Section III
Principes généraux du droit administratif
§ 15 Continuation. — Effets de la chose jugée
(253) L’autorité de la chose jugée est la qualité spécifique de l’acte accompli dans la forme de la justice administrative, du jugement administratif. Elle consiste en une stabilité particulière de cet acte. Que le jugement administratif produise son effet, qu’il détermine un rapport juridique de droit public et qu’il décide d’une manière obligatoire, aussi longtemps qu’il n’est pas modifié ou révoqué, tout ce qui doit en résulter, cela résulte de sa nature d’acte d’autorité, d’acte administratif. Mais que le jugement administratif ne puisse pas perdre cette situation dominante, qu’il soit insusceptible de modification et de révocation, cette stabilité en un mot, il la tient de son origine spéciale. C’est ce qui constitue la force de la chose jugée.
Cette force n’est pas sans limites. Pour fixer ces limites, il faut recourir à l’origine du jugement administratif, à la nature du procès administratif, lequel est caractérisé par la collaboration des intéressés en tant que parties. Cette collaboration des parties et leur droit sur l’action du tribunal qui est le fondement de la chose jugée, donnent aussi la clef qui permet de résoudre les questions relatives à l’étendue des effets de la chose jugée.
S’il est vrai, en effet, qu’il est de l’intérêt public qu’une sentence rendue dans ces conditions soit irréfragable, cette sentence est, en même temps, l’objet (254) d’un droit des parties qui ont contribué à la faire rendre. Ce droit des parties sur le jugement est la conséquence logique de leur droit de collaboration dans la procédure qui leur sert à l’obtenir. Ce droit concourt avec l’intérêt public pour donner au jugement cette stabilité qui constitue la force de la chose jugée.
Les deux principes aboutissent, en général, au même résultat pratique. Mais il y a des points où ils se séparent ; nous verrons alors que le droit positif, pour être expliqué, a besoin de l’un et de l’autre principe.
Comme le droit des parties sur le jugement émane plus directement de l’ensemble de la justice administrative et entraîne aussi plus directement les effets pratiques de la chose jugée, nous commencerons par exposer la chose jugée au point de vue du droit des parties, sauf à compléter nos explications en faisant intervenir la part revenant à l’influence de l’intérêt public.
I. — La chose jugée n’a son effet que pour les personnes qui ont figuré dans la procédure comme parties. Quelles sont ces personnes ?
1) La chose jugée, considérée sous le point de vue de l’intérêt public, n’a qu’une valeur négative : c’est un noli me tangere pour tout le monde. Considérée sous le point de vue d’un droit acquis sur le jugement, elle devient tangible. Elle a son effet sur l’Etat : l’Etat, le pouvoir exécutif est lié par cet acte, cela est de son essence1. La chose jugée produit son effet sur les autorités : celles-ci subissent cet effet en tant qu’organes du pouvoir exécutif ; les fonctionnaires y sont tenus personnellement à raison de leur devoir de servir l’Etat2. Mais tout cela n’est que la conséquence (255) de l’effet principal sur la partie : le jugement lui appartient ; cela veut dire que le pouvoir exécutif est lié vis-à-vis de la partie à maintenir le jugement et à respecter le rapport juridique tel que le jugement l’a déterminé ; la partie serait lésée dans son droit si on lui donnait moins ou si on lui prenait plus que le jugement ne l’a dit. Voilà comment la chose jugée se présente dans la justice à partie uniforme. Pour la justice à parties opposées, la situation se complique ; l’acte est lié de deux côtés ; le droit du demandeur interdit la diminution de ce que le défendeur doit ; le droit du défendeur en interdit l’augmentation. De cette manière, la chose jugée a son effet entre les parties ; elle produit cet effet au profit de l’une et contre l’autre, en liant la puissance publique dans cette direction. L’effet immédiat est toujours dirigé contre la puissance publique, laquelle est liée.
2) Pour savoir si une personne doit être considérée comme partie, il ne suffit pas qu’elle soit intéressée dans l’affaire ou qu’il s’agisse d’un droit lui appartenant. Il ne suffit pas, non plus, que, d’après la loi, elle aurait pu ou dû figurer comme partie dans la procédure qui précède le jugement. Il faut qu’elle ait effectivement joué le rôle de partie. Si, comme dans la procédure civile, ce rôle est caractérisé par certaines formes à remplir, telles que l’assignation lancée ou reçue, l’intervention, etc., il suffit que ces formes aient été remplies. Cette personne, alors, est partie (256) pour le jugement qui intervient, même dans le cas où, d’après la loi, elle n’aurait pas eu qualité pour l’être. Mais la justice administrative, nous le savons, n’a pas toujours des formes aussi clairement prononcées ; il faut alors recourir à la nature des choses : une personne n’a été partie qu’autant qu’on l’a entendue, ou que, tout au moins, on lui a donné l’occasion de se faire entendre. Encore faut-il distinguer quelquefois dans quel sens une personne a été entendue ; c’est peut-être à titre de renseignement ou pour connaître ses désirs et ses objections ; le fonctionnaire qui l’a entendue est peut-être à la fois juge et simple administrateur. Ce sera alors une question d’interprétation que de déterminer si cette personne a été partie ou non. Dans ce cas seulement, il sera important de constater si, d’après la loi, cette personne avait qualité pour figurer comme partie dans l’affaire sur laquelle on a statué ; cela servira, en effet, à résoudre cette question d’interprétation : au cas de l’affirmative, elle sera censée avoir été entendue comme partie ; la chose jugée produira, pour elle, son effet3.
