en France que l’utilisation du droit de grâce a pu être critiquée. Gerald Ford, devenu président des Etats-Unis en 1974 suite à la démission de Nixon du fait du scandale du Watergate, accorda sa grâce présidentielle à Nixon dès son arrivée à la maison blanche. Cette décision eut pour effet de stopper toutes les poursuites contre Nixon ; elle eut également pour effet de largement discréditer Gerald Ford auprès des Américains.
Une autre possibilité, qui a ce jour n’a pas encore été concrètement employée car elle poserait, au minimum, quelques difficultés juridiques et éthiques, est l’auto-grâce. Le procédé est tellement grossier qu’il semble interdit mais il s’agit davantage d’un flou juridique que d’une interdiction formelle.
Ainsi, pendant sa campagne présidentielle, Rodrigo Duterte, président des Philippines depuis juin 2016 a évoqué la possibilité de s’auto-gracier pour son implication dans les véritables escadrons de la mort mis en place dans la ville dont il était maire26. Aux Etats-Unis, Donald Trump a également revendiqué la possibilité de s’auto-gracier, en particulier dans le cadre de l’enquête russe liée à son élection, tout en ajoutant qu’il n’avait rien à se reprocher27.
b. La justice instrumentalisée par le pouvoir en place
Le pouvoir politique dirige presque systématiquement l’appareil judiciaire, dans les dictatures comme dans les démocraties, même si les instructions données ne sont pas du même ordre. Dès lors que la justice reçoit des instructions du gouvernement en place, il peut être tentant pour les dirigeants de vouloir faire taire leurs opposants politiques (§ 1), de vouloir faire condamner les anciens dirigeants d’un régime politique récemment renversé (§ 2) ou, dans un registre différent, de vouloir obtenir des condamnations exemplaires à des fins de communication politique (§ 3).
§ 1. L’instrumentalisation de la justice pour attaquer les opposants
L’instrumentalisation de la justice pour attaquer les opposants relève essentiellement de méthodes employées par les régimes non-démocratiques. Les exemples passés et présents ne manquent pas et quelques-uns sont restés célèbres.
Le plus connu de ces procès est peut-être celui des Templiers qui fut intenté par Philippe le Bel à l’ordre du Temple accusé, entre 1307 et 1312, de divers chefs d’accusation dont l’hérésie, la simonie, la sodomie et l’idolâtrie. Des aveux, arrachés par la torture, vinrent donner corps à ces accusations qui reflètent sans doute bien plus les peurs de l’époque que la réalité. Ce procès fut un moyen pour Philippe le Bel de combattre un ordre religieux et militaire puissant sur le sol français et de combattre, de façon indirecte, le pape Clément V. Au terme de ce procès, l’ordre fut dissout, les chevaliers neutralisés, dispersés ou exécutés. Quant aux biens, ils furent dispersés et le trésor royal obtint de nombreuses compensations.
Un autre exemple de ce type de procès fut celui de Nicolas Fouquet, après son arrestation par d’Artagnan sur ordre de Louis XIV. Ce procès dura plus de trois ans et les contemporains de celui-ci s’accordèrent à dire qu’il fut inique. Ici, la volonté de condamner un opposant s’appliqua à quelqu’un qui s’imposait comme un concurrent du souverain. Une fois la condamnation émise par les juges, Louis XIV modifia la sentence et l’alourdit pour faire emprisonner Fouquet jusqu’à sa mort. Louis XIV, décidément très impliqué, disgracia en outre, deux juges qui n’avaient pas suivi ses souhaits lors du procès.
Plus récemment, les procès de Moscou sont particulièrement représentatifs de l’instrumentalisation de la justice afin de condamner des opposants politiques. Entre août 1936 et mars 1938, Staline fit organiser plusieurs procès dont l’objet était d’éliminer d’anciens rivaux qui ne lui devaient rien et de souder le pays derrière Staline. C’est ainsi que plusieurs procès à grand spectacle furent mis en scène pour dénoncer les comportements de plusieurs leaders historiques, soi-disant responsables de la situation catastrophique d’alors. Les aveux des accusés, arrachés sous la torture ou sous la menace, et la très large publicité accordée à ceux-ci, devaient convaincre l’opinion publique intérieure. Ces procès, qui s’achevèrent le plus souvent par la mort des accusés, ouvrirent la période des grandes purges au sein de l’URSS. Certains condamnés, en particulier des militaires, furent réhabilités par la suite par Khrouchtchev.
