DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE GRANDE STEVENS ET AUTRES c. ITALIE
(Requêtes n° 18640/10, 18647/10, 18663/10,
ARRÊT
STRASBOURG
4 mars 2014
DÉFINITIF
07/07/2014
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Grande Stevens et autres c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Işıl Karakaş, présidente,
Guido Raimondi,
Peer Lorenzen,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 janvier 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent cinq requêtes (nos 18640/10, 18647/10, 18663/10, 18668/10 et 18698/10) dirigées contre la République italienne et dont trois ressortissants et deux sociétés de cet État, MM. Franzo Grande Stevens, Gianluigi Gabetti et Virgilio Marrone, ainsi que Exor S.p.a. et Giovanni Agnelli & C. S.a.s. (« les requérants »), ont saisi la Cour le 27 mars 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes A. et G. Bozzi, avocats respectivement à Milan et à Rome. M. Grande Stevens a également été représenté par Me N. Irti, avocat à Milan. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme E. Spatafora, et par sa co-agente, Mme P. Accardo.
3. Les requérants allèguent en particulier que les procédures judiciaires dont ils ont fait l’objet n’ont pas été équitables et n’ont pas eu lieu devant un « tribunal » indépendant et impartial, qu’ils ont subi une atteinte à leur droit au respect de leurs biens et qu’ils ont été victimes d’une violation du principe ne bis in idem.
4. Le 15 janvier 2013, les requêtes ont été déclarées partiellement irrecevables et les griefs tirés de l’article 6 de la Convention, ainsi que des articles 1 du Protocole no 1 et 4 du Protocole no 7 ont été communiqués au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La liste des parties requérantes figure en annexe.
A. Le contexte de l’affaire
6. À l’époque des faits, M. Gianluigi Gabetti était le président des deux sociétés requérantes et M. Virgilio Marrone était le fondé de pouvoir (procuratore) de la société Giovanni Agnelli & C. s.a.a.
7. Le 26 juillet 2002, la société anonyme FIAT (Fabbrica Italiana Automobili Torino) signa un contrat de financement (prestito convertendo) avec huit banques. Ce contrat expirait le 20 septembre 2005 et prévoyait qu’en cas de non-remboursement du prêt de la part de FIAT, les banques auraient pu compenser leur créance en souscrivant à une augmentation du capital de la société. Ainsi, les banques auraient acquis 28 % du capital social de FIAT, alors que la participation de la société anonyme IFIL Investments (devenue par la suite, le 20 février 2009, Exor s.p.a., dénomination sous laquelle elle sera désignée ci-après) serait passée de 30,06 % à 22 % environ.
8. M. Gabetti souhaita obtenir un conseil juridique pour rechercher une façon de permettre à Exor de rester l’actionnaire ayant le contrôle de FIAT, et s’adressa dans cette perspective à un avocat spécialisé en droit des sociétés, Me Grande Stevens. Ce dernier considéra qu’une possibilité à cette fin était de renégocier un contrat d’equity swap (c’est-à-dire, un contrat permettant d’échanger la performance d’une action contre un taux d’intérêt, sans avoir à avancer d’argent) en date du 26 avril 2005 portant sur environ 90 millions d’actions FIAT qu’Exor avait conclu avec une banque d’affaires anglaise, Merrill Lynch International Ltd, et dont l’échéance était fixée au 26 décembre 2006. De l’avis de Me Grande Stevens, c’était là l’une des voies pour éviter le lancement d’une offre publique d’achat (« OPA ») sur les actions FIAT.
9. Sans mentionner Merrill Lynch International Ltd par crainte de violer ses devoirs de confidentialité, le 12 août 2005 Me Grande Stevens demanda à la Commission nationale des sociétés et de la bourse (Commissione Nazionale per le Società e la Borsa – la « CONSOB », qui dans le système juridique italien, a pour but, entre autres, d’assurer la protection des investisseurs et l’efficacité, la transparence et le développement des marchés boursiers) si, dans l’hypothèse qu’il envisageait, une OPA pourrait être évitée. En même temps, Me Grande Stevens commença à s’informer auprès de Merrill Lynch International Ltd quant à la possibilité de modifier le contrat d’equity swap.
10. Le 23 août 2005, la CONSOB demanda aux sociétés Exor et Giovanni Agnelli de diffuser un communiqué de presse faisant état de toute initiative prise en vue de l’échéance du contrat de financement avec les banques, de tout fait nouveau concernant la société FIAT et de tout fait utile pour expliquer les fluctuations des actions FIAT sur le marché.
11. M. Marrone expose que ce jour-là, il était en congé. Il avait informé Me Grande Stevens de la demande de la CONSOB, et lui en avait fait parvenir une copie. M. Marrone soutient qu’il n’a pas participé à la rédaction des communiqués de presse décrits aux paragraphes 13 et 14 ci‑après.
12. M. Gabetti expose que le 23 août 2005, il était hospitalisé aux États-Unis. Il avait reçu un projet de communiqué de presse et avait contacté par téléphone Me Grande Stevens, qui lui avait confirmé qu’au vu des nombreuses données restant incertaines, l’hypothèse d’une renégociation du contrat d’equity swap ne pouvait pas être considérée comme une option concrète et actuelle. Dans ces circonstances, M. Gabetti approuva le projet de communiqué.
13. Le communiqué de presse émis en réponse, approuvé par Me Grande Stevens, se bornait à indiquer qu’Exor n’avait « ni entamé ni étudié d’initiatives concernant l’échéance du contrat de financement » et qu’elle souhaitait « rester l’actionnaire de référence de FIAT ». Aucune mention ne fut faite de l’éventuelle renégociation du contrat d’equity swap avec Merrill Lynch International Ltd, considérée par les requérants comme une simple hypothèse future faute d’un fondement factuel et juridique clair.
14. La société Giovanni Agnelli confirma le communiqué de presse d’Exor.
15. Du 30 août au 15 septembre 2005, Me Grande Stevens poursuivit ses pourparlers avec Merrill Lynch International Ltd pour vérifier la possibilité de modifier le contrat d’equity swap.
16. Le 14 septembre 2005, au cours d’une réunion de la famille Agnelli, il fut décidé que le projet étudié par Me Grande Stevens devait être soumis à l’approbation du conseil d’administration d’Exor. Le même jour, la CONSOB reçut une copie du contrat d’equity swap et fut informée des pourparlers en cours afin de l’utiliser pour permettre à Exor d’acquérir des actions FIAT.
17. Le 15 septembre 2005, en exécution de délibérations de leurs conseils d’administration respectifs, Exor et Merrill Lynch International Ltd conclurent l’accord modifiant le contrat d’equity swap.
18. Le 17 septembre 2005, répondant à la question qui lui avait été posée par Me Grande Stevens le 12 août 2005 (paragraphe 9 ci-dessus), la CONSOB indiqua que dans l’hypothèse envisagée, il n’y avait pas d’obligation de lancer une OPA.
19. Le 20 septembre 2005, FIAT augmenta son capital ; les nouvelles actions émises furent acquises par les huit banques en compensation de leurs créances. Le même jour, l’accord modifiant le contrat d’equity swap prit effet. Par conséquent, Exor maintint sa participation de 30 % dans le capital de FIAT.
B. La procédure devant la CONSOB
20. Le 20 février 2006, la division des marchés et des avis économiques – bureau Insider Trading (Divisione mercati e consulenza economica – ufficio Insider Trading – ci-après le « bureau IT ») de la CONSOB reprocha aux requérants la violation de l’article 187 ter § 1 du décret législatif no 58 du 24 février 1998. Aux termes de cette disposition, intitulée « manipulation du marché »,
« Sans préjudice des sanctions pénales lorsque la conduite est constitutive d’une infraction, toute personne qui, par le biais de moyens d’information, y compris Internet ou tout autre moyen, diffuse des informations, des nouvelles ou des bruits faux ou trompeurs de nature à fournir des indications fausses ou trompeuses à propos d’instruments financiers est punie d’une sanction administrative allant de 20 000 à 5 000 000 d’euros (EUR). »[1]
21. Selon la thèse du bureau IT, l’accord modifiant l’equity swap avait été conclu ou était en passe de l’être avant la diffusion des communiqués de presse du 24 août 2005, de sorte qu’il était anormal que ceux-ci n’en fissent aucune mention. Les requérants furent invités à présenter leur défense.
22. Le bureau IT transmit ensuite le dossier à la direction des sanctions administratives (ufficio sanzioni amministrative – ci-après, « la direction ») de la CONSOB, accompagné d’un rapport (relazione istruttoria) daté du 13 septembre 2006, qui faisait état des éléments à charge et des arguments des inculpés. Selon ce rapport, les défenses avancées par les requérants n’étaient pas de nature à permettre de classer le dossier.
23. La direction communiqua ce rapport aux requérants et les invita à présenter par écrit, dans un délai de trente jours expirant le 23 octobre 2006, les arguments qu’ils estimaient nécessaires pour leur défense. Entre-temps, le bureau IT continua à examiner l’affaire des requérants, en obtenant des informations orales et en analysant les documents reçus le 7 juillet 2006 de Merrill Lynch International Ltd. Le 19 octobre 2006, il transmit à la direction une « note complémentaire » dans laquelle il affirmait que les nouveaux documents examinés n’étaient pas de nature à modifier ses conclusions. Le 26 octobre 2006, les requérants reçurent une copie de la note complémentaire du 19 octobre 2006 et de ses annexes ; un nouveau délai de trente jours leur fut octroyé pour présenter d’éventuelles observations.
24. Sans le communiquer aux requérants, la direction présenta son rapport (daté du 19 janvier 2007 et contenant ses conclusions) à la commission – la CONSOB proprement dite –, c’est-à-dire à l’organe chargé d’adopter la décision sur d’éventuelles sanctions. Celle-ci se composait, à l’époque des faits, d’un président et de quatre membres, nommés par le président de la République sur proposition (su proposta) du président du Conseil des ministres. Leur mandat durait cinq ans et ne pouvait être renouvelé qu’une seule fois.
25. Par une délibération no 15760 du 9 février 2007, la CONSOB infligea aux requérants les amendes administratives suivantes :
– 5 000 000 EUR à M. Gabetti,
– 3 000 000 EUR à M. Grande Stevens,
– 500 000 EUR à M. Marrone,
– 4 500 000 EUR à la société Exor,
– 3 000 000 EUR à la société Giovanni Agnelli.
26. MM. Gabetti, Grande Stevens et Marrone furent frappés d’une interdiction d’administrer, de diriger ou de contrôler des sociétés cotées en bourse, pour des durées, respectivement, de six, quatre et deux mois.
27. La CONSOB estima notamment qu’il ressortait du dossier que le 24 août 2005, date des communiqués de presse incriminés, le projet visant à conserver une participation de 30 % dans le capital de FIAT sur la base d’une renégociation du contrat d’equity swap signé avec Merrill Lynch International Ltd avait déjà été étudié et était en cours d’exécution. Il s’ensuivait que les communiqués de presse donnaient une fausse représentation (rappresentazione falsa) de la situation de l’époque. La CONSOB souligna également la position occupée par les personnes concernées, la « gravité objective » de l’infraction et l’existence d’un dol.
C. L’opposition devant la cour d’appel
28. Les requérants firent opposition à cette sanction devant la cour d’appel de Turin. Ils alléguèrent, entre autres, que le règlement de la CONSOB était illégal car, contrairement à ce qui était exigé par l’article 187 septies du décret législatif no 58 de 1998 (paragraphe 57 ci‑après), il ne respectait pas le principe d’un examen contradictoire de l’affaire.
29. M. Grande Stevens nota en outre que la CONSOB l’avait inculpé et puni pour avoir pris part à la publication du communiqué de presse du 24 août 2005 en sa qualité d’administrateur d’Exor. Devant la CONSOB, l’intéressé avait excipé sans succès de ce qu’il ne possédait pas cette qualité et qu’il était simplement l’avocat et le consultant du groupe Agnelli. Devant la cour d’appel, M. Grande Stevens maintint que, n’étant pas administrateur, il ne pouvait pas avoir participé à la décision de publier le communiqué de presse incriminé. Dans un mémoire du 25 septembre 2007, M. Grande Stevens indiqua qu’au cas où la cour d’appel aurait considéré insuffisants ou non utilisables les documents versés au dossier, il demandait de convoquer et examiner des témoins « sur les faits relatés dans les documents susmentionnés ». Il n’indiqua clairement dans ce mémoire ni les noms de ces témoins ni les circonstances sur lesquelles ils auraient dû témoigner. Dans un mémoire du même jour, M. Marrone cita deux témoins, dont les déclarations auraient prouvé qu’il n’avait pas participé à la rédaction des communiqués de presse, et précisa que la cour d’appel aurait pu, si nécessaire (ove occorresse), les auditionner.
30. Par des arrêts déposés au greffe le 23 janvier 2008, la cour d’appel de Turin réduisit pour certains des requérants le montant des amendes administratives infligées par la CONSOB, de la manière suivante :
– 600 000 EUR pour Giovanni Agnelli s.a.a. ;
– 1 000 000 EUR pour Exor s.p.a. ;
– 1 200 000 EUR pour M. Gabetti.
Il était indiqué dans l’entête des arrêts rendus envers MM. Gabetti et Marrone et envers Exor S.p.a. que la cour d’appel avait siégé en chambre du conseil (riunita in camera di consiglio). La partie « procédure » des arrêts rendus contre M. Grande Stevens et Giovanni Agnelli & C. S.a.s. mentionnait que les parties avaient été convoquées en chambre du conseil (disposta la comparizione delle parti in camera di consiglio).
31. La durée de l’interdiction d’assumer des responsabilités d’administration, de direction ou de contrôle de sociétés cotées en bourse infligée à M. Gabetti fut réduite de six à quatre mois.
32. La cour d’appel rejeta toute autre doléance des intéressés. Elle nota entre autres que, même après la transmission du dossier à la direction, le bureau IT restait en droit de continuer ses activités d’investigation, le délai de 210 jours prévu pour les délibérations de la CONSOB n’étant pas contraignant. Par ailleurs, le principe du contradictoire était respecté dès lors que, comme en l’espèce, les inculpés avaient été informés des éléments nouvellement recueillis par le bureau IT et avaient eu la possibilité de présenter leurs répliques.
33. La cour d’appel observa également qu’il était vrai que la CONSOB avait d’un côté infligé les sanctions prévues par l’article 187 ter du décret législatif no 58 de 1998, et de l’autre dénoncé au parquet la commission de l’infraction pénale décrite à l’article 185 § 1 du même décret. Aux termes de cette disposition,
« Quiconque diffuse de fausses nouvelles ou procède à des opérations simulées ou emploie d’autres artifices (artifizi) objectivement susceptibles de provoquer une modification sensible de la valeur d’instruments financiers est puni d’une réclusion de un à six ans et d’une amende de 20 000 à 5 000 000 d’euros. »
34. Selon la cour d’appel, ces deux dispositions avaient pour objet la même conduite (la « diffusion de fausses informations ») et poursuivaient le même but (éviter des manipulations du marché), mais différaient quant à la situation de danger censée avoir été engendrée par cette conduite : pour l’article 187 ter, il était suffisant en soi d’avoir donné des indications fausses ou trompeuses concernant des instruments financiers, tandis que l’article 185 exigeait en outre que ces informations aient été de nature à provoquer une altération sensible du prix des instruments en question. Comme la Cour constitutionnelle l’avait indiqué dans son ordonnance no 409 du 12 novembre 1991, il était loisible au législateur de punir un comportement illégal à la fois par une sanction administrative pécuniaire et par une sanction pénale. De plus, l’article 14 de la directive 2003/6/CE (paragraphe 60 ci-après), qui invitait les États membres de l’Union européenne à appliquer des sanctions administratives à l’encontre des personnes responsables d’une manipulation du marché, contenait lui-même la mention « sans préjudice de leur droit d’imposer des sanctions pénales ».
35. Sur le fond, la cour d’appel observa qu’il ressortait du dossier que la renégociation de l’equity swap avait à l’époque litigieuse été examinée dans les moindres détails et que la conclusion à laquelle la CONSOB était parvenue (à savoir, que ce projet existait déjà un mois avant le 24 août 2005) était raisonnable à la lumière des faits établis et de la conduite des personnes concernées.
36. Quant à M. Grande Stevens, il était vrai qu’il n’était pas administrateur d’Exor s.p.a. Il n’en demeurait pas moins que l’infraction administrative punie par l’article 187 ter du décret législatif no 58 de 1998 pouvait être commise par « quiconque », donc en quelque qualité que ce soit ; or, M. Grande Stevens avait bien participé au processus décisionnel ayant amené à la publication du communiqué de presse en sa qualité d’avocat consulté par les sociétés requérantes.
D. Le pourvoi en cassation
37. Les requérants se pourvurent en cassation. Dans leurs troisième et quatrième moyens de leur pourvoi, ils alléguaient notamment une violation des principes du procès équitable, consacrés par l’article 111 de la Constitution, en raison notamment : de l’absence de caractère contradictoire de la phase d’instruction devant la CONSOB ; de la non-transmission aux accusés du rapport de la direction ; de l’impossibilité selon eux de déposer des mémoires et des documents et d’être entendus en personne par la commission ; du fait que le bureau IT avait continué son enquête et transmis une note complémentaire après l’échéance du délai fixé à cet effet.
38. Par des arrêts du 23 juin 2009, dont le texte fut déposé au greffe le 30 septembre 2009, la Cour de cassation rejeta leurs pourvois. Elle estima notamment que le principe d’un examen contradictoire de l’affaire avait été respecté dans la procédure devant la CONSOB, relevant que celle-ci avait indiqué aux intéressés la conduite qui leur était reprochée et tenu compte de leur défense respective. L’omission d’entendre les requérants et de leur transmettre les conclusions de la direction ne violait pas ce principe, les dispositions constitutionnelles en matière de procès équitable et de droit à la défense n’étant applicables qu’aux procédures judiciaires, et non à la procédure pour l’infliction de sanctions administratives.
