Section III
Les personnes morales
§ 57. Comment prend naissance le corps d’administration propre
(278) Il existe de nombreuses personnes morales qui nous ont été léguées par le droit des siècles passés. Elles doivent leur naissance aux causes spéciales au degré du développement historique dont elles émanent, soit à la force immanente de l’union (Einung), soit au droit coutumier, soit au privilège. Il n’y a pas à rechercher si, aujourd’hui, ces mêmes causes pourraient produire encore cet effet ; les personnes qu’elles ont créées continueront à exister tant qu’elles ne seront pas supprimées par la voie légale. Elles appartiennent en partie au droit civil, en partie au droit public ; pour faire le triage, nous procèderons d’après les méthodes de distinction propres au droit actuel ; comp. § 55, II et III ci-dessus, p. 256 et s.
Ce que nous avons à examiner ici, c’est la question de savoir comment les choses se passeront lorsqu’un corps semblable devra naître aujourd’hui d’une manière toute nouvelle. Quelles sont sur ce point les règles du droit actuel ? La doctrine générale a été pendant longtemps très divisée à cet égard1. Le Code civil (279) de l’Empire a simplifié la situation : pour les personnes morales du droit civil, il a fixé la façon dont elles seront créées ; pour les personnes morales du droit public, il s’est abstenu2. Mais elles profiteront néanmoins de l’élimination de toutes les constructions philosophiques et fantaisistes qui s’efforçaient toujours de s’emparer de cette matière.
Nous n’avons pas à nous occuper ici de la personne morale de l’Etat ; c’est une question de droit constitutionnel. Pour les personnes morales du droit public d’un rang secondaire, la question du principe de leur existence se résout par leur nature même. Elles sont là pour gérer une portion de l’administration publique. Pour les créer, il faut donc détacher cette portion du sujet commun de tout ce qui est administration publique ; l’Etat, en reconnaissant une personne morale semblable, cède quelque chose qui lui est propre.
C’est donc uniquement par la volonté de l’Etat qu’un corps d’administration propre peut être créé nouvellement. C’est dans cette volonté créatrice qu’est placé le centre juridique de l’opération.
Cela n’empêche pas les individus pour lesquels doit exister la personne morale, ses destinataires futurs, d’y participer de quelque façon. Cela peut avoir lieu de plusieurs manières et dans une mesure différente. La forme de l’acte de l’Etat, lequel acte est décisif, en dépendra.
(280) I. –– Le corps n’existe jamais que par la volonté de l’Etat. Mais la personne morale, — étant appelée à représenter, dans l’ordre juridique établi pour des personnes, un intérêt commun des individus — ne peut être que le résultat d’un acte qui détermine ce qui doit être de droit, à savoir d’une loi ou d’un acte administratif.
1) L’ordre juridique du droit civil tout entier est réservé à la loi ; c’est dans la loi que tout ce qui doit avoir un effet juridique doit trouver sa base ; cela s’applique aussi aux personnes morales du droit civil.
La création d’une personne morale du droit public, au contraire, n’est pas réservée à la loi dans ce même sens. Elle peut se faire directement par un acte administratif3. Un fondement légal n’est nécessaire que dans le cas où l’on touche à la sphère réservée, par suite des circonstances spéciales qui caractérisent la création : elle s’opère, par exemple, au moyen du changement apporté à une organisation que la loi avait déjà réglée ; ou bien le nouveau corps administratif doit être doté de pouvoirs qui intéressent la liberté et la propriété des sujets.
2) La personne morale du droit civil peut exister en vertu d’une règle de droit qui décide que, quand telles et telles conditions auront été remplies, la personne morale prendra naissance. Ce sont alors les individus, en remplissant les conditions, qui créent la personne.
(281) Une origine semblable ne répondrait pas à la nature du corps d’administration propre. Le détachement d’une portion de l’administration publique ne peut pas être le produit de la volonté des sujets. Une conformité à la règle de droit ne suffit pas : il faut que le corps d’administration propre soit la création de l’Etat dont la volonté agit positivement à cet effet4.
Cela se produit de la manière la plus évidente dans la forme de la disposition individuelle, loi ou acte administratif. Quand la loi (ou l’ordonnance qui la remplace) décide, par une règle de droit, que, dans telles ou telles conditions, un corps d’administration propre doit naître, il interviendra, en règle, pour que l’effet se produise dans le cas individuel, un acte administratif qui, déclarant la loi applicable, donnera à la volonté créatrice de l’Etat la détermination nécessaire de son objet. Une loi qui se prononce d’une manière générale n’aura d’effet direct qu’en supposant que les cas auxquels s’applique cette règle se présentent devant elle dans un groupe déterminé. Cela arrive notamment lorsque certaines circonscriptions administratives déjà existantes doivent être érigées en corps d’administration propre.