Les procès de Prague de 1952 reprirent en Tchécoslovaquie les mêmes ficelles et les mêmes objectifs : faire condamner des dirigeants qui pouvaient faire de l’ombre au dirigeant communiste local : Klement Gottwald. Ces procès, réalisés dans le plus pur style stalinien, aboutirent à l’exécution, sans surprise, de tous les accusés.
Le procès intenté à Ioulia Tymochenko, ancien Premier ministre de l’Ukraine fut également un procès de type politique puisque sa condamnation en 2011 à sept ans de prison ferme et son emprisonnement ont été cassés par la Cour Européenne des Droits de l’Homme en 2013 puis par la Cour Suprême d’Ukraine en 2014 et que certains juges de l’époque ont été poursuivis.
Plus récemment encore, le principal opposant de Poutine, Alexeï Navalny a fait face à un procès, notamment pour détournement de fonds, dans une affaire remontant à 2009. Dans cette affaire, la Russie a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme qui a jugé que le droit à un procès équitable avait été refusé en 2013 à Navalny. Malgré tout, Navalny a été condamné à cinq ans de prison avec sursis, en février 2017.
Mais cette condamnation judiciaire a une autre conséquence qui va au-delà de cet emprisonnement avec sursis : Alexeï Navalny a été déclaré inéligible en décembre 2017 jusqu’en 2028 par la commission électorale. Ce fut très pratique pour l’élection présidentielle de mars 2018 à laquelle, par conséquent, Poutine n’eut pas d’opposant sérieux et fut donc réélu.
Les démocraties ne sont pas totalement préservées de la tentation qui consiste à vouloir attaquer ses opposants par la voie judiciaire, ces procès sont cependant rarissimes.
Au début du XXe siècle, Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, deux anarchistes d’origine italienne, furent accusés aux Etats-Unis d’avoir participé à deux braquages dont l’un fit deux morts. Ils furent finalement condamnés à mort et exécutés en 1927 alors que la question de leur culpabilité était, et reste aujourd’hui encore, sujette à de nombreuses controverses. Leur réhabilitation en 1977 n’a pas mis fin à ce débat. Quoiqu’il en soit, ce procès eut pour conséquence de participer à décrédibiliser l’anarchisme en tant que mouvement politique.
Dans le même ordre d’idées, aux Etats-Unis encore mais à la fin des années 1960, le mouvement Black Panther Party fut considéré par le FBI comme une menace majeure. Le FBI inscrivit donc les Black Panthers dans une opération (programme COINTELPRO, supra) dont l’objectif était la destruction des menaces contre les Etats-Unis par des méthodes proches du harcèlement policier, voire au moyen de procédés illégaux. Parmi ces techniques, l’arrestation de 21 cadres dirigeants de la section new-yorkaise du Black Panther Party (les Panther 21) en 1969 inculpés d’« association de malfaiteurs en vue de commettre des actes de terrorisme » donna lieu à une affaire célèbre. Si les charges furent rapidement abandonnées contre certains, 13 d’entre eux furent jugés et, alors qu’une vague nationale de protestation prit rapidement corps, ils furent finalement tous acquittés.
La France ne semble pas avoir trop utilisé ce type de procédé, même si l’affaire Clearstream 2 a aussi été interprétée comme une tentative d’utilisation de la justice pour éliminer un rival politique. Les différents protagonistes politiques de cette affaire, Dominique de Villepin en particulier, ayant été relaxés, on n’a pas là une affaire totalement pertinente pour cette catégorie.
§ 2. La condamnation d’anciens dirigeants et l’ouverture d’une ère politique nouvelle
L’autre grande instrumentalisation de la justice par le pouvoir en place est effectuée pour condamner d’anciens dirigeants et marquer ainsi qu’une nouvelle ère est ouverte. Les procès de ce type sont souvent expéditifs et sévères surtout lorsqu’ils ont pour objectif de condamner l’ancien chef d’Etat. Les procès de Louis XVI, de Pétain, de Ceausescu ou de Saddam Hussein se sont tous achevés par des condamnations à mort. Seul Pétain échappa à la peine capitale, celle-ci étant commuée en détention à perpétuité par une grâce du général de Gaulle. Le procès de Moubarak en 2012 s’inscrit évidemment dans cette longue lignée.