E. Les poursuites pénales contre les requérants
39. Aux termes du décret législatif no 58 de 1998, la conduite en cause des requérants pouvait faire l’objet non seulement d’une sanction administrative infligée par la CONSOB, mais également des sanctions pénales prévues par l’article 185 § 1, cité au paragraphe 33 ci-dessus.
40. Le 7 novembre 2008, les requérants furent renvoyés en jugement devant le tribunal de Turin. Ils étaient accusés d’avoir déclaré, dans les communiqués de presse du 24 août 2005, qu’Exor souhaitait rester l’actionnaire de référence de FIAT et qu’elle n’avait ni entamé ni étudié d’initiatives concernant l’échéance du contrat de financement, alors que l’accord modifiant l’equity swap avait déjà été examiné et conclu, information qui aurait été cachée afin d’éviter une probable chute du prix des actions FIAT.
41. La CONSOB se constitua partie civile, comme il lui était loisible de le faire aux termes de l’article 187 undecies du décret législatif no 58 de 1998.
42. Après le 30 septembre 2009, date du dépôt au greffe de l’arrêt rejetant le pourvoi en cassation des requérants contre la condamnation infligée par la CONSOB (paragraphe 38 ci-dessus), les intéressés demandèrent l’abandon des poursuites pénales à leur encontre en vertu du principe ne bis in idem. En particulier, à l’audience du 7 janvier 2010, ils excipèrent de l’inconstitutionnalité des dispositions pertinentes du décret législatif no 58 de 1998 et de l’article 649 du code de procédure pénale (le « CPP » – voir le paragraphe 59 ci-après), à raison de leur incompatibilité selon eux avec l’article 4 du Protocole no 7.
43. Le représentant du parquet s’opposa à cette exception, alléguant que le « double procès » (administratif et pénal) était imposé par l’article 14 de la directive 2003/6/CE du 28 janvier 2003 (paragraphe 60 ci-dessus), à laquelle le législateur italien avait donné exécution en introduisant les articles 185 et 187ter du décret législatif no 58 de 1998.
44. Le tribunal de Turin ne se prononça pas immédiatement sur la question incidente de constitutionnalité soulevée par la défense. Il ordonna une expertise pour déterminer les fluctuations des actions FIAT entre décembre 2004 et avril 2005 et pour évaluer les effets des communiqués de presse du 24 août 2005 et des informations diffusées le 15 septembre 2005.
45. Par un jugement du 21 décembre 2010, dont le texte fut déposé au greffe le 18 mars 2011, le tribunal de Turin relaxa M. Marrone au motif qu’il n’avait pas contribué à la publication des communiqués de presse, et relaxa également les autres requérants au motif qu’il n’avait pas été prouvé que leur conduite eût été de nature à provoquer une altération significative du marché financier. Il observa que le fait que les communiqués de presse contenaient de fausses informations avait déjà été sanctionné par l’autorité administrative. De l’avis du tribunal, la conduite reprochée aux intéressés visait, probablement, à cacher à la CONSOB la renégociation du contrat d’equity swap, et non à faire augmenter le prix des actions FIAT.
46. Le tribunal déclara manifestement mal fondée la question incidente de constitutionnalité soulevée par les requérants. Il nota que la loi italienne (article 9 de la loi no 689 de 1981) interdisait un « double procès » (doppio giudizio), pénal et administratif, sur un « même fait ». Or, les articles 185 et 187 ter du décret législatif no 58 de 1998 ne punissaient pas le même fait : seule la disposition pénale (l’article 185) exigeait que la conduite ait été de nature à provoquer une altération importante de la valeur d’instruments financiers (voir Cour de cassation, sixième section, arrêt du 16 mars 2006, no 15199). En outre, l’application de la disposition pénale supposait l’existence d’un dol, alors que la disposition administrative s’appliquait en présence d’un simple comportement fautif. Par ailleurs, les poursuites pénales qui avaient suivi le prononcé de la sanction pécuniaire prévue par l’article 187 ter du décret législatif no 58 de 1998 étaient autorisées par l’article 14 de la directive 2003/6/CE.
47. Quant à la jurisprudence de la Cour citée par les requérants (Gradinger c. Autriche (23 octobre 1995, série A no 328-C), Sergueï Zolotoukhine c. Russie ([GC], no 14939/03, CEDH 2009-...), Maresti c. Croatie (no 55759/07, 25 juin 2009), et Ruotsalainen c. Finlande (no 13079/03, 16 juin 2009)), elle n’était pas pertinente en l’espèce, car elle se rapportait à des cas où un même fait était puni par des sanctions pénales et administratives et où ces dernières avaient un caractère punitif et pouvaient comprendre des privations de liberté ou bien (affaire Ruotsalainen) étaient d’un montant supérieur à l’amende pénale.
48. Le parquet se pourvut en cassation, alléguant que l’infraction reprochée aux requérants était « de danger » (reato di pericolo) et non « de préjudice » (reato di danno). Elle pouvait dès lors être constituée même en l’absence de préjudice pour les actionnaires.
49. Le 20 juin 2012, la Cour de cassation accueillit en partie le pourvoi du parquet et cassa la relaxe des sociétés Giovanni Agnelli et Exor, ainsi que de MM. Grande Stevens et Gabetti. Elle confirma en revanche l’acquittement de M. Marrone, dès lors que celui-ci n’avait pas pris part à la conduite incriminée.
50. Par un arrêt du 28 février 2013, la cour d’appel de Turin condamna MM. Gabetti et Grande Stevens pour l’infraction prévue à article 185 § 1 du décret législatif no 58 de 1998, estimant qu’il était hautement probable que, sans les fausses informations incluses dans le communiqué de presse émis le 24 août 2005, la valeur des actions FIAT se serait abaissée de manière beaucoup plus significative. Elle acquitta en revanche les sociétés Exor et Giovanni Agnelli, estimant qu’il n’y avait pas de faits délictueux pouvant leur être imputés.
51. La cour d’appel exclut toute apparence de violation du principe du ne bis in idem, en confirmant, pour l’essentiel, le raisonnement suivi par le tribunal de Turin.
52. Selon les informations fournies par le Gouvernement le 7 juin 2013, MM. Gabetti et Grande Stevens se sont pourvus en cassation contre cet arrêt, et la procédure restait pendante à cette date. Dans leurs pourvois, ces deux requérants ont invoqué la violation du principe ne bis in idem et demandé de soulever une question incidente de constitutionnalité vis-à-vis l’article 649 du CPP.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET EUROPÉENS PERTINENTS
A. Le droit interne
1. Le décret législatif no 58 du 24 février 1998
53. Comme indiqué plus haut (paragraphe 20 ci-dessus), l’article 187 ter § 1 de ce décret prévoit des amendes administratives pour les personnes responsables d’une manipulation du marché. Aux termes du paragraphe 5 de cette même disposition, lorsque leur niveau ordinaire apparaît inadéquat par rapport à la gravité de la conduite en cause, ces amendes peuvent être augmentées jusqu’à trois fois leur montant maximum ordinaire ou jusqu’à dix fois le produit ou le profit obtenu grâce au comportement illicite. La CONSOB doit indiquer les éléments et les circonstances qu’elle prend en considération pour évaluer les comportements constitutifs d’une manipulation du marché au sens de la directive 2003/6/CE (paragraphe 60 ci‑après) et de ses dispositions d’exécution.
54. L’article 187 quater précise que l’infliction des sanctions administratives pécuniaires susmentionnées entraîne la perte temporaire de leur honorabilité pour les représentants des sociétés impliquées. Si la société est cotée en bourse, ses représentants sont frappés d’une incapacité temporaire d’administrer, de diriger ou de contrôler des sociétés cotées. Ces sanctions accessoires ont une durée allant de deux mois à trois ans. Eu égard à la gravité de la conduite en cause et au degré de la faute commise, la CONSOB peut aussi interdire aux sociétés cotées, aux sociétés de gestion et aux sociétés de révision de se prévaloir de la collaboration de l’auteur de l’infraction, pour une durée maximale de trois ans. Elle peut également demander aux ordres professionnels la suspension temporaire de l’intéressé de l’exercice de son activité professionnelle.
55. Selon l’article 187 quinquies, lorsque des infractions commises dans son intérêt et à son avantage par les administrateurs, directeurs ou managers d’une société commerciale ont valu à ceux-ci une sanction administrative, la société en question est tenue de payer une somme d’un montant identique à la sanction infligée auxdites personnes. Si ces infractions ont engendré un produit ou un profit important, la sanction appliquée à la société est augmentée jusqu’à totaliser dix fois ce produit ou ce profit. Toutefois, la responsabilité de la société est exclue si elle prouve que ses administrateurs, directeurs ou managers ont agi exclusivement dans leur propre intérêt ou pour favoriser des tiers.
56. Selon l’article 187 sexies, l’application des sanctions administratives pécuniaires en question entraîne toujours la confiscation du produit ou du profit de la conduite illicite et des biens au moyen desquels elle a été possible. Aux termes de l’article 187 septies, la délibération appliquant les sanctions est publiée par extraits dans le bulletin de la CONSOB, qui peut ordonner, aux frais de l’auteur de l’infraction, des formes supplémentaires de publicité.
57. L’article 187 septies décrit la procédure d’application des sanctions par la CONSOB. Notamment, la conduite reprochée doit être notifiée aux intéressés dans un délai de 180 jours à partir de sa découverte, les intéressés peuvent demander à être entendus et la procédure doit s’inspirer des principes d’un examen contradictoire, de la connaissance des actes d’instruction, de l’oralité ainsi que de la distinction entre fonctions d’instruction et fonctions de décision (distinzione tra funzioni istruttorie e funzioni decisorie).
58. Aux termes de l’article 3 du décret législatif no 58 de 1998, la CONSOB est autorisée à fixer les délais et les procédures pour l’adoption des actes qui relèvent de sa compétence.
2. Le CPP
59. L’article 649 du CPP se lit ainsi :
« 1. Tout prévenu ayant été acquitté ou condamné par un jugement ou une ordonnance pénale devenus définitifs ne peut être à nouveau soumis à une procédure pénale pour le même fait, même appréhendé différemment quant à sa qualification juridique, son degré ou ses circonstances (…).
2. Lorsqu’une nouvelle procédure pénale est ouverte en dépit [de cette interdiction], le juge, en tout état et à tout stade du procès, prononce un jugement d’acquittement ou un non-lieu, en en indiquant la cause dans le dispositif. »
B. Le droit et la pratique européens
60. L’article 14 de la directive 2003/6/CE du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2003 sur les opérations d’initiés et les manipulations de marché (abus de marché – Journal officiel no L 096 du 12/04/2003 p. 0016–0025) dispose :
« 1. Sans préjudice de leur droit d’imposer des sanctions pénales, les États membres veillent à ce que, conformément à leur législation nationale, des mesures administratives appropriées puissent être prises ou des sanctions administratives appliquées à l’encontre des personnes responsables d’une violation des dispositions arrêtées en application de la présente directive. Les États membres garantissent que ces mesures sont effectives, proportionnées et dissuasives.
2. La Commission établit, pour information, conformément à la procédure visée à l’article 17, paragraphe 2, une liste des mesures et sanctions administratives visées au paragraphe 1.
3. Les États membres déterminent les sanctions applicables en cas de défaut de coopération dans le cadre d’une enquête relevant de l’article 12.
4. Les États membres prévoient que l’autorité compétente concernée peut rendre publiques les mesures ou sanctions qui seront appliquées pour non-respect des dispositions adoptées en application de la présente directive, excepté dans les cas où leur publication perturberait gravement les marchés financiers ou causerait un préjudice disproportionné aux parties en cause. »
61. Dans l’affaire Spector Photo Group NV et Chris Van Raemdonck c/ Commissie voor het Bank-, Financie– en Assurantiewezen (CBFA) (affaire C-45/08) du 23 décembre 2009, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) s’est exprimée comme suit :
« 40. Il convient, à cet égard, de rappeler que, selon une jurisprudence constante, les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect (arrêt du 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission, C‑402/05 P et C‑415/05 P, Rec. p. I‑6351, point 283).
41. Il ressort également de la jurisprudence de la Cour que le respect des droits de l’homme constitue une condition de la légalité des actes communautaires et que ne sauraient être admises dans la Communauté des mesures incompatibles avec le respect de ceux-ci (arrêt Kadi et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission, précité, point 284).
42. Certes, l’article 14, paragraphe 1, de la directive 2003/6 n’impose pas aux États membres de prévoir des sanctions pénales à l’encontre des auteurs d’opérations d’initiés mais se limite à énoncer que ces États sont tenus de veiller à ce que « des mesures administratives appropriées puissent être prises ou des sanctions administratives appliquées à l’encontre des personnes responsables d’une violation des dispositions arrêtées en application de [cette] directive », les États membres étant, en outre, tenus de garantir que ces mesures sont « effectives, proportionnées et dissuasives ». Néanmoins, eu égard à la nature des infractions en cause ainsi qu’au degré de sévérité des sanctions qu’elles sont susceptibles d’entraîner, de telles sanctions peuvent être, aux fins de l’application de la CEDH, qualifiées de sanctions pénales (voir, par analogie, arrêt du 8 juillet 1999, Hüls/Commission, C‑199/92 P, Rec. p. I-4287, point 150, ainsi que Cour eur. D. H., arrêts Engel et autres c. Pays‑Bas du 8 juin 1976, série A no 22, § 82, Öztürk c. Allemagne du 21 février 1984, série A no 73, § 53, et Lutz c. Allemagne du 25 août 1987, série A no 123, § 54).
43. Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, tout système juridique connaît des présomptions de fait ou de droit et la CEDH n’y met évidemment pas obstacle en principe, mais, en matière pénale, elle oblige les États contractants à ne pas dépasser à cet égard un certain seuil. Ainsi, le principe de la présomption d’innocence, consacré à l’article 6, paragraphe 2, de la CEDH, ne se désintéresse pas des présomptions de fait ou de droit qui se rencontrent dans les lois répressives. Il commande aux États de les enserrer dans des limites raisonnables prenant en compte la gravité de l’enjeu et préservant les droits de la défense (voir Cour eur. D. H., arrêts Salabiaku c. France du 7 octobre 1988, série A no 141-A, § 28, et Pham Hoang c. France du 25 septembre 1992, série A no 243, § 33).
44. Il convient de considérer que le principe de la présomption d’innocence ne s’oppose pas à la présomption prévue à l’article 2, paragraphe 1, de la directive 2003/6, par laquelle l’intention de l’auteur d’une opération d’initié se déduit implicitement des éléments matériels constitutifs de cette infraction, dès lors que cette présomption est réfragable et que les droits de la défense sont assurés.
45. L’instauration d’un régime efficace et uniforme de prévention et de sanction des opérations d’initiés dans le but légitime de protéger l’intégrité des marchés financiers a ainsi pu conduire le législateur communautaire à retenir une définition objective des éléments constitutifs d’une opération d’initié interdite. Le fait que l’article 2, paragraphe 1, de la directive 2003/6 ne prévoit pas expressément d’élément moral ne signifie pas pour autant qu’il faille interpréter cette disposition de telle sorte que tout initié primaire en possession d’une information privilégiée qui effectue une opération de marché tombe automatiquement sous le coup de la prohibition des opérations d’initiés. »
62. Pour un plus ample panorama du droit de l’Union européenne dans le domaine boursier, voir également Soros c. France, no 50425/06, §§ 38‑41, 6 octobre 2011.
EN DROIT
I. LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT
A. L’exception du Gouvernement tirée de la nature abusive de la requête
1. L’exception du Gouvernement
63. Le Gouvernement excipe tout d’abord de la nature selon lui abusive de la requête, observant que certaines informations relatées par les requérants ne sont pas vraies ou du moins nécessitent de clarifications. La requête aurait été présentée de manière à induire la Cour en erreur. Le Gouvernement se réfère, en particulier, aux circonstances suivantes :
a) les requérants affirment qu’il n’y a pas eu d’audience publique devant la cour d’appel de Turin ; or, en application de l’article 23 de la loi no 689 de 1981, toutes les audiences tenues devant cette juridiction étaient ouvertes au public ; leur affirmation serait donc fausse.
b) le bureau IT de la CONSOB a annexé à son rapport tous les documents de l’enquête, et donc aussi les défenses présentées par les requérants ;
c) la lettre de la CONSOB contestant la violation de l’article 187 ter § 1 du décret législatif no 58 de 1998 n’était pas signée par le président de la CONSOB, mais par le chef de la division des marchés et des avis économiques et par le directeur général des activités institutionnelles de la CONSOB ; par ailleurs, le président de la CONSOB n’a joué aucun rôle dans la phase qui a précédé la décision sur l’application des sanctions ;
d) un délai de trente jours a été octroyé aux requérants pour présenter d’éventuelles observations à la note complémentaire du bureau IT du 19 octobre 2006, et les requérants ont présenté ces observations le 24 novembre 2006 sans se plaindre du temps limité dont ils auraient disposé ;
e) les requérants n’ont jamais demandé la convocation et l’audition de témoins ;
f) devant la CONSOB, M. Grande Stevens a été accusé d’avoir participé à la décision qui a conduit à la rédaction des communiqués de presse ; la mention de sa qualité de directeur d’Exor servait uniquement à indiquer qu’il faisait partie du haut management de la société et que dès lors son comportement pouvait être imputé à celle-ci ; la cour d’appel de Turin n’aurait donc pas transformé l’accusation à son encontre ;
g) les requérants n’ont pas été punis pour une omission.
64. De l’avis du Gouvernement, par ces imprécisions les requérants ont tenté de donner l’impression erronée que la décision de la CONSOB avait été adoptée dans le secret et sans respecter les procédures légales et les droits de la défense.
2. La réplique des requérants
65. Les requérants contestent les thèses du Gouvernement. Ils observent que les éléments de fait sur lesquels reposent les griefs tirés de l’article 6 de la Convention se rapportent à des circonstances précises ayant affecté le déroulement de la procédure litigieuse, ce qui a trait au fond de l’affaire.