3) On parle d’un effet de la chose jugée qui s’exerçerait au delà des parties. Il n’y a là qu’une contradiction apparente avec ce que nous venons de dire. Il y a d’abord le cas de l’adcitation (Beiladung). Cela suppose un procès pendant, dans lequel il y a déjà devant le tribunal une partie au moins. L’adcitation a lieu par ordre du tribunal ; celui-ci met un tiers en cause, afin que le jugement à intervenir produise aussi son effet vis-à-vis de lui4. A la suite de cet ordre, le (257) tiers devient tout simplement partie, qu’il fasse ou non usage de son rôle5. Ce qu’il y a de particulier dans cette adcitation, c’est que le tribunal est autorisé à décider librement qui doit encore être appelé comme partie dans l’affaire, en vue de lui conférer cette qualité d’office6.
Il se peut aussi qu’il y ait succession dans la chose jugée. L’effet de la chose jugée peut être considéré comme l’accessoire du rapport juridique auquel il est attaché. Le droit civil l’admet pour la succession à titre universel et aussi, suivant les circonstances, pour la succession à titre particulier. Ces règles trouveront leur application dans le cas où il s’agit d’un droit individuel (subjectif) public : le successeur à un droit de concession, à un droit à indemnité profitera de la force de chose jugée du jugement obtenu par son prédécesseur. Mais la justice administrative ne statue pas seulement sur des droits individuels préexistants. Par exemple, elle accorde ou refuse des autorisations pour des établissements industriels. Ce sont des questions de libre appréciation ; il n’y a pas là de droit individuel. Et cependant, celui qui a obtenu l’autorisation peut céder son entreprise, et le successeur profite de la force de la chose jugée. Ou bien, ce qui est encore plus frappant, le voisin de l’industrie projetée, qui a fait opposition et obtenu un jugement qui refuse l’autorisation, cède son immeuble : son successeur (258) pourra se prévaloir du jugement qui lui profite7. Dans tous ces cas, il n’y a pas de succession à un droit protégé par le jugement et accessoirement à la force de la chose jugée ; il n’existe pas en effet de droit protégé. Il y a directement succession à ce droit acquis sur le jugement même8. Ce fait trouve son explication dans ce que nous avons exposé au § 8, III, no 2 ci-dessus sur l’effet de l’acte administratif en ce qui concerne des personæ incertæ qui peuvent succéder à la personne que l’effet touche directement. Cette succession, ayant ses règles et ses limites, n’est pas contraire au principe que la force de la chose jugée ne produit son effet que sur les parties en cause. Certes, le fait qu’il y a chose jugée pour ces personnes déterminées n’est pas indifférent à d’autres personnes dont les intérêts peuvent en dépendre. Mais il en est de même pour tous autres droits individuels. Il est contraire à la logique sévère de notre discipline, que de parler d’un effet indirect de la chose jugée, qui s’étendrait sur ces « intéressés indirects ». Le cercle des personnes comprises dans ses effets juridiques est strictement fermé9.
(259) II. — La chose jugée n’a d’effet que pour le rapport déterminé qui a été porté devant la justice administrative et a fait l’objet du jugement.
1) Comme la chose jugée doit être juridiquement le produit de la collaboration des parties, elle n’embrasse que ce qui faisait l’objet de leur procès, ce qui a été in judicium deductum par elles ou contre elles. Le juge est tenu de rester dans ces limites ; s’il les excède, son jugement n’est pas valable. Mais le jugement, comme tout acte d’autorité, atteste lui-même sa validité ; donc, tout ce que le juge a voulu régler est censé remplir les conditions de la chose jugée.
Pour interpréter la volonté du juge, la forme extérieure des jugements donne déjà certaines indications : c’est dans le dispositif que réside cette volonté ; c’est seulement pour le rapport que le dispositif concerne qu’il y aura chose jugée ; les motifs peuvent, sans doute, servir à mieux faire connaître ce rapport ; ils n’entraînent pas, par eux-mêmes, chose jugée pour les rapports qu’ils semblent apprécier10.
Il y a aussi la présomption, pour tout acte d’autorité, que cet acte n’a voulu régler que ce qui en a besoin pour le moment ; si la décision dépend de l’appréciation d’un rapport fondamental, le jugement doit faire cette appréciation pour y arriver ; mais il n’est pas censé l’avoir fait d’une manière obligatoire pour tous les autres cas individuels qui ultérieurement pourront encore en résulter11. Enfin, d’un autre (260) côté et dans le même but pratique, le jugement, sauf restriction spéciale bien prouvée, doit avoir voulu régler complètement et absolument le cas individuel sans qu’il y ait besoin d’aucun complément pour comprendre la réalité des choses.
2) Dans la procédure civile, on trouve des jugements qui se bornent à terminer définitivement une certaine partie des contestations portées à la connaissance du tribunal. Cela s’appelle un jugement partiel (Teilurteil). Il n’y a rien d’extraordinaire à séparer ainsi les différentes prétentions et contre-prétentions qui se trouvaient réunies dans une seule procédure12. Mais il se peut aussi qu’on sépare, de cette manière, les différents aspects que présente une seule et même prétention, un rapport juridique déterminé qui fait l’objet du litige. Le tribunal, par exemple, statue préalablement sur le fond de la demande, sauf à fixer plus tard le montant à adjuger13. Il y aura alors, en vertu du jugement partiel, pour ce rapport, une force de chose jugée partielle.