Bien plus ancien, mais très représentatif de ce type de procès, fut le procès d’Enguerrand de Marigny. Bras droit de Philippe le Bel et coadjuteur du royaume, sa situation devint très délicate après le décès du roi. Le successeur de Philippe le Bel, Louis X, ordonna, en effet, l’arrestation d’Enguerrand de Marigny et un procès de son action. Ce procès n’aboutissant à rien du fait de sa bonne gestion (alors qu’on avait pourtant refusé de l’entendre), des accusations de sorcellerie furent alors intentées contre lui par son propre frère cadet, l’évêque Jean de Marigny et elles attinrent le résultat escompté. Il fut, par conséquent, pendu le 30 avril 1315 au gibet de Montfaucon où son corps resta exposé pendant deux ans.
L’accès au trône d’un nouveau roi en 1316, Philippe V le Long, engendra l’ouverture en 1317 d’un procès en réhabilitation qui le disculpa des méfaits qu’on lui imputait et réhabilita sa mémoire. Notons que ce second procès procède exactement du même objectif politique que le précédent : indiquer par la voie judiciaire qu’une nouvelle ère politique vient de s’ouvrir qui sera différente de l’ère antérieure.
Le procès de Louis Antoine de Bourbon-Condé, plus connu sous son titre de duc d’Enghien, procès effectué en 1804 sur ordre de Bonaparte, peut également être classé dans cette catégorie. A l’origine du procès se trouve un complot visant à tuer le premier consul dans lequel le duc d’Enghien semble impliqué. Une expédition militaire a été montée pour enlever le duc dans sa résidence à l’étranger, il fut ensuite ramené à Vincennes pour y être traduit devant un tribunal militaire, jugé sommairement et finalement exécuté, l’ensemble de ces opérations ayant été effectué en moins d’une semaine. Etant un prince de sang royal, l’affaire du duc d’Enghien a profondément ému la France et les cours royales européennes de l’époque.
Au-delà de la question de son éventuelle culpabilité, il existe une dimension politique indéniable à cette affaire puisque l’exécution d’un prince de sang royal a permis de rallier à Napoléon des Républicains qui, sans cette exécution, redoutaient toujours le ralliement de celui-ci à la royauté. Ce procès marque, quoi qu’il en soit, une nouvelle ère.
Dans des registres très différents, le tribunal de Nuremberg et le tribunal de Tokyo créèrent également de nouvelles ères à la fois au plan juridique, en créant la notion de crimes contre l’humanité, et au plan politique, puisque de nombreux anciens dirigeants furent jugés.
§ 3. La condamnation emblématique d’un citoyen à des fins politiques
Il ne s’agit pas toujours de faire condamner des opposants politiques mais, parfois aussi, de faire condamner des citoyens pour des crimes emblématiques, et par là-même d’obtenir des condamnations exemplaires à des fins politiques (au sens large du terme). Il s’agit donc ici d’une forme de communication politique, de mise en scène qui est effectuée par le biais de condamnations exemplaires. La différence avec la politique pénale ordinaire est très mince.
Le procès de Galilée s’inscrit dans cette lignée historique. Il ne s’agissait pas de condamner Galilée pour son action d’opposant politique, ce qu’il n’était pas, mais de l’empêcher de tenir un discours contraire à celui de l’Eglise et de faire comprendre à tous, que ceux qui s’opposeraient aux dogmes de l’Eglise étaient susceptibles de faire l’objet de procès.
Bien plus récemment l’affaire des Pussy Riot, en Russie s’inscrit également dans ce cadre. Ce groupe punk rock russe et féministe a interprété en février 2012 un « Te Deum punk », dans une église, intitulé « Marie mère de Dieu – chasse Poutine », la vidéo de cette prestation ayant été diffusée sur internet. L’arrestation et le procès, largement médiatisé, ayant abouti à la condamnation de plusieurs membres du groupe à deux ans de détention en camp pour « vandalisme motivé par la haine religieuse », le jugement considérant que « leurs actes étaient sacrilèges, blasphématoires, qu’ils avaient violé les règles de l’Eglise ». Cette affaire a eu une très large couverture médiatique nationale et internationale. Cette affaire peut, bien sûr, aussi être vue comme visant à condamner des opposants politiques puisqu’elle relève simultanément de ces deux catégories.
