Section I
Le droit public des choses
§ 35. Le domaine public ; définition et détermination
(87) Certaines choses corporelles manifestent, par leur état extérieur même, une destination spéciale à servir à la communauté, à l’intérêt public. Nous citerons les voies publiques, les fleuves, les fortifications. On les appelle des choses publiques. Leur destination ne permet pas qu’elles soient dans la puissance d’un particulier qui en disposerait selon ses intérêts personnels ; en conséquence, elles sont soustraites au commerce ordinaire du droit privé. D’un autre côté, leur destination d’intérêt public les place dans une dépendance spéciale de la puissance publique, de l’Etat. Cette dépendance peut trouver son expression dans la forme de la propriété publique ou du domaine public, dont nous allons parler. Du moins, dans l’état actuel du droit administratif, le domaine public en offre la forme la plus importante et la plus parfaite. Cela ne veut pas dire qu’elle soit appliquée exclusivement, encore moins que cette notion du domaine public ait existé de tout temps.
I. — Pour y voir clair dans le conflit des systèmes qui, aujourd’hui encore, se produisent sur cette théorie, il faut essayer de nous rendre compte du développement historique de la notion du domaine public. Ainsi que nous allons le voir, ce qui ne cesse pas de troubler cette notion, ce sont uniquement les réminiscences des étapes par lesquelles elle a successivement (88) passé. D’ailleurs, il n’y a pas là un fait isolé dans la science encore si jeune et si peu consolidée du droit administratif.
1) Le point de départ est un état social dans lequel il y a déjà des choses publiques, mais dans lequel l’idée d’un domaine public, de cette propriété d’un caractère spécial, ne peut pas encore se révéler : il y manque le sujet dont le domaine doit dépendre, la personne morale du droit public1.
Il était conforme à la nature du développement de la société que le droit des choses publiques dût trouver sa première détermination juridique dans la forme sociale primitive de la réalisation d’intérêts publics, c’est-à-dire dans les communautés rurales. Ce ne sont pas des communes dans le sens actuel, ce sont des associations (Genossenschaften) dans lesquelles les droits des individus et ceux de leur union s’enchevêtrent, prévalent l’un ou l’autre alternativement, selon les objets. Ces associations possèdent, cela va sans dire, des voies, des routes, des places. Les terrains qui y sont affectés sont des communaux (Allmend), qui n’appartiennent à aucun individu en particulier, qui appartiennent à la totalité des individus et qui sont affectés à la communication de tous. Le chef de l’association, disons l’autorité communale, veille sur leur entretien et sur le bon ordre de l’usage qu’on en fait. Le droit sur ces choses ne se manifeste donc que sous deux formes : l’usage de tous et la surveillance de l’autorité2.
(89) La cité naissante donne lieu à une plus grande variété d’institutions du même caractère. Des fontaines, des foires, des lavoirs sont soumis à l’usage de tous. Mais même sans l’usage de tous, la chose peut servir à leur universalité : les portes, les remparts sont aussi, dès l’origine, considérés comme communaux3.
Toutefois, au-dessus des communautés locales, s’est constituée la puissance des princes, des rois d’abord, puis de leurs fonctionnaires émancipés, des princes secondaires de l’Empire. Ce n’est pas encore la puissance d’Etat ; c’est une collection de droits appartenant au prince en personne. Parmi ces droits figure la police de sûreté pour les grandes voies de communication, routes et fleuves (Geleitsrecht). Le prince réclame aussi pour lui la propriété des choses qui n’ont pas de propriétaire ; à ce titre, les routes, dès qu’elles sont un peu formées, les ponts et tous leurs accessoires deviennent les choses du prince. L’usage de tous continue à subsister. Le droit du prince s’accentue de plus en plus, mais laisse intacte cette affectation nécessaire : le droit de supériorité relative aux routes (Wegehoheit) ou aux fleuves (Wasserhoheit) comprend le droit de construire des routes et de les supprimer, de régler le cours des fleuves, d’en réglementer l’usage, de faire la police en ces matières (90) ainsi que le droit de frapper de droits et de taxes les personnes qui s’en servent ; à certaines époques, ce dernier point joue le rôle principal4.
Lorsque l’Etat moderne arriva à se former dans les différents territoires allemands, la science du droit commença aussi à s’occuper des choses publiques. C’est au droit romain que l’on emprunta les cadres dans lesquels on voulait faire entrer tout cela. Le résultat fut une grande controverse sur la propriété de ces choses.
Certains auteurs maintiennent le statu quo au profit de la propriété du prince ; ils cherchent seulement à fortifier cette situation par des arguments tirés du droit romain ; le prince occupe, chez nous, la place du populus Romanus ; il possède, par conséquent, les routes, fleuves, ponts et autres choses publiques au même titre que, dans le droit romain, les possédait le peuple souverain ; l’usage de tous ne repose que sur une permission de ce propriétaire5.
A côté de cette théorie, existe une tendance à s’attacher d’une manière plus étroite au modèle romain ; on réclame les choses publiques pour le peuple, dont le droit se manifeste par l’usage de tous. Cet usage, affirme-t-on, est l’essentiel ; il absorbe le (91) droit sur la chose en entier ; ce qui reste au prince, ce n’est qu’un droit de surveillance6.
Mais la doctrine ne pouvait pas en rester là. Le peuple, comme tel, s’était trop effacé dans la réalité de la vie publique, pour pouvoir être considéré comme un propriétaire sérieux ; et l’usage de tous ne pouvait pas remplacer le peuple dans ce rôle sans une fiction trop fantaisiste. En conséquence, on se décida à reconnaître nettement que les routes, fleuves et autres choses soumises à l’usage de tous sont et restent des res nullius, sous la surveillance et sous la protection spéciale du prince. C’est l’opinion qui semble avoir prévalu à la fin de cette époque7.
Quelle qu’ait été la construction donnée à la situation juridique de ces choses, l’application du droit romain avait toujours pour résultat de leur reconnaître une qualité spéciale, d’une importance sérieuse au point de vue du droit ; on parait être unanime à les considérer comme des res extra commercium. Le principe de l’inaliénabilité des choses (92) publiques s’est établi ; ou plutôt, afin d’adapter la règle à leur qualité de choses sans maître, elles sont déclarées non susceptibles de devenir l’objet d’un droit de propriété quelconque.
2) Le développement de l’idée de l’Etat comme personne morale devait apporter à ces conceptions de profonds changements. Cet être abstrait, qui représentait par les actes de volonté accomplis en son nom la chose commune, devient le centre naturel de tous les droits et pouvoirs qui doivent être exercés dans l’intérêt de la chose publique. Au-dessous se rangent, avec une destination analogue, des personnes morales secondaires du droit public. Les choses publiques deviennent la propriété de ces sujets de droit.
C’est dans les villes libres, — dans lesquelles, en général, se faisait comme dans des serres l’éclosion des nouvelles idées politiques — que cette transformation commença à s’opérer. Les rues, fontaines, remparts, postes se détachent du droit des citoyens pris en tant qu’individus et en tant qu’association, pour être considérés comme propriétés de la ville comme telle, distincte des individus, sujet de droit spécial, indépendant d’eux et leur supérieur8. Les communautés rurales se maintiennent longtemps dans les institutions primitives. L’ère nouvelle s’ouvre définitivement lorsque les territoires des princes sont gagnés au nouveau courant d’idées, lorsque, derrière la personne du prince, surgit la personne morale de l’Etat, dont il sera désormais le premier représentant. L’Etat remplace le prince dans sa qualité de propriétaire des choses publiques ; cela va de soi. Mais ce nouveau maître exerce aussi sa force attractive à l’encontre de ce fantôme qu’était le droit du (93) peuple entier et qui se manifeste par l’usage de tous ; il le fait définitivement disparaître. L’idée de la res nullius succombe également ; cette idée, il est vrai, ne s’efface pas sans hésitations, transactions dilatoires, ni même sans rechutes.
Enfin la législation positive intervient pour consacrer le résultat acquis. C’est surtout à l’occasion des grandes codifications du droit civil de la fin du XVIIIe et du commencement du XIXe siècle, que la matière a été réglée en ce sens. Les choses publiques sont déclarées la propriété générale de l’Etat, le domaine public, le bien public, la propriété de l’Etat proprement dite9.
Ainsi les choses publiques perdent leur caractère ambigu ; elles cessent d’être tiraillées en sens contraires par la compétition des différents intérêts. Elles sont fixées quant à la personne dont elles dépendent ; dès lors, les efforts de la doctrine prennent une autre direction. Cette personne, l’Etat ou le corps d’administration propre qui le remplace, a, à côté d’elle, d’autres propriétés ; la propriété des choses publiques s’en distingue par un caractère juridique spécial. Et c’est sous un double point de vue que cette spécialité se manifeste : par sa cause et par ses effets. D’un côté, cette spécialité dépend de la destination, qui leur est propre, de servir directement à un certain but d’utilité publique. Cette destination est l’œuvre de la volonté du propriétaire qui la leur confère ou, tout au moins, la leur maintient. Par conséquent, l’usage de tous n’est plus la forme unique par laquelle peut s’affirmer le caractère spécial d’une chose publique ; (94) la chose publique n’a plus besoin de cette espèce de mysticisme démocratique dont on l’entourait au moyen de cette destination spéciale. Il suffit que le but de l’intérêt public se réalise par elle d’une façon équivalente ; peu importe que l’usage de tous en soit exclu.
D’un autre côté, la chose publique diffère de toutes les autres choses qui peuvent appartenir à un propriétaire, par la qualité de res extra commercium que lui donne cette distinction : elle ne peut pas être aliénée, ni acquise par prescription, ni être grevée de servitudes ou d’autres droits réels ; les servitudes légales ne la frappent pas. Elle jouit d’une situation tout à fait exceptionnelle au point de vue de l’application du droit civil.
La conception de cette propriété reçoit, dès le début, son expression déterminée par la formule générale propre à l’époque du régime de la police (Comp. t. I, 4, III, no 2). Cette distinction de deux personnes différentes qui sont réunies dans l’Etat, — distinction qui domine toutes les institutions du droit public, dès qu’il s’agit de valeurs réelles et de relations pécuniaires, —s’empare aussi de la théorie des choses publiques : on y distingue un côté appartenant au droit civil et un autre côté appartenant au droit public, et l’on attribue l’un et l’autre côté à la manifestation correspondante de la personne morale Etat, à savoir le Fisc ou l’Etat proprement dit.
Dès lors, le véritable propriétaire de la chose publique, c’est le Fisc ; elle lui appartient comme à un simple particulier, selon les règles du droit civil, en propriété privée.
Mais il y a, à côté du Fisc, ou plutôt au-dessus du Fisc, l’Etat proprement dit qui s’occupe aussi de ces choses et qui leur donne par cela même un caractère particulier. Tandis que le Fisc, suivant ses tendances (95) égoïstes, est toujours tenté de se servir de sa propriété dans un intérêt pécuniaire, l’Etat veille à ce que ces choses soient maintenues dans leur destination d’intérêt public. Il impose au Fisc la charge de pourvoir à leur entretien convenable, lui défend l’aliénation qu’il déclare nulle d’avance au point de vue du droit civil, de même qu’il refuse aux autres particuliers, par une disposition analogue du droit civil, d’en acquérir soit la propriété soit d’autres droits réels par la voie de la prescription ; par son pouvoir de police, il leur défend de troubler le service de ces choses d’une façon quelconque ; mais, d’un autre côté, il leur garantit que l’usage de tous sera bien réglé ; le propriétaire, le Fisc, est forcé par l’Etat de souffrir cet usage ; l’Etat peut même, par une lex specialis, y constituer des droits d’usage particuliers et les concéder, malgré le propriétaire, dans un intérêt supérieur. Voilà donc la part du droit public dans la réglementation de ces choses10.
(96) C’est là une conception de la chose publique complète et vigoureusement construite ; on ne saurait le nier. Seulement il ne faudrait pas non plus se faire illusion : elle repose entièrement sur cette singulière fiction d’une personnalité double de l’Etat, c’est-à-dire de ce que nous appelons la théorie du Fisc. Otez le Fisc et toute l’harmonie est détruite ; il ne restera que des débris de la notion de propriété publique ; il manque soit l’élément de propriété, soit l’élément de droit public ; comme les deux idées semblent s’exclure, c’était seulement la combinaison du Fisc et de l’Etat qui pouvait les réunir extérieurement dans un effet juridique commun.
Nous voyons peu à peu se faire la décomposition de tout ce système.
Il y a eu, tout d’abord, des auteurs qui, tout en acceptant encore en principe la double personnalité de l’Etat, ne voulaient cependant pas admettre que le Fisc pût jouer un rôle quelconque dans la question des choses publiques ; on aurait craint de troubler la pureté des intérêts publics qui s’y incorporent, en n’écartant pas cet être toujours suspect au point de vue du désintéressement. Il ne reste alors que l’Etat proprement dit, l’Etat comme puissance publique ; il sera exclusivement le maître de ces choses. Mais l’Etat, d’après la doctrine, à l’inverse du Fisc, ne daigne pas être propriétaire ; s’il a besoin de propriété, il faut que le Fisc lui vienne en aide ; l’Etat lui-même en est incapable. Alors, une fois le Fisc éliminé de la sphère des choses publiques, celles-ci redeviennent par cela même des res nullius. C’est d’une (97) logique inévitable ; et les auteurs ne manquent pas de s’y conformer11.