Dans la justice administrative, cette division devient nécessaire quand il y a juridiction de compétence restreinte ; comp. § 14, no 3 ci-dessus. C’est surtout dans le droit bavarois que l’on rencontre ces jugements partiels : la justice administrative ici n’est saisie de l’affaire qu’au point de vue de la juridiction proprement dite ; elle ne juge que le point de droit. La chose jugée ne lie le rapport juridique que de ce seul côté ; tout ce qui, dans ce rapport, dépend de la libre appréciation reste en dehors14. Il en sera de (261) même des demandes en nullité pour violation de la loi ou pour défaut de circonstances justificatives, telles qu’elles ont été admises par la législation de la Prusse, de Bade, de Saxe, du Württemberg et de l’Autriche. A la suite de ces demandes, le jugement constate, avec force de chose jugée, si, dans les circonstances données, un acte ayant ce contenu ou accompli dans ce but est légalement possible vis-à-vis du demandeur. En résolvant affirmativement cette question, le jugement ne dit pas que, en réalité, cet acte doit avoir lieu ; la réalité de l’acte reste abandonnée à l’administration active. Si, au contraire, cette possibilité est niée, l’acte, en conséquence, est annulé.
Mais il faut bien se garder de considérer tous ces jugements partiels, simplement comme des incidents de la procédure commencée, incidents qui exercent une influence sur le résultat. Il semble qu’il en soit ainsi dans la procédure civile, où la partie du rapport juridique qui ne fait pas l’objet du jugement partiel est également comprise dans le même système de procédure judiciaire et y voit son sort réglé d’une manière définitive et inébranlable. Dans l’administration, au contraire, il s’agit d’un acte administratif qui, par sa (262) nature, est plus libre et plus mobile. Si par la force de la chose jugée l’acte administratif a reçu une fixation partielle, l’autorité administrative peut être libre, soit de l’abandonner, soit d’y revenir pour le modifier et le renouveler en se conformant plus ou moins à ce côté fixe. Alors, la force de chose jugée se manifestera pleine et entière : elle n’est pas restreinte à la procédure d’où elle est née ; elle forme un lien juridique définitif et général. Aucun acte administratif tendant à attacher des effets juridiques aux faits qui étaient soumis au jugement partiel, ne peut se mettre en contradiction avec la solution contenue dans ce dernier. Ce serait léser le droit de la partie que de renouveler un acte que le jugement sur la demande en annulation, avait annulé comme impossible en droit, ou que d’apprécier la question de droit soulevée par le rapport résultant de certains faits, autrement que l’a fait le jugement partiel obtenu par la partie15.
3) Ce que nous venons de dire s’éclaire encore par le fait qu’il y a, en effet, des cas de chose jugée, dont l’effet ne se produit que dans les limites d’une procédure commencée. La revision en est le type. La Cour de revision, en prononçant l’annulation, est autorisée à statuer au fond, lorsque l’affaire est « mûre » ; cela ne diffère pas de la juridiction ordinaire et de sa force de chose jugée ; aussi n’en parlons-nous pas. Mais, en restant dans la sphère propre à la revision, la Cour (263) peut soit rejeter le recours en revision, soit annuler purement et simplement. Dans la première hypothèse, le jugement attaqué reste tel quel ; il est simplement constaté, avec force de chose jugée, qu’il ne peut pas être cassé par la voie de la revision ; cela ne s’appliquerait pas à d’autres jugements ayant le même contenu et même rendus, si possible, sur les mêmes faits. Si, au contraire, il y a annulation, l’affaire est renvoyée devant la juridiction inférieure pour y être terminée, avec cette constatation, ayant force de chose jugée, que, pour la procédure ultérieure, le jugement attaqué est à considérer comme inexistant. Cela n’empêcherait pas le premier juge de maintenir sa manière de voir et de renouveler le jugement attaqué. La loi a évité ce résultat en ordonnant que l’appréciation du point de droit contenu dans l’arrêt de revision est obligatoire. En d’autres termes : il y a chose jugée ; il ne peut être statué sur ces faits et entre ces parties que conformément à cette appréciation16. D’ailleurs, cet effet de la chose jugée ne s’applique qu’à cette procédure ; il n’empêcherait pas que, en dehors de cette procédure et dans une instance nouvelle, il fût statué dans un autre sens sur les mêmes faits et entre les mêmes parties. Cette particularité de la chose jugée, d’être limitée, quant à ses effets, à une certaine procédure pendante, peut nous échapper en matière civile ; là, en effet, cette même procédure, ainsi dirigée, amènera, en règle, à la solution définitive et complète de l’affaire par un autre jugement qui, de son côté, passera en force de chose jugée. Il en sera de même en matière administrative quand une revision proprement dite n’est admise que contre des jugements administratifs17. Cependant, l’affaire peut aussi se (264) terminer sans jugement au fond. Après annulation, par exemple, du jugement attaqué et renvoi de l’affaire devant la première instance, la demande est retirée ; ou bien on renonce à donner suite à la mesure administrative entamée : on sera alors libre de recommencer, et la force de la chose jugée de l’arrêt de revision, qui avait conféré à l’appréciation du point de droit un caractère obligatoire ne s’appliquera pas à la nouvelle instance18. En matière administrative, il peut y avoir aussi des moyens de droit, du caractère juridique de la revision, admis contre de simples actes administratifs. Dans ce cas, comme l’instance au cours de laquelle le recours a eu lieu ne se termine pas par un jugement au fond, l’administration sera libre de recommencer ; la force de la chose jugée de l’arrêt d’annulation, restreinte à la première procédure, ne formera pas un obstacle au lien formel. Mais comme le recours peut également être renouvelé, il est évident que l’administration n’usera pas facilement de cette liberté19.
(265) III. — L’autorité de la chose jugée ne signifie pas que le rapport déterminé par le jugement est hors du commerce. Il peut intervenir une cause nouvelle qui l’annule ou le modifie, de sorte que la force de la chose jugée perd son objet. Les parties peuvent en disposer, quand il s’agit d’un droit individuel20.
