Section I
Le pouvoir de police
§ 24. La contrainte directe
(136) L’exécution par contrainte a pour seul but de servir à un ordre ; — l’ordre ne pouvant pas, à cause de la désobéissance, obtenir ce à quoi il tend, l’exécution par contrainte met à sa disposition ses différents moyens pour vaincre la désobéissance ; — la contrainte directe a un but propre : le moyen qui appartient à la puissance de l’autorité est lancé, sans intermédiaire, contre le fait contraire à la police.
L’unique moyen de contrainte directe est l’usage de la force, par des agents d’exécution de police et autres auxiliaires1. Qu’ils agissent de leur propre initiative ou sur l’ordre de service émis par l’autorité dirigeante2, ou bien après une détermination préalable (137) du but précis à atteindre par un acte administratif3, cela ne fait pas de différence essentielle ; l’opposition qui existe avec l’exécution par contrainte de police reste la même.
La question, dans laquelle se concentre tout l’intérêt, est celle de l’admissibilité en droit de l’atteinte portée à la liberté et à la propriété. L’exécution par contrainte de police est couverte, à cet égard, par l’ordre qu’elle réalise ; elle n’a besoin d’un fondement légal propre que dans le cas où elle doit user de moyens qui vont plus loin (Comp. § 22, I, no 1, III, no 3). Pour la contrainte directe, la question de sa justification se pose dès le début.
Cette justification peut résulter d’une prescription légale particulière, autorisant l’usage de la force pour un but de police déterminé4. L’interprétation du texte de la loi indique ce qui peut être fait ; pour user de cette autorisation, on peut suivre les règles ordinaires.
Mais, en outre, une contrainte directe a lieu dans une large mesure, sans fondement légal particulier, tantôt en vertu d’un renvoi très général qui se trouve dans une loi, tantôt même en dehors d’un renvoi de ce genre, mais toujours avec une légitimité incontestée. Ce phénomène d’un usage de la force allant de soi, n’est rendu possible que par la nature particulière du pouvoir de police. Il s’agit de faire valoir le devoir préexistant des sujets. En règle, la police le fait dans les formes de l’Etat constitutionnel régi par le droit.
(138) Mais le fait contraire à la police peut, dans le cas individuel, se manifester avec tant de force et d’énergie que le droit naturel du pouvoir de police l’emporte sur les limites formelles de la liberté : la réserve constitutionnelle au profit de la loi n’a pas été faite pour des hypothèses semblables ; tous les moyens de force dont dispose l’autorité, peuvent être employés par cela même. Pour savoir quand l’on sera dans ce cas et quand le fait contraire à la police est assez grave pour que l’usage de la force aille de soi, il faut en chercher les modèles dans le droit civil et dans le droit pénal. Ils nous serviront à tracer les justes limites. Le droit civil et le droit pénal reconnaissent des cas dans lesquels, même dans un Etat policé, l’individu est laissé libre de faire usage de la force contre son prochain. Sans titre spécial, d’avance, il y est autorisé. Notre Code pénal prévoit, dans ses §§ 52 et 53, les cas de nécessité pressante, et de légitime défense ; notre Code civil, dans ses §§ 227 à 229, prévoit les cas de légitime défense, de haute nécessité et de justice qu’on se fait à soi-même. Nous verrons que cette énumération doit être complétée par le droit naturel5. Mais, avant tout, il ne faut pas perdre de vue que toutes ces règles visent des rapports entre particuliers et ne peuvent pas être transportées purement et simplement dans la sphère des rapports entre la puissance publique et le sujet. Elles doivent subir des transformations, des extensions et des restrictions, une orientation toute nouvelle. Par conséquent aussi, les groupes logiques de la classification se forment tout autrement. Nous distinguons : l’usage de la force pour la défense administrative, pour empêcher des faits punissables, et pour des mesures de haute nécessité.