(98) Vient ensuite un moment où la doctrine commence à se dégager complètement de ce dédoublement de l’Etat, qu’impliquait l’ancienne idée du Fisc ; le Fisc, en tant que personne distincte de l’Etat, disparaît non seulement pour les choses publiques, mais d’une manière générale. La conséquence directe est la nécessité de reconnaître que l’Etat lui-même, maintenant seul, est capable d’être propriétaire ; il ne peut pas faire toute sa besogne avec des res nullius. Cela admis, il n’y a plus aucun motif de lui refuser la propriété des choses publiques. Il en redevient le propriétaire. Cette propriété est, par nature, la même que pour toutes les autres choses pouvant lui appartenir ; il n’y a que des différences extérieures, résultant de la destination respective donnée à ces choses. On admet généralement, pour tout ce qui appartient à l’Etat, la distinction en biens fiscaux (Finanzvermögen) et biens administratifs (Verwaltungsvermögen) ; les premiers ne comptent que comme valeurs pécuniaires ou productifs de valeurs pécuniaires ; les seconds sont affectés à un service quelconque de l’administration pour être employés directement dans un but d’utilité publique. Les choses publiques, dans leur conception traditionnelle, appartiennent à cette seconde catégorie.
On a essayé de leur assigner une place à part, en insistant sur le caractère spécial qui les distingue des autres biens administratifs. Ce caractère spécial, il est vrai, on ne le leur reconnaît que dans le cas où elles servent à l’usage de tous (rues, fleuves, pont, etc.). On n’est pas d’accord sur ce que, juridiquement, doit signifier cet usage de tous ; tantôt on y voit une simple (99) destination donnée à sa chose par le propriétaire ; tantôt on le considère comme la manifestation, sur la chose, d’un droit qui appartient à tous les citoyens individuellement. On essaie aussi d’user de ce caractère pour affirmer l’existence d’une espèce de lien entre la chose publique et le droit public : l’usage de tous serait une « restriction » imposée par le droit public. Cette formule peu claire et qui, au point de vue pratique ne dit rien du tout, est le dernier vestige de la part qui appartient au droit public ; la chose publique est essentiellement une propriété du droit privé. La seule conséquence juridique qu’on puisse déduire pour elle du fait qu’elle sert à l’usage de tous et qui ait une certaine importance, c’est l’inaliénabilité et l’imprescriptibilité. Mais c’est encore une règle de droit civil12.
3) Jusqu’ici c’était la science du droit civil, qui réglait presqu’exclusivement le régime des choses publiques. Son dernier mot, comme nous venons de (100) le voir, c’est l’ambiguïté et l’incertitude. Il n’y a, dans le passé, que deux systèmes qui aient quelque valeur : le système primitif, qui ignore la distinction du droit civil et du droit public ; et le système qui, par la juxtaposition du Fisc et de l’Etat, s’efforçait de concilier, dans une même institution, des éléments de droit civil et de droit public. L’avenir appartient à un troisième système qui répond aux idées générales de notre doctrine du droit administratif moderne. Cette doctrine commence par éliminer nettement tous les vestiges de l’ancienne doctrine du Fisc qui caractérise le régime de la police. La puissance publique, agissant seule et sans partenaire officieux pour les choses qui touchent au droit civil, voilà son objet ; elle voit cette puissance publique se manifester dans une grande variété de formes qui commencent à se développer ou qui avaient été cachées jusqu’alors par le voile du droit civil prédominant. L’une de ces formes, c’est la propriété de l’Etat sur les choses publiques.
L’idée n’est pas absolument nouvelle. Fait remarquable, elle trouva chez nous ses premiers partisans parmi des auteurs qui traitaient du droit romain. C’est qu’en effet, le droit romain n’est pas seulement — caractère qu’on lui reconnaît depuis longtemps — le modèle classique pour notre droit civil ; il nous offre aussi des idées fondamentales de droit public. Nous avons encore beaucoup à apprendre de lui à cet égard. Nous avons enfin réussi, après un long intervalle, à faire revivre l’idée de la souveraineté de l’Etat, qui avait trouvé, dans le droit romain, une si forte expression. De même, pour la chose publique, la res publica, le droit romain, à bien comprendre ses textes, établit une conception claire et énergique qui devra nous servir de guide. La res publica est bien la propriété du populus, représentant la personnalité de l’Etat. Mais ce n’est pas une propriété (101) de droit civil ; car le peuple Romain, comme tel, n’est pas soumis au droit civil. Même lorsqu’il se présente comme propriétaire, sa puissance souveraine se manifeste, la Majestas populi Romani. C’est dire que cette propriété est placée dans la sphère du droit public13.
De même, nous reconnaissons aujourd’hui aux choses publiques qui sont dans la propriété de l’Etat une propriété d’une autre espèce que la propriété du droit privé. C’est le domaine public ou la propriété publique dans le sens d’une propriété de droit public. Elle est placée, par rapport à la propriété de droit civil qui nous est familière, comme l’institution correspondante du droit public ; de même que nous retrouvons ce parallélisme dans les actes juridiques de droit public, contrats de droit public, servitudes de droit public, etc.
Ce sont nos romanistes qui, les premiers, ont proclamé cette idée d’une propriété régie par le droit public. L’impulsion fut donnée par la cause célèbre relative aux remparts de la ville de Bâle, qui se place (102) dans les soixante ans du siècle dernier14. Mais quelque vive qu’ait été la discussion dans cette branche (103) de notre littérature juridique, la doctrine n’y a pas gagné grand chose pour son développement et sa consolidation. Elle en est restée aux conjectures ; on doute encore que cette doctrine puisse se réaliser et prendre corps, en exprimant parfois le désir que cela puisse réussir15. On ne peut adresser aucun reproche (104) à nos romanistes. Ce n’est pas à la science du droit civil qu’il appartient d’accomplir cette tâche ; les temps sont passés, où elle pouvait croire avoir seule la clef de toutes les questions juridiques qui méritaient d’être observées. C’est à la science du droit administratif, à faire ici son devoir. C’est à nous de dire ce qu’est la propriété de droit public.
Pour nous, ce nom de droit public n’est plus un simple titre d’honneur, ni un classement de pure forme ; c’est la force vitale de l’institution entière, dont nous devons faire découler tous les détails comme de leur source même. Ce sera aussi le seul moyen de faire enfin disparaître les ombres du passé, qui refuseront toujours de céder à la critique purement négative.
Il est d’autant plus nécessaire d’insister énergiquement sur la véritable nature des choses publiques à l’encontre de toutes hésitations et de tous palliatifs que, depuis la promulgation du Code civil allemand, un intérêt éminemment pratique est en jeu.
Quelle que soit la conception de la chose publique que l’on admette, on est et l’on était toujours d’accord sur la nécessité de garantir cette chose contre les troubles que l’acquisition de droits réels au profit des particuliers et la poursuite judiciaire de pareils droits pourraient apporter à son bon état et à son affectation à l’utilité publique. Les moyens généralement acceptés pour arriver à ce résultat sont : l’inaliénabilité et l’imprescriptibilité d’une part, et de l’autre, le refus du droit absolu à la restitution forcée. La législation et le droit coutumier de nos différents pays ont prévu partout les prescriptions nécessaires pour consacrer (105) ces privilèges. Or ces prescriptions, — on ne saurait le méconnaître, — sont des règles de droit civil. Aujourd’hui, la législation de l’Empire s’est emparée du droit civil tout entier. Des lois particulières concernant le droit civil ne peuvent exister qu’autant que la législation de l’Empire les a réservées spécialement. La loi d’introduction au Code civil allemand contient, dans sa troisième section, art. 55 ss., une longue série de réserves de cette espèce. Dans les matières énumérées, nous remarquons, à l’art. 65, le droit des cours d’eau (Wasserrecht) ; cela s’appliquerait donc à quelques-unes des choses publiques, notamment aux fleuves et canaux ; pour ces choses-là, la législation particulière pourrait donc maintenir, par des prescriptions de droit civil, leur situation privilégiée vis-à-vis de la prescription, l’aliénation par contrat, etc. Pour toutes les autres choses publiques — les plus intéressantes, comme les routes et les fortifications — une pareille réserve n’existe pas. Les législations particulières n’ont donc pas compétence pour changer quelque chose aux prescriptions communes du Code. Le Code lui-même ne fait aucune exception en faveur des choses publiques. Par conséquent, toutes les règles qu’il pose pour la propriété ordinaire s’appliquent inévitablement aux choses publiques : celles-ci peuvent être aliénées et prescrites dans les formes ordinaires ; elles peuvent être grevées de servitudes et d’hypothèques ; elles sont soumises aux restrictions légales, d’après les §§ 903 ss. qui vont plus loin que les « servitudes établies par la loi » ou « dérivant de la situation des lieux » du Code civil français ; enfin, en vertu du § 985, la libre poursuite, de la part des particuliers, pour en obtenir la délivrance et la restitution, est également garantie. Ainsi, ces choses tomberont forcément sous l’influence des vicissitudes du droit civil qui ignore les exigences de l’intérêt public, (106) et sous l’appréciation du juge civil. Nous ferons encore ressortir toute la sagesse des institutions qui seront ainsi détruites. Mais on sent déjà que ce changement fondamental serait très grave et que la législation de l’Empire n’a pas dû vouloir ce résultat.
Pour nous, en effet, elle ne l’a pas voulu. Mais pour échapper à ce résultat fâcheux et pour conserver aux choses publiques les privilèges qui leur sont nécessaires, il n’y a qu’un moyen : c’est de reconnaître que ces privilèges ne dépendent pas du droit civil.
Le Code civil s’abstient rigoureusement de régler ce qui est de droit public. D’après la Constitution de l’Empire, cela doit rester le domaine de la législation particulière. Les choses publiques restent donc sous leur ancien régime, du moment que ce régime peut être envisagé comme un régime de droit public. Or, seule la doctrine de la propriété de droit public répond à cette condition. En dehors d’elle, il n’y a que des subterfuges et des palliatifs.
Cela s’applique notamment à la construction que nous avons mentionnée à la note 12 ci-dessus, et qui représente, pour ainsi dire, le dernier mot de l’ancienne doctrine. Cette doctrine veut concilier tous les intérêts en présentant la chose publique comme une propriété de droit privé, soumise à des restrictions de droit public. Ces restrictions comprendraient tout ce que l’Etat propriétaire a bien voulu faire de ces choses, — en particulier, la destination à l’usage de tous. On le voit, ce sont des restrictions dans un sens très impropre16. Admettons-le. Seulement, si l’on (107) prétend qu’en vertu de ces restrictions les choses publiques restent inaliénables et imprescriptibles, on se heurte à la loi : la propriété privée, même soumise à des restrictions de droit public, reste néanmoins sous l’autorité du Code civil, lequel ne reconnaît à ces restrictions aucun effet pour exclure l’application de ses règles communes.
Il y a, il est vrai, une véritable restriction ; c’est la limitation que rencontre le pouvoir judiciaire, quand il s’agit de faire exécuter ses sentences sur les choses publiques que l’administration ne veut pas lâcher ou laisser entamer par des droits privés. Dans ce cas, l’exécution, — nous le voyons bien quand il s’agit d’une route, d’une ligne de chemin de fer, d’une fortification, — devient matériellement impossible. Les défenseurs du caractère de droit civil des choses publiques se consolent facilement de ces possibilités qui épargnent à leur doctrine des conséquences absurdes. Alors la force prime le droit, nous donne-t-on à entendre. Triste aveu pour une époque qui croit avoir créé l’Etat régi par le droit17. Pour nous, il s’agit de reconnaître, derrière cette force, le droit spécial des choses publiques. Ce droit n’est possible, il est vrai, qu’autant que ces choses ne sont pas soumises au droit civil, lequel ne peut plus reconnaître de privilèges de cette espèce.
(108) Le droit public des choses publiques est devenu une nécessité pratique18.
II. — Qu’est-ce que la propriété publique ? C’est l’idée de la propriété civile transportée dans la sphère du droit public et modifiée en conséquence. Comment cela peut-il se faire ? Nous allons essayer de l’expliquer ici d’une manière sommaire et dans les grandes lignes, sauf à en montrer les détails dans le paragraphe suivant. Nous savons très bien qu’il s’agit de vaincre une opposition assez forte, forte par cette force de l’inertie surtout qui refuse de sortir du cercle des conceptions traditionnelles du droit civil. Propriété, c’est, pour nos adversaires, identique avec propriété civile ; et la propriété de droit public est qualifiée une « impossibilité juridique ». On n’est pas encore habitué à voir le droit public développer toute la richesse de ses formes et de ses institutions fortement accusées19.