Toutes ces tentatives d’instrumentalisation de la justice peuvent, cependant, se retourner contre leurs auteurs en particulier dans un régime démocratique. L’exemple le plus patent d’un échec d’instrumentalisation politique de la justice fut donné avec le procès de Riom. Ce procès voulu par le régime de Vichy pour juger les « responsables de la défaite contre l’Allemagne » fut ouvert en 1942 et eut pour principaux accusés Léon Blum et Edouard Daladier. A l’occasion de ce procès, effectué en public et en présence de la presse, Blum et Daladier opposèrent une résistance efficace aux accusations portées contre eux, à un point tel que le procès contribua à retourner une partie de l’opinion publique contre le régime de Vichy. Devant ce camouflet, le procès fut interrompu et ne fut jamais repris28.
c. La justice instrumentalisée par les parties civiles
Dès lors que la justice a pour mission de trancher des conflits, elle se trouve confrontée à des rivalités dont l’enjeu est occasionnellement politique. Certains procès sont, en effet, provoqués par des justiciables qui souhaitent, par ce moyen, obtenir une véritable tribune pour présenter des thèses politiques ou pour obtenir la modification du droit en vigueur.
Aux Etats-Unis le procès « du singe » est un exemple bien connu de procès dont l’enjeu était à la fois politique et religieux mais aussi, et peut-être surtout, l’abolition d’une loi en vigueur. L’objet de ce procès était de faire condamner un instituteur qui avait enseigné la théorie de l’évolution, ce qui était alors illégal en vertu du Butler Act. Ce procès eut lieu à Dayton, Tennessee, en 1925 et opposa les libéraux aux fondamentalistes chrétiens du procureur, et homme politique, William Jennings Bryan. L’instituteur de l’école publique de Dayton, John Thomas Scopes fut condamné à une amende de cent dollars pour avoir enseigné la théorie de l’évolution. L’enjeu essentiel de ce procès était évidemment de dénoncer et d’obtenir l’abolition du Butler Act. Ce procès a connu un grand retentissement dans tout le pays et, malgré la défaite et l’amende, la victoire médiatique est généralement attribuée aux évolutionnistes. Ce procès est aujourd’hui encore cité très régulièrement aux Etats-Unis. Le Butler Act resta quant à lui en vigueur jusqu’en 1967.
En France, dans le même ordre d’idées, Robert Badinter dans les années 1970 se servait de ses plaidoiries et des procès intentés à ses clients pour plaider contre la peine de mort. Il obtint l’abolition de la peine de mort peu de temps après sa nomination au ministère de la Justice. Quelques années auparavant, Gisèle Halimi avait utilisé la même technique au cours des procès intentées à ses clientes pour lutter contre l’avortement. Le procès de Bobigny en 1972, où elle défendit une mineure qui avait avorté après un viol, eut un retentissement considérable et contribua fortement à la loi Veil de 1975. Quelques années plus tard elle obtint la modification législative de la définition du viol à la suite d’un procès relatif à un viol collectif.
Plus récemment, s’est tenu en Allemagne en 2008-2012, un important débat sur la pénalisation de la circoncision suite à une décision judiciaire du tribunal de grande instance de Cologne au nom des droits de l’enfant, de la libre disponibilité de leur corps par les enfants et de la liberté religieuse. Ce débat a entraîné la création d’une loi en décembre 2012 pour préciser les modalités de la circoncision.