(139) I. — L’administration publique poursuit ses buts au moyen de personnes et de choses ; elle s’en sert pour toutes sortes d’entreprises, d’établissements et d’organisations. Combattre les troubles qui pourront y être apportés par les particuliers, c’est l’œuvre de la police (Comp. § 19, II, no 3, ci-dessus). Si le trouble prend le caractère d’une attaque, d’un empêchement, d’un dommage, d’un obstacle matériel émanant de l’existence individuelle, la police y répond par la contrainte directe : elle écarte le trouble par l’usage de la force. C’est ce que nous appelons la défense administrative. C’est elle-même, c’est son existence immédiate, que l’administration défend ici. Son rôle ressemble à celui d’un particulier dans le cas prévu par les paragraphes susvisés du Code civil. Toutefois, cette défense administrative ne se laisse pas enfermer complètement dans l’une des catégories du Code. Elle présente des caractères de toutes ces catégories.
1) L’objet de la défense administrative, « le bien juridique armé » (das wehrhafte Rechtsgut) est ici, comme nous venons de le dire, l’administration elle-même dans son existence extérieure.
L’administration, c’est l’administration proprement dite, l’administration publique au sens que nous avons fixé au t. 1, § 11, III, no 1 ci-dessus.
Dès lors, la défense par l’usage de la force s’applique non pas à une propriété, à une possession quelconque de l’Etat, mais exclusivement aux choses destinées à servir à un intérêt public. Le fonds rural de l’Etat, ses bâtiments de fabrique sont protégés comme tonte autre propriété privée. Les choses publiques, au contraire, routes, ponts, forteresses, etc., sont défendues dans leur intégrité et leur usage par l’emploi de la force, de la contrainte de police directe. Les places, bâtiments, locaux, n’ayant pas le caractère de choses publiques au sens technique (Comp. t. III, § 35 ci-dessous), (140) sont traités de la même manière, en tant qu’ils se trouvent compris dans le service public. Il se peut que, dans un seul et même bâtiment, il y ait, pour les différentes parties, un droit de défense juridiquement différent. L’obstruction de l’accès de locaux officiels, bureaux, salles d’audience, sera écartée directement par la police, par la force ; mais si, par exemple, le locataire d’un magasin qui se trouve dans le bâtiment public n’obstrue, par des dépôts de marchandises, que l’accès du logement de service d’un fonctionnaire, le droit civil s’applique.
De même, il faudra distinguer pour les choses mobilières, ustensiles, armes, approvisionnements. La protection de la police embrasse aussi des choses qui, appartenant non pas à l’Etat mais au fonctionnaire, sont cependant destinées au service public.
La personne du fonctionnaire ne jouit de cette protection que dans le même sens : en tant qu’il est en service, et que le service est troublé en sa personne. Alors, d’un côté, sa défense personnelle revêt le caractère plus sévère de la police, puisqu’il défend en même temps la chose publique ; d’un autre côté, l’intérêt de l’administration est défendu, en sa personne, par tout fonctionnaire appelé à servir à cette entreprise ou à la protection de l’ordre public en général6.
Enfin, le véritable objet de la défense administrative apparaît aussi très nettement : la défense par la force a lieu lorsque l’acte d’autorité, l’accomplissement tranquille de la besogne administrative éprouve un trouble, sans qu’il y ait attaque contre des personnes ou des choses. Ainsi, un individu trouble, en parlant trop haut, un débat en plein air ou blesse, par sa conduite, (141) la dignité et la solennité d’un acte. Au seul point de vue de la défense du fonctionnaire ou de la possession de l’Etat, l’usage de la force à l’effet d’éloigner cet individu ne se justifierait pas ; c’est l’administration elle-même, dans sa marche et dans ses manifestations extérieures, qui est protégée7.
2) La défense suppose une attaque illégale. Le Code civil, §§ 227, 228, fait des distinctions très strictes ; s’il n’y a pas attaque illégale, l’usage de la force ne peut être justifié que dans les conditions étroites du § 228, c’est-à-dire au cas de nécessité pressante.