1) Toutes les choses appartenant à l’Etat sont, (109) en fin de compte, destinées à servir à l’administration publique. Seulement cela se fait d’une manière plus ou moins directe. Nous avons déjà mentionné la distinction entre les biens fiscaux et les biens administratifs. Les premiers ne fournissent que des moyens pécuniaires ; ils appartiennent si franchement à la sphère du droit civil qu’il n’en peut pas être question. Les autres, au contraire, touchent immédiatement à l’administration publique et à la sphère du droit public qui l’entoure. Tels qu’ils sont, ces biens constituent des moyens par lesquels l’Etat poursuit les intérêts publics ; c’est en les y employant que l’Etat fait l’administration publique. Toutefois, l’Etat n’est pas encore dans cette situation lorsqu’il se borne à les préparer et à les administrer pour eux-mêmes ; cette activité garde plutôt son caractère juridique propre et, en règle générale, il s’agit alors pour elle de rapports qui peuvent se présenter chez un individu privé, et qui, par suite, sont destinés à être réglés d’après le droit civil. Un marché de fournitures pour les prisons, par exemple, un bail de locaux destinés à une école, l’engagement de gens de service pour faire le nettoyage des rues, ainsi que les actes de disposition qui seront accomplis en vertu de ces conventions, toutes ces situations ne sont pas encore l’administration publique elle-même à laquelle cela doit servir ; par conséquent, elles sont régies par le droit civil. Il en est de même de l’acquisition des choses corporelles destinées à servir au même objet, et de la disposition qu’on fait des droits ainsi acquis. Malgré le but final en vue duquel tout cela se fait, cela constitue en soi, par nature, de l’économie privée avec soumission, par conséquent, au droit civil selon les principes établis au t. I § 11, II20.
(110) 2) Mais il se peut qu’il y ait un rapport plus intime entre l’administration publique et la chose qui lui sert de moyen. Au lieu de faciliter seulement l’activité des agents de l’administration et de les aider à produire l’utilité publique dont s’agit, la chose peut, par la nature qu’elle a originairement ou qui lui a été donnée, représenter cette utilité publique immédiatement par elle-même ; tout ce qui reste encore à faire à l’administration en dehors de la chose se restreint à des soins accessoires, à la surveillance et à l’entretien. Les choses soumises à l’usage de tous en fournissent les exemples les plus frappants. Ces choses pourront être considérées comme de véritables manifestations de l’administration publique, comme des matérialisations de l’intérêt public. Leur existence intacte et leur fonctionnement paisible font partie du bon ordre public ; il est logique que leur protection contre les troubles qui pourraient y être apportés, prenne le nom et le caractère de la police. L’institution de la police des choses publiques manifeste, avec une évidence convaincante, que l’administration de cette espèce de biens est, par elle-même, placée en dehors des vues de la vie privée.
Mais on ne peut pas en rester là. La police ne protège que contre des troubles illicites. Il y a, pour les choses qui intéressent si fortement le bien public, à redouter d’autres troubles qui pourraient se produire légalement. Le droit civil, avec son formalisme abstrait, ne tient pas compte de la valeur des intérêts auxquels les choses peuvent servir ; ce que la loi civile ordonne, elle l’ordonne indifféremment (111) pour tous les cas qui tombent sous l’application de ses règles ; et une fois constitués, tous les droits se poursuivent, d’une manière inexorable, d’après les textes. Sans parler de la prescription ou des servitudes légales, toute convention, consentie sans arrière-pensée, pourrait créer des droits qui, plus tard, se montreraient incompatibles avec ce que pourra exiger l’intérêt public de la chose. Or, l’interprétation attribuée au juge civil n’est pas faite pour rassurer à cet égard. Pour parer à ces conséquences, — inadmissibles dans l’intérêt public, — il n’y a qu’un moyen. Il ne faut pas songer à soustraire ces choses à tout régime de droit, et les déclarer simplement choses sans maître et hors du commerce. Ce n’est pas le régime qui leur convient ; elles ont, au contraire, besoin d’être gérées et réglées d’une manière très ferme et très minutieuse. Mais il faut que l’Etat dirige toute cette administration de son droit sur la chose publique vers le but auquel la chose doit servir ; il faut que, dans la gestion juridique de la chose, l’Etat fasse déjà de l’administration publique. Tout ce qu’il fait de la chose pour exercer ce droit, — qu’il la possède, qu’il en dispose, qu’il la défende —, il le fait en tant qu’Etat, comme puissance publique. Le droit civil ne lui est pas applicable dans ces rapports ; ce n’est pas que le droit civil soit exclu par une mesure spéciale, par un privilège du droit civil même ; c’est parce que l’Etat est resté là dans sa sphère et garde son caractère juridique propre, qui est celui du droit public. Ainsi, la police de la chose publique reçoit son complément naturel par le caractère spécial de l’administration du droit même sur la chose21.
(112) 3) Cette propriété dont la gestion et l’administration est régie par le droit public, nous l’appelons une propriété de droit public, ou, selon l’expression universellement reçue, propriété publique, domaine public. Elle est, pour nous, une manifestation de la puissance publique, en complète harmonie avec toutes ses autres manifestations qui forment l’objet de nos études.
Qu’on n’objecte pas qu’il n’y a pas de puissance (113) publique sur les choses, et que la puissance publique ne s’adresse qu’aux hommes qui lui sont soumis. Ce serait mal interpréter l’idée de la propriété même. La propriété du droit civil est-elle un rapport juridique entre le propriétaire et sa chose ? Non certes. Elle est un intérêt de l’individu réglé par le droit positif, ayant pour centre la chose corporelle qui lui sert et dont la défense et l’administration font naître toute sorte de rapports juridiques entre cet individu et d’autres individus. Ces rapports étant régis par le droit civil, nous appelons leur point de départ propriété civile.
Ces rapports sont-ils, au contraire, régis par le droit public, il est logique d’appeler leur intérêt central propriété publique22.
(114) Il y a, pour ces deux sortes de propriété, une idée commune et générale : la chose corporelle appartenant, selon l’ordre légal, à la personne déterminée qui est son maître. Cette idée ne se réalise jamais d’une manière abstraite, puisque la propriété n’existe pas sans que son caractère juridique soit déterminé dans un sens ou dans l’autre. Seulement, ce caractère peut changer : tout en appartenant à la même personne, la même chose peut, en recevant une autre destination, sortir du domaine public pour entrer dans la propriété privée, et inversement. Propriété civile et propriété publique, ce sont deux expressions juridiques différentes pour une seule et même idée constante. Il faut bien retenir ceci si l’on veut comprendre la signification véritable d’une série de phénomènes que nous offre cette matière.
III. — Il résulte de ce que nous venons d’exposer qu’il existe un intérêt très sérieux, au point de vue pratique, à savoir si, dans un cas donné, il s’agit d’une chose publique ou non.
La loi qui, surtout en matière de droit civil, donne des critériums scrupuleusement exacts pour faire des distinctions juridiques d’une importance beaucoup moindre, semblerait devoir intervenir ici avec une définition souveraine et non équivoque. En général, elle ne l’a pas fait ; elle laisse à la doctrine et à la jurisprudence le soin de trouver la solution. Cela n’est pas pour nous étonner. C’est le sort ordinaire de toutes les questions du caractère de celle qui se pose ici ; il s’agit bien ici, en effet, d’une controverse spéciale se rattachant au grand procès de cette actio (115) finium regundorum entre le droit civil et le droit public. La loi n’aime pas s’en mêler, soit qu’elle n’ose pas, trouvant la matière trop délicate et trop peu claire —, soit même que le législateur n’ait pas encore la conscience de l’opposition qui existe. C’est par cette dernière alternative que s’expliquent surtout les formules qui se trouvent dans les grandes codifications d’il y a cent ans23. Elles se contentent de trancher les controverses sur la question de savoir à qui appartiennent les choses dites publiques ; à cet effet, elles déclarent l’Etat propriétaire. Mais la nature juridique particulière de cette propriété n’intéressait pas encore les juristes qui ont rédigé ces textes. Bien mieux, ils ne pensaient même pas qu’il pût exister quelque chose comme une propriété du droit public. Il n’y avait pas encore de droit public auquel on aurait pu songer. Notre droit administratif, ainsi que sa doctrine, en était, à cette époque, tout au plus à ses premiers pas. Les rédacteurs du Code général Prussien, par exemple, prenaient la propriété du Fisc sur les routes, fleuves, rivages de la mer et ports, tout bonnement pour une propriété du droit privé ; cela est bien certain. Dès lors, il n’y a aucun parti à tirer de ces énumérations24.
(116) La promulgation du Code civil allemand aurait peut-être été une bonne occasion de régler ce point ; mais nous savons avec quel soin on s’est abstenu de décider la moindre chose qui aurait pu toucher au droit public. Les lois d’introduction — à peu d’exceptions près — se taisent également. Quand on ose, il est vrai, aborder la question et faire une énumération (117) des choses appartenant au « bien public », cela a maintenant un sens tout autre qu’antérieurement : le législateur est aujourd’hui sous l’influence de la jeune doctrine du droit administratif ; il a pleine conscience de parler de choses qui sont sous un autre régime juridique que celui du droit civil. Cela donnerait alors vraiment la distinction qui nous est nécessaire. Seulement, il se trouve que cette énumération, même quand le législateur s’y prête, ne prétend pas être complète ; elle ne cite que les choses publiques les plus importantes. Il faut donc chercher ailleurs le complément25. Et pour la plupart de nos pays, ainsi que nous venons de le dire, tout reste à faire.
Si la loi expresse nous est de peu de secours pour faire la délimitation exacte de ce qu’il faut considérer comme chose publique, nous n’hésiterions pas à la déduire de l’idée même, clairement conçue, de cette chose. Nous ne nous laisserions pas décourager par les déclamations si stériles contre le droit naturel, contre toutes les « constructions » ou autres formules de ce (118) genre. Ce sont en effet les idées générales qui doivent décider et nous guider dans ces questions de principe abandonnées par le droit positif. Dès lors, nous dirions : il y a chose publique quand la chose représente par elle-même une portion de l’administration publique, quand, par elle, l’Etat administre directement et que l’intérêt du service est trop important et trop intimement lié à l’état juridique de la chose, pour le laisser exposé aux vicissitudes des actes du droit civil. Nous essaierions ainsi d’établir les catégories abstraites des choses qui répondent à cette idée, afin de renseigner le juge et l’administrateur sur ce qu’ils devront décréter dans le cas spécial. C’est, en effet, dans la formation de ces catégories, exclusives et absolues, que consiste le développement du droit.
Ainsi qu’il est facile de le voir, il y a, dans cette idée même de la chose publique, un élément qui semble s’opposer à ce procédé. C’est que l’intérêt du service dont s’agit est une valeur relative ; la nécessité d’orienter tout l’état juridique de la chose vers la conservation de son utilité publique est une question d’appréciation26. Mais si notre appréciation individuelle ne saurait prétendre s’imposer comme expression du droit existant, il en est autrement des constatations que nous pouvons faire de ce qui se fait et de ce qui se pratique dans la réalité du droit. Nous pouvons bien établir des catégories parmi les choses qui, en vertu des prescriptions des lois, de la jurisprudence des tribunaux et du consentement des auteurs, sont soumises à un régime spécial qui répond à ce qu’implique l’idée générale de la chose publique. Les signes (119) distinctifs seront surtout : l’exclusion du droit civil et la police de la chose publique.
Il y a, dans cette réalité, assez de divergences, il est vrai ; il y a surtout des tendances à étendre le rayon des choses ainsi qualifiées, sauf à faire disparaître de plus en plus la valeur réelle de cette qualification. Nous resterons sur un terrain solide, en écartant toutes les extravagances et en ne retenant que ce qui est, en même temps, communément admis et conforme à l’idée précise de la chose publique.
La liste des choses publiques que nous allons dresser au moyen de ce procédé, sera instructive à un double point de vue : comment l’idée de la chose publique a trouvé sa réalisation dans notre droit existant, elle nous l’apprendra par le caractère juridique des choses qu’elle comprend, ainsi que des choses qu’elle exclut.
Elle comprend, en première ligne et sans contestation, toutes les choses qui sont soumises à l’usage de tous. Nous donnerons sur cette institution du droit public — que nous réclamons comme telle — des explications plus détaillées au § 37 ci-dessous. L’usage de tous, il est vrai, ne s’applique qu’à des choses publiques. Mais il ne faut pas en conclure que c’est le signe caractéristique et exclusif27. Il faudrait, pour cela, dénaturer la notion précise de l’usage de tous et la remplacer par la notion si vague de l’utilité publique. L’usage de tous n’est autre chose que la forme la plus claire, la plus frappante, de cette idée générale, à savoir que la chose publique représente, en elle-même et directement, l’utilité publique (120) dont il s’agit dans cette branche d’administration. Ici, en effet, le propriétaire n’a qu’à l’entretenir et à la protéger pour qu’elle produise son utilité, laquelle se réalise par l’œuvre de tous ceux qui en profitent. Le propriétaire fait de l’administration publique par la chose même ; celle-ci est, à raison de ce fait, revêtue des privilèges de la chose publique.
Ainsi, les routes, places, ponts, fleuves, canaux de navigation, ports et rivages de la mer constituent les exemples principaux des choses dépendant du droit public.
Mais la fonction caractéristique de la chose publique — d’offrir directement et par elle-même l’utilité publique — peut encore s’affirmer d’une manière suffisante, lorsque l’intervention des agents de l’administration est nécessaire pour donner, chaque fois, aux individus qui le désirent, l’accès et la possibilité d’en profiter. Cela se distingue encore suffisamment des cas où l’utilité est plutôt l’œuvre des employés du service public, la chose, bâtiment public, place d’armes, chantier etc., ne fournissant qu’un moyen à leur activité. Dès lors, le caractère de chose publique est conservé. Mais il ne peut plus être question d’un usage de tous au sens strict. Une intervention de ces agents apparaît déjà — quoique dans une mesure restreinte, — pour les canaux de navigation dont nous venons de parler comme de choses soumises à l’usage de tous : on ne peut s’en servir complètement que grâce aux soins des employés qui ouvrent et ferment les écluses. Cela n’empêche pas les canaux d’être des choses publiques dans tout leur parcours ; ils continuent aussi à être soumis à l’usage de tous dans la plus grande partie de leur étendue ; cet usage de tous est interrompu par endroits, mais la qualité de chose publique n’est pas interrompue.