(266) L’administration puise, dans ses pouvoirs légaux sur la liberté et la propriété des sujets, la faculté d’y apporter des changements multiples. En particulier, l’effet rétroactif des lois administratives n’est pas arrêté par des rapports fixés antérieurement avec force de chose jugée21. Tout cela va de soi et n’a pas besoin d’explication.
Mais ce qui surtout doit nous intéresser, c’est la question de savoir en quoi la force de la chose jugée directement et en elle-même peut faire l’objet d’une disposition de la partie qui a pris part au jugement, spécialement la question de savoir si l’effet de la chose jugée peut être détruit par la renonciation de la partie. A coup sûr, il faudrait répondre affirmativement, si la chose jugée n’était autre chose que l’expression d’un droit de la partie sur le jugement. Cette partie pourrait alors disposer de son droit, y renoncer et rendre ainsi à l’autorité sa liberté. Mais si le droit de la partie ne saurait être contesté, la stabilité de l’acte passé en force de chose jugée repose cependant encore, comme nous l’avons dit, sur un autre fondement. On (267) reconnaît que l’intérêt public exige qu’une sentence, rendue dans ces conditions, soit définitive et irréfragable. La loi veut que ce qui avait été la matière de l’appréciation du juge, en collaboration avec la partie, ne soit plus mis en question. La chose jugée signifie donc en même temps une défense pour les autorités ; comme cette défense est faite dans l’intérêt public, elle est indépendante de la volonté des parties. C’est en ce sens qu’on parle de la force de chose jugée absolue22.
L’intérêt public est, en général, une formule assez vague. Mais il n’est pas difficile de voir quelle espèce d’intérêt peut être ici en cause : c’est l’intérêt de la certitude du droit. La loi ordonne le droit pour le rendre certain. Mais, dans son application aux cas individuels, ce droit ne manque pas de redevenir incertain. C’est le juge qui a la mission de lui rendre cette certitude pour le cas individuel ; quand il aura rempli cette mission dans la forme prescrite, avec le concours de la partie intéressée, l’intérêt public exige qu’on ne laisse plus révoquer en doute le résultat obtenu. Le droit doit être désormais rendu certain pour ce cas individuel. Telle est la force de chose jugée absolue23.
(268) Ce raisonnement est clair et irréfutable pour le procès civil. Il l’est également pour le contentieux administratif, quand il s’agit, comme dans un procès civil, de dire ce qui est de droit, de faire un acte de juridiction en ce sens, d’émettre, comme nous l’avons dit, une décision.
Mais il y a, dans le contentieux administratif, des matières nombreuses où il ne s’agit pas de cela. Le tribunal administratif, dans la forme d’un jugement, émet une disposition administrative, fait un acte de libre appréciation, qui sert non pas à rendre certain, pour le cas individuel, un droit préexistant, mais à manifester la volonté de l’Etat, orientée vers l’intérêt public. Cessante ratione legis non cessat lex ipsa ; mais il ne s’agit pas ici d’une loi positive qui fixerait le sens et la valeur de la force de la chose jugée ; il s’agit d’un raisonnement et d’un dogme qui doivent disparaître l’un avec l’autre.
Dès lors, il faut dire que, pour des jugements administratifs contenant un acte de libre appréciation, la force de chose jugée absolue n’a pas de raison d’être24.
(269) Naturellement, cela ne veut pas dire que le droit de la partie sur le jugement — l’autre côté de la force de chose jugée — disparaît également. Ce droit, au contraire, restera seul pour régler la matière.
Il faut donc distinguer :
Pour le jugement administratif contenant une décision proprement dite, la force de chose jugée est absolue, parce que l’intérêt public de la certitude du droit forme le droit de la partie.
Pour le jugement administratif contenant un acte de libre appréciation, il n’y a pas force de chose jugée absolue ; seule la force de chose jugée dépendant du droit de la partie lie ce jugement25.
(270) De là, le fait si significatif que des demandes et pétitions en vue d’obtenir une permission ou une autorisation, rejetées par jugement administratif, peuvent être renouvelées sans qu’on puisse leur opposer la chose jugée : seul, le demandeur, comme partie du premier procès, peut se prévaloir de la chose jugée en vertu de son droit sur le jugement ; or ici, évidemment, il y renonce26.
(271) Par contre, si une permission ou une autorisation de ce genre a été accordée par jugement, cette permission est liée par la force de chose jugée au profit de celui qui a obtenu le jugement ; elle ne pourra être révoquée sans son consentement, sans sa renonciation. Cela est incontestable. Mais il faut dire la même chose dans le cas où, sur l’opposition d’un voisin, l’autorisation de police, nécessaire à un établissement industriel, a été refusée par jugement : une nouvelle demande ne peut être accordée qu’avec le consentement de la partie adverse ; celle-ci, en effet, a acquis le droit de la partie sur l’acte de refus émis dans la forme d’un jugement27.