Pour la contrainte directe de police, bien des hypothèses qui, en droit civil, appartiendraient tout au plus à cette seconde catégorie, sont comprises dans le droit de la défense administrative : il faut, en effet, considérer comme une attaque, tout trouble apporté à l’administration et émanant de l’existence individuelle. S’agit-il d’un trouble qui émane des forces de la nature ou de choses sans maître, ce que l’administration fait pour le combattre ne s’appelle pas contrainte et usage de la force, c’est simplement un travail. Au contraire, au trouble émanant de l’existence individuelle se joint immédiatement l’idée de violation du devoir envers la police, l’idée aussi de possibilité d’une justification au point de vue de l’ordre juridique ; l’absence de cette justification transforme le trouble en attaque illégale. La contrainte et l’usage de la force sont le travail de l’administration dirigé contre l’existence individuelle dont cette attaque émane et qui en est rendue responsable.
(142) Nous n’avons pas besoin ici d’une illégalité plus fortement accentuée8.
3) En droit civil, l’acte de haute nécessité dépend de la condition que le dommage causé à autrui ne soit pas hors de proportion avec le danger (C. civ., § 228). C’est une particularité de cette institution qui elle-même forme une exception au droit strict. La légitime défense n’y est pas soumise.
La défense administrative par l’usage de la force est soumise tout entière à cette règle, commune à toutes les mesures de police, la règle de la proportionnalité (Comp. § 19, II, no 2 ci-dessus). Elle donne une certaine direction pour apprécier s’il convient de procéder par la contrainte, quels moyens il faut choisir et jusqu’à quel point il faut la pousser9. En principe, l’usage de la force ne doit cesser qu’au moment où le but poursuivi est atteint. C’est ce qui arrive lorsque l’attaque est complètement vaincue et écartée. Même chose quant à ses effets. La défense administrative ne cesse pas, comme la légitime défense du droit pénal, « lorsque l’attaque illégale a réussi définitivement ». Elle est, en outre, dirigée contre l’état de choses créé par l’attaque victorieuse présentant un trouble continu. Ainsi, il y a lieu à l’usage de la force non seulement contre celui qui veut déposer sa chose pour gêner la circulation, mais encore au cas où cet individu a réussi ; la chose trouvée dans la rue pourra, après coup, être enlevée ou détruite. De même, une autorité pourra non seulement défendre contre toute (143) soustraction ses dossiers et tous objets nécessaires au service, mais encore elle pourra les faire chercher de force, même chez un tiers de bonne foi, si on refuse de les lui restituer sans droit. Cela ressemble à une attaque ; mais juridiquement, l’administration ne fait ici que défendre ses biens ainsi que la bonne marche de ses services.
Ainsi, la défense administrative embrasse des hypothèses qui correspondraient plutôt aux règles du Code civil § 229 sur la justice qu’on se fait à soi-même10.
II. — L’usage de la force par contrainte de police sert aussi à combattre des attaques qui ne sont pas dirigées contre l’administration elle-même. Cela suppose que l’attaque est déjà caractérisée et réprouvée, comme trouble du bon ordre, par une règle de droit ; en d’autres termes, cela suppose qu’elle se présente comme un fait frappé par la loi pénale ou, ce qui revient au même, par une ordonnance pénale.
L’empêchement, par la force, de faits punissables, forme la seconde catégorie principale de la contrainte directe allant de soi11.
Elle correspond à l’usage de la force privée pour la légitime défense dans le cas où l’attaque est dirigée contre un tiers. Dans son application la plus remarquable, celle où l’agent de police vient au secours de l’individu attaqué contre le malfaiteur, elle coïncide (144) même, extérieurement tout au moins ; cependant, ses conditions et ses moyens en diffèrent essentiellement.