L’opposition est plus frappante pour la voie ferrée () (121) des chemins de fer, que généralement l’on reconnaît comme formant une dépendance du domaine public. Elle est considérée comme un chemin servant à la communication publique : à ce titre, on lui a appliqué les règles concernant les chemins publics. Ce chemin a, il est vrai, ceci de particulier, que personne ne peut s’en servir autrement que dans les moyens de transport qui y sont attachés, et sous la direction des fonctionnaires et employés à ce commis. On pourra encore dire, à la rigueur, que la voie ferrée sert à la communication publique, avec l’aide de ses agents ; mais jamais il ne sera permis de voir là l’usage de tous, usage libre de la chose par lui-même, selon sa nature. Ce qui est ouvert au public directement, ce sont uniquement les wagons ; mais ils ne sont pas ouverts au public selon les règles de l’usage de tous ; ils ne le sont pas comme des choses publiques, pas plus que la diligence qui roule sur la grande route28.
Nous trouvons une situation juridique analogue pour les cimetières. Ce sont des propriétés publiques des communes ou des différents cultes ; le fait qu’ils soient destinés exclusivement à un culte ne leur (122) enlève pas cette qualité. Mais ce ne sont pas des choses publiques à titre de places servant à la communication publique ; l’accès qu’ils offrent aux personnes qui veulent s’y rendre est d’une importance accessoire et n’est permis que d’une manière restreinte. Le service principal qu’ils rendent est celui d’être le champ de repos des morts, dans l’intérêt public de la santé des vivants et du sentiment religieux. Mais il est évident que, en leur qualité de lieu de repos, on ne peut pas s’en servir selon les règles de l’usus publicus. Personne en effet ne doit, dans ce but, toucher au cimetière, si ce n’est le fossoyeur officiel ; c’est par l’entremise de ce dernier que le cimetière offre à chacun les places d’inhumation pour les défunts29.
Enfin il faut ranger dans ce groupe les églises et temples des cultes reconnus. Ils sont la propriété publique soit de l’association religieuse, soit de l’Etat, soit de la commune civile. Cette qualité, semble-t-il, ne leur est pas contestée. Notons cependant qu’il y a ici une exception remarquable. En effet, les églises (123) sont les seuls édifices publics qui soient admis dans cette catégorie privilégiée. D’ordinaire, les édifices en sont exclus, parce qu’ils ne représentent pas aussi directement par eux-mêmes l’intérêt public ; ce ne sont que les accessoires d’une activité qui procure cet intérêt. Ainsi les palais de justice, les maisons d’école, les casernes, et, d’une manière générale tous les bâtiments où sont logées les différentes branches de l’administration, ont, malgré l’importance de ce qui se fait dans leurs murs, le caractère de propriétés du droit civil. On pourrait dire qu’il en devrait être de même des églises. Ce qui a une valeur directe au point de vue de l’intérêt public, ce sont les actes du culte qui se font dans ces bâtiments, de même que, pour les palais de justice, c’est l’administration de la justice qui y est exercée. A mon avis, la conciliation de cette situation exceptionnelle des églises avec l’idée générale de la chose publique est dans une conception particulière du rôle attribué à ces édifices dans l’ensemble du culte auquel ils servent. D’après le droit canonique, les choses vouées aux cultes comme choses sacrées, res sacrae, sont considérées comme ayant par elles-mêmes une espèce de force de sanctification. En particulier, les églises ne sont pas seulement les endroits où l’on fait le culte divin ; elles sont, par leur existence même, un acte de ce culte. Elles sont construites en l’honneur de Dieu. Dès lors, si le culte est reconnu par l’Etat comme équivalant à l’administration publique, les églises en représentent par elles-mêmes une portion ; ou, pour parler la langue de notre droit administratif, elles produisent directement l’utilité publique dont il s’agit dans cette branche d’administration. C’est une manière de voir qui est propre au catholicisme ; or la plupart de nos églises allemandes sont des églises protestantes. Cependant, il faut convenir que, pour les (124) conceptions juridiques, le catholicisme, chez nous, est toujours resté prépondérant.
Ainsi s’explique cette situation exceptionnelle. Il va sans dire qu’il ne peut pas être question, pour les églises non plus, d’un usage de tous. C’est le prêtre, c’est la communauté protestante qui en font usage ; si tout le monde peut venir pour assister au culte, ce n’est pas là faire usage du bâtiment ; en tout cas, ce n’est pas pour y exercer le droit d’un usage de tous30.
Les églises, comme nous venons de le voir, bien qu’elles admettent le public, ne sont pas des choses publiques à raison de ce fait. Mais il y a des choses publiques dont la particularité consiste dans une exclusion rigoureuse du public. Ce sont les fortifications ; elles représentent donc un troisième groupe. Elles ont le caractère distinctif de représenter directement par elles-mêmes l’utilité publique. Cette utilité consiste ici dans la défense du territoire national : une ville est protégée, un défilé est fermé. Ici encore, c’est la chose qui est censée procurer cette utilité directement et par elle-même. Il est vrai qu’autrefois cela résultait — d’une manière plus frappante que de nos jours, — de la forme extérieure des fortifications et de la manière dont on s’en servait. Aujourd’hui, on ferait une plus large part à l’activité de la force armée ; car, au lieu d’aider la forteresse à produire son effet, c’est elle qui est plutôt aidée dans ses entreprises par la forteresse ; il y a donc une certaine tendance vers la simple propriété administrative. Toutefois, les fortifications ont conservé assez de leur importance originaire pour conserver également, dans (125) l’opinion générale, la place qu’on leur a donnée parmi les choses publiques.
Il va sans dire que l’usage de tous n’est pas l’essentiel de cette chose publique ; cet usage de tous serait plutôt en contradiction flagrante avec sa destination principale. Il se peut que des permissions spéciales soient accordées même sur des terrains qui font partie d’une fortification. Mais cela reste toujours très loin d’un usage de tous31.
Voilà donc un véritable catalogue des choses publiques ; la liste n’est pas close d’une manière formelle. Il y aura peut-être encore des choses qu’on aimerait à y ajouter. Mais elles ne trouveront que difficilement l’unanimité qui est acquise aux choses que nous venons de citer. Toutefois, nous ne croyons pas nous avancer trop en ajoutant encore les choses suivantes. Ce sont d’abord les grandes digues destinées à contenir les eaux des fleuves ou de la mer ; elles (126) participent, en quelque manière, à la nature des fortifications32. Nous citerons encore les égouts publics ; quand ils font corps avec les rues, ils sont compris dans la domanialité de ces dernières ; mais ils devront être considérés comme choses publiques en eux-mêmes quand ils se séparent des rues et suivent leur cours distinctement33. Enfin, on comptera peut-être dans le domaine public municipal les fontaines publiques, quoiqu’à leur égard on puisse faire des objections très sérieuses comme nous allons le voir34.
Parmi les choses qui ne figurent pas sur notre liste, il y en a qui, à première vue, devraient pouvoir prétendre y être inscrites. Il semble, en effet, qu’elles offrent, au même degré que l’une ou l’autre de celles que nous y avons admises, cette marque caractéristique de la chose publique, à savoir de présenter directement et par elles-mêmes l’utilité qui satisfait l’intérêt public. Considérons, par exemple, les musées, les halles, les parcs publics, les bains populaires, les lavoirs, les cabinets d’aisance, les chauffoirs publics. La manière dont le public s’en sert ressemble tout à fait à l’usage de tous. Pourquoi cela n’est-il pas reconnu et réglé comme un véritable usage de tous ? Parce que cet usage public n’a lieu que pour les choses publiques ; or, celles que nous venons d’énumérer ne sont pas des choses publiques. Mais pourquoi ne le sont-elles pas, puisque cependant elles servent à l’intérêt public de la manière que nous avons toujours considérée comme décisive ?
Nous ne pouvons répondre à cette question qu’en relevant un élément très important qui vient compléter (127) la conception de la chose publique. C’est la gravité relative de l’intérêt, en question. L’Etat, avons-nous dit, gère son droit sur la chose publique exclusivement selon le but auquel elle doit servir ; il fait de cette gestion même une portion directe de l’administration publique ; ainsi il écarte d’elle ce que nous avons appelé les hasards du droit civil. C’est à titre exceptionnel qu’il fait cela ; en principe, en effet, la gestion de la propriété et des autres pouvoirs juridiques sur les choses corporelles dépend du droit civil. Cette exception, chose grave en elle-même, ne peut être admise qu’à la condition d’être motivée par un intérêt supérieur qui exige que l’on mette le droit sur la chose sous cette protection extraordinaire. Or, il est évident que la conception de la chose publique, qui est réalisée dans notre droit actuel, est dominée, à cet égard, par la tendance de restreindre à ce qui est strictement nécessaire cette exemption à la sphère ordinaire du droit civil. Il faut qu’il s’agisse d’intérêts vitaux de la société et susceptibles, en même temps, de ressentir la moindre entrave que la libre disposition de la chose pourrait éprouver à la suite d’un droit constitué au profit d’un tiers. Il est facile de voir à quel point ces conditions se trouvent réunies pour les routes, canaux, chemins de fer et autres moyens de grande communication : questions d’existence et qui ne peuvent être bien résolues qu’en conservant la souveraineté complète sur le terrain choisi. Les moyens de défense, fortifications et digues, présentent une situation également grave ; il est impossible de les exposer à être cédées à un droit formel quelconque. Partout, pour toutes les choses que nous avons; admises dans notre liste, nous trouvons un grand intérêt public engagé. Les églises et les cimetières tirent évidemment de la sphère religieuse cette estimation exorbitante. Pour les fontaines publiques seulement, l’on (128) pourra douter si l’intérêt qu’elles représentent doit être considéré comme étant d’une gravité suffisante. On peut imaginer des cas où il devrait en être ainsi. Mais n’oublions pas qu’il ne peut pas s’agir ici d’apprécier ce que l’on devrait décider dans tel cas particulier ; le droit des choses publiques doit s’établir d’après des catégories générales et abstraites. Il doit comprendre les différentes espèces selon l’importance moyenne et régulière qui leur donne ce caractère de nécessité : une route est chose publique et est soumise aux règles de ces choses indispensables, même si, dans tel cas particulier, on pourrait aisément y renoncer et en opérer le déclassement ; pour la catégorie des fontaines publiques, il serait difficile de poser en principe ce caractère de nécessité.
Cette condition de la gravité de l’intérêt exclut encore de la catégorie des choses publiques certains objets qui, sans cela, méritent notre plus grande sympathie. Ce sont d’abord les vénérables témoins du passé de notre nation : murs païens, ruines de thermes romains, tours antiques ayant servi autrefois de défenses à nos villes libres, restes de châteaux superbes sur les bords du Rhin et ailleurs. Ajoutons à cela les véritables monuments d’art, les statues et colonnes qui décorent nos places et parcs publics, les constructions somptueuses créées par l’enthousiasme de nos princes, telles que la Walhalla à Ratisbonne ou les Propylées à Munich. Tout cela dépend du domaine privé soit de l’Etat, soit de la commune. L’intérêt public que présentent ces choses est d’une grande valeur pour notre civilisation ; mais comparé à l’intérêt sévère des routes, des fortifications, etc., il n’est qu’un intérêt de luxe qui ne suffit pas pour motiver les privilèges de la chose publique. S’il n’y avait pas cette condition de la gravité de l’intérêt, beaucoup des choses comprises dans ce groupe et qui remplissent (129) cette autre condition de servir directement et par elles-mêmes à l’utilité publique, devraient figurer sur notre liste35.
Par contre, nous avons refusé d’inscrire les édifices publics (à l’exception des églises), parce que, pour eux, cette nouvelle condition fait défaut. Nous voyons maintenant que, même si l’on ne voulait pas insister sur ce point, il faudrait cependant les exclure, parce que les édifices publics ne représentent pas cette nécessité urgente qui caractérise nos choses publiques. Il est vrai que les fonctions qui s’exercent à l’intérieur des palais de justice, des maisons d’école, ainsi que les organisations auxquelles les casernes sont destinées, sont du plus haut intérêt pour l’existence de l’Etat ; mais leur existence n’est pas si intimement liée au sort juridique de ces immeubles qu’il soit nécessaire de diriger ces édifices, d’une manière si (130) exclusive, vers ce but. Il n’y a pas d’inconvénient très grave à ce que l’on soit forcé, par suite des droits qu’un tiers fait valoir sur la chose, de remplacer cette maison d’école, cette caserne par une autre36.
Telle est aussi l’explication du fait qu’il n’y a pas de meubles qui soient considérés comme choses (131) publiques37. C’est qu’il ne peut pas arriver qu’il y ait, pour l’Etat à l’existence d’une chose mobilière, un intérêt tellement pressant qu’il justifie l’énergie extraordinaire qu’il faut pour mettre le simple exercice de son droit sur la chose sur le pied de l’administration publique. Vilis mobilium possessio.