- Il est bien entendu qu’à raison de cet effet l’Etat ne devient pas une partie. Quand il est partie, lorsqu’il plaide par exemple comme fisc devant le tribunal civil, la chose jugée a sur lui deux effets distincts ; c’est alors que se produit la réaction de cette institution de droit public ; comp. § 11, note 11 ci-dessus. [↩]
- Comp. § 7, II, no 2 ci-dessus. Schanse, dans Ztschft f. Stf. R. W. IV, p. 476, comme conséquence logique de son opinion que l’autorité qui, dans la procédure criminelle, joue un rôle de partie est une partie véritable, veut aussi soumettre cette autorité à l’effet direct de la chose jugée.Mais comme cela ne peut concerner la personne du ministère public en fonctions, il remplace cette personne par la fonction de ministère public (Staatsanwaltsschaft), notion qui comprend tous les procureurs présents et à venir du pays. Il semble songer à quelque chose comme le pouvoir exécutif. Il est permis de supposer la même idée chez Bernatzik, Rechtskraft, pp. 117 et 118, pour qui la force de la chose jugée oblige les organes de la puissance publique. [↩]
- Comp. § 13, note 22 ci-dessus ; Bernatzik, Rechtskraft, pp. 187-189. [↩]
- Prusse. A. L. V. Ges. § 70 ; v. Brauchitsch, V. Ges. I, p. 78 ; Parey, V. R. I., p. 98 ; Bavière, Loi du 8 août 1878, art. 33 ; Saxe, L. 19 juillet 1900 § 45 ; Württemberg, L. 16 déc. 1878 art. 64 ; Bade, L. 14 juin 1884 § 21 ; Autriche, L. 22 oct. 1875 § 27 ; Roesler dans Grünh. Ztschft. IV, p. 331, ss. ; Pann, V. Justiz in Oesterreich, p. 107. [↩]
- Saxe, L. 19 juillet 1900 § 45 ; « par l’adcitation ils deviennent parties ». [↩]
- La loi permet d’adciter, d’une manière générale, « des tiers dont l’intérêt général sera touché par la décision à rendre ». Il n’est donc pas possible de restreindre cette autorisation à des « intérêts juridiquement protégés » ou à des « droits individuels indépendants » : Roesler, dans Grünh. Ztschft. IV, p. 336 ; Bernatzik, Rechtskraft, p. 124 ; v. Brauchitsch, V. Gesetze I, p. 78. Des véritables droits individuels, cela se trouverait rarement ; juridiquement protégés, les intérêts ne le deviennent que par l’adcitation même. On laisse ici à la libre appréciation du tribunal le pouvoir d’élargir notablement le cercle de la justice administrative. [↩]
- Regelsberger, Pandecten p. 198 ; Savigny, System II, pp. 460 ss. Mendelsohn Bartholdy Grenzen d. Rechtskraft, pp. 44 ss. [↩]
- O. V. G., 9 oct. 1880 (Samml. VII, p. 294) : l’autorisation d’un débit de boissons à consommer sur place se transfère à la veuve et aux héritiers mineurs du détenteur originaire ; si l’autorisation a été obtenue en justice administrative, elle leur appartient avec force de chose jugée. Cependant, cette autorisation n’implique pas un droit individuel ; comp. § 9 note 25 ci-dessus. [↩]
- Le droit civil admet des cas où la force de la chose jugée a son effet sur des personnes indirectement intéressées ; celles-ci sont censées être représentées d’une certaine manière par la partie : Frendenstein ; die Rechtskraft nach C. Pr. O., pp. 220 ss., pp. 228 ss. Il ne faut pas vouloir chercher des analogies dans le droit administratif. Selon Bernatzik, au contraire, le droit administratif irait encore plus loin, sur ce point, que le droit civil : « dans le droit administratif, prétend-il (Rechtskraft, p. 189), la chose jugée oblige toutes les personnes qui sont des intéressées de fait » (factische Interessenten) ; elles n’ont pas besoin d’avoir été parties. Et comme d’après les explications qu’il donne, tout le monde peut être plus ou moins intéressé, il arrive facilement à cette proposition que, dans le droit administratif, res judicata jus facit inter omnes (loc. cit., p. 189). Quoiqu’il ne se dissimule pas que cette opinion paraîtra « nouvelle et contestable », il ne peut pas s’empécher de nous la communiquer. [↩]
- O. V. G., 9 déc. 1876 (Samml. I, p. 871 ; depuis lors, cette manière de voir a trouvé un appui dans la C. Pr. Ordnung. [↩]
- O. V. G., 2 déc. 1876, 3 juillet 1877 ; surtout 23 avril 1878 ; le jugement qui statue sur une cotisation pour la réparation d’une voie publique ne fait droit que pour le cas individuel de réparation, quoique la question du principe de l’obligation de contribuer ait été discutée et appréciée ; il en serait autrement si la demande avait pour but de faire constater le principe de cette obligation Bernatzik, Rechtskraft, p. 166 semble admettre trop facilement la « fixation de rapports juridiques préjudiciels » même dans les motifs du jugement. [↩]
- C. Pr, Ord. §§ 301, 302 [↩]
- C. Pr, Ord. §§ 303, 304 [↩]
- On trouve des exemples dans Seydel, Bayr. St. R. Il, p. 442 note 2. Très clairement se prononce V. G. H., 7 déc. 1880 (Samml. II, p. 285 ; Reger, I., p. 440) : Une demande d’autorisation d’un débit de boissons avait été rejetée, la Kreisregierung considérant applicable un statut local émis après la première décision sur la demande et d’après lequel l’autorisation ne pourrait être accordée que dans le cas d’utilité publique reconnue. Par arrêt du 1er juin 1880, cette résolution a été annulée, parce que la demande aurait dû être appréciée selon le droit existant antérieurement. La Kreisregierung, à laquelle l’affaire est renvoyée, renouvelle sa résolution ; elle déclare n’être pas liée par l’appréciation du point de droit faite par le V. G. H. A cela le V. G. H. répond : qu’il n’est pas une Cour de cassation, mais un tribunal d’instance ; qu’il a statué, avec force de chose jugée, « sur le côté droit administratif de l’affaire », en ce sens que la résolution devait être prise sur la base du droit antérieur. Nous parlerons tout à l’heure du caractère obligatoire de cette appréciation du point de droit qui est propre à la cassation et à la revision. Le V. G. H. déclaré que son jugement a un effet plus intense : il l’appelle avec raison une décision partielle. [↩]