3. Appréciation de la Cour
66. La Cour observe qu’aux termes de l’article 47 § 6 de son règlement, les requérants doivent l’informer de tout fait pertinent pour l’examen de leur requête. Elle rappelle qu’une requête peut être rejetée comme étant abusive si elle a été fondée sciemment sur des faits controuvés (Řehàk c. République tchèque (déc.), no 67208/01, 18 mai 2004, et Keretchashvili c. Géorgie (déc.), no 5667/02, 2 mai 2006) ou si le requérant a passé sous silence des informations essentielles concernant les faits de l’affaire afin d’induire la Cour en erreur (voir, entre autres, Hüttner c. Allemagne (déc.), no 23130/04, 19 juin 2006, et Basileo et autres c. Italie (déc.), no 11303/02, 23 août 2011).
67. La Cour a déjà affirmé, en outre, que « tout comportement du requérant manifestement contraire à la vocation du droit de recours et entravant le bon fonctionnement de la Cour ou le bon déroulement de la procédure devant elle, peut [en principe] être qualifié d’abusif » (Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, § 65, 15 septembre 2009), la notion d’abus, aux termes de l’article 35 § 3 a) de la Convention, devant être comprise dans son sens ordinaire retenu par la théorie générale du droit – à savoir le fait, par le titulaire d’un droit, de le mettre en œuvre en dehors de sa finalité d’une manière préjudiciable (Miroļubovs et autres, précité, § 62 ; Petrović c. Serbie (déc.), nos 56551/11 et dix autres, 18 octobre 2011).
68. En l’espèce, le Gouvernement reproche aux requérants d’avoir omis de préciser de manière claire certains faits pertinents pour l’examen de leur affaire (énumérées au paragraphe 63 b) – g) ci-dessus) et d’avoir faussement affirmé qu’il n’y avait pas eu d’audience publique devant la cour d’appel de Turin (paragraphe 63 a) ci-dessus).
69. La Cour observe tout d’abord que cette dernière circonstance est un point de fait controversé entre les parties et que les requérants ont produit des documents pour étayer leur affirmation selon laquelle l’audience en question a eu lieu en chambre du conseil (paragraphe 142 ci-après). Quant aux autres faits énumérés par le Gouvernement, la Cour estime qu’il s’agit, pour l’essentiel, d’éléments pouvant être utilisés dans le débat sur le bien-fondé des griefs des requérants, que le Gouvernement aura le loisir de développer dans ses observations. Dans ces circonstances, la Cour ne saurait conclure que l’omission, par les requérants, de mentionner explicitement ces éléments est de nature à rendre abusive la requête ou que celle-ci se fondait sciemment sur des faits controuvés.
70. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement tirée du caractère selon lui abusif de la requête doit être rejetée.
B. L’exception du Gouvernement tirée de l’absence de préjudice important
1. L’exception du Gouvernement
71. Le Gouvernement excipe également de l’irrecevabilité de la requête au motif que les requérants n’auraient pas subi un préjudice important au sens de l’article 35 § 3 b) de la Convention. Les griefs des requérants ne concerneraient pas une atteinte effective à des intérêts protégés par la Convention, mais simplement des questions théoriques sans rapport avec le préjudice concrètement subi. Ceci aurait été à juste titre noté par la Cour de cassation, et les requérants auraient eu la possibilité de présenter toutes les défenses qu’ils estimaient nécessaires.
2. La réplique des requérants
72. Les requérants contestent la thèse du Gouvernement. Ils observent qu’à l’issue de la procédure litigieuse, ils ont été condamnés à payer de très importantes sommes d’argent et ont subi des sanctions touchant à leur honneur et à leur réputation. Quant au caractère prétendument trop général de leurs griefs, ils rétorquent que la Cour de cassation, dans ses arrêts très élaborés, a apporté des réponses circonstanciées à des griefs précis.
3. Appréciation de la Cour
73. Selon la jurisprudence de la Cour, le principal élément du critère de recevabilité prévu à l’article 35 § 3 b) de la Convention est la question de savoir si le requérant n’a subi aucun « préjudice important » (Adrian Mihai Ionescu c. Roumanie (déc.), no 36659/04, § 32, 1er juin 2010). La notion de « préjudice important », issue du principe de minimis non curat praetor, renvoie à l’idée que la violation d’un droit doit atteindre un seuil minimum de gravité pour justifier un examen par une juridiction internationale. L’appréciation de ce seuil est, par nature, relative et dépend des circonstances de l’espèce (Korolev c. Russie (déc.), no 25551/05, 1er juillet 2010). Cette appréciation doit tenir compte tant de la perception subjective du requérant que de l’enjeu objectif du litige. Elle renvoie ainsi à des critères tels que l’impact monétaire de la question litigieuse ou l’enjeu de l’affaire pour le requérant (Adrian Mihai Ionescu, précitée, § 34).
74. La Cour observe d’emblée que l’affaire a eu un enjeu financier significatif. Les requérants ont été condamnés par la CONSOB et la cour d’appel de Turin à payer des amendes allant de 500 000 à 3 000 000 EUR (paragraphes 25 et 30 ci-dessus) et MM. Gabetti et Grande Stevens risquent d’encourir, devant les juridictions pénales, une peine privative de liberté et une amende allant de 20 000 à 5 000 000 EUR (paragraphe 33 ci‑dessus). De plus, l’importance subjective de la question paraît évidente pour MM. Gabetti, Grande Stevens et Marrone (voir, a contrario, Shefer c. Russie (déc.), no 45175/04, 13 mars 2012). Ces derniers ont en effet été frappés d’une interdiction d’administrer, de diriger ou de contrôler des sociétés cotées en bourse pour des durées, respectivement, de six, quatre et deux mois (paragraphes 26 et 31 ci-dessus), ce qui pourrait être vu comme portant atteinte à leur honorabilité professionnelle (voir, mutatis mutandis, Eon c. France, no 26118/10, § 34, 14 mars 2013).
75. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la première condition de l’article 35 § 3 b) de la Convention, à savoir l’absence de préjudice important pour les requérants, n’est pas remplie et qu’il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.
76. À titre surabondant, la Cour précise que la poursuite de l’examen de l’affaire s’impose également au nom du respect des droits de l’homme (voir, mutatis mutandis, Nicoleta Gheorghe c. Roumanie, no 23470/05, § 24, 3 avril 2012, et Eon, précité, § 35). À cet égard, elle relève que la requête soulève notamment la question de la nature et de l’équité de la procédure devant la CONSOB et de la possibilité de commencer un procès pénal pour des faits déjà sanctionnés par cette dernière. Il s’agit de la première affaire de ce type que la Cour est appelée à examiner en ce qui concerne l’Italie et une décision de la Cour sur cette question de principe guiderait les juridictions nationales.
C. L’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes
1. L’exception du Gouvernement
77. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il observe que dans leur pourvoi en cassation contre les arrêts de la cour d’appel de Turin du 23 janvier 2008, MM. Grande Stevens, Marrone et Gabetti n’ont pas invoqué la violation du principe ne bis in idem. De plus, aucune décision définitive n’a été adoptée quant à l’infliction des sanctions pénales prévues par l’article 185 du décret législatif no 58 de 1998, la procédure étant encore pendante en cassation. Devant la haute juridiction italienne, MM. Gabetti et Grande Stevens ont invoqué le principe ne bis in idem et demandé de soulever une question incidente de constitutionnalité vis-à-vis de l’article 649 du CPP. Lorsqu’une telle question est soulevée, le dossier est transmis à la Cour constitutionnelle, qui peut déclarer les dispositions en question inconstitutionnelles et en conséquence les annuler.
78. De plus, les requérants n’ont pas demandé à la cour d’appel de Turin la tenue d’une audience publique et n’ont pas fait valoir devant la Cour de cassation la prétendue absence d’une telle audience. Ils n’ont pas non plus soulevé au niveau interne leur grief concernant le manque allégué d’impartialité du président de la CONSOB. Les doléances relatives à l’iniquité de la procédure devant la CONSOB ont été soulevées pour la première fois en cassation, et donc tardivement.
2. La réplique des requérants
79. Dans la mesure où le Gouvernement allègue que leurs griefs n’auraient pas été présentés à la Cour de cassation en respectant les conditions prévues par la loi, les requérants observent tout d’abord que la haute juridiction italienne a examiné leurs griefs sur le fond et ne les a pas déclarés irrecevables. Les griefs portés à Strasbourg sont, pour l’essentiel, ceux qui étaient contenus dans leurs troisième et quatrième moyens de pourvoi, où était invoqué l’article 111 de la Constitution (droit à un procès équitable) et où il était indiqué que la procédure devant la CONSOB n’était pas contradictoire et que les inculpés n’avaient pas été entendus personnellement.
80. Quant au fait que la procédure pénale interne est encore pendante, les requérants rappellent que l’article 4 du Protocole no 7 n’interdit pas seulement la « double condamnation », mais aussi la « double poursuite ». Or, les requérants ont soulevé devant les juridictions internes la question de la double poursuite à la lumière de la jurisprudence de Strasbourg. Enfin, dans le système juridique italien, le justiciable ne jouit pas d’un accès direct à la Cour constitutionnelle pour l’inviter à vérifier la constitutionnalité d’une loi : seule a la faculté de la saisir la juridiction devant laquelle est l’affaire est pendante au fond.
3. Appréciation de la Cour
81. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. La finalité de cette règle est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que la Cour n’en soit saisie (voir, parmi d’autres, Mifsud c. France (déc.) [GC], no 57220/00, § 15, CEDH 2002‑VIII, et Simons c. Belgique (déc.), no 71407/10, § 23, 28 août 2012).
82. Les principes généraux relatifs à la règle de l’épuisement des voies de recours internes se trouvent exposés dans l’arrêt Sejdovic c. Italie ([GC], no 56581/00, §§ 43-46, CEDH 2006‑II). La Cour rappelle que l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrit que l’épuisement des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Un recours est effectif lorsqu’il est disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire lorsqu’il est accessible, susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présente des perspectives raisonnables de succès. À cet égard, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison valable pour justifier la non‑utilisation de recours internes (Brusco c. Italie (déc.), no 69789/01, CEDH 2001‑IX ; Sardinas Albo c. Italie (déc.), no 56271/00, CEDH 2004‑I ; et Alberto Eugénio da Conceicao c. Portugal (déc.), no 74044/11, 29 mai 2012).
83. En l’espèce, dans leur opposition devant la cour d’appel de Turin, les requérants ont excipé du non-respect, par la CONSOB, du principe du contradictoire (paragraphe 28 ci-dessus). Ils ont réitéré leurs allégations en ce sens devant la Cour de cassation, en invoquant les principes du procès équitable, garantis par l’article 111 de la Constitution (paragraphe 37 ci‑dessus). Ils ont donc épuisé, à cet égard, les voies de recours qui leur étaient ouvertes en droit italien. Quant aux questions relatives aux pouvoirs du président de la CONSOB et à la tenue d’une audience à huis clos devant la cour d’appel de Turin, il s’agissait, selon les requérants, de l’application de règles contenues dans des dispositions législatives internes. Par ailleurs, toute exception des requérants à ces égards aurait été dépourvue de perspectives raisonnables de succès, compte tenu notamment du fait que la Cour de cassation a estimé que les dispositions constitutionnelles en matière de procès équitable et de droit à la défense n’étaient pas applicables à la procédure pour l’infliction de sanctions administratives (paragraphe 38 ci‑dessus).
84. La Cour relève également qu’après la confirmation, par la Cour de cassation, de la condamnation infligée par la CONSOB, les requérants ont invoqué, dans la procédure pénale, le principe ne bis in idem et ont excipé, sans succès, de l’inconstitutionnalité des dispositions pertinentes du décret législatif no 58 de 1998 et de l’article 649 du CPP, à raison de leur incompatibilité avec l’article 4 du Protocole no 7 (paragraphe 42 ci-dessus).
85. Pour ce qui est, enfin, de la circonstance que la procédure pénale était, à la date des dernières informations reçues par la Cour (7 juin 2013 – paragraphe 52 ci-dessus), encore pendante en cassation à l’égard de MM. Gabetti et Grande Stevens, il suffit d’observer que les requérants se plaignent d’avoir été « poursuivis pénalement » pour une infraction pour laquelle ils avaient été déjà condamnés par un jugement définitif. Dans ces circonstances, on ne saurait considérer leur grief tiré de l’article 4 du Protocole no 7 comme étant prématuré.
86. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement tirée du non‑épuisement des voies de recours internes ne saurait être retenue.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
87. Les requérants allèguent que la procédure devant la CONSOB n’a pas été équitable et dénoncent un manque d’impartialité et indépendance de cet organe.
Ils invoquent l’article 6 de la Convention, qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement [et] publiquement (…), par un tribunal indépendant et impartial (…), qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice.
2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
3. Tout accusé a droit notamment à :
a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;
b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;
c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;
(…). »
88. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants.
A. Sur la recevabilité
1. Sur la question de savoir si l’article 6 de la Convention s’applique dans son volet pénal
a) Arguments des parties
i. Le Gouvernement
89. Le Gouvernement affirme que la procédure devant la CONSOB ne portait pas sur une « accusation en matière pénale » contre les requérants. Il observe que l’infraction prévue par l’article 187 ter du décret législatif no 58 de 1998 est clairement classée comme « administrative » tant en droit interne qu’en droit européen ; elle peut être infligée par un organe administratif à l’issue d’une procédure administrative.
90. Quant à la nature de l’infraction, celle-ci vise tout comportement, même de simple négligence, susceptible de donner des signaux ou des informations erronées aux investisseurs, sans qu’il soit nécessaire qu’une altération significative des marchés financiers s’en trouve susceptible d’être engendrée. Elle protège les investisseurs contre tout risque potentiel pouvant influencer leurs choix et donc des intérêts autres que ceux normalement protégés par le droit pénal. Enfin, les sanctions pouvant être infligées ne touchent que le patrimoine de la personne concernée et/ou sa capacité d’exercer des fonctions managériales, et ne peuvent en aucun cas conduire à une privation de liberté, même en cas de non-paiement. Elles ne sont pas inscrites au casier judiciaire et frappent normalement les opérateurs professionnels du système financier, et non la totalité des citoyens.
91. Par ailleurs, le montant des amendes serait proportionné aux ressources et au pouvoir financier du coupable ; en l’espèce, il s’agissait d’une opération financière visant à obtenir le contrôle de l’un des plus grands producteurs d’automobiles du monde et qui avait coûté plus de 500 000 000 EUR. En outre, les amendes, l’éventuelle confiscation des biens utilisés pour commettre l’infraction et l’interdiction d’exercer des fonctions managériales visent pour l’essentiel à rétablir la confiance des marchés et des investisseurs, en touchant les éléments qui ont permis de commettre l’infraction administrative (voir, également, sur ce point, les buts poursuivis par la directive 2003/6/CE). Elles ont pour but de réparer et de compenser un préjudice de nature financière et d’éviter que le coupable puisse tirer un profit de ses activités illégales. Par ailleurs, dans l’affaire Spector Photo Group, précité (paragraphe 61 ci-dessus), la CJUE a admis la coexistence, dans ce secteur, de sanctions administratives et pénales.
ii. Les requérants
92. Les requérants considèrent que bien que qualifiées d’« administratives » en droit interne, les sanctions infligées par la CONSOB doivent être considérées comme « pénales », au sens autonome que cette notion revêt dans la jurisprudence de la Cour. L’arrêt de la CJUE dans l’affaire Spector Photo Group, citée par le Gouvernement, n’affirme pas le contraire, mais se borne à dire que si un État membre a prévu la possibilité d’infliger une sanction pécuniaire de nature pénale, le niveau de cette sanction ne doit pas être pris en compte pour évaluer le caractère effectif, proportionné et dissuasif de la sanction administrative. Par ailleurs, dans son arrêt du 26 février 2013 rendu dans l’affaire C-617/10 (Åklagaren c. Hans Åkerberg Fransson), la CJUE a affirmé les principes suivants : a) l’applicabilité du droit de l’Union implique celle des droits fondamentaux garantis par la Charte ; b) l’article 50 de celle-ci (garantissant le principe ne bis in idem) suppose que les mesures adoptées contre un prévenu revêtent un caractère pénal ; c) pour apprécier le nature pénale des sanctions fiscales, il faut avoir égard à la qualification de la sanction en droit interne, à la nature de l’infraction et au degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé.
93. En la présente espèce, la gravité des sanctions était évidente, le maximum prévu s’élevant à 5 000 000 EUR. À cette sanction principale s’ajoutent des peines accessoires, telles que la perte temporaire (pouvant aller jusqu’à trois ans) de la capacité d’occuper des postes d’administration, de direction ou de contrôle de sociétés cotées en bourse, la suspension temporaire (jusqu’à trois ans) des ordres professionnels, et la confiscation du produit de l’infraction et des biens utilisés pour la commettre. Se référant à la jurisprudence de la Cour en la matière (voir, notamment, Dubus S.A. c. France, no 5242/04, 11 juin 2009 ; Messier c. France, no 25041/07, 30 juin 2001 ; et Menarini Diagnostics S.r.l. c. Italie, no 43509/08, 27 septembre 2011), les requérants en concluent que l’article 6 trouve à s’appliquer en l’espèce sous son volet pénal.
b) Appréciation de la Cour
94. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle il faut, afin de déterminer l’existence d’une « accusation en matière pénale », avoir égard à trois critères : la qualification juridique de la mesure litigieuse en droit national, la nature même de celle-ci, et la nature et le degré de sévérité de la « sanction » (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 82, série A no 22). Ces critères sont par ailleurs alternatifs et non cumulatifs : pour que l’article 6 § 1 s’applique au titre des mots « accusation en matière pénale », il suffit que l’infraction en cause soit, par nature, « pénale » au regard de la Convention, ou ait exposé l’intéressé à une sanction qui, par sa nature et son degré de gravité, ressortit en général à la « matière pénale ». Cela n’empêche pas l’adoption d’une approche cumulative si l’analyse séparée de chaque critère ne permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à l’existence d’une « accusation en matière pénale » (Jussila c. Finlande [GC], no 73053/01, §§ 30 et 31, CEDH 2006-XIII, et Zaicevs c. Lettonie, no 65022/01, § 31, CEDH 2007-IX (extraits)).