IV. — La chose publique est un immeuble si intimement lié à l’intérêt public que même le droit subjectif que l’administration aura à exercer sur cette chose est soustrait au régime ordinaire du droit civil et soumis aux règles du droit public. Pour simplifier nos explications, nous avons supposé jusqu’ici que ce droit est un droit de propriétaire et que le propriétaire est l’Etat. Il faut maintenant compléter nos observations en relevant le fait qu’il peut y avoir des variations quant à l’un et l’autre de ces deux points. La personne à laquelle appartient la chose n’est pas toujours l’Etat ; d’autre part, le droit en vertu duquel elle lui appartient peut être autre chose que la propriété. De là résulte une nouvelle distinction entre plusieurs espèces de choses publiques.
1) La chose publique ne peut appartenir qu’à un sujet de l’administration publique. Il est, en effet, de sa nature que son maître fasse, par elle, de l’administration publique, et d’une manière qui influence la qualité du droit qu’il a sur elle.
Mais l’Etat n’est pas le seul sujet de l’administration publique. Il l’est en première ligne et pour toutes les branches de l’administration. Par conséquent, on (132) trouvera, chez lui, des choses publiques de toute espèce.
Mais à côté de lui, il y a d’autres sujets de l’administration publique, qui peuvent le remplacer. Ce sont surtout les corps d’administration propre (Comp. t. IV, le § 55 ci-dessous). Par conséquent, nous devons nous attendre à rencontrer aussi un domaine public des provinces, des districts, des communes, etc. Dans quelle mesure cela peut-il avoir lieu ? Cela dépend de l’étendue du droit d’administration propre qui leur appartient : c’est uniquement pour des buts compris dans les limites de ce droit que leur est donnée la capacité d’exercer de l’administration publique, et, par conséquent, la possibilité d’un domaine public38. Nous trouvons des choses publiques des communes sous la forme de voies, ponts, fontaines, mais non sous la forme de fortifications ou de fleuves publics. D’autres personnes morales du droit public aussi n’ont pas de choses publiques du tout, les buts qui pourraient être poursuivis dans cette forme n’étant pas compris dans leur droit d’administration propre. Les (133) associations religieuses et les différentes personnes morales du droit public qui y ressortissent se trouveront, en vertu de la législation de l’Etat, classées parmi les corps d’administration publique d’une nature juridique correspondante et participeront ainsi à leur capacité d’avoir des choses publiques ; les difficultés qui pourront surgir à cet égard dépendent de la question de la délimitation entre le droit ecclésiastique et le droit administratif, question qui n’a pas encore trouvé sa solution définitive.
Il y a enfin de l’administration publique même au-delà de l’administration propre : une portion peut en être déléguée spécialement à un entrepreneur, soit à une personne morale, soit à une société ou à un individu, pour être exercée par lui en son nom. Cette délégation se fait dans les formes de la concession, institution du droit public que nous avons déjà rencontrée dans la doctrine de l’expropriation (Comp. § 33, II, no 2 ci-dessus, et encore au t. IV les §§ 49 et 50 ci-dessous). Si cette entreprise trouve sa réalisation directe dans une chose corporelle, les conditions de la propriété publique seront remplies dans ce cas aussi. Des chaussées, ponts, voies ferrées, destinés à l’usage de tous par un entrepreneur de ce genre, devraient être considérés comme propriétés publiques de ce dernier. Mais, en fait, on n’est pas d’accord pour admettre cette conséquence logique ; l’appréciation juridique de la situation offre des variations. Quand on ne veut pas reconnaître le concessionnaire comme propriétaire selon les règles du droit public, on réserve cette propriété à l’Etat qui ne fait qu’exercer cette propriété par l’entrepreneur durant la concession ; ou bien on n’admet, par un retour partiel aux conceptions anciennes, qu’une propriété de droit civil de l’entrepreneur, caractérisée seulement par une espèce de protection particulière. La formation de notre (134) droit, sur ce point encore, n’est pas arrivée à quelque chose de définitif39.
2) Le droit même, en vertu duquel la chose appartient à ce sujet de l’administration publique, peut être d’une nature différente selon la mesure dans laquelle il saisit la chose.
Ce droit se présente, dans la propriété publique, sous sa forme la plus énergique. Cela n’empêche pas que des droits sur la chose, constitués antérieurement et dépendant du droit civil, subsistent : par exemple, un droit de servitude ou une hypothèque; la possibilité de les faire valoir sera très restreinte, il est vrai. Mais cela exclut, par le fait même de la propriété publique, l’existence d’une propriété civile sur cette même chose, et, par conséquent, la possibilité de la naissance de droits civils sur la chose.
Il se peut aussi qu’il existe, au profit de l’administration, de l’Etat ou de la personne qui est à sa place, seulement un droit restreint sur la chose et qui, bien que le refoulant, laisse subsister, en principe, le droit d’un tiers propriétaire. Il est des cas où un pareil droit réduit suffit pour que l’Etat puisse, en vertu de ce droit, affecter la chose au service régulier de l’intérêt public dont s’agit. Ce droit aura la nature d’une servitude, d’un jus in re aliena ; il aura pour contenu la charge imposée à l’immeuble de souffrir l’usage qui en sera fait dans le but déterminé. Le droit de passage en est un exemple. Quand l’Etat, en vertu de son droit de passage acquis d’une manière quelconque, aura installé son chemin public, l’immeuble grevé de la servitude sera une chose publique. Le droit de l’Etat sur cette chose — par suite, la servitude — sera (135) dorénavant régi par le droit public. La servitude de droit public correspond à la propriété publique. Mais ici la propriété de la chose reste étrangère à l’administration ; elle reste soumise au droit civil avec toutes ses conséquences, notamment quant aux dispositions ultérieures du propriétaire. Les deux sphères se partagent l’immeuble qui, au point de vue juridique, mène, pour ainsi dire, une vie double. Nous traiterons de cette servitude de droit public au § 40 ci-dessous.
Il se peut enfin que l’Etat n’ait sur la chose ni la propriété, ni un droit de servitude quelconque, mais qu’il soit seulement possesseur de fait. Le fait de la possession a, d’après le droit civil, une certaine valeur juridique ; il engendre ce qu’on appelle le droit de possession, jouissant d’une certaine protection ; ce n’est qu’un droit provisoire, il est vrai, et qui doit céder au droit plus fort, notamment du propriétaire.
S’agit-il d’une chose qui, en fait, sert directement et par elle-même à une certaine utilité publique, soit par exemple comme chemin public ou comme fortification, alors ce droit de possession prend un caractère particulier. Tout d’abord, par ce fait même, l’Etat ou le sujet d’administration publique qui est préposé à sa place à la branche d’intérêts publics qui en bénéficie, est constitué possesseur, investi du droit de possession. Ainsi, la chose remplit toutes les conditions pour être considérée comme chose publique ; elle les remplit provisoirement ; un examen plus exact de sa situation juridique fera voir si elle doit ou non cesser d’être chose publique. Mais, d’un autre côté, ce droit de possession lui-même appartient maintenant à la sphère du droit public, conformément à ce que nous avons exposé ci-dessus. L’Etat s’y maintient par les moyens de la police de la chose publique ; et il apprécie souverainement, par ses autorités administratives, les modalités selon lesquelles l’intérêt public doit céder aux (136) revendications légitimes de l’intérêt privé. Il y a donc, à côté des choses publiques par droit de propriété et par droit de servitude, des choses publiques par droit de possession. Cette théorie de la possession du droit public s’éclaircira dans l’ensemble des institutions qui constituent les restrictions apportées à la propriété par l’intérêt public et dont nous traiterons au § 41 ci-dessous.
- L’idée de la personnalité morale de la communauté n’appartient qu’à une époque déjà avancée ; cela semble être hors de contestation ; comp. au tome IV, le § 55 ci-dessous. Gierke, dans son grand ouvrage, Das deutsche Genossenschaftsrecht, a démontré d’une manière très claire comment le développement historique s’est fait à cet égard. Pour la formation du droit des choses qui dépend de cette idée de personnalité, nous trouverons les développements qui doivent nous guider surtout dans le tome second de son ouvrage. [↩]
- Gierke, l. c., II, p. 229 (usage de tous aux voies, places, ponts, et premiers commencements d’un pouvoir de police de la communauté) ; p. 235 note 169 (les voies, passerelles, places, pâturages, etc., figurent déjà dans les anciennes « tables des accessoires » (Pertinenzformeln) comme faisant partie des communaux). [↩]
- Gierke, l. c., II, p. 667 (« Le droit de la communauté trouva son centre et sa plus forte expression dans le droit aux terres indivises, à savoir, dans la ville même, les rues, places, fortifications et généralement tous les immeubles destinés à l’usage de tous, et, dans la banlieue, les chemins et les eaux ») ; p. 670, 677, 678, note 15 (les rues, places, ponts, etc., sont souvent désignés expressément comme communaux). Sur le point de savoir comment bientôt apparut l’idée d’une personnalité morale de la ville à laquelle appartiendrait la propriété de ces choses, comp. le texte et la note 8 ci-dessous. [↩]
- Pütter, Instit., § 336 ; Kreittmayr, St. R., § 16 ; Häberlin, St. R. III, p. 5 ss. [↩]
- Leyser, Medit. ad pond., I, sp. XXV, I : Les publicae res, d’après le droit romain, sont celles « quarum proprietas et usus ad integrum populum spectat. Quae definitio statui democratico qualis ante Augustum Roma fuit optime convenit ». En Allemagne, « secundum statum monarchicum », il faut les désigner de la manière correspondante, à savoir celles « quorum proprietas liberaque de iis dispositio ad Principem pertinet, usus vero ad eos ointes quibus princeps ilium concessif ». — Ahaso Fritsch, Opusc. var. P. I, tract. XIV, c. III, § 1 : Vias publicas subjectas esse potestati politiae. Le point de départ, c’est, pour lui, la thèse : « vias publicas olim populi Romani fuisse quoad proprietatem ». Il en résulte : « Cum igitur hodie summus princeps representat populum secundum nostrae rei publicae formam, idem jure populi quoque utitur. Unde vias publicas per regnum teutonicam proprietate et imperio regis esse Germanorum ». [↩]
- En ce sens Struve, Syntagma cum addit. Müll. exere. 45 thes. 55, où il est dit des chemins publics : « spiritum quasi ac vitam potins ab usu publico quam ab autoritate principis habere videntur ». C’est la même conception qui se cache derrière les expressions un peu obscures de P. Heïz dans Fritsch, jus fluv. I, p. 173 (cité par Schwab dans Arch. f. civ. Pr., 30 suppl., p. 37) : le prince a la jurisdictio sur le fleuve public ; malgré cela, le fleuve public reste « publicum » et « res populi » ; cela veut dire : destiné à l’usage de tous. Pour les juristes de l’époque de l’absolutisme, ce qu’ils appellent « le peuple » n’apparaît guère autrement que par l’usage de tous. [↩]
- Comp. les auteurs cités par Schwab dans Arch. f. civ. Pr., 30 suppl., p. 39, notes 59 ss. Surtout Wesembec dans Fritsch, l. c., II, p. 89 : « Publica flumina non sunt in commercio nec alicujus vel proprietate vel usu, sed jure gentium publicis usibus omnium serviunt, proprietate vero sunt nullius, quamvis quoad protectionem ad principem spectent ». Ici les trois choses sont clairement distinguées : la propriété n’est à personne ; la chose sert, en vertu du droit naturel, à l’usage de tous ; le prince n’a que la protection. Fritsch, opuscula, I, 14 tractatus de regali viarum publicarum jure, cap. III, no 4, applique ce même système aux chemins publics : « unde earum proprietas nullius est usus autem omnium, quam ob causam appellantur publicae ; ac propterea protectio illarum pertinet ad summum principem ». [↩]
- Pour les détails comp. Gierke, Gen. R. II, p. 748. [↩]
- A. L. R., II, 14 § 21 : « Les grandes routes, les fleuves navigables par nature, les rivages de la mer sont la propriété générale de l’Etat ». Bayr. L. R. II, 1, 5 et Gem. Ed. de 1808, § 15-17 ; Code civil Français, art. 538 ; Oestr. Ges. B., § 287 ; Saxe, Ord. du 7 oct. 1800, no 2. [↩]