1) Ce que la police protège par l’usage de la force, ce n’est pas, en effet, la personne de l’attaqué et son bien juridique mis en danger, c’est l’ordre public qui est également attaqué en lui. C’est pour cela que l’usage de la force a lieu aussi pour empêcher des faits punissables qui n’autoriseraient personne à invoquer la légitime défense et qui, par conséquent aussi, ne permettraient à personne de participer à cette défense, par le simple motif qu’ils ne blessent personne, ni un individu, ni une communauté, y compris l’Etat, quant à sa possession particulière et à son existence extérieure. On trouvera des exemples dans certains attentats aux mœurs et surtout dans la plupart des délits de police.
2) Ce que l’on combat, ce n’est pas, comme dans la légitime défense, toute attaque illégale. Ce n’est pas la mission du pouvoir de police de lutter contre le dommage civil (Comp. § 19, I, no 2 ci-dessus). On ne combat de cette façon que ce qui est caractérisé par la loi pénale comme contraire à l’ordre public, l’illégalité d’un rang supérieur. Dans la manière dont cette condition est plus spécialement déterminée, notre institution est en harmonie avec la légitime défense. Qu’importe, dans l’un et l’autre cas, que la punition soit subordonnée à une plainte de la personne lésée. Pour l’usage de la force de la police, comme pour celui qui par la légitime défense vient au secours d’un tiers, l’autorisation cesse dès que le consentement de la personne lésée exclut la pénalité. Le moment aussi où l’usage de la force devient possible est fixé uniformément par l’apparition du danger immédiat : l’attaque ou le fait punissable doit avoir commencé, ou, du moins, le progrès des faits doit être (145) arrivé au point que l’attaque, le fait punissable soit imminent12.
3) En ce qui concerne les limites à observer dans l’usage de la force et les moyens employés, nous n’avons qu’à rappeler ce qui vient d’être dit au sujet de la défense administrative (I, no 3 ci-dessus)13. Cependant, ici comme pour la légitime défense, l’usage de la force cesse d’être autorisé dès que le fait punissable est accompli et a atteint son but. L’introduction de la poursuite pénale est l’affaire de la police judiciaire ; quant à réparer les conséquences fâcheuses qui peuvent avoir résulté du délit, cela s’effectue dans d’autres formes de la contrainte de police14.
(146) III. — La troisième espèce de contrainte directe allant de soi se rattache à l’institution connue, dans le droit civil et dans le droit pénal, sous le nom de droit de haute nécessité ; la disproportion qui existe entre le dommage causé et le bien juridique supérieur qui ne pouvait être sauvegardé que moyennant le dommage, enlève à ce dommage tout caractère d’illégalité15. Le bien juridique que la police protège, c’est le bon ordre de la chose publique ; la limite qui s’oppose à l’usage de la force, c’est la liberté garantie par la réserve constitutionnelle. Par suite de circonstances extraordinaires, la force à déployer peut paraître de si peu d’importance en comparaison du péril à écarter, que la limite recule d’elle-même. C’est ce que nous appelons le droit de haute nécessité en matière de police. Il rend l’usage de la force légitime, écarte la légitime défense contre cette force ; au contraire, la résistance sera punie selon les règles qui la concernent (Comp. § 25, I, ci-dessous).
Les circonstances dans lesquelles il y a disproportion de ce genre peuvent se présenter de deux manières différentes : ou bien le trouble en lui-même excède la mesure commune ; ou bien c’est l’intérêt particulier de la personne contre laquelle la force s’exerce qui l’emporte.
1) Le premier cas est celui du péril urgent. De l’existence individuelle peuvent résulter des dangers pour des tiers, et, par conséquent aussi, pour le bon ordre (147) de la chose publique, dangers qui ne sont pas des attaques contre l’administration publique (I ci-dessus), ni des faits punissables (II ci-dessus). Dès lors, ces deux autres espèces de contrainte directe sont écartées ; les moyens ordinaires réglés par les principes du régime du droit doivent suffire pour y pourvoir. Mais lorsque le danger éclate avec une puissance et une impétuosité extraordinaires, le droit de haute nécessité de la police apparaît. Le fou furieux est arrêté et lié, l’animal malfaisant est tué, la maison en feu est démolie. Un particulier, d’après le droit civil, ne pourrait se livrer à des atteintes pareilles que pour défendre sa propre personne ou celle d’autrui, légitime défense ou haute nécessité, ou à titre de gestion d’affaires ; en d’autres termes, à la condition d’avoir une justification spéciale à un titre quelconque. C’est seulement pour la police que la haute nécessité de l’ordre public intéressé est une cause d’autorisation générale.