3) Le corps d’administration propre ne prend naissance qu’avec la constitution qui vient déterminer son but, ses destinataires, sa représentation.
Cette constitution peut être fixée par des règles de droit. Cela surtout a lieu pour les communes et autres corporations territoriales créées par une règle de droit, (282) comme nous venons de le dire. Mais, en outre, lorsque la naissance se produit au moyen d’un acte administratif, une pareille organisation peut être fixée à l’avance par une règle de droit, en sorte que l’acte administratif n’a qu’à désigner le cas individuel dans lequel doit naître la personne morale dotée de la constitution toute prête.
Toutefois, la constitution pourra aussi être fixée par l’acte créateur même, et, par conséquent, pour le cas individuel, soit à côté et en marge des prescriptions établies par la loi, soit librement à défaut de prescriptions de ce genre. Cette fixation de la constitution pour le cas individuel s’appelle le statut du corps d’administration propre. Il peut y avoir une collaboration des destinataires de ce corps (Comp. sous II, 2 ci-dessous, p. 283) ; ou bien il existe des instructions générales à cet effet (statuts normaux) ; cela n’exerce aucune influence sur la nature du statut ; celui-ci est toujours un acte administratif5.
Ces statuts ont leur sphère d’application dans les fondations publiques et dans les associations.
II. — La collaboration qui appartient aux destinataires du futur corps dans la création de ce dernier, dépend entièrement de son principe fondamental. Il faut donc distinguer selon les différentes espèces de corps d’administration propre.
(283) 1) L’établissement public à personnalité morale peut se former sans destinataires, en attendant ceux qui viendront plus tard. Il sera alors doté originairement par les moyens de l’Etat ou de la commune, ou constitué d’abord sans moyens matériels. Mais il peut aussi avoir, dès le commencement, des destinataires, des fondateurs. Ceux-là fournissent alors les conditions de fait, sans lesquelles l’Etat ne jugerait peut-être pas utile de procéder à la création. Dès lors, leurs désirs auront une influence de fait sur le contenu de l’acte de l’Etat créant la personne morale et réglant son organisation : la détermination du but et de la représentation s’y conformera dans une certaine mesure.
2) L’association publique a besoin, pour naître, d’un cercle de destinataires, de la réunion qui en forme la base. Elle n’est parfaite comme personne morale du droit public, que par l’acte de l’Etat. Mais la volonté des associés peut lier cet acte ; et inversement, la volonté de l’Etat peut produire l’existence de la réunion qui est la condition de cette création. Cela entraîne une certaine variété des formes dans lesquelles se fait cette création6.
La forme primitive serait celle où l’on est libre des deux côtés. Les intéressés s’associent volontairement dans une réunion et demandent ensuite la reconnaissance comme personne morale, — ce que le gouvernement accorde ou refuse, selon sa libre appréciation. Cela présente une certaine ressemblance avec le cas (284) de fondation d’un établissement public ; seulement, ici les individus ne se bornent pas à donner une impulsion de fait à l’acte de l’Etat ; ils donnent aussi la condition de sa possibilité au point de vue du droit, condition sans laquelle l’acte ne pourrait pas intervenir7.
La seconde éventualité est celle où la formation de la réunion est libre, mais où sa reconnaissance comme association publique, au contraire, est liée. La loi, sous certaines conditions, accorde à la réunion un droit à l’acte de l’Etat qui lui donnera le caractère de personne morale du droit public. Ici encore, c’est toujours l’Etat ou son autorité, qui, par sa volonté, produit cette personne morale ; mais sa volonté est liée par la volonté des destinataires futurs8.
Quand l’intérêt de l’Etat à la formation de l’association publique est plus intense, il se manifestera par des mesures propres à faciliter juridiquement la constitution de la réunion qui doit lui servir de base. A cet effet, on se sert de la demi-contrainte. La loi fixe certaines catégories d’individus qui sont destinés à être membres d’une association à former. Tous ceux qui y sont compris peuvent être obligés à y entrer par (285) une décision de la majorité des intéressés. L’association publique qui est ainsi rendue possible est parfaite par l’acte d’autorité qui la déclare existante et qui, de son côté, tantôt est accompli librement, tantôt est lié par la décision prise par les membres de la réunion conformément à la loi9.
