§2. Le droit administratif et sa doctrine
(15) Droit administratif, dans le sens littéral du mot, veut dire droit relatif à l’administration ; cela désigne un droit qui lui est attaché.
Le droit suppose des rapports à régler, des personnes qui se trouvent en présence et entre lesquelles il faut tracer la ligne de leur pouvoir réciproque.
Les rapports, dont il s’agit ici, sont indiqués par la notion d’administration. L’administration, c’est l’activité de l’Etat. Ainsi, des deux personnes entre lesquelles le droit administratif doit tracer ses lignes, l’une est donnée d’avance : c’est l’Etat.
Vis-à-vis de cet Etat administrateur se trouve placée la masse des individus, de ses sujets : elle fournit l’autre personne. Il ne peut être question de droit administratif, qu’autant qu’il s’agit de rapports entre l’Etat et les sujets, soit des sujets isolés, soit des sujets réunis en groupes déterminés. Mais tout ce qui règle ces rapports n’est pas du droit administratif. Il faut préciser et éliminer.
I. — Nous opposons le droit administratif au droit constitutionnel, quoique ce dernier contribue, d’une manière très importante, au règlement des rapports entre l’Etat et les sujets. Mais l’intérêt principal du droit constitutionnel est dans la formation de la puissance souveraine que, dans l’administration, nous voyons à l’œuvre. Or, la Constitution ne suffit pas pour faire agir l’État ; il lui faut, au-dessous des pouvoirs (16) constitués, d’autres instruments de son action ; des autorités, des services publics, des emplois de toute sorte sont créés pour fonctionner, soit au nom de l’Etat, soit au nom d’une personne morale secondaire d’un corps d’administration propre (Selbstverwaltungskörper). L’ensemble des règles qui fixent leurs compétences, leurs rapports hiérarchiques, les modes de nomination, la situation juridique des personnes ainsi nommées, forme l’organisation administrative. Cette organisation n’a pas pourtant le caractère de règles de droit. Mais elle contient des règles de droit de deux sortes qui touchent aux rapports entre l’Etat et les sujets.
Il y a d’abord le rapport intérieur, rapport entre l’Etat et les personnes qui lui servent d’auxiliaires. Ces rapports sont réglés dans les formes du droit administratif. Nous en traiterons en parlant des services personnels et des personnes morales du droit public.
Les personnes ainsi désignées doivent alors agir sur le dehors et vis-à-vis des autres sujets. Leur organisation exprime, dans ce rapport, une forme de l’action de la puissance publique et peut-être une condition de sa validité. Et à ce point de vue encore, elle peut devenir la matière de règles de droit administratif1. Il en sera question lorsque nous exposerons les différentes institutions auxquelles cette idée s’applique. Mais si l’on considère cette organisation en soi et dans son ensemble, ce point de vue du droit administratif disparaît devant un autre intérêt principal, qui ressemble plutôt à celui qui caractérise le droit constitutionnel. Les personnes, dont l’Etat se sert pour agir sur le dehors, sont loin de n’être que des instruments. Elles ont une certaine indépendance dans l’exercice du pouvoir qui leur est confié ou délégué ; le droit tend à la leur assurer. Il y a, derrière elles, certaines puissances (17) sociales, dont les règles du droit les font sortir : des corps professionnels, des classes économiques, des communautés locales. L’organisation administrative est la forme dans laquelle sont attribuées à ces derniers leur influence et leur part dans l’administration. Ce n’est que dans cet ordre d’idées qu’elle peut être bien comprise. Il s’agit ici de droit politique comme dans le droit constitutionnel2.
Cette affinité paraît expliquer suffisamment pourquoi, chez nous, on a pris l’habitude de réunir l’organisation des autorités administratives avec le droit constitutionnel dans un système d’ensemble auquel on donne le nom de droit de l’Etat (Staatsrecht). En tout cas, cette organisation ainsi comprise n’appartient nullement au droit administratif, attendu qu’elle a vis-à-vis de celui-ci son esprit propre3.