Mais il y a des circonstances dans lesquelles ce droit de haute nécessité reçoit une aggravation spéciale : ce sont les cas de calamité publique, lorsque des forces naturelles d’une grande puissance mettent en danger, dans une vaste proportion, la vie des hommes et leur propriété, incendie, inondation. Il est évident que les mesures de force dont on fera alors usage prennent des dimensions en proportion avec le danger. Mais ce qui est juridiquement important, c’est surtout la direction que prennent les mesures. On ne démolit pas seulement la maison qui brûle ; on abat aussi, à coups de canon, tout un pâté de maisons voisines ; on perce la digue par laquelle le propriétaire a voulu protéger son immeuble, pour faire écouler les flots qu’elle refoule. Or toutes les mesures de police se dirigent d’ordinaire contre le point d’où émane le trouble ; ici ce point n’est pas la maison voisine, ni la digue, c’est la maison en feu, c’est la poussée des eaux du fleuve.
(148) Mais la force de l’homme doit reconnaître son impuissance en présence de la véritable source du mal. C’est pour cela qu’on dirige le mal contre l’objet innocent, ou, pour mieux dire, contre l’objet moins coupable. En effet, les maisons voisines qui menacent de propager l’incendie, la digue qui refoule les flots d’une manière peut-être funeste, sont toujours aussi, par elles-mêmes, des incommodités publiques, des incommodités auxiliaires tout au moins, qui augmentent et qui aggravent le danger de l’incommodité première. Dès lors, la mesure prise contre elles rentre dans le caractère général de la police. Mais, que cette mesure, au lieu de s’en prendre à l’incommodité principale, comme cela serait de règle et comme cela découle de la nature des choses, attaque l’incommodité secondaire, c’est là ce qui donne à la chose un caractère extraordinaire et qui ne peut être justifié que par les principes de la haute nécessité16.
2) Dans les rapports entre individus, il y a des circonstances dans lesquelles un homme fait usage de la force contre un autre, sans qu’il ait aucun danger à détourner de lui ou d’un tiers : il le fait plutôt à cause d’un danger dans lequel se trouve ce dernier. Il est alors exempt de pénalité, à l’abri de toute responsabilité civile, et une légitime défense ne peut pas (149) s’exercer contre lui. L’aliéné que le passant arrête pour le conduire à l’établissement d’aliénés, l’ivrogne que l’ami ramène à la maison, ne sont pas autorisés à récriminer contre cette force bienveillante. L’hypothèse principale est celle du sauvetage d’un danger mortel, sauvetage qui, selon les circonstances, a lieu au moyen de mauvais traitements ; par exemple, l’homme sur le point de se noyer est pris par les cheveux et tiré hors de l’eau. Le sauvetage peut se faire ainsi même contre la volonté de l’individu et malgré sa résistance réfléchie. Le suicidé qui, dans l’eau, oppose à son sauveur une résistance désespérée, est légitimement contraint par ce dernier ; il peut même être étourdi d’un coup de poing, afin d’être plus facilement transportable.
Tout ceci est, incontestablement, du droit en vigueur, mais qui ne semble pas entrer dans les catégories usitées. Nos législations ne s’en occupent pas.