Enfin, le gouvernement peut être autorisé à créer l’association, seul et indépendamment de la volonté des intéressés. Pour cela, il faut un fondement légal déterminant spécialement les qualités requises pour être membre. L’association publique se forme alors par voie de réunion forcée : l’acte administratif lui donne à la fois sa constitution et ses membres10.
(286) 3) La corporation territoriale a ses destinataires dans la section du peuple entier qui lui est confiée. On ne voit pas souvent le spectacle d’une création complète ; ces organisations sont plutôt permanentes et ont été léguées à notre temps par des époques antérieures. S’il y a lieu à une réorganisation qui s’opère par la voie de la législation, l’intérêt public prévaut tellement qu’on n’écoutera guère les désirs et les vœux de la population, si ce n’est à titre d’information. C’est seulement dans le cas où il s’agit de simples changements territoriaux entre les communes existantes, par suite de démembrement ou d’union, qu’on attribuera aux intéressés une certaine influence sur la mesure à prendre, soit qu’il faille les entendre seulement, soit que leur consentement soit nécessaire. Mais quels seront ces intéressés ? Cela n’est pas dit à l’avance, comme dans les associations : on appellera les représentations des corps existants, ou bien les habitants du territoire à céder, ou seulement certains habitants spécialement intéressés, tels que les propriétaires d’immeubles. Rien n’est dans la nature des choses ; tout dépend de prescriptions positives.
- Comp. Stobbe, D. Pr. R., I, p. 462 ss. ; Gierke, D. Pr. R., I, p. 463 ss. ; Regelsberger, Pand. I, p. 308 ss. — Naturellement, il faut bien se garder de vouloir trouver partout une personne morale, alors qu’il s’agit seulement d’une façon de parler. J’ai voulu en constater une dans ma Theorie d. franz. V. R. p. 27, en disant que, dans l’organisation des autorités, la fonction qui, en comparaison du fonctionnaire, est permanente est, au point de vue pratique, placée au premier rang ; elle est traitée comme un être à part, presque comme une personne. Lorsque Bernatzik, dans Arch. f. öff. R., V, p. 213 et 214, me fait dire « que les fonctions possèdent presque la personnalité » et me critique sévèrement à ce sujet, il y a là un exemple flagrant de la confusion qu’il faut éviter. [↩]
- Pfeifer, Jur. Pers., a le mérite d’avoir le premier bien relevé la distinction qu’il convient de faire ici ; il arrive immédiatement à cette conclusion que, notamment en ce qui concerne leur naissance, « les corporations publiques et les corporations privées suivent des règles différentes ». [↩]
- La doctrine, ne pouvant pas se dégager des formules du droit civil, croit avoir besoin d’une règle de droit toutes les fois qu’un acte individuel doit produire des effets juridiques. Faute de mieux, elle trouve cette règle sous-entendue dans l’acte même. Comp, par exemple, Gierke, Gen. Theorie, p. 21 : « Quand l’Etat attribue la qualité de sujet de droit, il ne produit jamais pour cela un sujet de droit ; il créé ou constate une règle de droit qui affirme l’existence d’un sujet de droit ». La notion d’acte administratif bien comprise nous dispense de ces tours de force qui seraient capables de nous faire oublier ce qu’est une règle de droit. [↩]
- Gierke, Gen. Theorie, p. 21, déclare que, dans la naissance de la personne morale, il faut distinguer exactement entre « les choses que l’Etat pourra et devra faire comme organe du droit, et celles qu’il fera comme être puissant ayant une vie propre ». C’est cette dernière qualité de l’Etat, dont, à notre avis, il est question dans la naissance du corps d’administration propre ; l’Etat administre en créant ce corps. Cela n’empêche pas qu’il prescrive aussi quelque chose d’important pour l’ordre juridique. [↩]
- Rosin, Oeff. Gen., p. 141, note 52. — Ces statuts organiques, qui se trouvent dans de simples associations de droit privé comme dans des associations publiques, doivent être distingués des statuts faits par l’association en vertu du pouvoir naturel qui lui appartient sur ses membres ou en vertu d’une délégation de la loi (Comp. t. Ier, p. 165). Bolze, Begriff der jurist. Pers., p. 174, fait une confusion complète entre ces choses. Gierke, Gen. Theorie, p. 164 note 2, tout en reconnaissant que les statuts constitutifs « n’ont aucune part dans les qualités publicistiques de la loi », n’admet pourtant pas qu’on puisse en tirer cette conséquence « qu’il ne s’agit pas de droit objectif ». Nous ne saurions concilier ces deux thèses. — Comp. aussi R. O. H. G., 11 janv. 1873 (Samml. IX, p. 130) ; R. G., 24 avril 1883 (Samml. IX, p. 261). [↩]