95. En l’espèce, la Cour constate d’abord que les manipulations du marché reprochées aux requérants ne constituent pas une infraction pénale en droit italien. Ces comportements y sont en effet sanctionnés par une sanction qualifiée d’« administrative » par l’article 187 ter § 1 du décret législatif no 58 de 1998 (paragraphe 20 ci-dessus). Cela n’est toutefois pas décisif aux fins de l’applicabilité de l’article 6 de la Convention dans son volet pénal, les indications que fournit le droit interne n’ayant qu’une valeur relative (Öztürk c. Allemagne, 21 février 1984, § 52, série A nº 73, et Menarini Diagnostics S.r.l., précité, § 39).
96. Quant à la nature de l’infraction, il apparaît que les dispositions dont la violation a été reprochée aux requérants visaient à garantir l’intégrité des marchés financiers et à maintenir la confiance du public dans la sécurité des transactions. La Cour rappelle que la CONSOB, autorité administrative indépendante, a comme but d’assurer la protection des investisseurs et l’efficacité, la transparence et le développement des marchés boursiers (paragraphe 9 ci-dessus). Il s’agit là d’intérêts généraux de la société normalement protégés par le droit pénal (voir, mutatis mutandis, Menarini Diagnostics S.r.l., précité, § 40 ; voir également Société Stenuit c. France, rapport de la Commission européenne des droits de l’homme du 30 mai 1991, § 62, série A no 232‑A). En outre, la Cour est d’avis que les amendes infligées visaient pour l’essentiel à punir pour empêcher la récidive. Elles étaient donc fondées sur des normes poursuivant un but à la fois préventif, à savoir de dissuader les intéressés de recommencer, et répressif, puisqu’elles sanctionnaient une irrégularité (voir, mutatis mutandis, Jussila, précité, § 38). Elles ne visaient donc pas uniquement, comme le prétend le Gouvernement (paragraphe 91 ci-dessus), à réparer un préjudice de nature financière. À cet égard, il convient de noter que les sanctions étaient infligées par la CONSOB en fonction de la gravité de la conduite reprochée et non du préjudice provoqué aux investisseurs.
97. Quant à la nature et à la sévérité de la sanction « susceptible d’être infligée » aux requérants (Ezeh et Connors c. Royaume-Uni [GC], nos 39665/98 et 40086/98, § 120, CEDH 2003-X), la Cour constate avec le Gouvernement (paragraphe 90 ci-dessus) que les amendes en question ne pouvaient pas être remplacées par une peine privative de liberté en cas de non-paiement (voir, a contrario, Anghel c. Roumanie, nº 28183/03, § 52, 4 octobre 2007). Cependant, l’amende pouvant être infligée par la CONSOB pouvait aller jusqu’à 5 000 000 EUR (paragraphe 20 ci-dessus), ce plafond ordinaire pouvant dans certaines circonstances être triplé ou porté à dix fois le produit ou le profit obtenu grâce au comportement illicite (paragraphe 53 ci‑dessus). L’infliction des sanctions administratives pécuniaires susmentionnées entraîne la perte temporaire de leur honorabilité pour les représentants des sociétés impliquées, et si ces dernières sont cotées en bourse, leurs représentants sont frappés d’une incapacité temporaire d’administrer, de diriger ou de contrôler des sociétés cotées pour une durée allant de deux mois à trois ans. La CONSOB peut également interdire aux sociétés cotées, aux sociétés de gestion et aux sociétés de révision de se prévaloir de la collaboration de l’auteur de l’infraction, pour une durée maximale de trois ans, et demander aux ordres professionnels la suspension temporaire de l’intéressé de l’exercice de son activité professionnelle (paragraphe 54 ci-dessus). Enfin, l’application des sanctions administratives pécuniaires entraîne la confiscation du produit ou du profit de la conduite illicite et des biens au moyen desquels elle a été possible (paragraphe 56 ci‑dessus).
98. Il est vrai qu’en l’espèce les sanctions n’ont pas été appliquées dans leur montant maximum, la cour d’appel de Turin ayant réduit certaines des amendes infligées par la CONSOB (paragraphe 30 ci-dessus), et aucune confiscation n’ayant été ordonnée. Cependant, la coloration pénale d’une instance est subordonnée au degré de gravité de la sanction dont est a priori passible la personne concernée (Engel et autres, précité, § 82), et non à la gravité de la sanction finalement infligée (Dubus S.A., précité, § 37). De plus, en l’espèce les requérants ont finalement été sanctionnés par des amendes comprises entre 500 000 et 3 000 000 EUR, et MM. Gabetti, Grande Stevens et Marrone ont été frappés d’une interdiction d’administrer, diriger ou contrôler des sociétés cotées en bourse pour des durées comprises entre deux et quatre mois (paragraphes 25–26 et 30–31 ci-dessus). Cette dernière sanction était de nature à porter atteinte au crédit des personnes concernées (voir, mutatis mutandis, Dubus S.A., loc. ult. cit.), et les amendes étaient, par leur montant, d’une sévérité indéniable, entraînant pour les intéressés des conséquences patrimoniales importantes.
99. À la lumière de ce qui précède et compte tenu du montant élevé des amendes infligées et de celles que les requérants encouraient, la Cour estime que les sanctions en cause relèvent, par leur sévérité, de la matière pénale (voir, mutatis mutandis, Öztürk, précité, § 54, et, a contrario, Inocêncio c. Portugal (déc.), no 43862/98, CEDH 2001‑I).
100. Au demeurant, la Cour rappelle également qu’à propos de certaines autorités administratives françaises compétentes en droit économique et financier et disposant de pouvoirs de sanction, elle a jugé que l’article 6, dans son volet pénal, s’appliquait notamment dans le cas de la Cour de discipline budgétaire et financière (Guisset c. France, no 33933/96, § 59, CEDH 2000‑IX), du Conseil des marchés financiers (Didier c. France (déc.), no 58188/00, 27 août 2002), du Conseil de la concurrence (Lilly France S.A. c. France (déc.), no 53892/00, 3 décembre 2002), de la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers (Messier c. France (déc.), no 25041/07, 19 mai 2009), et de la Commission bancaire (Dubus S.A., précité, § 38). Il en a été de même pour l’autorité italienne de régulation de la concurrence et du marché (l’AGCM – Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato ; voir Menarini Diagnostics S.r.l., précité, § 44).
101. Compte tenu des divers aspects de l’affaire, dûment pondérés, la Cour estime que les amendes infligées aux requérants ont un caractère pénal, de sorte que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer, en l’occurrence, sous son volet pénal (voir, mutatis mutandis, Menarini Diagnostics S.r.l., loc. ult. cit.).
2. Autres motifs d’irrecevabilité
102. Le Gouvernement considère que ce grief devrait être déclaré irrecevable pour défaut manifeste de fondement, au motif qu’il relève essentiellement de la quatrième instance, les questions relatives à la qualification juridique des faits reprochés aux requérants et à l’existence des éléments constitutifs des infractions rentrant dans la compétence exclusive des juridictions nationales.
103. En tout état de cause, les sanctions infligées par la CONSOB sont de nature administrative, la CONSOB est un organe indépendant et impartial qui juge selon une procédure respectueuse des droits de la défense et ses décisions peuvent être attaquées devant les juridictions judiciaires (cour d’appel et Cour de cassation).
104. Les requérants considèrent que leurs griefs ne sauraient relever de la « quatrième instance ». En effet, ils demandent le respect des garanties prévues par l’article 6 de la Convention – ce qui rentre dans la compétence contentieuse de la Cour et a affecté la légalité des sanctions qui leur ont été infligées.
105. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Sur la question de savoir si la procédure devant la CONSOB a été équitable
a) Arguments des parties
i. Les requérants
106. Les requérants allèguent que la procédure devant la CONSOB était essentiellement écrite, qu’aucune audience publique n’était prévue et que les droits de la défense n’étaient pas respectés. La Cour de cassation elle-même a reconnu que les garanties du procès équitable et de la protection des droits de la défense (articles 111 et 24 de la Constitution) ne s’appliquaient pas à la procédure administrative (paragraphe 38 ci-dessus).
107. Les requérants soutiennent que les résolutions de la CONSOB nos 12697 du 2 août 2000 et 15086 du 21 juin 2005 ont de facto éliminé le principe du contradictoire, pourtant énoncé à l’article 187 septies du décret législatif no 58 de 1998 (paragraphe 57 ci-dessus). Ces résolutions permettent, comme en l’espèce, de ne pas transmettre aux inculpés les conclusions de la direction, qui constituent ensuite le fondement de la décision de la commission – laquelle, de son côté, ne reçoit pas les mémoires des inculpés concernant la phase d’instruction. De plus, la commission statue sans entendre les inculpés et sans audience publique, ce qui en l’espèce a empêché les requérants de dialoguer directement avec la commission et de se défendre devant elle par rapport aux conclusions de la direction. Ces dernières constituaient un élément important et leur connaissance aurait permis aux requérants de détecter des incohérences dans l’enquête ou d’accéder à des informations utiles pour leur défense. Seule une réunion interne a été tenue par la commission, au cours de laquelle ne fut entendu personne d’autre qu’un fonctionnaire du bureau IT (soit l’organe chargé de l’« accusation »). Les requérants n’y avaient pas été conviés et n’ont même pas pu obtenir une copie du procès-verbal de cette réunion.
108. Les requérants affirment en outre qu’ils n’ont pas eu connaissance en temps utile des nouveaux documents sur lesquels se fondait la note complémentaire du bureau IT (paragraphe 23 ci-dessus) et n’ont pas eu les temps et les facilités nécessaires pour se défendre par rapport à celle-ci. Ces documents auraient été portés à leur connaissance tardivement.
109. Les requérants estiment que la procédure devant la CONSOB n’assure pas de véritable séparation entre phase d’instruction et phase de décision, ce qui porte selon eux atteinte au principe de l’égalité des armes. L’instruction est en effet entièrement soumise au pouvoir de direction du président de la CONSOB, compétent pour un vaste nombre d’actes d’instruction, y compris la formulation du ou des chefs d’inculpation.
110. En l’espèce, selon eux, l’activité d’instruction a été unilatérale et fondée sur des dépositions de témoins livrées sans la présence des inculpés ou de leurs conseils, qui n’ont pas eu l’occasion de poser des questions à ces témoins ou d’assister à l’accomplissement des différents actes d’instruction. Les requérants n’ont pu présenter leurs défenses respectives que par écrit.
ii. Le Gouvernement
111. Le Gouvernement soutient que le bureau IT de la CONSOB a annexé à son rapport tous les documents de l’enquête, et donc aussi les défenses présentées par les requérants. Il souligne également qu’un délai de trente jours a été octroyé aux requérants pour présenter d’éventuelles observations sur la note complémentaire du bureau IT du 19 octobre 2006, et que les requérants ont présenté ces observations le 24 novembre 2006 sans se plaindre du temps limité dont ils auraient disposé. Les intéressés n’ont par ailleurs jamais demandé la convocation et l’audition de témoins, dont la présence est normalement inutile dans la procédure devant la CONSOB, basée sur l’acquisition d’informations et de données à caractère technique. La nature technique des infractions justifie le choix d’une procédure essentiellement écrite.
112. Compte tenu de la nature « administrative » de la procédure devant la CONSOB, son caractère équitable ne saurait, selon le Gouvernement, être mis en cause du seul fait qu’elle s’est déroulée entièrement par écrit. Les procédures administratives n’étant pas mentionnées à l’article 6 de la Convention, les principes du procès équitable ne sauraient s’y appliquer que mutatis mutandis. La procédure incriminée a bien été inspirée par le souci d’assurer le respect des droits de la défense, du principe du contradictoire et du principe de la coïncidence entre le fait reproché et le fait sanctionné. Les requérants ont bien eu accès au dossier d’investigation et il y a bien eu séparation entre l’enquête et la décision – la première phase ayant été de la compétence du bureau IT et de la direction des sanctions administratives, tandis que la deuxième a été confiée à la commission de la CONSOB.
113. À cet égard, le Gouvernement souligne que la lettre reprochant aux intéressés la violation de l’article 187 ter § 1 du décret législatif no 58 de 1998 n’était pas signée par le président de la CONSOB, mais par le chef de la division des marchés et des avis économiques et par le directeur général des activités institutionnelles.
114. Une fois la procédure d’infraction ouverte, les personnes concernées peuvent exercer leurs droits à la défense en présentant des commentaires écrits ou en demandant à être entendues, d’abord devant le bureau compétent puis devant la direction des sanctions administratives. Ainsi, comme en l’espèce, lesdites personnes ont la possibilité de formuler des observations quant aux éléments constitutifs de l’infraction et à toute autre circonstance pertinente pour l’examen de leur affaire. L’enquête s’articule en deux étapes (l’une devant le bureau IT, l’autre devant la direction), et le rapport du bureau est transmis non seulement à la direction, mais aussi aux accusés, qui peuvent dès lors se défendre par rapport au contenu de celui-ci devant la direction. Le fait que les conclusions de cette dernière ne soient pas transmises aux accusés et que ceux-ci ne soient pas entendus personnellement par la commission n’affecterait en rien l’équité de la procédure.
115. Le Gouvernement fait valoir que même dans les procédures judiciaires, l’accusé n’est pas en droit de discuter la sanction pendant la phase de décision. Par ailleurs, le quantum maximal de ces sanctions était fixé par la loi, qui indiquait également les critères à suivre pour assurer leur proportionnalité à la gravité des faits commis. Enfin, comme l’ont reconnu les sections réunies de la Cour de cassation dans leur arrêt no 20935 de 2009, l’article 187 septies du décret législatif no 58 de 1998 (régissant les droits de la défense dans le cadre de la procédure devant la CONSOB) a été introduit dans le système juridique italien précisément afin d’assurer le respect des exigences de la Convention.
b) Appréciation de la Cour
116. La Cour est prête à admettre que, comme souligné par le Gouvernement, la procédure devant la CONSOB a permis aux accusés de présenter des éléments pour leur défense. En effet, l’accusation formulée par le bureau IT a été communiquée aux requérants, qui ont été invités à se défendre (paragraphes 20 et 21 ci-dessus). Les requérants ont également eu connaissance du rapport et de la note complémentaire du bureau IT, et ont disposé d’un délai de trente jours pour présenter d’éventuelles observations par rapport à ce dernier document (paragraphe 23 ci-dessus). Ce délai n’apparaît pas manifestement insuffisant et les requérants n’en ont pas demandé la prorogation.
117. Il n’en demeure pas moins que, comme reconnu par le Gouvernement (paragraphe 114 ci-dessus), le rapport contenant les conclusions de la direction, appelé à servir ensuite de base à la décision de la commission, n’a pas été communiqué aux requérants, qui n’ont donc pas eu la possibilité de se défendre par rapport au document finalement soumis par les organes d’investigation de la CONSOB à l’organe chargé de décider sur le bien-fondé des accusations. De plus, les intéressés n’ont pas eu la possibilité d’interroger ou de faire interroger les personnes éventuellement entendues par le bureau IT.
118. La Cour relève également que la procédure devant la CONSOB était essentiellement écrite et que les requérants n’ont pas eu la possibilité de participer à la seule réunion tenue par la commission, qui ne leur était pas ouverte. Ceci n’est pas contesté par le Gouvernement. À cet égard, la Cour rappelle que la tenue d’une audience publique constitue un principe fondamental consacré par l’article 6 § 1 (Jussila, précité, § 40).
119. Pourtant, il est vrai que l’obligation de tenir une audience publique n’est pas absolue (Håkansson et Sturesson c. Suède, 21 février 1990, § 66, série A no 171-A) et que l’article 6 n’exige pas nécessairement la tenue d’une audience dans toutes les procédures. Tel est notamment le cas pour les affaires ne soulevant pas de question de crédibilité ou ne suscitant pas de controverse sur les faits rendant nécessaire une confrontation orale, et pour lesquelles les tribunaux peuvent se prononcer de manière équitable et raisonnable sur la base des conclusions écrites des parties et des autres pièces du dossier (voir, par exemple, Döry c. Suède, no 28394/95, § 37, 12 novembre 2002 ; Pursiheimo c. Finlande (déc.), no 57795/00, 25 novembre 2003 ; Jussila, précité, § 41 ; et Suhadolc c. Slovénie (déc.), no 57655/08, 17 mai 2011, où la Cour a estimé que l’absence d’audience orale et publique ne créait aucune apparence de violation de l’article 6 de la Convention dans une affaire d’excès de vitesse et de conduite en état d’ivresse dans laquelle les éléments à la charge de l’accusé avaient été obtenus grâce à des appareils techniques).
120. Même si les exigences du procès équitable sont plus rigoureuses en matière pénale, la Cour n’exclut pas que, dans le cadre de certaines procédures pénales, les tribunaux saisis puissent, en raison de la nature des questions qui se posent, se dispenser de tenir une audience. S’il faut garder à l’esprit que les procédures pénales, qui ont pour objet la détermination de la responsabilité pénale et l’imposition de mesures à caractère répressif et dissuasif, revêtent une certaine gravité, il va de soi que certaines d’entre elles ne comportent aucun caractère infamant pour ceux qu’elles visent et que les « accusations en matière pénale » n’ont pas toutes le même poids (Jussila, précité, § 43).
121. Il convient également de préciser que l’importance considérable que l’enjeu de la procédure litigieuse peut avoir pour la situation personnelle d’un requérant n’est pas décisive pour la question de savoir si une audience est nécessaire (Pirinen c. Finlande (déc.), no 32447/02, 16 mai 2006). Il n’en demeure pas moins que le rejet d’une demande tendant à la tenue d’une audience ne peut se justifier qu’en de rares occasions (Miller c. Suède, no 55853/00, § 29, 8 février 2005, et Jussila, précité, § 42).