- Au droit du Fisc, qui est un droit de propriété privée, correspond sur la même chose le droit de l’Etat qui est un droit de supériorité. On le désigne spécialement comme « droit de supériorité concernant les chemins » (Wegehoheit) : Kreittmayr, St. R., §§ 13, 16 ; Klüber, öff. R., §§ 408, 410. — Wappäus, Dem Rechtsverkehr entzogene Sachen p. 43 : les choses publiques doivent, à perpétuité, profiter à tous les citoyens, « par conséquent, l’Etat, en vertu de son droit de supériorité, défend au propriétaire (et il pourra l’être lui-même en sa qualité de fisc), quand une fois il a destiné sa chose ad usum publicum, d’exercer sa propriété en tant que cela pourra être considéré comme préjudiciable à cette utilité générale ». — Bl. f. adm. Pr. 1870, p. 324 ss. : Les chemins publics sont la propriété du fisc et « une propriété privée en toute réalité » ; le fisc peut l’aliéner et la grever de charges comme toute autre propriété. Mais la chose a aussi un côté qui dépend de la police : la route servant à un but de l’Etat, le ministre compétent (qui représente l’Etat vis-à-vis du fisc) décidera ce que le Fisc aura à faire ou à laisser faire. — Comp. aussi O. Pr. 18 juillet 1861 (Str. 42, p. 288). Ces idées sont surtout exposées avec une netteté remarquable, en 1880 encore, par le Tribunal de l’Empire, arrêt du 25 févr. 1880 (Samml. I, p. 366) : les rivages de la mer sont des res publicae, propriété générale de l’Etat ; ils appartiennent donc bien à la sphère de la propriété fiscale, qui a le caractère du droit privé ; mais cette propriété est restreinte au profit de l’usage public, « en vertu de la supériorité de l’Etat, qui est de droit public » (publicistische Staatshoheit). Si le « Fiscus », en tant que propriétaire, empêche l’usage public, les intéressés devront « s’adresser à l’administration de l’Etat pour y faire remédier ». [↩]
- Wappäus, qui suit encore la théorie du fisc, établit déjà le principe d’après lequel on décidera sur le sort de la chose, lorsqu’elle ne devra plus appartenir à cet Etat de deuxième classe ; l. c., p. 103 : « L’Etat exerce-t-il sa propriété (qu’il a sur les choses publiques) ? Nous répondons : oui. Il ne le fait pas comme Etat proprement dit ; car l’Etat proprement dit ne peut pas accomplir des actes de propriétaire, il ne peut que commander et défendre ; c’est comme sujet d’intérêts pécuniaires, comme fisc, qu’il exerce sa propriété ». — Schwab, dans Arch. F. civil Pr., 30 suppl., se met en présence de cette éventualité. Il a nié énergiquement toute propriété fiscale sur les fleuves publics ; ils doivent être la propriété de l’Etat dans le sens strict et proprement dit (p. 32, 95). Mais cette prétendue propriété perd, pour lui, immédiatement toute consistance. Tout ce qui appartient à l’Etat en droits sur ces choses, dit-il, est déjà compris « dans le pouvoir souverain, comme ensemble des droits de supériorité essentiels » ; il ne serait donc pas nécessaire « de chercher encore un titre spécial dans la propriété publique ». Seulement il ne voit pas « pourquoi on ne devrait pas aussi pouvoir invoquer spécialement, pour ces droits, à côté de ce fondement général, le titre de propriété » ; sans cela, la propriété de l’Etat paraitrait « trop vide et négative » (l. c. p. 57 note 80). Il ajoute : « Il est vrai que la propriété publique, par sa nature, donne à l’Etat plutôt un droit de police pour surveiller, régler et restreindre les citoyens, qu’un droit de disposer exclusivement de la chose, comme la propriété privée » (p. 58 note 81). On voit que Schwab n’arrive pas à attribuer à l’Etat proprement dit sur la chose publique plus de droits qu’il n’en avait auparavant vis-à-vis du fisc, lorsque ce dernier était encore considéré comme propriétaire. S’il en est ainsi, la sincérité semble exiger qu’on dise plutôt : cette propriété n’est pas une propriété. C’est ce que fait le Tribunal de l’Empire. Et cela est d’autant plus remarquable qu’il s’agit d’interpréter le droit civil de la Prusse, pour lequel A. L. R. II, 14 § 21, comme nous l’avons vu à la note 9 ci-dessus, avait déclaré très nettement les choses publiques propriété de l’Etat. Le Tribunal supérieur de la Prusse avait décidé mainte fois — il y a des décisions en sens contraire, il est vrai — que la chose publique, tout en étant dans la « propriété générale » de l’Etat, n’est pas une res fisci. R. G., 23 sept. 1880 (Samml. III, p. 232), approuvant cette opinion, décide en conséquence : le lit d’un fleuve « est, d’après A. L. R. II, 14 § 21, la propriété générale de l’Etat, donc res communis omnium, une res nullius et par conséquent une res publica ». Voilà un singulier amas d’idées. — R. G., 10 févr. 1881 (Samml. IV, p. 258) : Le fisc avait fait extraire une roche du lit d’un fleuve navigable ; un riverain lui avait contesté le droit de le faire. Le Tribunal de l’Empire déclare : « Il est vrai que la propriété générale de l’Etat, exclut la propriété spéciale d’un individu sur le fleuve et sur le lit qui en est une partie… ». Par conséquent personne n’a un droit de propriété privée sur le lit du fleuve, ni le fisc, ni les riverains. Cependant tout le monde a le droit de s’approprier les pierres qui se trouvent dans le fleuve, « le fisc compris ». Si la propriété générale de l’Etat exclut du lit du fleuve la propriété de tout individu, tout au moins, dirait-on, ne devrait-elle pas exclure la propriété de l’Etat lui-même. Mais l’Etat du Tribunal de l’Empire, c’est « l’Etat proprement dit », la pure puissance publique, au sens des doctrines du régime de la police ; cet Etat, comme Wappäus l’a très bien dit, ne peut pas avoir de propriété. Alors intervient le fisc, ce réaliste, pour tirer à son profit les rochers de son lit ! [↩]
- Stobbe, Deutsch. Pr. R., I, p. 600 ; Windscheid (Kipp), Pand. I, p. 636 ; Dernburg, Preuss. Priv. R., I, p. 13 ; le même, Pand. I, p. 168 ; Förster-Eccius, Preuss. Priv. R., III, § 159, no 4, § 177, no 13 ; Kappeler, Oeffentl. Wasserlaufe, p. 17 ; Bekker, Pand. I, p. 345 ; Ubbelohde, Comment. du livre 43, p. 68 ; Regelsberger, Pand. I, p. 425. On pourrait citer encore beaucoup d’autres auteurs, car c’est à peu près l’opinion de tous ceux qui traitent du droit civil avant la promulgation du Code de l’Empire. Qu’il s’agisse d’une question de droit civil, cela pour eux ne fait aucun doute. Que la doctrine du droit civil éprouve cependant quelque embarras pour faire entrer cette matière dans ses cadres, cela saute aux yeux. Elle ne vit que d’expédients et de fictions. Nous ne perdrons pas notre temps à relever toutes ces impossibilités.
Du reste, les choses publiques n’ont pas toutes le même régime. On a voulu faire des distinctions et appliquer à une partie seulement la doctrine de la propriété privée de l’Etat, singulièrement restreinte. Pour certaines choses, au contraire, on conservait l’autre conception qui résultait de la décomposition de l’ancienne doctrine du Fisc ; on déclarait les choses res nullius, en dépit même des textes de loi qui les attribuaient à l’Etat. C’était surtout le sort des fleuves publics : Gerber, Deutsch. Pr. R., § 62 et 63 ; Stobbe, Deutsch. Pr. R., § 64, I et II ; Regelsberger, Pand. I, p. 425. Il y avait déjà pour cela une certaine tradition ; Comp. Wappäus, Dem Rechtsverkehr entzogene Sachen § 21. Tout cela ne devrait avoir qu’un intérêt historique. [↩]
- Comp. surtout Mommsen, Röm. Staatsrecht, t. I, p. 162 ss. Très remarquables aussi sont les observations d’Eloers, Röm. Servitutenlehre, p. 267 ss. ; elles ont passé, sans beaucoup de changements, dans Weiske, Rechtslexikon, t. X, p. 234 ss. Ihering, Geist des röm. Rechts. III, p. 348, se borne à quelques observations vagues ; l’esprit du droit public est toujours resté pour lui une chose inconnue, comme il le prouve largement dans son grand ouvrage, Der Zweck im Recht.
L’importance juridique de l’usus publicus ne peut être bien comprise que du point de vue de la grande idée démocratique de la république romaine : c’est une manifestation directe du peuple souverain. Le peuple souverain se révèle là comme maître de la chose corporelle, sans l’intermédiaire d’aucune forme juridique, de même que, selon une définition connue, il se révèle comme législateur sans forme dans le droit coutumier. Ainsi, les res in publico usu continuent à être res populi et res publicae, même quand la république organisée était déjà confisquée par les Césars. — Cette idée démocratique n’existant pas pour nous, il est clair que la tendance à attribuer quand même à l’usage de tous l’importance extraordinaire qu’on en tirait à Rome, ne peut aboutir chez nous qu’à un certain mysticisme juridique, vain et irrationnel. [↩]
- Quand fut décidée la séparation du canton Bâle-Campagne et qu’il s’agit de faire la liquidation de l’actif de l’ancien canton unique, une grande contestation fut élevée sur la question de savoir si les anciennes fortifications de la ville de Bâle devaient entrer dans la masse à partager. A défaut d’un texte de loi exprès, la question devait se juger d’après les principes du droit romain. Nos plus grandes autorités universitaires donnèrent des consultations pour l’une et l’autre des parties en cause. Cela forme une collection de toutes les opinions qu’on jugeait alors possibles, sur la nature des choses publiques. Keller, plaidant la cause de la ville de Bâle, soutient que, dans les choses publiques, il n’existe pour l’Etat rien de semblable à une propriété ; l’Etat n’a sur ces choses qu’un droit de supériorité « pur ». En ce sens, il s’exprime, dans son « Erwiderung auf das Gutachten von Rüttimann », p. 8, de la manière suivante : « Par conséquent, on attribue au canton de Bâle indivis un droit de supériorité pur ; on exclue donc tout droit privé, notamment la propriété, sans distinguer entre la propriété latente et la propriété patente, dormante et réveillée, couverte et ouverte ». C’est encore l’idée que l’Etat est incapable d’être propriétaire ; et, comme l’on n’admet plus de Fisc à côté de l’Etat, la chose publique devient res nullius ; c’est la doctrine que nous avons exposée à la note 11 ci-dessus. — Ihering qui, dans sa consultation (Der Streit zwischen Basel-Land und Basel-Stadt über die Festungswerke der Stadt Basel, 1862) veut seconder la thèse de Keller, remonte cependant encore plus haut de quelques degrés avec sa doctrine : le vrai propriétaire des choses publiques, ce n’est que l’ensemble des personnes auxquelles est attribué l’usage public, par conséquent, le public (l. c., p. 38) ; la prétendue propriété de l’Etat ou de la ville, en ce qui concerne les res publicae, n’est que « le revers de l’usage de tous ». Ce n’est qu’une façon de parler, pour dire que l’usage appartient aux citoyens de l’Etat ou de la ville. Comp. la note 6 ci-dessus. Il est, du reste, assez singulier qu’on ait fait cette tentative de rétablir l’usage de tous dans la dignité de propriétaire véritable des choses publiques à l’occasion d’une espèce de chose publique qui n’est pas soumise à l’usage de tous. Des fortifications ! On n’aurait qu’à en faire l’essai !
De même que, de ce côté, on pouvait, de manières différentes, nier la propriété de l’Etat, de même, de l’autre côté, on professait des doctrines très variées pour affirmer cette propriété : Rüttimann, Wappäus, Kappeler défendaient tantôt la propriété du fisc, tantôt la propriété privée de l’Etat, soumises à des restrictions particulières, tantôt l’une ou l’autre variation de cette même idée, pour arriver à ce résultat que les remparts de la ville de Bâle faisaient bien partie de l’actif commun à partager.
Toutefois, dans ce conflit d’opinions, apparaît aussi l’idée du domaine public, de la propriété de droit public. C’est Dernburg qui, dans son « Gutachten zum Baseler Schanzenstreit », p. 17, la définit comme suit : « la propriété sur les choses publiques n’est cependant pas une simple propriété comme celle que peuvent avoir des hommes privés ». L’Etat, au contraire, « a élevé ici sa situation juridique au-dessus de celle d’un propriétaire ordinaire ; il a déclaré que son droit était inaltérable et intangible ; il a mis ces choses en dehors du commerce. Nous n’avons rien à objecter, quand on revendique pour ce droit un caractère d’autorité (hoheitlich) ; c’est qu’en effet il est déterminé essentiellement, quant à sa forme et quant à son contenu, par le droit public ».