Dans un cadre un peu différent, certains procès sont intentés pour tenter de limiter l’influence d’adversaires politiques. Le procès Kravtchenko (ou Kravchenko) est de ce type. Viktor Kravtchenko était un transfuge soviétique qui avait écrit J’ai choisi la liberté, un livre dénonçant le système soviétique qui connut, en France et dans le monde, un grand succès. L’hebdomadaire Les Lettres françaises, journal proche du parti communiste français, l’accusa de désinformation et d’être un agent des Etats-Unis. Cette accusation amena l’auteur à porter plainte, ce qui donna lieu à un procès retentissant de trois mois en 1949 devant le tribunal correctionnel de la Seine. Une centaine de témoins y participèrent. On sut plus tard que le KGB fit tout pour discréditer l’auteur en envoyant d’anciens collègues témoigner contre lui, ainsi que son ex-femme, alors que la CIA finançait de son côté les avocats et les déplacements des témoins de Kravtchenko. Le 4 avril 1949, le procès fut remporté par Kravtchenko. Le tribunal lui accorda un dédommagement de 150 000 francs. La sentence fut globalement confirmée en appel (procès de novembre-décembre 1949).
Mais l’essentiel n’est pas là : à partir de cette date, tous les intellectuels français surent que s’ils critiquaient l’URSS, ils risquaient soit un procès, soit d’être frappés d’ostracisme. D’ailleurs, aucun intellectuel de la gauche non communiste ne témoigna en faveur de Kravtchenko. Quant à tous les intellectuels classés à gauche, il leur fut, avec ce procès, enjoint de ne pas critiquer le PC s’ils ne voulaient pas être exclus de tous les cercles dans lesquels le PC avait une influence. D’autres procès du même type, mais de moindre importance, furent intentés par la suite contre d’autres auteurs critiques à l’égard du système communiste29.
Pour aller plus loin :
Jean-Denis Bredin, « Un gouvernement des juges ? », Pouvoirs, n°68, 1994, p.77-85.
Mény, Y. Surel, Politique comparée. Les démocraties Allemagne, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, 8ème édition, Montchrestien, 2009, p. 405-426.
Antoine Vauchez, « Le pouvoir judiciaire », in A. Cohen, B. Lacroix, P. Riutort (dir.), Nouveau manuel de science politique, éd. La Découverte, 2009, p. 242-255.
Pouvoirs n°74 – Les juges, septembre 1995 – 238 pages
Pouvoirs n°16 – La justice, janvier 1981 – 192 pages
- P. Pactet, F. Mélin-Soucramanien, Droit constitutionnel, 30ème éd., Sirey, 2011, p. 527. [↩]
- « Le Président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire ». [↩]
- G. Carcassonne, M. Guillaume, La Constitution, 14ème édition, Editions du Seuil, 2017, p. 322. [↩]
- Y. Mény, Y. Surel, Politique comparée. Les démocraties Allemagne, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, 8ème édition, Montchrestien, 2009, p. 408. [↩]
- Les conseillers prud’homaux sont élus par les salariés et les employeurs. [↩]
- Les juges des tribunaux de commerce sont élus, indirectement, par les commerçants. [↩]
- Jean-Marie Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, PUF, 2000, p. 372. [↩]
- Dans les faits, les affrontements entre les juges et le pouvoir royal seront pourtant nombreux tant au XVIIème qu’au XVIIIème siècle (infra). [↩]
- La constitution de 1791 proclame le principe de l’élection des juges (Titre III, article 5) et indique que les juges « ne pourront être, ni destitués que pour forfaiture dûment jugée, ni suspendus que pour une accusation admise» (Titre III, chapitre V, article 2). Le système de l’élection des juges fut également proclamé par la constitution de 1793. Les juges en matière criminelle et en cassation devaient être élus (art. 9) comme les juges de paix (art. 88). Les élections de ces juges devaient, cependant, avoir lieu tous les ans (art. 95, art. 97 et art. 100). Sous le Directoire, les juges de paix devaient être élus tous les deux ans (art. 213), les juges civils étaient élus tous les cinq ans (art. 216) quant aux juges de cassation, ils étaient renouvelables par cinquième tous les ans et élus par les assemblées électorales des départements (art. 259.) Durant le Consulat, les juges de paix étaient élus par les citoyens tous les 3 ans (art. 60). Les autres juges étaient élus à vie par le Sénat pour les juges de cassation (art. 20) ou nommés à vie (art. 68) par le Premier consul (art. 41). [↩]