122. Pour ce qui est de la présente affaire, aux yeux de la Cour, une audience publique, orale et accessible aux requérants était nécessaire. À cet égard, la Cour observe qu’il y avait une controverse sur les faits, notamment en ce qui concernait l’état d’avancement des négociations avec Merrill Lynch International Ltd, et que, par-delà leur gravité d’un point de vue financier, les sanctions que certains des requérants risquaient d’encourir avaient, comme noté plus haut (paragraphes 74, 97 et 98 ci-dessus), un caractère infamant, étant susceptibles de porter préjudice à l’honorabilité professionnelle et au crédit des personnes concernées.
123. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que la procédure devant la CONSOB ne satisfaisait pas à toutes les exigences de l’article 6 de la Convention, notamment en ce qui concerne l’égalité des armes entre l’accusation et la défense et la tenue d’une audience publique permettant une confrontation orale.
2. Sur la question de savoir si la CONSOB était un tribunal indépendant et impartial
a) Arguments des parties
i. Les requérants
124. Les requérants allèguent qu’en raison de sa structure et des pouvoirs de son président, la CONSOB n’était pas un « tribunal indépendant et impartial » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
125. Ils soulignent que la phase d’instruction de leur dossier a été menée par le bureau IT et par la direction des sanctions administratives. Or, le président de la CONSOB est appelé à superviser cette phase avant de présider la commission proprement dite, soit l’organe chargé de prononcer les sanctions. Il n’y aurait donc pas de séparation claire entre phase d’investigation et phase de décision, et cette position dualiste du président ferait naître des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité. Il en irait de même pour les autres membres de la commission, qui auraient connaissance des faits uniquement par l’intermédiaire du président et sur la base de la seule version donnée par la direction, à laquelle ne seraient pas jointes les défenses présentées par les inculpés. Enfin, les organes chargés de l’enquête ne seraient pas indépendants par rapport à la haute hiérarchie de la CONSOB.
126. En vertu de la résolution de la CONSOB no 15087 du 21 juin 2005, le président est placé au sommet de la commission : il applique les sanctions, supervise l’enquête préliminaire et autorise l’exercice des pouvoirs d’enquête. Il peut ordonner des inspections ou d’autres actes d’instruction, ce qui empêche de le considérer un juge « tiers » et impartial.
ii. Le Gouvernement
127. Le Gouvernement relève que la CONSOB se compose d’un président et de quatre membres, choisis parmi des personnalités indépendantes ayant des compétences spécifiques et jouissant des qualités morales appropriées. À l’époque des faits, ses membres étaient élus pour cinq ans et leur mandat ne pouvait être renouvelé qu’une seule fois. Pendant leur mandat, ces membres ne pouvaient exercer aucune autre activité professionnelle ou commerciale ni occuper aucune autre fonction publique.
128. La CONSOB est indépendante de tout autre pouvoir et en particulier du pouvoir exécutif. Elle peut disposer de manière autonome de son budget et adopter des résolutions concernant la carrière et les conditions d’emploi de son personnel. L’organe de décision (la commission) est séparé des organes d’enquête (le bureau et la direction).
129. Même s’il est chargé de la supervision des différents bureaux et a certains pouvoirs d’initiative pendant l’enquête (il peut notamment autoriser des inspections et demander d’accomplir des actes d’investigation, tels que l’acquisition de données relatives au trafic téléphonique et la saisie de biens), le président de la CONSOB ne peut jamais interférer avec les investigations concernant une affaire donnée, qui sont menées par le bureau compétent et par la direction. Inversement, le bureau et la direction ne jouent aucun rôle dans l’adoption de la décision finale. Le président de la CONSOB est responsable de la supervision des critères généraux que les bureaux doivent suivre dans l’accomplissement des enquêtes. Il ne peut pas intervenir dans l’évaluation sur le fond des éléments acquis ou conditionner les résultats de l’enquête. Sa fonction est comparable à celle du président d’un tribunal.
130. Le pouvoir d’ouvrir une procédure d’infraction et de formuler les accusations appartient exclusivement au chef de la division compétente, qui agit en pleine indépendance et autonomie de jugement. Quant aux inspections, il s’agit d’actes d’investigation visant à acquérir des informations. Celles-ci sont successivement évaluées par les bureaux compétents. En l’espèce, par ailleurs, le président de la CONSOB n’a ni autorisé des inspections ni demandé l’accomplissement d’actes d’investigation. La décision finale sur une saisie – non ordonnée en l’espèce – appartient à la commission sur avis favorable du parquet émis à la demande du président de la CONSOB. Il s’agit de toute façon d’une mesure provisoire visant à garantir la solvabilité des accusés ou à les priver des biens utilisés pour commettre l’infraction. La décision sur la saisie ne préjuge en rien de la décision sur le fond des accusations et des sanctions. Même dans le cadre d’une procédure judiciaire, il est admis qu’une décision procédurale qui n’implique aucun jugement quant à la culpabilité ou l’innocence du suspect (telle que, par exemple, une ordonnance de détention provisoire) ne constitue pas une raison de douter subséquemment de l’impartialité du juge qui l’a adoptée.
131. Le Gouvernement note enfin qu’en l’espèce, il n’y avait aucun conflit d’intérêts entre le personnel de la CONSOB, les membres de sa commission et les requérants.
b) Appréciation de la Cour
132. La Cour rappelle sa jurisprudence bien établie aux termes de laquelle il faut, pour déterminer si un « tribunal » peut passer pour « indépendant », prendre en compte, notamment, le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l’existence d’une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s’il y a ou non apparence d’indépendance (Kleyn et autres c. Pays-Bas [GC], nos 39343/98, 39651/98, 43147/98 et 46664/99, § 190, CEDH 2003-VI).
133. Eu égard aux modalités et conditions de nomination des membres de la CONSOB, et en l’absence du moindre élément permettant de dire que les garanties contre d’éventuelles pressions extérieures ne sont pas suffisantes et adéquates, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de douter de l’indépendance de la CONSOB par rapport à tout autre pouvoir ou autorité, et en particulier par rapport au pouvoir exécutif. À cet égard, elle fait siennes les observations du Gouvernement quant à l’autonomie de la CONSOB et aux garanties entourant la nomination de ses membres (paragraphes 127 et 128 ci-dessus).
134. La Cour rappelle ensuite les principes généraux concernant les démarches pour évaluer l’impartialité d’un « tribunal », qui sont exposés, entre autres, dans les arrêts suivants : Padovani c. Italie, 26 février 1993, § 20, série A no 257-B ; Thomann c. Suisse, 10 juin 1996, § 30, Recueil des arrêts et décisions 1996-III ; Ferrantelli et Santangelo c. Italie, 7 août 1996, § 58, Recueil 1996-III ; Castillo Algar c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil 1998-VIII ; Wettstein c. Suisse, no 33958/96, § 44, CEDH 2000‑XII ; Morel c. France, no 34130/96, § 42, CEDH 2000-VI ; et Cianetti c. Italie, no 55634/00, § 37, 22 avril 2004.
135. En ce qui concerne l’aspect subjectif de l’impartialité de la CONSOB, la Cour constate que rien n’indique en l’espèce un quelconque préjugé ou parti pris de la part de ses membres. Le fait qu’ils aient pris des décisions défavorables aux requérants ne saurait à lui seul mettre en doute leur impartialité (voir, mutatis mutandis, Previti c. Italie (déc.), no 1845/08, § 53, 12 février 2013). La Cour ne peut donc que présumer l’impartialité personnelle des membres de la CONSOB, y compris de son président.
136. Quant à l’impartialité objective, la Cour note que le règlement de la CONSOB prévoit une certaine séparation entre les organes chargés de l’enquête et l’organe compétent pour décider de l’existence d’une infraction et de l’application des sanctions. Notamment, l’accusation est formulée par le bureau IT, qui accomplit également des investigations, dont les résultats sont résumés dans le rapport de la direction contenant des conclusions et des propositions quant aux sanctions à appliquer. La décision finale quant à l’infliction de ces dernières revient uniquement à la commission.
137. Il n’en demeure pas moins que le bureau IT, la direction et la commission ne sont que des branches du même organe administratif, agissant sous l’autorité et la supervision d’un même président. Aux yeux de la Cour, ceci s’analyse en l’exercice consécutif de fonctions d’enquête et de jugement au sein d’une même institution ; or en matière pénale un tel cumul n’est pas compatible avec l’exigence d’impartialité voulue par l’article 6 § 1 de la Convention (voir, notamment et mutatis mutandis, Piersack c. Belgique, 1er octobre 1982, §§ 30-32, série A no 53, et De Cubber c. Belgique, 26 octobre 1984, §§ 24-30, série A no 86, où la Cour a conclu à un manque d’impartialité objective du « tribunal » en raison, dans la première de ces affaires, du fait qu’une cour d’assises était présidée par un conseiller qui, auparavant, avait dirigé la section du parquet de Bruxelles saisie du cas de l’intéressé ; et, dans la seconde, de l’exercice successif des fonctions de juge d’instruction et de juge du fond par un même magistrat dans une même cause).
3. Sur la question de savoir si les requérants ont eu accès à un tribunal doté de la plénitude de juridiction
138. Les constats qui précèdent, relatifs au manque d’impartialité objective de la CONSOB et à la non-conformité de la procédure devant elle avec les principes du procès équitable ne suffisent pourtant pas pour conclure à la violation de l’article 6 en l’espèce. À cet égard, la Cour observe que les sanctions dont les requérants se plaignent n’ont pas été infligées par un juge à l’issue d’une procédure judiciaire contradictoire, mais par une autorité administrative, la CONSOB. Si confier à de telles autorités la tâche de poursuivre et de réprimer les contraventions n’est pas incompatible avec la Convention, il faut souligner cependant que les requérants doivent pouvoir saisir de toute décision ainsi prise à leur encontre un tribunal offrant les garanties de l’article 6 (Kadubec c. Slovaquie, 2 septembre 1998, § 57, Recueil 1998-VI ; Čanády c. Slovaquie, no 53371/99, § 31, 16 novembre 2004 ; et Menarini Diagnostics S.r.l., précité, § 58).
139. Le respect de l’article 6 de la Convention n’exclut donc pas que dans une procédure de nature administrative, une « peine » soit imposée d’abord par une autorité administrative. Il suppose cependant que la décision d’une autorité administrative ne remplissant pas elle-même les conditions de l’article 6 subisse le contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction (Schmautzer, Umlauft, Gradinger, Pramstaller, Palaoro et Pfarrmeier c. Autriche, arrêts du 23 octobre 1995, respectivement §§ 34, 37, 42 et 39, 41 et 38, série A nos 328 A-C et 329 A‑C). Parmi les caractéristiques d’un organe judiciaire de pleine juridiction figure le pouvoir de réformer en tous points, en fait comme en droit, la décision entreprise, rendue par l’organe inférieur. Il doit notamment avoir compétence pour se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont il se trouve saisi (Chevrol c. France, no 49636/99, § 77, CEDH 2003-III ; Silvester’s Horeca Service c. Belgique, nº 47650/99, § 27, 4 mars 2004 ; et Menarini Diagnostics S.r.l., précité, § 59).
140. En l’espèce, les requérants ont eu la possibilité, dont ils se sont prévalus, de contester les sanctions infligées par la CONSOB devant la cour d’appel de Turin et de se pourvoir en cassation contre les arrêts rendus par cette dernière. Il reste à établir si ces deux juridictions étaient des « organes judiciaires de pleine juridiction » au sens de la jurisprudence de la Cour.
a) Arguments des parties
i. Les requérants
141. Selon les requérants, les procédures ultérieures devant la cour d’appel de Turin et la Cour de cassation n’ont pas remédié aux défaillances de la procédure devant la CONSOB. Même si la cour d’appel peut être considérée un organe de pleine juridiction, il reste qu’elle a tenu ses audiences de manière non publique. Or, une dérogation au principe de la publicité des audiences ne saurait se justifier que dans des circonstances exceptionnelles (voir, notamment, Vernes c. France, no 30183/06, § 30, 20 janvier 2011).
142. Les requérants affirment notamment que la procédure devant la cour d’appel n’était pas une procédure ordinaire, mais une procédure spéciale où l’audience a eu lieu en chambre du conseil. Pour étayer leur affirmation, ils ont produit des déclarations signées par le directeur administratif du greffe de la première section civile de la cour d’appel de Turin certifiant que les audiences de la procédure les concernant se sont tenues en chambre du conseil. Lors de ces audiences, seuls les conseils des inculpés étaient présents ; les requérants n’ont pas reçu de convocation, et la cour d’appel n’a interrogé ni les inculpés ni aucun témoin. Elle n’aurait effectué aucune instruction, et se serait bornée à entériner les éléments recueillis par la CONSOB. Il est vrai que le Gouvernement a produit des déclarations du président de la première section de la cour d’appel affirmant que les audiences en question ont en réalité bien été publiques (paragraphe 145 ci-après). Il n’en demeure pas moins que ces déclarations ne sauraient contredire le contenu d’actes publics, tels que les arrêts rendus par la cour d’appel, qui indiquent que les parties ont été convoquées en chambre du conseil et qui font foi jusqu’à preuve de faux. Or, le Gouvernement n’a pas entamé une procédure pour faux et de toute manière le président de la première section de la cour d’appel s’est borné à relater le contenu d’affirmations d’autrui sans attester aucun fait dont il aurait eu une connaissance directe.
143. Il est vrai qu’une audience publique a eu lieu devant la Cour de cassation. Cependant, cette dernière n’est pas un organe de pleine juridiction, car elle ne connaît pas du fond de l’affaire et n’est pas appelée à juger du bien-fondé de l’accusation ou de la pertinence et de la force des éléments de preuve. Elle a donc rejeté tout argument des requérants visant à contester l’appréciation des preuves faite par la CONSOB ou par la cour d’appel.
ii. Le Gouvernement
144. Le Gouvernement relève que les requérants ont eu accès à une procédure orale et publique devant la cour d’appel de Turin, qui a réexaminé sur le fond toutes les preuves et les informations recueillies par la CONSOB quant aux circonstances particulières de la conduite reprochée, ce qui lui a permis de vérifier la proportionnalité des sanctions. La cour d’appel avait des pouvoirs très étendus en matière d’administration des preuves, même d’office, et pouvait annuler ou modifier la décision de la CONSOB. Les requérants auraient pu solliciter l’audition de témoins ou bien demander d’être entendus en personne ; or, ils n’ont présenté aucune demande en ce sens. À l’issue de la procédure judiciaire, la cour d’appel a modifié l’évaluation de la CONSOB, réduisant les sanctions infligées pour trois des cinq requérants.
145. Le Gouvernement soutient que l’affirmation des requérants selon laquelle il n’y aurait pas eu d’audience publique devant la cour d’appel de Turin est fausse. En application de l’article 23 de la loi no 689 de 1981, toutes les audiences tenues devant cette juridiction étaient ouvertes au public. Quant aux déclarations signées par le directeur administratif du greffe de la première section de la cour d’appel, produites par les requérants (paragraphe 142 ci-dessus), le Gouvernement soutient qu’elles ne représentent pas la réalité des faits. Pour les contredire, il produit cinq déclarations signées par le président de la première section de la cour d’appel de Turin et par le directeur administratif de la même section précisant que, dans les cinq procédures concernant les requérants et ayant pour objet la contestation des sanctions infligées par la CONSOB, seules les audiences portant sur les mesures d’urgence (sub procedimento cautelare) ont eu lieu en chambre du conseil, toutes les autres audiences ayant été publiques. Dans ces déclarations, datées du 6 septembre 2013, le président de la première section de la cour d’appel indique qu’à l’époque des faits il n’était pas affecté à cet organe (il a pris ses fonctions le 1er mars 2013), mais qu’il a pu reconstituer le déroulement des faits en examinant les registres et les dossiers et sur la base d’informations directement fournies par le personnel du greffe et par les magistrats qui s’étaient occupés des affaires en question. En particulier, les affaires des requérants avaient été inscrites au rôle de la juridiction non contentieuse (registro volontaria giurisdizione). Ensuite, la loi no 62 du 18 avril 2005 avait indiqué que les procédures relatives à l’article 187 du décret législatif no 58 de 1998 devaient avoir lieu dans les formes prévues par l’article 23 de la loi no 689 de 1981 (qui ne prévoit pas la tenue d’une audience en chambre du conseil). Même si les affaires des requérants étaient restées inscrites au rôle de la juridiction non contentieuse, la procédure suivie a été celle voulue par la loi no 62 de 2005.
146. Se fondant sur ces déclarations, le Gouvernement affirme que le 6 mars 2007, les requérants ont demandé la suspension de l’exécution de la décision de la CONSOB (article 187 septies § 5 du décret législatif no 58 de 1998). Dans le cadre de cette sous-procédure pour l’application de mesures d’urgence, une audience a eu lieu le 28 mars 2007 ; elle s’est tenue en chambre du conseil comme prévu par les articles 283 et 351 du code de procédure civile. Ensuite, une audience sur le fond a eu lieu le 11 juillet 2007 ; conformément à l’article 23 de la loi no 689 de 1981, cette audience a été publique. Par ailleurs, deux des arrêts rendus par la cour d’appel (notamment, ceux à l’encontre de M. Marrone et de la société Giovanni Agnelli S.a.s.) font référence à « l’audience publique » fixée au 11 juillet 2007. Les audiences suivantes portant sur le fond des affaires (à savoir, celles des 7 novembre et 5 décembre 2007) ont été elles aussi publiques.
147. Le Gouvernement souligne également que les requérants ont eu le loisir de se pourvoir en cassation, et que l’affaire a alors été déférée aux sections réunies. Devant ces dernières, il y a eu une procédure orale et publique pleinement respectueuse des droits de la défense, et qui portait tant sur l’interprétation et l’application de la loi matérielle ou procédurale (errores in iudicando et in procedendo) que sur la cohérence et la suffisance des motifs avancés par la cour d’appel. Le Gouvernement se réfère, en particulier, à l’affaire Menarini Diagnostics S.r.l., arrêt précité, où la Cour a conclu à la non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention en observant que la sanction administrative litigieuse avait bien fait l’objet, de la part du tribunal administratif et du Conseil d’État, d’un contrôle de pleine juridiction. De l’avis du Gouvernement, la même conclusion devrait s’imposer a fortiori en l’espèce, où les pouvoirs de la cour d’appel étaient plus étendus que ceux des tribunaux administratifs et du Conseil d’État.
b) Appréciation de la Cour
148. La Cour note tout d’abord qu’en l’espèce, rien ne permet de douter de l’indépendance et de l’impartialité de la cour d’appel de Turin. Les requérants ne le contestent d’ailleurs pas.