Au point de vue du droit administratif, tout ceci a ses analogies. Les mésaventures, les accidents, les coups de désespoir qui surviennent aux individus intéressent la police, parce qu’ils constituent, en même temps, des troubles au bon ordre de la communauté. Pour écarter ce trouble par l’usage de la force, la police trouve peut-être un titre dans les différentes causes qui l’autorisent à intervenir. S’il n’en existe pas, le raisonnement qui légitime l’intervention du sauveteur agissant uniquement au nom de l’amitié ou de l’humanité, lui permet de compléter ses pouvoirs. L’intérêt public, il est vrai, n’est peut-être pas aussi urgent pour justifier des mesures de force ; mais, d’un autre côté, l’intérêt propre de l’individu que ces mesures frappent, leur enlève tout caractère de gravité. Ainsi, il y a disproportion entre le trouble et l’atteinte à la liberté, disproportion qui autorise l’usage de la force. Les principes du droit de haute nécessité de la police trouveront leur application.
(150) Cette idée du droit particulier de la police comme sauveteur a reçu un développement spécial pour le cas où il s’agit de faire usage de la force contre une personne en vue de la protéger contre des tiers.
Un individu est exposé à de mauvais traitements, peut-être même à un danger extrême ; il arrive au poste de police en demandant à être reçu dans les locaux de police pour être en sûreté. Mais ce bénéfice peut lui être octroyé malgré lui. On appelle cela « l’arrestation dans le propre intérêt ». Notons que c’est encore un cas de déviation de la direction naturelle du pouvoir de police. La police devrait vaincre les agresseurs et les mettre dans l’impuissance de nuire. Mais, peut-être sa force matérielle n’est-elle pas suffisante en ce moment pour amener ce résultat. Elle est tout juste suffisante pour soustraire aux attaques l’individu persécuté. On lui fait violence ; mais cette violence est d’importance minime en comparaison de ce qui attend l’individu s’il reste en liberté. Dès lors, il y a disproportion entre l’atteinte qu’il éprouve et l’intérêt public de faire cesser le trouble ; c’est donc à bon droit qu’il est arrêté.
C’est à bon escient que nous classons cette hypothèse dans la catégorie du droit de haute nécessité de la police. Il n’est pas admissible que la police choisisse elle-même l’objet le plus commode, ni qu’elle se soustraie à toutes limites de droit en invoquant l’importance médiocre des intérêts opposés ; seule, la haute nécessité soit de la communauté, soit de l’individu qu’elle frappe, lui confère des autorisations extraordinaires17.
- La terminologie est très défectueuse. On emploie l’expression « usage de la force » (Gewaltanwendung) comme synonyme de « contrainte directe » (unmittelbarer Zwang). G. Meyer, dans Wörterbuch, II, p. 262 ; — ou bien l’on réunit les deux choses dans l’expression « contrainte directe et physique » (unmittelbarer physischer Zwang) : G. Meyer, V. R., I, p. 68. De cette manière, ce que nous appelons contrainte directe est perdu de vue, ou bien on n’en parle pas : G. Meyer, Wörterbuch, II, p. 800 ss. — Auschütz, dans V. Arch., 1, p. 461, appelle dans ce sens la contrainte directe elle-même un « moyen de contrainte ». La logique de la langue s’y oppose, à mon avis. Pour y voir clair, il faut commencer par distinguer l’exécution par contrainte et la contrainte directe ; l’une et l’autre ont un élément commun : l’usage de la force leur sert de moyen. [↩]
- L’ancienne manière de voir fait une grande différence suivant qu’il y a ordre de service ou non : O. Tr., 4 juin 1872 (J. M. BI., p. 89). Mais, en ce qui concerne le rapport au sujet, cela n’a d’importance que dans le cas où une loi en a fait expressément une condition de la validité de la contrainte. On en trouve des exemples dans : Preuss. Ges., 12 février 1850 ; R. Reblaus. Ges., 6 août 1875, § 2 ; R. Viehseuchen-Ges., 23 juin 1880, § 27, al. 3. [↩]