II. — Le droit et ses règles suivent l’administration partout où elle manifeste son activité. Selon la variété de ses activités, il y a des règles différentes à appliquer. A chaque cercle d’affaires correspond un cercle de règles de droit qui leur sont applicables. On pourrait peut-être essayer de grouper de la même manière (18) l’ordre juridique qui entoure l’homme privé, et de l’exposer avec ce système. Il suffirait d’envisager séparément les différents aspects que présente sa vie civile, de réunir les règles de droit applicables à chacun de ces aspects et d’en faire l’examen doctrinal. Nous aurions alors un droit de l’agriculture, de la production littéraire, des voyages et des amusements. Il est vrai, que, en général, cela donnerait l’impression d’un morcellement de ce qui forme une unité naturelle ; de plus, ce serait un travail bien ingrat. Mais il en est tout autrement de la vie de l’Etat, de l’administration. Les différents sujets se développent d’une manière plus grandiose, prennent des formes systématiquement fixées et se trouvent formellement distingués l’un de l’autre par suite de la distribution des compétences.
Une branche spéciale des sciences politiques, la science administrative (Verwaltungslehre) traitant de l’activité de l’Etat au point de vue de son but et de son objet, les classe dans un certain système selon leur importance matérielle. Elle nous enseigne sur chaque point ce qui se passe en fait, pourquoi cela se fait et ce qui devrait raisonnablement se faire. De cette manière, on nous donne une science de l’administration intérieure, une science des finances, une science de l’organisation de l’armée. L’administration intérieure, si riche en matières, admet facilement encore des subdivisions multiples selon les différents objets affaires de l’industrie, de la santé publique, des chemins de fer, de l’assistance publique. Partout, les règles de droit qui y sont relatives forment une partie essentielle des réalités que cette science se propose de nous faire voir4.
(19) Insistant spécialement sur ce dernier côté, nos juristes ont pu utiliser ce système pour exposer leur doctrine. On emprunte à la science politique ses classifications et ses vues générales pour y attacher les détails du droit correspondant. De cette manière, chaque branche de l’administration reçoit son droit ; nous aurons surtout un droit de l’administration intérieure, qui se subdivise en droit de l’industrie, droit de la santé publique, droit de la voirie, droit des cours d’eau, droit de l’assistance publique, etc. On est arrivé ainsi à former, pour l’administration, des encyclopédies juridiques d’une utilité incontestable5.
Mais nous ne pouvons pas en rester là. Il est évident que le droit, qui se rassemble autour d’une certaine branche de l’administration, est en lui-même de nature différente. Le point de vue matériel, qui domine dans le système de la science politique et qui donne à chacun de ces groupes son centre d’unité, est indifférent à cet égard. Il se forme, comme on l’a très bien remarqué,(20) des conglomérats de droits hétérogènes : droit civil, droit pénal, droit public6. Pour être réunis dans ces conglomérats, ces droits ne perdent pas leur nature. Donc, en exposant juridiquement les différents groupes, on a la facilité de renvoyer, pour les idées fondamentales et les notions systématiques, la grande discipline qui s’occupe de chaque espèce de droit particulière : doctrine du droit civil, doctrine du droit pénal, etc. Et s’il se trouve dans ces conglomérats une espèce de droit qui n’ait pas son domicile à lui, semblable aux autres, il faudra tâcher de le lui préparer : c’est le cas du droit administratif.
III. — Nous appelons droit administratif le droit public propre de l’administration. La science du droit administratif a son origine dans celle qu’on professait sous le nom de droit de l’Etat (Staatsrecht). Elle s’en est détachée à une époque très récente. Ce droit de l’Etat a toujours été reconnu comme branche du droit public ayant des idées juridiques fondamentales qui lui sont propres et qui donnent à toute sa construction intérieure et au développement de tous les détails un caractère distinct.
Or, on s’est trouvé en présence de ce fait que cette partie du droit de l’Etat, qui s’applique à l’administration, s’est énormément accrue en masse et en importance. Quand on regarde les choses de plus près, on s’aperçoit aussi que les rapports entre l’Etat et le sujet, dont il est question ici, sont dominés tout entier par des idées juridiques qui diffèrent de celles du droit constitutionnel et de l’organisation administrative. C’est pourquoi, nous traitons aujourd’hui séparément et comme objet d’une doctrine à part7 cette partie du droit de l’Etat qui concerne l’administration. (21) Si nous l’appelons droit administratif, elle n’a pas pour cela changé de nature : le droit administratif reste une branche particulière du droit public et sera exposé comme telle. Il va sans dire que, pour ce travail, nous ne pourrons pas nous attacher au système de la science administrative. Il y aurait à cette méthode de grands inconvénients. Des matières, qui, dans l’idée juridique, forment un tout, se trouveraient séparées et disséminées ; des répétitions fâcheuses seraient inévitables, et des choses très précieuses au point de vue juridique courraient le risque de n’y pas trouver place8.