149. La Cour observe de surcroît que la cour d’appel était compétente pour juger de l’existence, en fait comme en droit, de l’infraction définie à l’article 187 ter du décret législatif no 58 de 1998, et avait le pouvoir d’annuler la décision de la CONSOB. Elle était également appelée à apprécier la proportionnalité des sanctions infligées par rapport à la gravité du comportement reproché. De fait, elle a d’ailleurs réduit le montant des amendes et la durée de l’interdiction prononcées pour certains des requérants (paragraphes 30 et 31 ci-dessus) et s’est penchée sur leurs différentes allégations d’ordre factuel ou juridique (paragraphes 32‑36 ci‑dessus). Sa compétence n’était donc pas limitée à un simple contrôle de légalité.
150. Il est vrai que les requérants se plaignent du fait que la cour d’appel n’a pas interrogé de témoins (paragraphe 142 ci-dessus). Cependant, ils n’indiquent aucune règle de procédure qui aurait empêché un tel interrogatoire. De plus, la demande d’audition des témoins formulée par M. Grande Stevens dans son mémoire du 25 septembre 2007 n’indiquait ni les noms des personnes dont l’intéressé souhaitait la convocation ni les circonstances sur lesquelles celles-ci auraient dû témoigner. Cette demande avait en outre été formulée de manière purement éventuelle, étant à examiner uniquement dans le cas où la cour d’appel aurait considéré insuffisants ou non utilisables les documents déjà versés au dossier. Il en va de même pour la demande formulée par M. Marrone, qui prospectait la possibilité d’auditionner les témoins dont il citait les déclarations seulement « si nécessaire » (paragraphe 29 ci-dessus). En tout état de cause, devant la Cour les requérants n’ont pas indiqué avec précision les témoins dont l’audition aurait été refusée par la cour d’appel et les raisons pour lesquelles leur témoignage aurait été décisif pour l’issue de leur affaire. Ils n’ont donc pas étayé leur grief tiré de l’article 6 § 3 d) de la Convention.
151. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que la cour d’appel de Turin était bien un « organe de pleine juridiction » au sens de sa jurisprudence (voir, mutatis mutandis, Menarini Diagnostics S.r.l., précité, §§ 60-67). Les requérants eux-mêmes ne semblent pas le contester (paragraphe 141 ci-dessus).
152. Il reste à déterminer si les audiences sur le fond tenues devant la cour d’appel de Turin ont été publiques, question de fait sur laquelle les affirmations des parties divergent (paragraphes 142 et 145–146 ci-dessus). À cet égard, la Cour ne peut que rappeler ses conclusions quant à la nécessité, en l’espèce, d’une audience publique (paragraphe 122 ci-dessus).
153. La Cour note que les parties ont produit des documents contradictoires quant à la manière dont les audiences litigieuses se seraient déroulées ; selon les déclarations écrites du directeur administratif du greffe de la cour d’appel de Turin, produites par les requérants, ces audiences se seraient tenues en chambre du conseil, alors que selon les déclarations écrites du président de la cour d’appel, produites par le Gouvernement, seules les audiences portant sur les mesures d’urgence auraient eu lieu en chambre du conseil, toutes les autres audiences ayant été publiques. La Cour n’est guère en mesure de dire laquelle des deux versions est vraie. Quoi qu’il en soit, face à ces deux versions, toutes deux plausibles et provenant de sources qualifiées, mais opposées, la Cour estime qu’il y a lieu de s’en tenir au contenu des actes officiels de la procédure. Or, comme les requérants l’ont à juste titre souligné (paragraphe 142 ci-dessus), les arrêts rendus par la cour d’appel indiquent que celle-ci avait siégé en chambre du conseil ou que les parties avaient été convoquées en chambre du conseil (paragraphe 30 in fine ci-dessus).
154. Sur la foi de ces mentions, la Cour parvient dès lors à la conclusion qu’aucune audience publique n’a eu lieu devant la cour d’appel de Turin.
155. Il est vrai qu’une audience publique s’est tenue devant la Cour de cassation. Cependant, cette dernière n’était pas compétente pour connaître du fond de l’affaire, établir les faits et apprécier les éléments de preuve ; le Gouvernement ne le conteste d’ailleurs pas. Elle ne pouvait donc être regardée comme un organe de pleine juridiction au sens de la jurisprudence de la Cour.
4. Sur les autres allégations des requérants
156. Les requérants affirment également que les communiqués de presse du 24 août 2005 contenaient des informations véridiques et que leur condamnation en dépit des preuves à décharge contenues dans le dossier a été le résultat d’une « présomption de culpabilité » à leur encontre. De leur avis, ils n’avaient aucune obligation de relater dans ces communiqués de simples projets ou des accords hypothétiques non encore parfaits. Du reste, dans les instructions publiées par la CONSOB, il était précisé que les informations pouvant être diffusées au public devaient être liées à des circonstances réelles ou à un événement certain, et non à de simples hypothèses sur des actions futures et éventuelles, qui n’avaient pas d’intérêt pour les marchés. Or, à la date de la diffusion des communiqués de presse, aucune initiative concrète n’avait été entreprise par les sociétés requérantes par rapport à l’échéance du prêt convertible. À cette époque, l’hypothèse envisagée était incertaine car elle restait subordonnée à l’approbation de Merrill Lynch International Ltd et à l’éventuelle absence d’obligation de lancer une OPA. Un fonctionnaire de la CONSOB avait participé à la rédaction d’un des communiqués, et le texte de celui-ci avait reçu l’accord préalable de la CONSOB.
157. En dépit de cela, estiment les requérants, la CONSOB aurait formulé ses accusations en partant de la présomption arbitraire que l’accord modificatif du contrat d’equity swap avait été conclu avant le 24 août 2005, et ce malgré l’absence de toute preuve écrite ou orale corroborant cette présomption. Selon les requérants, leur condamnation a été prononcée sans aucune preuve en ce sens.
158. La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (Khan c. Royaume-Uni, no 35394/97, § 34, CEDH 2000-V), et que c’est en principe aux juridictions nationales qu’il revient d’apprécier les faits et d’interpréter et appliquer le droit interne (Pacifico c. Italie (déc.), no 17995/08, § 62, 20 novembre 2012). Or, la Cour a examiné les décisions internes critiquées par les requérants sans déceler de signes d’arbitraire propres à révéler un déni de justice ou un abus manifeste (voir, a contrario, De Moor c. Belgique, 23 juin 1994, § 55 in fine, série A no 292‑A, et Barać et autres c. Monténégro, no 47974/06, § 32, 13 décembre 2011).
159. La Cour rappelle également que le principe de la présomption d’innocence exige, entre autres, qu’en remplissant leurs fonctions les membres du tribunal ne partent pas de l’idée préconçue que le prévenu a commis l’acte incriminé ; la charge de la preuve pèse sur l’accusation et le doute profite à l’accusé. En outre, il incombe à l’autorité de poursuite d’indiquer à l’intéressé de quelles charges il fera l’objet – afin de lui fournir l’occasion de préparer et de présenter sa défense en conséquence – et d’offrir des preuves suffisantes pour fonder une déclaration de culpabilité (voir, notamment, Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, 6 décembre 1988, § 77, série A no 146 ; John Murray c. Royaume-Uni, 8 février 1996, § 54, Recueil 1996-I ; et Telfner c. Autriche, no 33501/96, § 15, 20 mars 2001).
160. En l’espèce la condamnation des intéressés a été prononcée sur la base d’un faisceau d’indices jugés précis, graves et concordants produits par le bureau IT, et qui donnaient à penser qu’à l’époque de la diffusion des communiqués de presse du 24 août 2005, l’accord modifiant l’equity swap avait été conclu ou était en passe de l’être. Dans ces circonstances, aucune violation du principe de la présomption d’innocence ne saurait être décelée (voir, mutatis mutandis, Previti c. Italie (déc.), no 45291/06, § 250, 8 décembre 2009).
6. Conclusion
161. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que, même si la procédure devant la CONSOB n’a pas satisfait aux exigences d’équité et d’impartialité objective voulues par l’article 6 de la Convention, les requérants ont bénéficié du contrôle ultérieur d’un organe indépendant et impartial de pleine juridiction, en l’occurrence la cour d’appel de Turin. Cependant, cette dernière n’a pas tenu d’audience publique, ce qui, en l’espèce, a constitué une violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 3 a) ET c) DE LA CONVENTION
162. Invoquant l’article 6 § 3 a) et c) de la Convention, M. Grande Stevens allègue qu’il y a eu une mutation à son insu de l’accusation portée contre lui.
163. Le Gouvernement conteste cette thèse.
164. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et doit donc aussi être déclaré recevable.
A. Arguments des parties
1. M. Grande Stevens
165. Rappelant qu’il avait dans un premier temps été inculpé et condamné par la CONSOB en tant qu’administrateur d’Exor, et que la cour d’appel de Turin a ensuite reconnu qu’il ne possédait pas cette qualité (paragraphe 36 ci-dessus), M. Grande Stevens se plaint que la cour d’appel ait néanmoins estimé qu’il pouvait tout de même être puni en raison de l’avis qu’il avait émis en tant qu’avocat à la demande des sociétés requérantes. Il y aurait donc eu une mutation de l’accusation sans que M. Grande Stevens ait la possibilité de se défendre par rapport au nouveau « fait » retenu par la cour d’appel comme élément matériel de l’infraction.
2. Le Gouvernement
166. Le Gouvernement observe que devant la CONSOB, M. Grande Stevens a été accusé d’avoir participé à la décision qui a conduit à la rédaction des communiqués de presse. La mention selon laquelle il était le directeur d’Exor servait uniquement à indiquer qu’il faisait partie du haut management de la société et que, dès lors, son comportement pouvait être imputé à celle-ci. C’est donc à bon droit que la cour d’appel de Turin a estimé que cette mention erronée était dépourvue d’incidence sur la régularité de la sanction, en relevant que la qualité attribuée à M. Grande Stevens était sans importance du point de vue légal dans la mesure où l’infraction qui lui était reprochée pouvait être commise par « quiconque ». La cour d’appel de Turin n’aurait donc pas transformé l’accusation à son encontre.
B. Appréciation de la Cour
167. La Cour rappelle que les dispositions de l’article 6 § 3 a) de la Convention traduisent la nécessité de mettre un soin extrême à notifier l’« accusation » à l’intéressé. L’acte d’accusation joue un rôle déterminant dans les poursuites pénales : à compter de sa signification, la personne mise en cause est officiellement avisée par écrit de la base juridique et factuelle des reproches formulés contre elle (Kamasinski c. Autriche, 19 décembre 1989, § 79, série A no 168). Par ailleurs, l’article 6 § 3 a) reconnaît à l’accusé le droit d’être informé non seulement de la cause de l’accusation, c’est-à-dire des faits matériels qui sont mis à sa charge et sur lesquels se fonde l’accusation, mais aussi, d’une manière détaillée, de la qualification juridique donnée à ces faits (Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 51, CEDH 1999-II).
168. La portée de cette disposition doit notamment s’apprécier à la lumière du droit plus général à un procès équitable que garantit le paragraphe 1 de l’article 6 de la Convention (Sadak et autres c. Turquie (no 1), nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96, § 49, CEDH 2001‑VIII). La Cour considère qu’en matière pénale une notification précise et complète à l’accusé des charges pesant contre lui – y compris la qualification juridique que la juridiction pourrait retenir à son encontre – est une condition essentielle de l’équité de la procédure (Pélissier et Sassi, précité, § 52).
169. Il existe par ailleurs un lien entre les alinéas a) et b) de l’article 6 § 3 et le droit à être informé de la nature et de la cause de l’accusation doit être envisagé à la lumière du droit pour l’accusé de préparer sa défense (Pélissier et Sassi, précité, § 54).
170. En l’espèce, la Cour relève que les doléances de M. Grande Stevens tiennent au fait que la CONSOB avait indiqué qu’il avait agi en sa qualité d’administrateur d’Exor et que la cour d’appel de Turin, tout en admettant qu’il ne possédait pas la qualité en question, a néanmoins confirmé sa condamnation (paragraphes 29 et 36 ci-dessus).
171. La Cour note que la qualité d’administrateur d’une société cotée en bourse ne figure pas parmi les éléments constitutifs de l’infraction reprochée à M. Grande Stevens, l’article 187 ter du décret législatif no 58 de 1998 punissant « toute personne » qui diffuse des informations fausses ou trompeuses de nature à fournir des indications fausses ou trompeuses à propos d’instruments financiers (paragraphe 20 ci-dessus). La cour d’appel de Turin l’a souligné à juste titre, en estimant que la question à trancher n’était pas celle de savoir si l’intéressé était ou non l’un des administrateurs d’Exor, mais de déterminer s’il avait participé au processus décisionnel ayant amené à la publication du communiqué de presse litigieux (paragraphe 36 ci-dessus).
172. Il s’ensuit que la qualité d’administrateur d’Exor ne faisait pas partie de l’« accusation » notifiée à M. Grande Stevens. Elle n’était pas non plus un « élément intrinsèque de l’accusation initiale » que l’accusé aurait dû connaître dès le début de la procédure (voir, a contrario, De Salvador Torres c. Espagne, 24 octobre 1996, § 33, Recueil 1996-V).
173. Par ailleurs, dans la mesure où l’on pourrait estimer que la qualité d’administrateur d’Exor était l’un des éléments utilisés par les autorités internes afin d’apprécier si M. Grande Stevens s’était rendu coupable de l’infraction reprochée, il convient d’observer que l’intéressé a eu connaissance en temps utile du fait qu’une telle qualité lui avait été attribuée, et a pu présenter des arguments factuels et juridiques sur ce point tant devant la CONSOB que devant la cour d’appel (paragraphe 29 ci‑dessus ; voir, mutatis mutandis, D.C. c. Italie (déc.), no 55990/00, 28 février 2002, et Dallos c. Hongrie, no 29082/95, §§ 49-53, 1er mars 2001). Et cette dernière a finalement reconnu que M. Grande Stevens ne possédait pas la qualité en question (paragraphe 36 ci-dessus).
174. Dès lors, la Cour ne constate aucune atteinte au droit, garanti au requérant par l’article 6 § 3 a) et b) de la Convention, d’être informé de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui et de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense.
175. Enfin, dans la mesure où M. Grande Stevens invoque l’alinéa c) du troisième paragraphe de l’article 6, la Cour ne voit pas en quoi l’intéressé aurait été privé de son droit à se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
176. Les requérants se plaignent d’une violation de leur droit au respect de leurs biens, tel que garanti par l’article 1 du Protocole no 1.
Cette disposition est ainsi libellée :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
177. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants.
178. La Cour relève que ce grief est lié à ceux examinés ci-dessus et doit donc aussi être déclaré recevable.
A. Arguments des parties
1. Les requérants
179. Les requérants considèrent que les violations de la « légalité conventionnelle » qu’ils ont dénoncées sous l’angle de l’article 6 de la Convention ont affecté la légalité des sanctions qui leur ont été infligées, et donc des mesures ayant porté atteinte à leur droit au respect de leurs biens. Ils rappellent que la jurisprudence de la Cour connaît de nombreux exemples montrant qu’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 peut découler de la violation d’autres dispositions de la Convention (voir, notamment, Luordo c. Italie, no 32190/96, 17 juillet 2003 ; Sud Fondi S.r.l. et autres c. Italie, no 75909/01, 20 janvier 2009 ; et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, 7 juin 2012).
180. Les sanctions litigieuses n’ayant pas une base légale suffisante, il y aurait eu de surcroît rupture du juste équilibre devant être assuré en matière de réglementation de l’usage des biens. À cet égard, les requérants observent que selon les instructions données par la CONSOB elle-même, il n’y avait pas d’obligation d’informer le public au sujet d’accords hypothétiques non encore parfaits.
2. Le Gouvernement
181. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas été punis pour une omission et que les sanctions infligées étaient prévues par une loi – à savoir, par l’article 187 ter du décret législatif no 58 de 1998 – accessible et d’application prévisible. Les requérants, des opérateurs économiques professionnels, avaient pleine connaissance de la nature fausse et trompeuse des communiqués de presse incriminés ; il ne serait pas raisonnable de penser qu’ils pouvaient ignorer les initiatives prises pour permettre à Exor de rester l’actionnaire ayant le contrôle de FIAT. En plus, ces sanctions étaient proportionnées à la gravité de l’infraction, ont maintenu un juste équilibre entre l’intérêt public et l’intérêt privé, et ont été infligées à l’issue d’une longue procédure administrative et judiciaire offrant des garanties suffisantes contre l’arbitraire. La CONSOB et les juridictions judiciaires ont attentivement pris en compte la nature de la conduite incriminée, le préjudice provoqué et les gains obtenus, ainsi que la position, le degré de participation et les intentions des requérants.
182. Le Gouvernement souligne que le comportement des requérants a porté une atteinte sérieuse à l’intégrité des marchés financiers et à la confiance du public dans la sécurité des transactions. De plus, l’infraction a été commise dans le cadre d’une opération financière extraordinaire et de très grande ampleur, qui a coûté plus de 500 000 000 EUR et qui concernait le contrôle de l’un des plus grands constructeurs automobiles du monde.
B. Appréciation de la Cour
1. Sur l’existence d’une ingérence, et sur la norme applicable
183. La Cour observe que les requérants ont été condamnés par la CONSOB et la cour d’appel de Turin au paiement de lourdes amendes, allant de 500 000 à 3 000 000 EUR (paragraphes 25 et 30 ci-dessus), ce qui s’analyse en une ingérence dans le droit des intéressés au respect de leurs biens. Ceci n’est d’ailleurs pas contesté par le Gouvernement.
184. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la subordonne à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir de réglementer l’usage des biens, conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes (voir, entre autres, National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 78, Recueil 1997-VII).