- Tout au plus sait-on que « les présidents de la Cour de cassation, des cours d’appel et de justice criminelle, sont nommés à vie par l’Empereur » (art. 135). [↩]
- Voir Y. Mény, Y. Surel, Politique comparée. Les démocraties Allemagne, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, 8ème édition, Montchrestien, 2009, p.413-416. [↩]
- « Tous les pouvoirs politiques, quels qu’ils fussent, ont cherché à disposer d’une magistrature aussi docile qu’ils pouvaient la rêver, et leurs rêves étaient insatiables ». G. Carcassonne, M. Guillaume, La Constitution, 14ème édition, Editions du Seuil, 2017, p. 322. [↩]
- « Le pouvoir politique, en France, a toujours nourri le martyrologe judiciaire. Epurations, révocations, mises à la retraite s’étaient succédé au rythme soutenu des changements de régime ». G. Carcassonne, M. Guillaume, La Constitution, 14ème édition, Editions du Seuil, 2017, p. 322. [↩]
- Site internet viepublique.fr [↩]
- Site internet viepublique.fr [↩]
- Site internet justice.gouv.fr [↩]
- A. Vauchez, « Le pouvoir judiciaire », in A. Cohen, B. Lacroix, P. Riutort (dir.), Nouveau manuel de science politique, éd. La Découverte, 2009, p. 245. [↩]
- Site internet viepublique.fr [↩]
- Il est possible également de rappeler l’exemple plus ancien des parlements d’ancien régime en France. Ces parlements n’étaient pas des organes législatifs mais des cours judiciaires régionales qui, dans certains cas, pouvaient s’opposer à la volonté royale, en particulier le Parlement de Paris. Certains parlements ont d’ailleurs été supprimés par Louis XV en 1770 en raison de leur opposition et certains hauts magistrats ont été exilés. Ces magistrats régionaux n’ont évidemment jamais dirigé le pays mais il y eut de nombreuses tentatives par les parlements de contrôler le pouvoir royal, en particulier en contrôlant les comptes de l’Etat. Louis XIV a muselé les parlements, Louis XV les a très vigoureusement combattus, Louis XVI leur a redonné du pouvoir et l’a bien regretté. Le spectre du gouvernement des juges en France puise largement dans l’argumentation développée par les rois de France. [↩]
- « Thaïlande. La Première ministre destituée : le coup d’Etat des juges » Le Nouvel Observateur, 7 mai 2014. [↩]
- Pour mémoire, Bernard Tapie, Alain Joyandet, Georges Tron, Jérôme Cahuzac, Dominique Strauss-Kahn, Pierre Bédier, Christian Nucci, Jacques Médecin, Michel Noir, Jacques Mellick, Alain Carignon ont marqué leur temps. Cette liste n’a, hélas, pas la prétention d’être exhaustive. Jacques Chirac, le 15 décembre 2011, a été reconnu coupable de détournement de fonds et d’abus de confiance par le tribunal correctionnel de Paris, et condamné à deux ans de prison avec sursis, contre l’avis du parquet, qui avait requis la relaxe. [↩]
- Dominique Strauss-Kahn a également été relaxé dans l’affaire du Carlton de Lille en juin 2015. [↩]
- Décision n° 2013-156 PDR du 4 juillet 2013. [↩]
- United States v. Nixon, 418 U.S. 683 (1974). [↩]
- Helmut Kohl avait effectué la même opération en 1982 pour faire ratifier par les électeurs un changement d’alliance électorale. Helmut Schmidt avait aussi utilisé la dissolution en 1972 mais dans des conditions bien différentes puisqu’il n’avait plus vraiment de majorité sans pour autant être renversé. On a su après la chute du mur que le KGB et la Stasi étaient impliqués dans cette histoire et que des députés avaient été corrompus (affaire Steiner-Wienand). [↩]
- http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20160510.OBS0134/10-sorties-du-president-philippin-duterte-qui-font-de-trump-un-enfant-de-ch-ur.html [↩]
- « Trump revendique le droit de s’« auto-gracier » », Le Point, 4 juin 2018 [↩]
- M. Sadoun, Dictionnaire historique de la vie politique française au XXème siècle, J.-F. Sirinelli (dir.), PUF, 2003, article « Procès de Riom ». [↩]
- M. Lazar, Dictionnaire historique de la vie politique française au XXème siècle, J.-F. Sirinelli (dir.), PUF, 2003, article « Procès Kravchenko ». [↩]
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