- Comp. sur cette détermination de l’acte administratif par le jugement partiel, le cas rapporté dans la note précédente. Le lien juridique qui existe entre ces deux côtés de la mesure à prendre trouve ordinairement son expression dans la qualification de « point préjudiciel », qui est donnée à l’objet du jugement partiel ; comp. les exemples cités par Seydel, Bayr. St. R. II, p. 422 note 2 : admissibilité d’une défense de séjour, défense effective ; permission de police dépendant de l’examen d’un certain point, appréciation de ce point, etc. Roesler, dans Grürh. Ztschft IV, p, 311, appelle cela une « directive » que la Cour administrative donne à l’autorité pour ses dispositions ultérieures. Bernatzik, Rechtskraft, p. 144 : « Les prémisses de la disposition sont alors contenues dans la décision ». [↩]
- C. Pr. Ord. § 565 al. 2; Hahn, mat., I, p. 372. [↩]
- V. Brauchitsch, V. Gesetze I, p. 101, note 172 ; V. G. H., 7 déc. 1880. [↩]
- Bernatzik, Rechtskraft, pp. 168 ss., p. 169 note 1. [↩]
- Otto Mayer, Theorie d. Franz V. R., p. 146. — Que la force de chose jugée d’un jugement partiel sur le « côté droit administratif d’une affaire » et le caractère obligatoire de l’appréciation du point de droit aient une portée différente, attendu que, dans le premier cas, il y a contrôle du juge supérieur sur le fond de l’affaire et par conséquent sur le point de fait, alors qu’il n’en est pas ainsi dans le second cas, c’est ce qui a été très bien remarqué par le V. G. H., dans l’arrêt cité note 14 ci-dessus. Ce contraste éclate, d’une manière toute particulière, dans la justice administrative en Autriche, où cela a produit une certaine confusion. C’est la faute de la loi du 22 oct. 1875, qui, d’une part, saisit le V. G. H., du point de fait et, d’autre part, ne détermine l’effet de son arrêt d’annulation que par la formule de la revision ou de la cassation, en ordonnant que les autorités administratives sont « liées par les idées juridiques qui ont servi de base à l’avis de la Cour ». De là, ce résultat que, d’une part, le V. G. H. d’Autriche rend des jugements partiels et que ses sentences ont alors l’effet correspondant, c’est-à-dire déterminent le fond de l’affaire partiellement avec force de chose jugée ; mais, d’un autre côté, on ne cesse pas d’essayer d’expliquer ceci comme une appréciation obligatoire du point de droit, ce qui évidemment ne peut réussir. Ainsi, par exemple, Roesler, dans Grünh. Ztschft. IV, p. 290, commence par déclarer que le V. G. H. n’est autre chose qu’une Cour de cassation ; mais il ajoute plus loin : « Du reste, il est à remarquer que la disposition ultérieure de l’autorité n’est pas conforme à la loi par cela seul qu’elle n’est pas en contradiction avec l’appréciation juridique adoptée par le V. G. H. ; il faut reconnaître à cette dernière appréciation la force d’une décision positive ». Evidemment cela veut dire que nous sommes en présence non pas d’une appréciation juridique liée comme dans le cas du jugement de cassation, mais d’une décision sur le fond même de l’affaire. L’exemple cité par Roesler lui-même en fait la preuve directe ; « Dès lors, dit-il, quand le V. G. H. déclare que la voie en question n’est pas une voie publique, l’autorité est liée par cette sentence ; elle ne peut pas, pour un motif de droit quelconque, continuer à affirmer la qualité publique de cette voies » ! — Très instructif surtout est le cas, dont parle Bernatzik, Rechtskraft, pp. 151, 152. Il s’agit d’une contestation entre deux communes touchant la restitution des frais de secours donnés à un indigent. Le V. G. H. avait annulé la décision ordonnant la restitution complète, pour ce motif que la commune n’avait procédé à la constatation du domicile de secours qu’à un certain jour ultérieur, par suite tardivement. Lors de la reprise des débats devant l’instance supérieure, il apparaît cependant que cette dernière avait fait les démarches nécessaires à un moment antérieur ; en conséquence, l’autorité lui adjuge la restitution des frais à partir du jour nouvellement trouvé. Le V. G. H., saisi à nouveau de l’affaire, déclare que l’admission du fait nouveau est écartée par son arrêt antérieur ; qu’il est établi que la demanderesse n’a pas à réclamer la restitution des frais faits avant le jour fixé dans cet arrêt. Bernatzik observe, avec raison, qu’il ne peut plus être question ici d’une appréciation liée du point de droit ; l’appréciation du V. G. H. était bien que la restitution ne devait être adjugée qu’à partir du jour où l’on avait commencé à rechercher le domicile de secours ; or, ce principe, l’autorité l’avait adopté. Mais on reconnaît que la partie défenderesse avait, par la force de chose jugée de l’arrêt du V. G. H., « acquis le droit que la restitution des frais antérieurs au jour fixé par cet arrêt fût dorénavant considérée comme n’étant pas due ». [↩]
- O. V. G. 19 avril 1879 : l’existence d’une obligation légale de contribuer à une charge collective avait été niée par jugement passé en force de chose jugée ; — nouvelle demande admissible, basée sur une convention ou sur la prescription. Dans le même sens, Bund. Amt. f. H. S., 5 nov. 1881 (Reger, II, p. 36), touchant une nouvelle demande à l’effet d’être déchargé d’un indigent, demande fondée sur un changement intervenu dans les circonstances de l’affaire.