Cette idée a reçu plus tard une formule encore plus concise d’un autre savant de l’école romaniste ; Eisele, dans sa courte, mais très intéressante brochure : Das Rechtsverhältniss der respublica in publico usu nach römischem Rechte, s’exprime ainsi : « La condition juridique des choses publiques appartient au jus publicum, et cela d’une manière complète et absolue » (p. 21) ; « Le droit de l’Etat sur les choses publiques doit être désigné comme propriété du jus publicum ou comme propriété publiciste » (publicistisches Eigentum), p. 24. — Il me sera permis de relever ici une coïncidence assez curieuse. Tandis qu’Eisele est arrivé à cette définition du domaine public, tout en restant assez étranger aux études de droit administratif, moi-même, d’un autre côté, sans connaître encore le travail d’Eisele, j’ai formulé, dans la Theorie des Franz. V. R., p. 229, comme résultat de mes études sur le droit administratif français, une thèse presqu’identique : « Le domaine public est une propriété de l’Etat, qui dépend du droit public ». [↩]
- Très franchement surtout Hölder dans Krit. V. J. Schrft. 1874, p. 443 ss. (critique d’Eisele) : « Pour le civiliste, l’admission d’un droit public a cela de commode, que le rapport dont s’agit est exclu de la sphère du droit privé ; mais comment le publiciste doit-il lui assigner sa place dans le système du droit public ? Tant que cette question ne sera pas vidée, le problème de la construction juridique de ce droit n’aura pas encore trouvé sa solution ». Par conséquent, Hölder ne peut pas encore renoncer à l’idée « qu’en réalité, nous aurons toujours devant nous la même propriété, et que cette affectation à l’usage de tous ne change pas la nature du droit qui appartient à l’Etat ». On trouve la même résignation dans Windscheid, Pand. I, p. 440. — Burkhard dans Grünhuts Ztschft. 15, p. 644, trouve qu’au point de vue de la doctrine rien n’empêche de parler aussi « d’une notion de la propriété dépendant du droit public et correspondant à notre propriété du droit privé » ; cette notion se placerait à côté des contrats de droit public, des charges réelles, des servitudes de droit public, etc. Mais, comme Hölder, il croit que toutes ces institutions de droit public se conformeraient quand même, « selon leur structure et configuration », tout simplement aux institutions civiles dont elles portent le nom, et ne seraient attribuées au droit public qu’en ce sens « qu’elles touchent plus vivement à l’intérêt de la communauté ». Dès lors, il a tout à fait raison quand il affirme qu’il ne comprend pas « la nécessité d’une pareille construction ». Cependant, nous savons que le droit public signifie autre chose que l’intérêt de la communauté touché un peu plus vivement. [↩]
- La doctrine du fisc fournissait le moyen de rendre ces « restrictions » plausibles : l’Etat les imposait au Fisc. Avec la disparition du Fisc, la restriction reste en l’air. Regelsberger, Pand. I, p. 426, est d’avis qu’il faudrait se résoudre à admettre ici une charge réelle sans droit subjectif correspondant. Il ne méconnaît pas ce que cette idée a d’ « insolite ». Mais il observe avec raison que la difficulté reste la même, quand on veut donner à cette restriction le caractère de droit public. Comp. aussi Bekker, System I, p. 366 ; Gierke, Gen. theorie, p. 193 ss. On conviendra que tout ceci est peu rassurant ; et cependant, cette doctrine de la propriété privée de l’Etat frappée de restrictions plus ou moins énigmatiques trouve toujours des partisans : ainsi, Burkhard dans Grünhuts Zeitschft. 15, p. 645 ; R. G., 23 février 1880 (Samml. I, p. 367) ; et récemment encore, Jellinek dans Verw. Arch., 1897, p. 311 : « Le domaine public n’est pas autre chose qu’une propriété privée avec des restrictions publicistiques (publicistischen) en ce qui concerne les moyens et leur destination ». [↩]
- Il est évident que la manière de voir qui caractérise l’époque du régime de la police se fait encore sentir très vivement dans les explications et définitions qui nous seront présentées dans toute cette matière. Nous y reviendrons au § suivant. [↩]
- Comp. mon article dans Arch. f. öff. R. 16, p. 40 ss., dont Layer, Ent. R., p. 640, accepte les résultats en ce qui concerne cette question. Hatschek, Rechtliche Stellung des Fiscus. p. 55, croit pouvoir sauver le caractère des choses publiques en établissant la présomption, que les règles du droit particulier qui les concernent ont été élevées à l’état de droit de l’Empire — ce qui est une pure fantaisie. Ce qui est sûr, c’est que le Fiscus redivivus, auquel Hatschek voudrait confier la propriété des choses publiques (Comp. t. I, p. 66. note 3 ci-dessus), n’aurait pas pu les empêcher de tomber purement et simplement sous l’application des règles du Code civil allemand. — Auschütz, der Ersatzanspruch aus Vermögensbeschädigungen, p. 88, croit échapper à toutes ces difficultés en sacrifiant, d’un cœur léger, toute l’idée de la chose publique, dont il semble ignorer l’importance. Toute sa doctrine repose, du reste, sur une fausse interprétation de l’A. L. R. Nous y reviendrons. [↩]
- Le malaise qu’on éprouve en présence de la nécessité d’une telle métamorphose, apparaît dans le reproche qu’on m’adresse de manquer de sentiment national. C’est ce que fait, par exemple, Hatschek, Rechtl. Stellung des Fiscus, p. 57. Il m’oppose un système national-allemand, établi sur la formule fondamentale de la « séparation du dominium et de l’imperium». Cette formule, il ne l’a pas importée de sa patrie à lui, en franchissant notre frontière orientale ; il l’a trouvée de l’autre côté de la frontière, dans le livre de Vauthier, Etudes sur les personnes morales. [↩]
- G. Meyer, V. R., II, p. 185, no 1, se contente de distinguer les biens fiscaux et les biens administratifs ; puis il ajoute : « Il n’y a pas besoin d’établir encore une troisième catégorie, les choses publiques ; celles-ci, en effet, entrent tout simplement dans la notion des biens administratifs ». C’est faire bien peu de cas de ce qui présente pour nous un intérêt juridique. [↩]
- L’affinité qui existe entre la police de la chose publique et le caractère juridique particulier de cette dernière, a trouvé son expression dans le nom qu’on lui a donné de « polizeiliche Anstalt » (service policier) : O. V. G., 1er oct. 1887 ; O. V. G., 14 nov. 1887. F. Schultz, zum preussischen Wegerecht, caractérise même le droit de l’Etat sur les routes de « possession de police » (Polizeibesitz, p. 21) ; il s’explique ainsi (p. 19, no 2) : « Quoique la police ne puisse pas avoir une possession de droit privé, il sera cependant permis de désigner de possession le pouvoir de fait que la police exerce ici sur la chose ».
Auschütz, Ersatz. aus Vermögensbeschädigungen, p. 88, p. 92, croit devoir remarquer que je ne distingue pas avec assez d’exactitude entre la « police de la chose publique » et l’ « administration courante » de cette chose. Pour lui, cette distinction est capitale ; car elle indique, en même temps, les sphères respectives du droit public et du droit civil. La police de la chose publique est seule de droit public ; tout ce que l’Etat pourra encore faire de la chose ou entreprendre, en la prenant comme base ou comme moyen, doit se comprendre dans le mot « administration courante », et tout cela dépend nécessairement du droit civil. Voilà qui est bien conforme aux idées du régime de la police ! Mais nous savons aujourd’hui que la sphère du droit public est plus large et que ses formes sont plus variées. Nous réclamons d’abord une situation à part pour tout ce que nous appelons l’administration du droit sur la chose ; c’est bien du droit public, quoiqu’Auschütz ne s’en aperçoive pas. Et pour tout ce qui reste de cette « administration courante », nous refuserons de l’accepter en bloc comme une masse informe soumise catégoriquement au droit civil. Une désignation commune plus ou moins bien choisie ne nous dispense pas de regarder de près. Vendre les fruits des cerisiers plantés aux bords de la route, c’est bien un acte du droit civil ; percevoir un péage, au contraire, sera un acte de droit public. Engager et diriger des journaliers pour nettoyer le cimetière, cela dépendra du droit civil ; mais les manœuvres de l’artillerie sur les remparts resteront en dehors de cette sphère. Il y aura surtout une grande confusion, si Auschütz veut, même à titre d’administration courante, rattacher étroitement les travaux publics aux choses publiques, les dessèchements des marais sont pourtant des travaux publics sans chose publique ; et d’un autre côté, si l’entrepreneur fait couper les herbes des talus des fortifications qui lui ont été adjugées, il fait des travaux sur une chose publique, mais non pas des travaux publics. Il serait peut-être commode d’avoir une catégorie fixe et formelle, telle que Auschütz aimerait l’établir ; mais à quoi cela peut-il servir, quand cela n’est pas conforme à la réalité des choses ? Et voilà comment Auschütz se permet de parler de mon manque d’exactitude. [↩]
- Jellinek avait déjà, dans Subj. öff. Rechte, p. 92, établi, par une déduction des principes généraux, la thèse, d’après laquelle « l’idée d’un droit public des choses est insoutenable ». Car, dit-il, droit public veut dire droit de domination, imperium ; or, un pouvoir de commander (Befehlsgewalt) ne peut pas être exercé sur des choses, mais seulement sur des hommes.
Il y a là cette vieille erreur, que le droit public ne se manifeste que sous cette seule forme de commandement (Comp. t. I, p. 275 ci-dessus). Mais j’ai surtout fait observer à Jellinek que, ni dans la propriété publique, ni dans la propriété privée, il ne s’agit d’un rapport juridique entre la chose et son maître, il s’agit d’une situation réglée par le droit comme source de toute sorte de rapports avec d’autres personnes. Voilà comment l’idée de la propriété publique devient soutenable, en même temps que l’idée de la propriété privée (Deutsch. Verw. R., II, p. 92). Jellinek, dans sa critique de mon livre dans Verw. Arch., 1897, p. 311, persiste dans son opinion. Et Layer, son disciple, tout en trouvant mon explication « plausible » (Princip. d. Ent., p. 645 note 2), veut néanmoins sauver les apparences : j’aurais, d’après lui, dans mon article de l’Arch. f. öff. R., 16, donné à ma doctrine une tournure qui aboutirait quand même à un « imperium sur la chose » et qui justifierait la protestation de Jellinek contre la possibilité d’une pareille idée. Qu’ai-je donc fait ? J’ai dit qu’avec le développement de l’idée de l’Etat moderne, la puissance publique est reconnue comme ayant saisi la chose publique et qu’elle « la domine (beherrscht sie) pour le bien public » ; plus loin, j’avais parlé d’ « une manifestation de la puissance publique dominant (beherrschend) la chose » (l. c., p. 49, p. 58). Mais beherrschen, Herrschaft, Macht über die Sache (dominer, domination, pouvoir sur la chose), ce sont les termes dont se servent nos civilistes pour définir la propriété. Dois-je être obligé de ne plus me servir de ces expressions, parce que j’ai prouvé qu’elles renferment une manière brève de s’exprimer ? Du mot « imperium », que Layer voudrait m’imputer, je ne me sers pas, parce que je trouve que c’est une expression malheureuse. Par contre, j’ai, dans le même article, confirmé tout simplement ma doctrine (p. 50, p. 70, 71). De bonne foi, un malentendu ne devrait pas être possible. [↩]
- Comp. la note 9 ci-dessus. [↩]
- On remarquera que le § 21 A. L. R., II, 14 énumère les choses qui sont considérées comme « propriété générale de l’Etat » et lui sont attribuées en vertu d’une règle générale, à la différence des biens domaniaux qui lui sont acquis par titre spécial ; l’intérêt de la distinction est tout autre que celui de l’opposition entre le droit public et le droit privé. Aussi, dans cette énumération du § 21, nous ne voyons pas figurer des choses publiques par excellence, telles que les fortifications : elles sont censées être acquises à l’Etat par titre spécial. D’un autre côté, la liste des objets rentrant dans la propriété générale de l’Etat est augmentée de toutes sortes de choses qui n’ont rien à faire avec ce que nous appelons aujourd’hui des choses publiques, telles que le droit de l’Etat sur les choses sans maître (§ 22, A. L. R., II, 14) ou sur les biens confisqués (§ 23). — Le Code civil français, art. 537 ss., entre tout à fait dans cette manière de voir, quand il cite comme dépendances du domaine public, à côté des chemins, routes, etc., les biens vacants et sans maître et les terrains des anciennes fortifications supprimées. On lui a reproché d’avoir fait une confusion (Demolombe, Cours de code Napoléon, IX, no 458 ; ma Theorie d. Franz V. R., p. 227). Mais le Code civil n’a pas l’intention de dire ce qui est domaine public dans le sens d’une propriété du droit public, — sens qui ne s’est développé que plus tard. Son objet est seulement de constater, à l’égard de ces biens, qu’ « ils appartiennent à l’Etat » (art. 541). — En Saxe, un décret de l’Electeur du 7 oct. 1800 déclare « publiques » un certain nombre de rivières. Haubold. Sächs. Priv. R., § 229, note 2, explique parfaitement la portée de ce décret en disant qu’il déclare ces rivières « publiques, c’est-à-dire propriété de l’Etat ». Mais que, par ce mot public, on veuille indiquer en même temps un système juridique spécial applicable à ces choses, cela n’entre pas encore dans les idées de cette époque.