Il faut que la science du droit administratif ait (22) son système à elle tout aussi bien que la science du droit civil9.
- Laband, Staatsrecht, I, pp. 682, 683 édition allemande (II, pp. 523 ss., édit. française). [↩]
- Gerber, Grundzüge, pp. 237 ss. C’est surtout Gneist, qui, dans ses différents écrits, s’est inspiré de ces idées : Engl. Verw. Recht, 1883-86 ; Verwaltung, Justiz, Rechtsweg, 1869 ; der Rechtsstaat (2e éd.) 1879. [↩]
- On s’est donné beaucoup de peine pour donner à cette organisation une place dans le système du droit administratif. On l’y a fait figurer, par exemple, sous le nom de « droit administratif formel » : Boesler, Verw. Recht, I, p.1 ; v. Kirchenheim, Einf. in d. Verw. Recht, pp. 130 ss. Cela a la même valeur que si l’on appelait l’organisation judiciaire le droit de procédure civile formel. Il faut toujours se méfier de ce mot « formel » qui cache souvent, chez nos auteurs, un manque de clarté. D’autres font de l’organisation des autorités une « partie générale », à laquelle le droit administratif proprement dit se rattache comme « partie spéciale ». Bornhak, Preussisches Staatsrecht, II ; v. Kirchenheim, Einf. in d. Verw. Recht, p. 26. Ce sont également des mots sans valeur. — L’excellent traité de G. Meyer, dans Holzendorff, Rechtslexicon, intitulé « le droit administratif », ne donne que l’organisation des autorités et surtout des tribunaux administratifs avec quelques rares morceaux de droit administratif. [↩]
- Le chef de cette école est, sans contestation, L. v. Stein : Verwaltungslehre, t. I-VII, 1865-1868, en partie réédité 1869, 1882-1884 ; Handbuch d. Verwalt. Lehre und des Verwalt. Rechts, 3e éd. 1888. Au, point de vue du droit positif, les développements de cet auteur sont régulièrement inexacts. [↩]
- D’après L. v. Stein, le droit correspondant pousse de lui-même, dans chacune des « catégories que la science politique a établies ; chacune a « son » droit. Ces catégories n’étant faites par personne autre que le théoricien, c’est en définitive lui qui crée le droit (Handbuch, I, p. 244). Fort heureusement, on peut adopter ce système, même quand on refuse de lui attribuer ces forces merveilleuses. Nos juristes s’en servent plutôt (qu’on permette cette comparaison) comme d’une étagère, pour y placer convenablement des règles de droit. Dans ce sens, il a eu beaucoup de succès, et il faut reconnaître que, grâce à lui, les ouvrages récents, qui touchent notre objet, ont gagné beaucoup sur l’ancienne manière, en ce qui concerne l’unité et la clarté de leurs exposés. Pour le droit allemand commun, ce système a trouvé son application surtout chez G. Meyer, Lehrbuch des Verw. Rechts, Lœning, Lehrbuch des Verw, Rechts ; v. Sarwey , Allgemeines Verw. Recht dans Marquardsen, Handbuch, I, 2, 1882 (voyez cependant la note 8 ci-dessous, p. 21). Quant au droit administratif des Etats particuliers, nous aurons à citer : Bornhak, Preussisches Staatsrecht, III, 1890 ; Leuthold, Sächs. Ver. Recht ; Seydel, Bayrisch. Staatsrecht, V et VI, 1891 et 1893. – Grotefend, Preussisches Verw. Recht, I, p. 64 ne donne qu’une expression vigoureuse à la conviction généralement partagée en disant : « Les œuvres de Stein sont devenues la pierre fondamentale de toute la doctrine du droit administratif. ». [↩]
- Laband, dans Archiv. für öff. Recht, II, p. 156. [↩]
- Le droit de l’Etat, fier de ses traditions, se refuse à reconnaître son rejeton comme son égal. Held, System des Verfassungsrechts, I, p. 27, note 1, écrit encore en 1856, que, quant à la discipline du droit administratif, on peut douter « si elle n’est pas une branche de l’administration, plutôt que du droit ». Dans une intention analogue, Laband, dans Arch. f. öff. Recht, II, p. 157, donne à la doctrine du droit administratif la mission de cultiver ses « conglomérats », pour lesquels la doctrine du droit de l’Etat lui fournira les « principes de droit public » dont, elle aura besoin, c’est-à-dire tout ce qui, au point de vue de la doctrine, peut être de quelque intérêt. Nous voulons parler de ces principes d’une manière expresse et spéciale ; car l’ancien fournisseur ne s’en est occupé qu’accidentellement et très superficiellement, ce qui, à la longue, ne suffit plus. [↩]