185. La Cour considère que les amendes infligées aux requérants relèvent du deuxième alinéa de l’article 1, et notamment du pouvoir de l’État de règlementer l’usage des biens pour assurer le paiement des amendes.
2. Sur la légalité de l’ingérence
186. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale (Varesi et autres c. Italie (déc.), no 49407/08, § 36, 12 mars 2013) : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi » ; le second alinéa reconnaît aux États le droit de réglementer l’usage des biens en mettant en vigueur des « lois » (OAO Neftyanaya Kompaniya Yukos c. Russie, no 14902/04, § 559, 20 septembre 2011). De plus, la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-II, et Capital Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99, § 133, ECHR 2005‑XII (extraits)).
187. Pour répondre à cette exigence de légalité, le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique au droit au respect des biens (Capital Bank AD, précité, § 134 ; Zlínsat, spol. s r.o. c. Bulgarie, no 57785/00, § 98, 15 juin 2006 ; Družstevní Záložna Pria et autres c. République tchèque, no 72034/01, § 89, 31 juillet 2008 ; et Forminster Enterprises Limited c. République tchèque, no 38238/04, § 69, 9 octobre 2008).
188. Nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, les procédures applicables en l’espèce doivent offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition (Sovtransavto Holding c. Ukraine, no 48553/99, § 96, CEDH 2002‑VII ; Anheuser–Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 83, CEDH 2007-I ; J.A. Pye (Oxford) Ltd et J.A. Pye (Oxford) Land Ltd c. Royaume-Uni [GC], no 44302/02, § 57, CEDH 2007-III ; Ukraine‑Tyumen c. Ukraine, no 22603/02, § 51, 22 novembre 2007 ; Zehentner c. Autriche, no 20082/02, § 75, 16 juillet 2009 ; et Shesti Mai Engineering OOD et autres c. Bulgarie, no 17854/04, § 79, 20 septembre 2011 ; voir également, mutatis mutandis, Al‑Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, § 123, 20 juin 2002). Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d’un point de vue général (voir Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 45, CEDH 2002-IV, et Družstevní Záložna Pria et autres, précité, § 89).
189. La Cour relève que les parties s’accordent à reconnaître que les amendes infligées aux requérants avaient une base légale suffisamment claire et accessible en droit italien, à savoir l’article 187 ter du décret législatif no 58 du 24 février 1998 (paragraphe 20 ci-dessus). Cette disposition punit, entre autres, toute personne qui diffuse des informations fausses ou trompeuses à propos d’instruments financiers. Or, selon les autorités internes, les requérants ont eu un comportement de cette nature à travers les communiqués de presse décrits aux paragraphes 13 et 14 ci‑dessus.
190. La Cour note de surcroît que les amendes en question ont été infligées par la CONSOB à l’issue d’une procédure au cours de laquelle les requérants ont pu présenter leurs défenses. Même si la procédure devant la CONSOB n’a pas satisfait à toutes les exigences de l’article 6 de la Convention, comme noté plus haut (paragraphe
151 ci-dessus), les requérants ont ensuite disposé d’un accès à un organe judiciaire de pleine juridiction, en l’occurrence la cour d’appel de Turin, compétente pour examiner toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le sort de leur cause. De plus, ils ont eu le loisir de se pourvoir en cassation contre les arrêts de la cour d’appel (paragraphe 37 ci-dessus), et ont ainsi disposé d’un contrôle supplémentaire de légalité.
191. Dans ces conditions, la Cour ne saurait conclure que les requérants n’ont pas disposé de garanties procédurales adéquates contre l’arbitraire ou qu’ils n’ont pas eu la possibilité de contester les mesures ayant affecté leur droit au respect de leurs biens.
192. Il est vrai que la Cour vient de conclure à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison du fait que les audiences devant la cour d’appel de Turin n’ont pas été publiques (paragraphe 161 ci-dessus). Cependant, cette circonstance ne saurait, à elle seule, affecter la légalité des mesures litigieuses ou être constitutive d’un manquement aux obligations positives de l’État découlant de l’article 1 du Protocole no 1.
193. Il reste à déterminer si l’ingérence était conforme à l’intérêt général et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
3. Sur la question de savoir si l’ingérence était conforme à l’intérêt général
194. La Cour observe que l’interdiction de diffuser des informations fausses ou trompeuses à propos d’instruments financiers vise à garantir l’intégrité des marchés financiers et à maintenir la confiance du public dans la sécurité des transactions.
195. Il ne fait pas de doutes pour la Cour qu’il s’agit là d’un but d’intérêt général. La Cour est consciente de l’importance que revêt pour les États membres la lutte contre les abus de marché et observe que des normes communautaires (à savoir la directive 2003/6/CE du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2003 – paragraphe 60 ci-dessus) visent à mettre en place des dispositifs efficaces contre les opérations d’initiés et les manipulations de marché.
4. Sur la proportionnalité de l’ingérence
196. Il reste à établir si les autorités ont en l’espèce ménagé un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi, et donc un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et celles de la protection des droits fondamentaux de l’individu (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 107, CEDH 2000-I, et Air Canada c. Royaume-Uni, 5 mai 1995, § 36, série A no 316–A). Ce juste équilibre est rompu si la personne concernée doit supporter une charge excessive et exorbitante (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, §§ 69-74, série A no 52, et Maggio et autres c. Italie, nos 46286/09, 52851/08, 53727/08, 54486/08 et 56001/08, § 57, 31 mai 2011).
197. En l’espèce, faisant usage de leur droit d’établir les faits, les autorités internes ont estimé que le 24 août 2005, date des communiqués de presse incriminés, le projet visant à une renégociation du contrat d’equity swap avec Merrill Lynch International Ltd existait et était en cours d’exécution, et que les requérants ont sciemment omis de mentionner cette circonstance, donnant par là une fausse représentation de la situation de l’époque (paragraphes 27 et 35 ci-dessus).
198. La Cour observe que par la conclusion de l’accord modifiant le contrat d’equity swap, Exor a maintenu sa participation de 30 % dans le capital de FIAT (paragraphe 19 ci-dessus), l’un de plus importants constructeurs d’automobiles du monde. Ainsi, la perspective d’une acquisition de 28 % du capital social par des banques a été écartée, et avec elle toutes les conséquences qu’une telle acquisition aurait pu avoir sur le contrôle de FIAT (paragraphe 7 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, il s’agissait de questions revêtant, à l’époque, un intérêt primordial pour les investisseurs, et la circonstance que des informations fausses ou trompeuses aient été diffusées à cet égard présentait une gravité indéniable.
199. Dès lors, les amendes infligées aux requérants, bien que sévères, n’apparaissent pas disproportionnées par rapport à la conduite qui leur a été reprochée. À cet égard, la Cour observe que dans la fixation du montant des sanctions, la CONSOB a pris en considération la position occupée par les personnes concernées et l’existence d’un dol (paragraphe 27 ci-dessus) et que la cour d’appel a réduit les amendes infligées à trois des requérants (paragraphe 30 ci-dessus). Dès lors, on ne saurait considérer que les autorités internes ont appliqué les sanctions sans tenir compte des circonstances particulières de l’espèce ou que les requérants ont été contraints de supporter une charge excessive et exorbitante.
5. Conclusion
200. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les sanctions infligées aux requérants étaient « légales » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 et qu’elles s’analysaient en des mesures nécessaires pour assurer le paiement des amendes.
201. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE No 7
202. Les requérants s’estiment victimes d’une violation du principe ne bis in idem, tel que garanti par l’article 4 du Protocole no 7.
Cette disposition se lit ainsi :
« 1. Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet État.
2. Les dispositions du paragraphe précédent n’empêchent pas la réouverture du procès, conformément à la loi et à la procédure pénale de l’État concerné, si des faits nouveaux ou nouvellement révélés ou un vice fondamental dans la procédure précédente sont de nature à affecter le jugement intervenu.
3. Aucune dérogation n’est autorisée au présent article au titre de l’article 15 de la Convention. »
203. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
1. La réserve de l’Italie relative à l’article 4 du Protocole no 7
204. Le Gouvernement note que l’Italie a fait une déclaration selon laquelle les articles 2 à 4 du Protocole no 7 ne s’appliquent qu’aux infractions, aux procédures et aux décisions qualifiées de pénales par la loi italienne. Or, la loi italienne ne qualifie pas de pénales les infractions sanctionnées par la CONSOB. De plus, la déclaration de l’Italie serait similaire à celles faites par d’autres États (notamment, l’Allemagne, la France et le Portugal).
205. Les requérants rétorquent que l’article 4 du Protocole no 7, auquel aucune dérogation ne peut être faite au sens de l’article 15 de la Convention, concerne un droit relevant de l’ordre public européen. Selon eux, la déclaration faite par l’Italie lors du dépôt de l’instrument de ratification du Protocole no 7 n’aurait pas la portée d’une réserve au sens de l’article 57 de la Convention, qui n’autorise pas les réserves de caractère général. De plus, la déclaration litigieuse ne se rattache pas à « une loi » en vigueur au moment de sa formulation et ne renferme pas un « bref exposé » de cette loi. La déclaration en question serait donc sans incidence quant aux obligations assumées par l’Italie.
206. La Cour observe que le Gouvernement allègue avoir émis une réserve quant à l’application des articles 2 à 4 du Protocole no 7 (paragraphe 204 ci-dessus). Indépendamment de la question de l’applicabilité de cette réserve, la Cour doit examiner sa validité ; en d’autres termes, elle doit déterminer si la réserve satisfait aux exigences de l’article 57 de la Convention (Eisenstecken c. Autriche, no 29477/95, § 28, CEDH 2000-X).
Cette disposition est ainsi libellée :
« 1. Tout État peut, au moment de la signature de la (…) Convention ou du dépôt de son instrument de ratification, formuler une réserve au sujet d’une disposition particulière de la Convention, dans la mesure où une loi alors en vigueur sur son territoire n’est pas conforme à cette disposition. Les réserves de caractère général ne sont pas autorisées aux termes du présent article.
2. Toute réserve émise conformément au présent article comporte un bref exposé de la loi en cause. »
207. La Cour rappelle que, pour être valable, une réserve doit répondre aux conditions suivantes : 1) elle doit être faite au moment où la Convention ou ses Protocoles sont signés ou ratifiés ; 2) elle doit porter sur des lois déterminées en vigueur à l’époque de la ratification ; 3) elle ne doit pas revêtir un caractère général ; 4) elle doit comporter un bref exposé de la loi visée (Põder et autres c. Estonie (déc.), no 67723/01, CEDH 2005‑VIII, et Liepājnieks c. Lettonie (déc.), no 37586/06, § 45, 2 novembre 2010).
208. La Cour a eu l’occasion de préciser que l’article 57 § 1 de la Convention exige de la part des États contractants « précision et clarté », et qu’en leur demandant de soumettre un bref exposé de la loi en cause, cette disposition n’expose pas une « simple exigence de forme » mais édicte une « condition de fond » qui constitue « à la fois un élément de preuve et un facteur de sécurité juridique » (Belilos c. Suisse, 29 avril 1988, §§ 55 et 59, série A no 132 ; Weber c. Suisse, 22 mai 1990, § 38, série A no 177 ; et Eisenstecken, précité, § 24).
209. Par « réserve de caractère général », l’article 57 entend notamment une réserve rédigée en des termes trop vagues ou amples pour que l’on puisse en apprécier le sens et le champ d’application exacts. Le libellé de la déclaration doit permettre de mesurer au juste la portée de l’engagement de l’État contractant, en particulier quant aux catégories de litiges visés, et ne doit pas se prêter à différentes interprétations (Belilos, précité, § 55).
210. En l’espèce, la Cour relève l’absence dans la réserve en question d’un « bref exposé » de la loi ou des lois prétendument incompatibles avec l’article 4 du Protocole no 7. On peut déduire du libellé de la réserve que l’Italie a entendu exclure du champ d’application de cette disposition toutes les infractions et les procédures qui ne sont pas qualifiées de « pénales » par la loi italienne. Il n’empêche qu’une réserve qui n’invoque ni ne mentionne les dispositions spécifiques de l’ordre juridique italien excluant des infractions ou des procédures du champ d’application de l’article 4 du Protocole no 7, n’offre pas à un degré suffisant la garantie qu’elle ne va pas au-delà des dispositions explicitement écartées par l’État contractant (voir, mutatis mutandis, Chorherr c. Autriche, 25 août 1993, § 20, série A no 266‑B ; Gradinger c. Autriche, 23 octobre 1995, § 51, série A no 328‑C ; et Eisenstecken, précité, § 29 ; voir également, a contrario, Kozlova et Smirnova c. Lettonie (déc.), no 57381/00, CEDH 2001‑XI). À cet égard, la Cour rappelle que même des difficultés pratiques importantes dans l’indication et la description de toutes les dispositions concernées par la réserve ne sauraient justifier le non-respect des conditions édictées à l’article 57 de la Convention (Liepājnieks, decision précitée, § 54).
211. Par conséquent, la réserve invoquée par l’Italie ne satisfait pas aux exigences de l’article 57 § 2 de la Convention. Cette conclusion suffit à fonder l’invalidité de la réserve, sans qu’il s’impose de se pencher de surcroît sur le respect des autres conditions formulées dans l’article 57 (voir, mutatis mutandis, Eisenstecken, précité, § 30).
2. Autres motifs d’irrecevabilité
212. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Les requérants
213. Les requérants observent qu’ils ont subi une sanction pénale à la suite de la procédure devant la CONSOB, et qu’ils ont fait l’objet de poursuites pénales pour les mêmes faits.
214. Quant à la question de savoir si la procédure devant la CONSOB et la procédure pénale avaient trait à la même « infraction », les requérants rappellent les principes dégagés par la Grande Chambre dans l’affaire Sergueï Zolotoukhine c. Russie ([GC], no 14939/03, 10 février 2009), où la Cour a conclu qu’il est interdit de poursuivre une personne pour une seconde « infraction » pour autant que celle-ci a pour origine des faits identiques ou des faits qui sont en substance les mêmes. À leurs yeux, tel était de toute évidence le cas en l’espèce.
À cet égard, les requérants rappellent que si la CJUE a certes précisé que l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux ne s’opposait pas à ce qu’un État membre impose successivement, pour un seul et même ensemble de faits de non-respect d’obligations déclaratives dans le domaine de la taxe sur la valeur ajoutée, une sanction fiscale et une sanction pénale, c’est à la condition que la première sanction ne revête pas un caractère pénal (voir Åklagaren c. Hans Åkerberg Fransson, arrêt précité, point 1 du dispositif) ; or, selon eux, cette condition fait défaut en l’espèce, puisque nonobstant leur qualification formelle en droit italien, les sanctions prononcées par la CONSOB revêtiraient bien un caractère pénal au sens de la jurisprudence de la Cour.
b) Le Gouvernement
215. Se référant aux arguments développés sous l’angle de l’article 6 de la Convention, le Gouvernement soutient tout d’abord que la procédure devant la CONSOB ne portait pas sur une « accusation en matière pénale » et que la décision de la CONSOB n’était pas de nature « pénale ».
216. Par ailleurs, le droit de l’Union européenne a ouvertement autorisé le recours à une double sanction (administrative et pénale) dans le cadre de la lutte contre les conduites abusives sur les marchés financiers. Un tel recours constituerait une tradition constitutionnelle commune aux États membres, en particulier dans des domaines tels que la taxation, les politiques environnementales et la sûreté publique. Compte tenu de cela, et du fait que certains États n’ont pas ratifié le Protocole no 7 ou ont émis des déclarations à son propos, il serait permis de considérer que la Convention ne garantit pas le principe ne bis in idem de la même manière qu’elle le fait pour d’autres principes fondamentaux. Dès lors, il n’y aurait pas lieu d’estimer que l’imposition d’une sanction administrative définitive empêche l’ouverture de poursuites pénales. Le Gouvernement se réfère, sur ce point, à l’opinion exprimée devant la CJUE par l’avocat général dans ses conclusions du 12 juin 2012 sur l’affaire Åklagaren c. Hans Åkerberg Fransson, précitée.
217. En tout état de cause, la procédure pénale pendante contre les requérants ne concernerait pas la même infraction que celle qui a été sanctionnée par la CONSOB. En effet, il y aurait une différence claire entre les infractions prévues respectivement par les articles 187 ter et 185 du décret législatif no 58 de 1998, car seule la deuxième requiert l’existence d’un dol (une simple négligence n’étant pas suffisante) et de la capacité des informations fausses ou trompeuses diffusées à produire une altération significative des marchés financiers. Par ailleurs, seule la procédure pénale est susceptible de conduire à l’infliction de peines privatives de liberté. Le Gouvernement se réfère à l’affaire R.T. c. Suisse ((déc.), no 31982/96, 30 mai 2000), où la Cour a précisé que l’infliction de sanctions par deux autorités différentes (l’une administrative, l’autre pénale) n’est pas incompatible avec l’article 4 du Protocole no 7. À cet égard, la circonstance qu’une même conduite pourrait violer à la fois l’article 187 ter et l’article 185 du décret législatif no 58 de 1998 ne serait pas pertinente, car il s’agirait d’un cas typique de concours idéal d’infractions, caractérisé par la circonstance qu’un fait pénal unique se décompose en deux infractions distinctes (voir Oliveira c. Suisse, no 25711/94, § 26, 30 juillet 1998 ; Goktan c. France, no 33402/96, § 50, 2 juillet 2002 ; Gauthier c. France (déc.), no 61178/00, 24 juin 2003 ; et Ongun c. Turquie (déc.), no 15737/02, 10 octobre 2006).
218. Enfin, il convient de noter qu’afin d’assurer la proportionnalité de la peine aux faits reprochés, le juge pénal peut tenir compte de l’infliction préalable d’une sanction administrative, et décider de réduire la sanction pénale. Notamment, le montant de l’amende administrative est déduit de la peine pécuniaire pénale (article 187 terdecies du décret législatif no 58 de 1998) et les biens déjà saisis dans le cadre de la procédure administrative ne peuvent pas être confisqués.