- R. Viehseuchen. Ges., § 18, par exemple, admet le recours contre l’acte par lequel l’autorité ordonne d’abattre des bestiaux suspects de maladies contagieuses ; ce n’est pas un ordre donné au propriétaire ; ce n’est pas non plus un simple ordre de service pour les agents ; c’est un acte administratif dirigeant la contrainte directe qui se fait en vertu de la loi. [↩]
- Des exemples dans : R. Viehseuchen. Ges., § 24 ; R. Reblaus. Ges., § 3, al. 2, chiff. 2 ; R. Nahrungsmittel Ges., 14 mai 1879, § 2 et 9. [↩]
- Linde, dans sa Ztschft, I, p. 394 ss., a exposé autrefois ce droit naturel. Nous verrons que le nouveau Code civil allemand ne le rend pas superflu. [↩]
- Le consentement de la personne attaquée, consentement qui écarterait le droit de légitime défense (Binding, Stf. R., I, p. 737), sera donc ici sans influence. [↩]
- La susceptibilité pour apprécier une conduite inconvenante n’est pas la même pour les différentes fonctions publiques. Les procédures devant les tribunaux, ainsi que les solennités religieuses, sont celles qui se montrent le plus jalouses de leur dignité. I1 faut ajouter tout de suite les parades et cérémonies militaires ; comp. § 25, III, ci-dessous. [↩]
- Pour dégager la voie navigable du canal, l’administration fait sauter un bateau qui a coulé : c’est de la défense administrative par l’usage de la force. La théorie de la légitime défense en droit pénal considère la « volonté de l’attaque » comme une condition essentielle. Mais, d’après Binding, Stf. R. I, p. 735 ss., cette attaque peut aussi émaner d’un animal ; V. Thur, Notstand, p. 55, admet même une espèce de légitime défense contre une barque qu’on a laissé flotter. Le droit civil est plutôt disposé à ranger ces cas dans les prescriptions restreintes du § 228 du Code civil : Planck, Comment., I, sous le § 227, 1 c. [↩]
- L’édile qui, dans la loi 12, Dig., XVIII, 6, fait simplement briser les meubles qui ont été laissés sur la voie publique, commettrait aujourd’hui un excès de pouvoir. [↩]
- Nous avons cité, § 19, note 7 ci-dessus, un arrêt de O. V. G. dans lequel l’autorité fait rechercher de force des documents qui n’ont, pour le service public, qu’un intérêt indirect. Le Code civil, § 859, al.2, est beaucoup plus strict. Le § 229 ne peut être comparé ; il suppose que « l’intervention de l’autorité publique ne peut pas avoir lieu à temps » ; les autorisations exceptionnelles qu’il donne ne pourraient pas être invoquées par l’autorité elle-même. [↩]
- Bayr. Ausf. Ges. z. Stf. Pr. O., 19 août 1879, art. 102, et Pol. Stf. G. B., art. 20, y font allusion. V. Riedel, Erläuterungen z. Pol. Stf. G. B., p. 79 : il y a ici un principe général qui n’a pas été formulé « parce qu’on estimait qu’il allait de soi que les autorités de police dans ces hypothèses, ont le pouvoir de prendre les mesures dictées par la nature des choses ». [↩]
- Binding, Stf. R., I, p. 746. Trop restrictive est la thèse de Edel, Bayr. Pol. Stf. G. B., p. 153, qui suppose, au moins, une « tentative punissable », et Standinger, dans Dollmann, Bayr. Ges. Gebung, III, VII, p. 184, n. 4, qui suppose un « acte de tentative », punissable ou non ; de même, Foerstemann, Pol. R., p. 411, qui voudrait supposer « que des personnes se trouvent en train d’accomplir une action contraire à la défense faite et ne veulent pas y renoncer ». Trop large est la thèse de C. C. H., 12 février 1870 (cité au § 20, note 21 ci-dessus : la Cour veut voir là un cas d’exécution de police par contrainte) ; de même, R. G., 16 nov. 1885, où il est déclaré que c’est à juste titre que le gendarme enlève de force sa canne à un jeune homme, parce que « d’après toutes les circonstances, vu spécialement