Si les énumérations législatives dont nous parlons ne peuvent pas servir de fondement pour le développement de la notion du domaine public, d’un autre côté, elles n’y forment pas obstacle non plus. Comme en France, cette idée a continué à faire son chemin, s’attachant an fait que certaines choses — les choses publiques — présentent cependant une situation juridique spéciale qu’il s’agissait de comprendre et d’expliquer. Nous tenons surtout à constater que la Prusse ne s’est pas tenue à l’écart du mouvement général de l’esprit juridique : la doctrine et la jurisprudence du Code général Prussien trouvaient, dans cette législation même, assez de moyens pour construire peu à peu la notion des choses publiques, des res extra commercium, soustraites à la prescription et inaliénables dans une certaine mesure, à raison de leur destination directe à l’intérêt public, — tout comme dans le reste de l’Allemagne (Dernburg, Preuss. Priv. R., I, p. 136 ss. ; Förster-Eccius, Preuss. Priv. R., III, § 159, no 4 ; O. Tr., 31 mars 1863, Samml. LVII, p. 92 ; Layer, Princ. d. Ent., p. 637). Cependant Auschütz, Ersatz. anspr. aus Verm. beschädigung, p. 88, croit pouvoir trancher la grande question de la propriété publique en invoquant carrément le § 25 A. L. R., II, 14, d’après lequel les choses de la propriété générale de l’Etat sont équivalentes aux biens domaniaux. Naturellement, la loi veut que la propriété qu’elle reconnaît ici soit aussi bonne que celle qu’on est déjà habitué à voir dans les biens domaniaux. Mais, pour nier les différences réelles qui se présentent dans les choses publiques, il faut fermer les yeux à l’évidence ; et, pour croire que le Code général Prussien a d’avance tranché la question scientifique qui nous occupe aujourd’hui, il faut n’avoir pas le moindre sens historique. [↩]
- Nous citerons surtout la loi d’exécution d’Als. Lorr., qui décide dans son § 44 : « On ne peut pas acquérir des droits sur des choses qui appartiennent au domaine public. En particulier, sont réputés appartenir au domaine public les chemins, routes et places publiques, les voies ferrées des chemins de fer, les canaux de navigation, les ports, les fleuves navigables ou flottables, les édifices affectés au culte public d’une association religieuse légalement reconnue, ainsi que les portes, murs, fossés et remparts des forteresses ». Ce que nous approuvons pleinement, c’est que par les mots « en particulier » (insbesondere), on ait renoncé à vouloir donner une énumération limitative. Si la loi exclut l’acquisition de droits sur ces choses, cela ne s’entend que des droits qui pourront s’acquérir et se former d’après les règles du Code civil dont l’exécution est en question. — La loi d’Empire n’a pas fixé de limites à ce droit de la législation particulière de reconnaître des choses exemptes du droit civil. Il en existe toutefois. Les Etats ne sont pas libres de désigner des choses quelconques. Il ne peut s’agir que de choses susceptibles d’être comprises dans l’idée générale de la chose publique. Cela implique une certaine latitude ; mais enfin, dans cette idée même, une certaine limite est tracée, que la législation particulière ne saurait franchir à peine de nullité. On comprend l’intérêt pratique qu’il y a à se pénétrer de cette idée générale. [↩]
- Layer. Princip. d. Ent., p. 651, croit donner plus de sûreté à notre criterium en substituant au mot « intérêt public » celui d’ « intérêt social », et en parlant de « propriété sociale » au lieu de « propriété publique ». Je ne vois pas à quoi ces « modernisations » peuvent nous avancer. [↩]
- Comp. la note 6 et la note 14 ci-dessus. Si, de nos jours encore, nous rencontrons souvent cette vieille formule, devenue clairement inadmissible, cela s’explique uniquement par le besoin d’avoir une situation fixe à n’importe quel prix, et par l’incapacité de nos jurisconsultes de trouver cette situation dans la sphère du droit public. [↩]
- Wappäus, dem Rechtsverkehr entzogene Sachen, p. 107, reconnaît aux chemins de fer la qualité de res publicae, parce que « tout voyageur qui offre de payer doit être admis à s’en servir ». Il croit avoir établi ainsi un usage de tous, dont le chemin de fer serait l’objet, et par suite la res publica extra commercium ! (p. 115). Randa, Besitz, p. 311, au contraire, déclare le chemin de fer res privata, parce qu’il n’y a pas usus publicus. Unger, Oester. Priv. R., I, p. 365, no 13 est d’avis qu’il y a là une res privata publico usui destinata. — Naturellement, il ne peut pas sérieusement être question d’un usage de tous. L’essentiel, c’est que la voie ferrée est, en sa qualité de voie publique, reconnue comme inaliénable et imprescriptible et à l’abri d’une simple revendication par la voie judiciaire : Jaeger, Lehre von den Eisenbahnen. p. 29 ; Gleim, Recht d. Eisenb., p. 390 ; Koch, Deutschl. Eisenbahnen I, p. 160 ; Foerster-Eccius, Preuss. Priv. R., I, p. 112, note 21. R. G., 4 oct. 1881 (Samml. V, p. 333) ; 5 déc. 1881 (Eger, Entsch. XI, p. 6) ; R. G., 2 déc. 1896 (Eger, Entsch. XIV, p. 34) ; C. C. H., 4 fév. 1864 (J. Min. Bl., p. 325). [↩]
- Windscheid, Pand., § 147 : « La qualité d’être hors du commerce n’est pas la qualité exclusive des choses destinées à l’usage de tous. Elle se manifeste également surtout dans les choses affectées au culte et dans les lieux d’inhumation (res sacrae, fundus religiosus) ». Foerster-Eccius, Preuss. Priv. R., I, p. 110, distingue deux sortes de choses qui sont exemptes du commerce du droit civil : celles que l’État a réclamées pour lui à cause de l’usage général auquel elles servent, et celles qui sont « affectées à l’usage dans le service de la religion (res sacrae, res sanctae) ». Ces dernières sont donc des res extra commercium sans l’usage de tous. — Comp. aussi Dernburg, Preuss. Priv. R., I, p. 137 ; O. Tr., 23 janv. 1855 (Str. 16, p. 210).
L’exemple des cimetières prouve que le classement d’une chose parmi les choses publiques ne se fait pas seulement d’après des considérations abstraites, mais est le résultat d’un développement historique qui réunit des influences diverses pour produire l’effet final. Nous ne nions pas que les cimetières pourraient être reconnus choses publiques sur la base des idées modernes ; mais il est évident que, en fait, leur qualité de res religiosae d’après le droit romain, ainsi que celle de res benedictae d’après le droit canonique, ont largement contribué à amener ce résultat. [↩]
- Meurer, Heilige Sachen I, p. 160 ss., traite la question surtout au point de vue de la sanction pénale : ce n’est qu’un accessoire. — Comp. surtout Wappäus, l. c., p. 49 ss ; Hinschius, Kirchenrecht IV, p. 141 ss. [↩]
- Comme la qualité de choses publiques ne peut pas être contestée aux fortifications, ceux de nos auteurs qui maintiennent l’usage de tous comme condition indispensable de l’existence d’une chose publique se voient obligés de faire des efforts pour sauver, en ce qui concerne les fortifications tout au moins, quelques apparences d’un usage de tous. Ainsi Ihering dans Verm. Schriften, p. 152, fait allusion à une destination de ce genre en les appelant « établissements protecteurs qui profitent non pas à l’Etat, mais aux individus ». Cela, tout d’abord, n’est pas exact ; et même si c’était vrai, cela ne donnerait pas encore un usage de tous. — Wappäus, dem Rechtsverkehr entzogene Sachen, p. 107 : Les fortifications sont des choses publiques, parce que, « comme moyens de protection contre des ennemis extérieurs, elles servent indirectement à l’utilité publique ». Or, comme, d’après cet auteur, le caractère commun de toutes les choses publiques consiste dans « la destination à l’usage public, devant être exercé conformément à cette destination par tous les membres de l’Etat ou de la commune, comme aussi par tous les étrangers » (p. 106), nous devrions courir le risque de voir tous les étrangers faire de nos fortifications cet usage conforme à leur destination. — Kappeler, öffentl. Wasserlauf, admet d’abord comme choses publiques « exclusivement les choses qui servent à l’usus publicus, c’est-à-dire à l’usage public spécialement des membres de l’Etat » (p. 2) ; plus loin, il estime que les fortifications doivent être des res publicae dans ce sens : « car à un haut degré elles servent sinon à l’usage public, du moins à l’utilité publique » (p. 41). C’est une concession qui annule le principe ! [↩]
- Ihering, der Streit zwischen Basel-Land und Basel-Stadt, p. 44. [↩]
- R. G., 10 janv. 1883 (Samml. VIII, p. 152). [↩]
- Wappäus, l. c., p. 107. Bayr. Ob. Ger. H. 23 mars 1863, déclare qu’une fontaine communale servant l’utilité publique de la commune est une chose soustraite au commerce de droit civil. [↩]
- En France, on est disposé à faire entrer des objets de ce genre dans la catégorie du domaine public. On citera l’Arc de triomphe, le Palais de la Légion d’honneur, etc. Gaudry, Traité du domaine, no 267. On appelle cela le « domaine public monumental ». C’est, comme nous l’avons dit, une question d’appréciation de la gravité de l’intérêt public. Notons cependant que, tout en leur refusant la situation spéciale de choses publiques, on peut considérer ces choses comme dignes d’une protection particulière au point de vue du droit pénal ; mais ce n’est pas la même chose. Comp. le § 304 du Code pénal allemand. Pour les raisons que nous venons d’indiquer au texte, nous sommes aussi d’avis d’exclure des choses publiques les parcs et promenades publics. Ils sont bien ouverts à tout le monde et manifestent directement et par eux-mêmes l’utilité publique qui est dans leur destination. Ce qui manque seulement, c’est la gravité de l’intérêt. En fait, il nous semble qu’on ne songe pas sérieusement à revendiquer pour ces immeubles d’agrément l’inaliénabilité et l’imprescriptibilité qui caractérisent la chose publique. Notons cependant que les véritables chemins de communication qui traversent ces parcs, etc., ne perdent pas, à cause de cet entourage, le caractère de chose publique qui leur est dû. Cela résulte d’une combinaison assez intéressante de propriété publique et de propriété de droit privé du même sujet, de la ville par exemple, de même que la voie ferrée présente une propriété d’une couleur juridique particulière au milieu des autres dépendances de la ligne, telles qu’embarcadères, rotondes, magasins, etc. Comp. sur cette dernière question, mon article dans Arch. f. öff. R., XVI, p. 79 ss. [↩]
- Hatschek, Rechtl. Stellung d. Fiscus, p. 38, observe avec raison qu’il y a une différence entre la conception allemande et la conception française en ce qui concerne les édifices publics. Mais cette différence ne repose pas, comme il le croit, sur le fait que les Français connaissent une propriété du droit public que les Allemands ignorent. Ceux-ci rétrécissent seulement le cercle des choses qui doivent y appartenir. — La question, du reste, n’est pas encore complètement réglée chez les auteurs français. Ducrocq, dans son Traité des édifices publics, avait voulu chercher la solution dans une interprétation des textes. Lamache, dans la Revue critique XXVII, p. 13 ss., semble avoir réfuté ce système ; d’après ce que nous venons de dire sur les textes qui se trouvent dans le Code civil (note 24 ci-dessus), celui-ci ne promet rien du tout. Comp. aussi Hauriou, Droit adm. 1893, p. 496 ; Ranelletti, Concetto, natura e limiti del demanio publico I, p. 15 ss.
Ubbelohde, Forts. v. Glücks Pand., liv. 43 et 44, 1. p. 115 ss., commence par reconnaître toute une série d’édifices publics comme choses publiques, res publicae : palais de la représentation nationale, hôtels des ministères, palais de justice, bâtiments affectés au service des autorités administratives, prisons, usines à gaz, usines de force électrique, abattoirs, marchés couverts. Cela fait, il constate que ces choses ne sont nullement soustraites au droit civil, mais qu’elles font couramment l’objet de contrats de bail, de vente, d’acquisition par prescription, bref, sont soumises à l’application de toute sorte d’institutions du droit civil. De là il conclut que la conception des choses publiques, comme étant soustraites au droit civil et soumises exclusivement au droit public, est insoutenable. Mais ne serait-il pas plus logique de reconnaître que tous les bâtiments dont il dresse la liste ne sont pas des choses publiques ?
Le fait qu’un bâtiment est considéré comme « édifice public » peut avoir une grande importance juridique au point de vue des contributions à percevoir au nom de l’Etat ou de la commune : les lois établissent des exemptions en faveur de ces bâtiments et les affranchissent de l’impôt. Le motif en est qu’ils sont considérés comme des valeurs improductives qu’il serait injuste d’imposer. Comp. la loi Pruss. sur l’impôt sur les bâtiments du 21 mai 1861 § 3 ; Dernburg, Preuss. Priv. R., I, p. 37. Il faut bien se garder de confondre ici deux questions tout à fait différentes, comme on le fait si souvent. L’exemption d’impôt va de soi quand il s’agit d’une chose publique ; mais elle peut parfaitement être accordée aussi à d’autres choses qui, pour cela, n’acquièrent pas la qualité de chose publique. [↩]
- Avant le Code civil allemand, il existait différentes prescriptions particulières en vue de protéger certains biens meubles affectés à un service public, tels que les livres des bibliothèques, les objets réunis dans un musée public, soit en empêchant la prescription, soit en facilitant, d’une autre manière, la poursuite. Cela avait le caractère de privilegia fisci ; cela rentrait dans le droit civil et a disparu avec le Code civil allemand. [↩]
- Wappäus, dem Rechtsverkehr entzogene Sachen, p. 96, et Kappeler, öffentl. Wasserlauf, p. 24, p. 122, dans leur polémique contre Keller, nient que les communes puissent avoir d’autre droit sur leurs chemins publics qu’une propriété de droit civil. En effet, ce qui, d’après Keller, est la seule forme dans laquelle s’effectue le pouvoir juridique sur la chose publique, à savoir le droit de supériorité, serait inaccessible aux communes. « Où est écrit un pareil droit de supériorité ? demande Wappäus ; à l’heure actuelle, il n’existe que dans la tête de Keller, mais pas dans la doctrine du droit public, car il signifierait un Etat dans l’Etat ». Des anciens droits de supériorité, naturellement, il ne peut pas être question. Mais l’administration publique et la puissance publique qui y est contenue ne se trouvent pas dans l’Etat seul ; ils existent aussi, en une certaine mesure, dans la commune. Et cela est écrit dans le droit d’administration propre. — Burkhard, dans Grünh. Ztschft, 15, p. 634 ss., veut également restreindre la notion du bien public ou de la propriété publique au cas de la propriété de l’Etat ; il refuse ce nom aux rues, places, ponts des communes, sans qu’il puisse y trouver, comme il l’avoue lui-même (p. 635), une différence réelle — et, donc, nous semble-t-il, aussi sans raison suffisante. — Comp. Layer, Principien der Ent., p. 634 note 1. [↩]
- Meili, Recht der modernen Verkehrs-und Transportanstalten, p. 40, rapporte les diversités d’opinion qui existent touchant le droit sur la voie ferrée ; mais il n’approfondit pas la question. [↩]
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