- Rosin, Oeff. Gen., p. 129 ss., en dresse un tableau. Il distingue deux groupes principaux, selon que l’impulsion émane de l’autorité ou qu’elle vient des membres de la réunion. Mais toujours la chose n’est parfaite que par une « action de la volonté de l’Etat ». Cela nous semble impliquer la réponse à la question de la « causa officiens » juridique, qu’il soulève, l. c., p. 138 note 37. Dans un troisième groupe, Rosin comprend deux cas dans lesquels des « tiers » agissent d’une manière décisive ; mais cela n’est pas exact; comp. les notes 9 et 10 ci-dessous, p. 285. [↩]
- L’acte de l’Etat qui constitue la personne morale est appelé « concession de la personnalité morale », « approbation des statuts », et même « reconnaissance de la réunion comme entreprise publique » — expression assez singulière ! [↩]
- L’obligation de l’autorité peut être exprimée dans la loi par cette prescription, que l’autorité ne pourra refuser son consentement ou son approbation que pour des causes déterminées ; un exemple dans Gew. O., § 98 b (relativement aux corporations de métiers). — Les actes qui amènent la création peuvent aussi être séparés ; en sorte qu’on décide d’abord si l’association doit naître en principe ; c’est seulement ensuite que la constitution de l’association et surtout l’organisation de sa représentation sont fixées en détail par un statut. Il peut arriver que l’autorité, pour l’un de ces actes, soit liée, tandis que, pour l’autre, elle confirme ou rejette selon sa libre appréciation, ou même en fixe le contenu discrétionnairement ; un exemple dans la loi d’assurance contre les accidents, du 6 juillet 1884, § 12 et § 20 ; comp. la loi du 30 juin 1900, § 2. [↩]
- Des exemples dans les associations qui, dans l’intérêt de l’agriculture, sont formées pour le dessèchement et l’irrigation, pour la construction de digues protectrices, pour l’exploitation des forêts ; comp. loi Bav. sur les entreprises d’irrigation et de dessèchement du 28 mai 1852, art. 6. — Au lieu de la majorité des destinataires, la loi peut, pour créer le fondement que la réunion doit représenter, se contenter de la seule volonté d’un membre particulièrement important. Tel est le cas du propriétaire de l’établissement industriel, quand il s’agit de créer une caisse de malades pour la fabrique, en vertu de la loi sur l’assur. des mal., § 60. Sa demande suffit pour que l’autorité ait le pouvoir de faire naître l’association publique par l’approbation des statuts. Emploie-t-il plus de 50 ouvriers, ce propriétaire a même le droit de constituer la caisse ; cela signifie que l’autorité est obligée de donner suite à sa demande. Pour Rosin, Oeff. Gen., p. 140, cela constitue une forme particulière de la naissance de l’association ; d’après lui, elle résulterait ici de la décision d’un « tiers ». Mais c’est par erreur qu’il considère le patron comme un tiers qui ne serait pas membre de l’association ; comp. § 56 note 8 ci-dessus, p. 272. [↩]
- Loi d’assur. contre les accid. du 6 juillet 1884, § 15 : formation de l’association professionnelle par le Conseil fédéral ; pour les changements ultérieurs, loi du 30 juin 1900, § 2. Il faut citer encore la formation des caisses locales de malades, qui a lieu par les communes d’après la loi d’assur. des malades du 20 avril 1892, §§ 16 ss. L’autorité communale statue directement sur la nécessité (§ 16 : « sont autorisées à constituer… »), ou y est invitée par l’autorité administrative supérieure (§ 17 : « la commune peut être obligée de constituer… »). On distingue encore ici plusieurs phases dans la création, en ce sens que le contenu spécial du statut ne peut être fixé qu’avec le concours de l’autorité administrative supérieure. Mais la commune — à qui appartient la compétence ordinaire — apparaît ici à la place de l’Etat dans le rôle de créatrice de la personne morale, de même qu’elle peut créer des fondations d’importance locale, telles qu’hôpitaux, caisses d’épargne, etc., en vertu de son droit d’administration propre. Woedtke, Kom. z. Krank. Vers. Ges., § 16, note 4 : « La formation de la caisse s’opère par l’établissement du statut de la caisse ; elle appartient, comme action d’autorité, au chef de la commune ». Rosin, Oeff. Gen., p. 140, fait encore erreur en considérant cela comme un cas de création par la décision d’une « tierce personnalité ». La commune, agissant à la place de l’Etat, est la première personnalité. [↩]