Il y a, en matière civile, des jugements qui statuent sur des prestations réitérées résultant d’un certain état de choses : par exemple, pension alimentaire, droit de passage en cas d’enclave. Ces jugements contiennent la réserve naturelle et tacite que la décision sera changée au cas où il y aurait changement dans les circonstances ayant fourni des motifs. Donc, la force de chose jugée n’exclut pas des modifications pour l’avenir. Si on y regarde de près, on voit que cela n’a pas même le caractère d’une exception au principe : ne pouvant pas prévoir l’avenir, le tribunal devrait plutôt s’abstenir de fixer à l’avance les prestations futures ; mais il est évidemment plus pratique de procéder quand même à cette fixation, sauf à y revenir quand les intéressés le demandent. En matière administrative, nous trouvons des analogies surtout dans la sphère des charges publiques collectives ; Bade, V. G. H., 20 juin 1865 (Samml. p. 92) : la force de chose jugée n’exclut pas des modifications « en ce qui concerne des prestations de droit public qui, selon leur nature, doivent suivre les vicissitudes variables des faits et des circonstances ». [↩]
- Bad.V. G. H., 77 mars 1879 (Samml. p. 93). Du fait qu’un changement de législation peut influer même sur des rapports fixés par un jugement administratif passé en force de chose jugée, Wirth, dans Ztschft f. Bad. V. u. V. R. Pfl., veut tirer la conséquence qu’il n’existe pas de force de chose jugée en matière administrative. Mais si l’on se met à nier l’existence juridique de tout ce qu’une loi peut changer, il ne reste pas grand’chose. [↩]
- Le premier projet de Code civil allemand, dans son § 191, avait admis purement et simplement le droit de la partie de disposer de l’autorité de la chose jugée : Mot., I, pp. 367 ss. Bülow, dans Arch. f. civ. Pr. LXXXIII, pp. 1 ss., a combattu vigoureusement cette proposition au nom de l’intérét public qui, d’après lui, exige « la force de chose jugée absolue du jugement » ; c’est le titre qu’il donne à son article. Le Code civil allemand, dans sa rédaction définitive, s’abstient de régler cette matière. [↩]
- Bülow, loc. cit., p. 53 : « la force du jugement confirmatrice du droit » ; pp. 65, 113 : « la force du jugement confirmant et appuyant le droit » ; p. 127 : « la certitude du droit réalisée par la justice » ; p. 128 : la renonciation à la chose jugée serait une tentative d’enlever au droit la certitude que le jugement est destiné à lui procurer (« Rechtsverungewisserungsversuch »). Comp. Hellwig, Wesen der Rechtskraft, p. 14 ; Laband, Staatsrecht., éd. all., III, p. 357 (éd. fr., IV, p. 167). [↩]
- Mueller, Begriffe d. V. R. Pfl., pp. 191 ss., fait une distinction analogue. La force de chose jugée, dit-il, n’appartient qu’aux jugements administratifs qui présentent, pour elle, la même raison d’être que les jugements civils. En matière civile, le jugement doit terminer les constestations, finem controversiarum ; d’où, la nécessité de la chose jugée. La justice administrative ne sert pas aussi exclusivement à terminer des contestations de droit ; il faut donc distinguer : 1o Le jugement contient-il une décision sur une contestation, il est susceptible de la force de chose jugée ; 2o Dans tous les autres cas, il n’en peut pas être question ; Mueller, loc. cit., p. 193, cite, comme exemple, les jugements administratifs qui accordent ou retirent des permissions de police, qui suppriment des droits individuels, qui autorisent une corporation ou en prononcent la dissolution.
La solution donnée au texte ne diffère guère de celle de Mueller : nous insistons sur le contenu matériel de la décision, plutôt que sur la « contestation en droit » qui pourrait vouloir désigner une justice à parties opposées. Peut-être n’y a-t-il là qu’une différence d’expression.
Notre distinction se rencontre également avec les idées si intrépidemment proclamées par Bernatzik ; elle reconnaît le fond de vérité que ces idées contiennent. Bernatzik, Rechtskraft, p. 130, donne la definition suivante : « Le siège de la force de chose jugée matérielle c’est toujours et exclusivement un acte de juridiction », c’est-à-dire une décision, un acte déclarant ce qui est de droit. Il exclut de la force de chose jugée tous les autres actes administratifs, ordonnances, dispositions, constatations, quelle que soit la forme dans laquelle ils sont émis (p. 133). Bernatzik, il est vrai, accepte cette appréciation particulière de la décision, en réclamant pour elle la force de chose jugée, même en dehors de la justice administrative. Mais ici nous le laisserons continuer sa route tout seul.
Evidemment, quand on est habitué à voir, dans la justice civile, chaque jugement revêtu indistinctement de cette force absolue que l’intérêt public exige, quand, d’autre part on ne peut pas constater qu’il existe, dans la justice administrative, des jugements qui n’ont pas cette force absolue, on commence par éprouver un certain malaise. Beaucoup de nos auteurs, s’ils n’ont pas renoncé tout à fait à l’idée de la force jugée dans la justice administrative, se résignent tout au moins à reconnaître que la force de la chose jugée est ici une chose bien précaire : Gneist dans Holzendorff, Rechtslex., III, p. 1122 ; Roesler dans Grünh. Ztschft, IV, d. 282 ; Parey, V. R. I., p. 231. Pour Lœning, il est vrai, il n’y a pas de difficulté : il lui suffit de nier la difficulté. D’après lui, tout jugement administratif qui statue au fond a la force de chose jugée absolue, exactement comme en matière civile (Verw. Arch., VII, p. 48). Le moyen est simple, mais il était toujours possible ; si on n’y a pas recouru, ce n’est pas parce qu’on n’y a pas pensé. C’est parce qu’on trouvait qu’il était inapplicable en présence des réalités du droit. [↩]
- Quand on ne connaît que le droit civil, on ne voit pas le droit de partie qui se cache ici derrière la force absolue du jugement ; mais ce droit est dans la nature des choses, et il doit apparaître en matière administrative, dés que cette force absolue laisse une lacune : que le jugement soit lié par le droit de la partie, c’est ce qui se manifestera par la nécessité d’obtenir le consentement de la partie pour des modifications à faire. On reconnaît donc l’existence de jugements sans force absolue et en même temps l’existence d’un droit de partie sur le jugement en prévoyant la nécessité de ce consentement. Saxe, L. du 19 juillet 1900, § 61 : « Le jugement passé en force de chose jugée lie, en ce qui concerne l’objet du litige, outre les parties, les tribunaux administratifs aussi bien que les autorités de l’administration active ; et ces dernières sont liées de telle façon qu’elles ne peuvent, sans le consentement des parties, rien disposer qui y soit contraire ».