- Nous nous contenterons de citer un seul exemple : l’expropriation pour cause d’utilité publique. Pour la doctrine du droit, c’est une chance spéciale, que de rencontrer dans la loi même une institution juridique bien délimitée et vigoureusement formée. Pour le système de la science politique, cette institution n’est qu’un embarras. Que faire d’elle ? Où la placer ? Il y a ici perplexité générale, Lœning, Verw. Recht, p. 243, note 4, s’en débarrasse en l’éliminant tout à fait du droit administratif pour la mettre au compte du droit privé allemand ! Chez G. Meyer, Verw. Recht, I, p. 280, elle trouve asile dans une catégorie bien inoffensive, mais qui, à la vérité, ne lui convient pas du tout ; elle est placée sous la rubrique « de la réglementation de la propriété immobilière ». Chez Seydel, Bayrisches Staatsrecht, III, pp. 607 ss., nous la retrouverons réunie avec quelques autres institutions qu’on est habitué à voir classées dans le droit constitutionnel, sous le titre commun « fonctions générales de la puissance publique ». v. Kirchenheim, Grundriss z. Vorl., p. 143, traite dans un chapitre spécial des formes de l’activité de l’administration et de sa procédure ; il finit par « Appendice : l’expropriation ». Quand on considère comment, dans le droit civil, les grandes institutions juridiques se portent et s’expliquent mutuellement, on se rend facilement compte de ce que l’on perd ici. [↩]
- Convaincus des défauts du système de la science politique, les juristes autrichiens, qui depuis quelque temps s’occupent du droit public avec un zèle particulier et une compétence scientifique remarquable, ont réclamé souvent « une partie générale du droit administratif » Ulbrich, Oeffent. Rechte, p. 71 ; Bernatzik, Rechtskraft, préface, p. IV. Mais il ne peut pas être question de ne présenter qu’une partie générale, comme on avait l’habitude d’en donner une dans les cours des Pandectes. Cela ne serait pas suffisant : ce sont les Pandectes mêmes qu’il nous faut.
Le premier qui ait essayé d’exposer dans ce sens le droit administratif allemand, c’est F. F. Mayer, dans son excellent livre : Grundsätze des Verwaltungsrechts mit besonderer Rücksicht auf gemeinsames deutsches Recht 1862. Parmi les ouvrages les plus récents, il faut citer en première ligne V. Sarwey, Allgemeines Verw. Recht., pp. 119 ss. où, sous le titre « droit administratif dans le sens spécial » les pures institutions juridiques de droit administratif trouvent une exposition assez complète.
Quand, dans ma « Theorie des Französischen Verwaltungsrechts » en 1886, j’ai proposé cette méthode, d’une manière peut-être un peu trop exclusive, des partisans de l’ancien système ont fait une opposition assez passionnée. Mon « Deutsches Verwaltungsrecht », en 1895 et 1896, écrit d’après les mêmes idées, n’a plus trouvé d’adversaires de principe. Naturellement, il n’est pas question de condamner toute autre manière de traiter du droit administratif. En particulier, le système de la science politique conservera toute sa valeur pour l’exposition des détails pratiques. Il suffit que notre système soit reconnu comme nécessaire pour faire bien comprendre l’esprit du droit administratif et qu’il ait droit à sa « place au soleil ». Je me réjouis surtout du parfait accord qui, après quelques discussions, a fini par exister avec mon regretté ami Max V. Seydel (Blätter für administrative Praxis, XLVIII, p. 143). [↩]