les querelles qui avaient lieu dans les années précédentes à l’occasion des opérations du recrutement, ainsi que l’état d’excitation et de disposition de l’inculpé et de ses compagnons à se livrer à des voies de fait, il s’est formé la conviction qu’une rixe était imminente». Mieux justifié parait être l’usage de la force dans l’affaire O. V. G., 4 oct. 1882 (Samml. X, p. 376) : dans une auberge une querelle est sur le point d’éclater ; les clients se pressent d’une autre salle vers l’endroit où la querelle se produit ; l’agent de police se place devant la porte et ne laisse entrer personne. [↩]
- Bayr. Ob. G. H., 7 janv. 1879 (Samml. IX, p. 29) : un voiturier laisse sa voiture attelée sans surveillance, ce qui est défendu sous la sanction de peine de police. Les gendarmes font sortir de force le voiturier de l’auberge et le placent sur sa voiture pour qu’il la fasse partir. C’est là une contrainte directe dont la légitimité est très douteuse : l’usage de la force ne pouvait être appliqué qu’à la voiture laissée sans surveillance. [↩]
- La question se pose de savoir si l’usage de la force doit toujours être admissible même vis-à-vis d’une pénalité minime. Il n’est pas possible de tracer ici une limite de droit ; C’est comme pour le droit de la défense administrative. Tout au plus, on peut recommander aux agents de police de montrer une certaine indulgence : Edel, Pol. Stf. G. B., p. 153 ; mieux encore, Bingner et Eisenlohr, Bad. Stf. R., p. 180 ss. Lorsque le fait punissable se présente avec un caractère durable, la loi en ordonne souvent la suppression dans la forme de l’exécution par contrainte, par conséquent par un ordre individuel exécutoire : dans ce cas, la contrainte directe est écartée. Bayr. Pol. Stf. G. B., art. 32 al. 1, art. 33 al. 2, art. 34 al. 2, art. 50 a ; Gew. Ord. § 15, al. 2 (Landmann, Comment., I, p. 122, 123). [↩]
- Comp. pour ce qui suit : Stammler, Strafrecht. Bedeutung des Notstandes ; V. Thur, Notstand im Civilrecht ; Wessely, Befugnisse des Notstandes und der Notwehr ; R. Merkel, Kollision rechtmæssiger Interessen.
[↩]
- La partie frappée est, en réalité, la moins coupable ; elle supporte les conséquences de ce fait que la force de la défense n’était pas suffisante dans l’autre direction. Il résulte de là qu’il convient de chercher pour elle une compensation équitable. En droit prussien, on voulait, autrefois, accorder au propriétaire de la maison démolie en vue de prévenir la propagation de l’incendie, une actio de in rem verso contre les compagnies d’assurance contre l’incendie (Feuersozietaeten) qui en profitent. Les principes de la contribution en matière d’avarie grosse devaient aussi s’appliquer aux propriétaires des maisons Foerstemann, Pol. R., p. 460 ss. Les Français invoquent, dans ce cas la lex Rhodia de jactu : ma Theorie d. Franz. V, R., p. 193. S’il doit y avoir une indemnité, les règles du droit civil n’y suffisant pas, il faut plutôt recourir à la grande théorie de droit public dont nous parlerons au t. IV, § 53. [↩]
- G. Meyer, V. R., I, p. 162, déclare l’arrestation admissible en vertu des principes généraux et même sans autorisation légale, quand « elle paraît nécessaire dans l’intérêt de la sûreté, de la tranquillité ou de da moralité publiques ou pour la protection même de la personne arrêtée », Cette « nécessité » devrait cependant avoir, dans ce dernier cas, un caractère tout autrement prononcé que dans les autres. Il n’est pas même désirable que la loi prévoie expressément des arrestations pareilles, comme le fait la loi pruss. du 12 février 1850, § 6. Il faut que le fonctionnaire ait bien conscience qu’il fait quelque chose d’extraordinaire, et qu’il n’y est autorisé que par des circonstances extraordinaires. [↩]
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