Bernatzik, dans son rapport pour le XXVIe congrès de juristes allemands, avait d’abord, dans une polémique improvisée dirigée contre moi, approuvé Lœning d’avoir nié absolument le droit de la partie sur le jugement (Gutachten, II, p. 37) ; mais à la fin de son rapport (Gutachten, p. 51), il publie un projet de loi sur la force de chose jugée (projet dont le mérite, du reste, est très douteux) ; d’après ce projet, les autorités seraient liées par les jugements passés en force de la chose jugée, « de manière à ne pas pouvoir s’en écarter sans le consentement des parties ». Voilà bien le droit de la partie ! [↩]
- C’est la jurisprudence de l’O. V. G. Elle a trouvé son expression la plus forte dans l’arrêt si souvent commenté du 25 juillet 1879 (Samml. V. p. 292) : le refus d’autorisation pour un débit de boissons avait été confirmé par le tribunal administratif ; à la nouvelle demande on ne peut pas opposer la res judicata, car cette dernière n’est conférée que pour la protection d’une personne privée, et non au profit du fonctionnaire qui aura à représenter l’intérêt public ; disons : elle n’existe pas pour le pouvoir exécutif, parce qu’il n’est pas partie. Comp. O. V. G. 1er mai 1882, Samml. VIII, p. 353 ; V. G. H. 19 février 1890 (Reger, XI, p. 132) ; Landmann, Gew. Ordnung, I, p. 167 ; Parey V. R. I, p. 231 : « la force de la chose jugée n’existe pas pour ces refus, parce que les circonstances concernant l’intérêt public varient à tout moment ». O. V. G. 4 avril 1889 (Reger, IX, p. 468) donne pour motif que le refus, par le tribunal, de la permission demandée, « en règle », n’a pas le sens d’une décision terminant l’affaire ; en principe, elle se restreint à la demande telle qu’elle est présentée. Cela rappellerait les principes de la revision et de la cassation (Comp. note 19 ci-dessus), Cf. dans ce sens aussi Schulzenstein, dans son rapport pour le XXVIe Congrès de juristes allemands (Gutachten, II, p. 119). Mais on ne peut pas admettre une juridiction restreinte là où la loi ne l’a pas qualifiée ainsi. Si cela ne doit être qu’une interprétation de la volonté du tribunal, il y a lieu de demander pourquoi cette interprétation s’applique d’une manière si régulière à des permissions et autres actes de libre appréciation, et ne se rencontre pas pour les décisions proprement dites ? C’est que, évidemment, cette interprétation n’est qu’une formule pour reconnaître indirectement ce fait qu’il n’y a pas, dans ces cas, force de chose jugée absolue. Il n’y a pas d’autre explication possible que celle donnée par l’arrêt du 25 juillet 1879, qui est conforme au droit de la partie sur le jugement.
Lœning, Verw, Arch., VII, p. 76 désapprouve cette jurisprudence de l’O .V. G., qui ne serait exacte que dans le cas où mes idées sur le droit de la partie sur le jugement seraient exactes. Il avait d’abord (p. 15) repoussé hautement ces idées comme n’ayant aucun fondement dans le droit positif. Or, maintenant que la jurisprudence de l’O. V. G. offre cette preuve, il la déclare inadmissible parce que, sans cela, « les idées de O. Mayer seraient exactes ». Cela me semble être un cercle bien vicieux. [↩]
- V. G. H. 13 juin 1889 (Samml. XI p. 262) : le refus d’une permission de police prononcé par jugement n’a pas l’autorité de la chose jugée. Mais « une force de chose jugée, en ce sens qu’il est créé un état de droit irréfragable, ne pourrait se produire qu’autant que, par le décret en question, il aurait été statué en même temps, en contentieux administratif, sur des droits et obligations entre la personne qui demande la permission et les personnes qui ont un intérêt contraire » O. V. G., 1er mars 1882 (Samml. VIII, p. 354) : la force de chose jugée n’empêche pas, en principe, de renouveler la demande quand une permission de police a été refusée par jugement ; il s’agit cependant d’examiner, s’il n’existe pas « des droits d’une personne privée ayant pris part au procès, qui s’opposeraient à cette nouvelle demande ». Le tribunal arrive au résultat suivant : malgré ces droits, la permission peut être accordée, parce que, la première fois, elle a été seulement refusée « pour le moment et dans la manière demandée » ; or, le pouvoir d’opposition reconnu à la partie privée par le juge « ne peut pas avoir un effet juridique qui irait plus loin que celui de la disposition de police par elle-même ». Le droit de la partie adverse sur le premier jugement est ici très bien reconnu ; même, il est exact de dire que ce droit ne peut faire autre chose qu’empêcher qu’il ne se fasse rien de contraire à cette première « disposition de police ». La Cour aurait peut-être mieux fait de constater que les faits ont changé et qu’il n’y a plus, au lieu d’essayer de restreindre, par la voie d’interprétation, la portée du premier jugement. Mais, pour la question de principe qui nous occupe en ce moment, cela n’a pas d’importance. [↩]
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