2. Appréciation de la Cour
219. La Cour rappelle que dans l’affaire Sergueï Zolotoukhine (précité, § 82), la Grande Chambre a précisé que l’article 4 du Protocole no 7 doit être compris comme interdisant de poursuivre ou de juger une personne pour une seconde « infraction » pour autant que celle-ci a pour origine des faits qui sont en substance les mêmes.
220. La garantie consacrée à l’article 4 du Protocole no 7 entre en jeu lorsque de nouvelles poursuites sont engagées et que la décision antérieure d’acquittement ou de condamnation est déjà passée en force de chose jugée. À ce stade, les éléments du dossier comprendront forcément la décision par laquelle la première « procédure pénale » s’est terminée et la liste des accusations portées contre le requérant dans la nouvelle procédure. Normalement, ces pièces renfermeront un exposé des faits concernant l’infraction pour laquelle le requérant a déjà été jugé et un autre se rapportant à la seconde infraction dont il est accusé. Ces exposés constituent un utile point de départ pour l’examen par la Cour de la question de savoir si les faits des deux procédures sont identiques ou sont en substance les mêmes.
Peu importe quelles parties de ces nouvelles accusations sont finalement retenues ou écartées dans la procédure ultérieure, puisque l’article 4 du Protocole no 7 énonce une garantie contre de nouvelles poursuites ou le risque de nouvelles poursuites, et non l’interdiction d’une seconde condamnation ou d’un second acquittement (Sergueï Zolotoukhine, précité, § 83).
221. La Cour doit donc faire porter son examen sur les faits décrits dans ces exposés, qui constituent un ensemble de circonstances factuelles concrètes impliquant le même contrevenant et indissociablement liées entre elles dans le temps et l’espace, l’existence de ces circonstances devant être démontrée pour qu’une condamnation puisse être prononcée ou que des poursuites pénales puissent être engagées (Sergueï Zolotoukhine, précité, § 84).
222. Faisant application de ces principes en l’espèce, la Cour note tout d’abord qu’elle vient de conclure, sous l’angle de l’article 6 de la Convention, qu’il y avait bien lieu de considérer que la procédure devant la CONSOB portait sur une « accusation en matière pénale » contre les requérants (paragraphe 101 ci-dessus) et observe également que les condamnations infligées par la CONSOB et partiellement réduites par la cour d’appel ont acquis l’autorité de la chose jugée le 23 juin 2009, lors du prononcé des arrêts de la Cour de cassation (paragraphe 38 ci-dessus). À partir de ce moment, les requérants devaient donc être considérés comme ayant été « déjà condamnés en raison d’une infraction par un jugement définitif » au sens de l’article 4 du Protocole no 7.
223. En dépit de cela, les nouvelles poursuites pénales qui avaient entre-temps été ouvertes à leur encontre (paragraphes 39–40 ci-dessus) n’ont pas été arrêtées, et ont conduit au prononcé de jugements de première et deuxième instance.
224. Il reste à déterminer si ces nouvelles poursuites avaient pour origine des faits qui étaient en substance les mêmes que ceux ayant fait l’objet de la condamnation définitive. À cet égard, la Cour note que, contrairement à ce que semble affirmer le Gouvernement (paragraphe 217 ci-dessus), il ressort des principes énoncés dans l’affaire Sergueï Zolotoukhine précitée que la question à trancher n’est pas celle de savoir si les éléments constitutifs des infractions prévues par les articles 187 ter et 185 § 1 du décret législatif no 58 de 1998 sont ou non identiques, mais celle de déterminer si les faits reprochés aux requérants devant la CONSOB et devant les juridictions pénales se référaient à la même conduite.
225. Devant la CONSOB, les requérants étaient accusés, pour l’essentiel, de ne pas avoir mentionné dans les communiqués de presse du 24 août 2005 le projet visant à une renégociation du contrat d’equity swap avec Merrill Lynch International Ltd alors que ce projet existait déjà et se trouvait à un stade avancé de réalisation (paragraphes 20 et 21 ci-dessus). Ils ont ensuite été condamnés pour cela par la CONSOB et par la cour d’appel de Turin (paragraphes 27 et 35 ci-dessus).
226. Devant les juridictions pénales, les intéressés ont été accusés d’avoir déclaré, dans les mêmes communiqués, qu’Exor n’avait ni entamé ni étudié d’initiatives concernant l’échéance du contrat de financement, alors que l’accord modifiant l’equity swap avait déjà été examiné et conclu, information qui aurait été cachée afin d’éviter une probable chute du prix des actions FIAT (paragraphe 40 ci-dessus).
227. Aux yeux de la Cour, il s’agit clairement d’une seule et même conduite de la part des mêmes personnes à la même date. Par ailleurs, la cour d’appel de Turin elle-même, dans ses arrêts du 23 janvier 2008, a admis que les articles 187 ter et 185 § 1 du décret législatif no 58 de 1998 avaient pour objet la même conduite, à savoir la diffusion de fausses informations (paragraphe 34 ci-dessus). Il s’ensuit que les nouvelles poursuites concernaient une seconde « infraction » ayant pour origine des faits identiques à ceux qui avaient fait l’objet de la première condamnation définitive.
228. Ce constat suffit pour conclure à la violation de l’article 4 du Protocole no 7.
229. Par ailleurs, dans la mesure où le Gouvernement affirme que le droit de l’Union européenne aurait ouvertement autorisé le recours à une double sanction (administrative et pénale) dans le cadre de la lutte contre les conduites abusives sur les marchés financiers (paragraphe 216 ci-dessus), la Cour, tout en précisant que sa tâche n’est pas celle d’interpréter la jurisprudence de la CJUE, relève que dans son arrêt du 23 décembre 2009, rendu dans l’affaire Spector Photo Group, précité, la CJUE a indiqué que l’article 14 de la directive 2003/6 n’impose pas aux États membres de prévoir des sanctions pénales à l’encontre des auteurs d’opérations d’initiés, mais se limite à énoncer que ces États sont tenus de veiller à ce que des sanctions administratives soient appliquées à l’encontre des personnes responsables d’une violation des dispositions arrêtées en application de cette directive. Elle a également alerté les États sur le fait que de telles sanctions administratives étaient susceptibles, aux fins de l’application de la Convention, de se voir qualifiées de sanctions pénales (paragraphe 61 ci‑dessus). De plus, dans son arrêt Åklagaren c. Hans Åkerberg Fransson, précité, relatif au domaine de la taxe sur la valeur ajoutée, la CJUE a précisé qu’en vertu du principe ne bis in idem, un État ne peut imposer une double sanction (fiscale et pénale) pour les mêmes faits qu’à la condition que la première sanction ne revête pas un caractère pénal (paragraphe 92 ci‑dessus).
VI. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION
230. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
231. Dans ses parties pertinentes, l’article 46 de la Convention est ainsi libellé :
« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution (…) »
A. Indication de mesures générales et individuelles
1. Principes généraux
232. Tout arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard de l’article 46 de la Convention de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences, de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder à la partie lésée s’il y a lieu la satisfaction qui lui semble appropriée. Il en découle notamment que l’État défendeur reconnu responsable d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne (Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 47, CEDH 2004‑I ; Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 198, CEDH 2004‑II ; et Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 487, CEDH 2004-VII).
233. La Cour rappelle que ses arrêts ont un caractère déclaratoire pour l’essentiel et qu’en général c’est au premier chef à l’État en cause qu’il appartient de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (voir, entre autres, Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000-VIII ; Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2001-I ; et Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 210, CEDH 2005-IV). Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux États contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (Papamichalopoulos et autres c. Grèce (Article 50), 31 octobre 1995, § 34, série A no 330‑B).
234. Cependant, à titre exceptionnel, pour aider l’État défendeur à remplir ses obligations au titre de l’article 46, la Cour cherche à indiquer le type de mesures à prendre pour mettre un terme à la situation structurelle qu’elle constate. Dans ce contexte, elle peut formuler plusieurs options dont le choix et l’accomplissement restent à la discrétion de l’État concerné (voir, par exemple, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 194, CEDH 2004-V). Dans certains cas, il arrive que la nature même de la violation constatée n’offre pas réellement de choix parmi différentes sortes de mesures propres à y remédier, auquel cas la Cour peut décider de n’indiquer qu’une seule mesure de ce type (voir, par exemple, Assanidzé, précité, §§ 202 et 203 ; Alexanian c. Russie, no 46468/06, § 240, 22 décembre 2008 ; Fatullayev c. Azerbaïdjan, no 40984/07, §§ 176 et 177, 22 avril 2010 ; et Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, § 208, 9 janvier 2013).
2. Application de ces principes en l’espèce
235. Dans les circonstances particulières de la présente espèce, la Cour n’estime pas nécessaire d’indiquer des mesures générales que l’État devrait adopter pour l’exécution du présent arrêt.
236. Pour ce qui est, en revanche, des mesures individuelles, la Cour estime qu’en l’espèce, la nature même de la violation constatée n’offre pas réellement de choix parmi différentes sortes de mesures susceptibles d’y remédier.
237. Dans ces conditions, eu égard aux circonstances particulières de l’affaire et au besoin urgent de mettre fin à la violation de l’article 4 du Protocole no 7 (paragraphe 228 ci-dessus), la Cour estime qu’il incombe à l’État défendeur de veiller à ce que les nouvelles poursuites pénales ouvertes contre les requérants en violation de cette disposition et encore pendantes, à la date des dernières informations reçues, à l’égard de MM. Gabetti et Grande Stevens, soient clôturées dans les plus brefs délais et sans conséquences préjudiciables pour les requérants (voir, mutatis mutandis, Assanidzé, précité, § 203, et Oleksandr Volkov, précité, § 208).
B. Dommage
238. Au titre du préjudice matériel qu’ils auraient subi, les requérants demandent la restitution des sommes payées à la CONSOB à titre de sanction pécuniaire (pour un total de 16 000 000 EUR), augmentées des intérêts légaux. Ils demandent en outre une réparation pour préjudice moral – dont ils demandent à la Cour de fixer le montant en équité – et soulignent leur volonté de rétablir leur honorabilité professionnelle, gravement atteinte selon eux par la publication de leur condamnation dans le bulletin de la CONSOB et par le retentissement médiatique de leurs vicissitudes.
239. Le Gouvernement ne présente pas d’observations à ce sujet.
240. La Cour observe qu’elle vient de conclure à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention à cause de l’absence d’une audience publique devant la cour d’appel de Turin et de l’article 4 du Protocole no 7 en raison du fait que de nouvelles poursuites pénales ont été ouvertes après la condamnation définitive des requérants. Ces constats n’impliquent pas que les sanctions infligées par la CONSOB étaient en elles-mêmes contraires à la Convention ou à ses Protocoles. À cet égard, la Cour observe qu’elle a estimé qu’il n’y avait pas eu violation du droit au respect des biens des requérants, tels que garanti par l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 201 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre les violations constatées et le dommage matériel allégué et rejette la demande y afférente.
241. Pour ce qui est du préjudice moral lié à l’absence d’audience publique devant la cour d’appel de Turin et à l’ouverture de nouvelles poursuites envers les requérants, la Cour, statuant en équité, décide d’allouer 10 000 EUR à chacun des requérants à ce titre.
C. Frais et dépens
242. S’appuyant sur les notes de frais de leurs avocats, les requérants demandent également la somme totale de 20 638 980,69 EUR pour les frais et dépens engagés tant devant les juridictions internes que devant la Cour.
243. Le Gouvernement n’a pas présenté de commentaires à ce sujet.
244. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession, de sa jurisprudence et du fait que les requérants ont été contraints de se défendre au cours d’une procédure pénale entamée et poursuivie en violation de l’article 4 du Protocole no 7, la Cour estime raisonnable la somme de 40 000 EUR tous frais confondus et l’accorde aux requérants conjointement.
D. Intérêts moratoires
245. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, le restant des requêtes recevables ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 3 a) et c) à l’égard de M. Grande Stevens ;
4. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 4 du Protocole no 7 ;
6. Dit, à l’unanimité, que l’État défendeur doit veiller à ce que les nouvelles poursuites pénales ouvertes contre les requérants en violation de l’article 4 du Protocole no 7 et encore pendantes, à la date des dernières informations reçues, à l’égard de MM. Gabetti et Grande Stevens, soient clôturées dans les plus brefs délais (paragraphe 237 ci-dessus) ;
7. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i) 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à chaque requérant pour dommage moral ;
ii) 40 000 EUR (quarante mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, aux requérants conjointement pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
8. Rejette, par cinq voix contre deux, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 mars 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley NaismithIşıl Karakaş
GreffierPrésidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion commune en partie concordante et en partie dissidente des juges Karakaş et Pinto de Albuquerque.
A.I.K.
S.H.N.
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE DES JUGES KARAKAŞ ET
PINTO DE ALBUQUERQUE
1. Dans l’affaire Grande Stevens et autres, la Cour se trouve à nouveau confrontée au problème majeur du contrôle juridictionnel des sanctions administratives pécuniaires et non pécuniaires imposées par les autorités administratives italiennes[2]. L’importance de cette affaire tient non seulement à la complexité des différents défauts de procédure qui ont entaché tant la procédure administrative que la procédure judiciaire ayant abouti à l’imposition de sanctions administratives manifestement disproportionnées, mais encore au fait que par la suite, certains des requérants ont encore été poursuivis et sanctionnés dans le cadre d’une nouvelle procédure, pénale, pour les mêmes faits que ceux sur lesquels avait porté la procédure administrative. Compte tenu de ce que plusieurs autres juridictions européennes sont confrontées à problèmes similaires, on peut dire que la répercussion de cette affaire dépasse largement les limites du système juridique italien.
2. Nous sommes d’accord avec la majorité pour dire que l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention) dans son volet pénal est applicable à la procédure administrative et à la procédure judiciaire prévues par l’article 187 septis du TUF (Testo unico delle disposizioni in materia di intermediazione finanziaria, texte consolidé des dispositions relatives à l’intermédiation financière) et l’article 23 de la loi no 689 du 24 novembre 1981 ainsi qu’aux peines imposées subséquemment en vertu de l’article 187 ter du TUF ; que la procédure administrative menée devant la CONSOB (Commissione Nazionale per le Società e la Borsa, Commission nationale des sociétés et de la bourse) n’a pas été équitable ; et que la procédure menée devant la cour d’appel et la Cour de cassation n’a pas remédié à ce défaut d’équité. En revanche, contrairement à la majorité, nous considérons que la conclusion selon laquelle les requérants n’ont disposé d’aucun recours effectif devant les juridictions internes ne découle pas seulement du fait que la cour d’appel n’a pas tenu d’audience publique. Nous estimons que le cœur de la violation de l’article 6 réside dans le fait qu’il n’y a pas eu d’examen contradictoire des témoignages contestés et que les requérants n’ont pas été entendus dans le cadre d’une audience tenue devant un tribunal.
3. Nous ne partageons pas non plus l’avis de la majorité en ce qui concerne la légalité et la proportionnalité des peines imposées par la cour d’appel et confirmées par la Cour de cassation et le montant de la satisfaction équitable fixée par la Cour européenne des droits de l’homme (la Cour). Enfin, le juge Pinto de Albuquerque trouve aussi que la modification de l’accusation par la cour d’appel n’est pas compatible avec la Convention.
Le caractère inéquitable de la procédure menée devant la CONSOB
4. Les requérants ont été jugés coupables de l’infraction administrative de manipulation du marché. Cette infraction est prévue à l’article 187 ter du TUF et passible de sanctions qui sont fixées en vertu d’une procédure définie aux articles 187 septis du TUF et 23 de la loi no 689 du 24 novembre 1981. La procédure menée devant la CONSOB n’est pas équitable au regard des normes posées par l’article 6 de la Convention[3].
5. Selon l’article 2 de la résolution no 15086 de la CONSOB en date du 21 juin 2005, la procédure répressive commence par la communication officielle à l’intéressé de l’infraction dont il est soupçonné (la formale contestazione degli addebiti) sur la base d’éléments résultant de l’activité de supervision de l’institution. Soit ex officio soit à l’issue d’un signalement opéré par une autre autorité publique nationale ou étrangère ou d’une dénonciation faite par un particulier, la CONSOB peut entamer une procédure secrète de pré-enquête (fase pre-istruttoria), pendant laquelle la personne contrôlée peut être soumise aux pouvoirs énoncés à l’article 187 octies du TUF. Cette phase de pré-enquête n’étant pas limitée dans le temps, aucune frontière claire n’est établie entre la fonction générale de supervision de la CONSOB et sa fonction répressive, le risque étant que ce flou entre ses différentes fonctions ne soit instrumentalisé dans le but de tirer avantage des obligations juridiques d’information, de communication de documents et de coopération avec la CONSOB en tant qu’organe de supervision du marché qui incombent à la personne contrôlée. Dans le cadre de la procédure répressive, il y a une séparation formelle et organique entre le Ufficio Insider Trading (bureau de la répression des délits d’initié), qui est compétent pour engager des poursuites contre la personne soupçonnée et pour apprécier les écrits qu’elle présente pour sa défense, le Ufficio Sanzioni Amministrative (bureau des sanctions administratives), qui est compétent pour l’enquête et le rapport final établissant la mise en accusation formelle et proposant un montant pour les sanctions à infliger, et la CONSOB en tant que commission, qui est compétente pour rendre la décision administrative définitive. Cependant, cette séparation formelle et organique ne garantit pas la séparation effective entre les fonctions de poursuite et les fonctions de jugement exigée par l’article 187 septies no 2 du TUF lui-même, et ce pour quatre raisons. Premièrement, le président de la CONSOB est chargé de superviser l’enquête préliminaire et de donner des instructions sur le fonctionnement des bureaux ainsi que des directives pour leur coordination[4]. Deuxièmement, il participe directement à l’exercice des pouvoirs d’inspection les plus importants et des autres pouvoirs d’enquête conférés à la CONSOB par les articles 115 et 187 octies du TUF, sur proposition des directions compétentes[5]. Troisièmement, la CONSOB en tant que commission peut exercer des pouvoirs d’enquête extrêmement invasifs, par exemple saisir des biens[6]. Quatrièmement, la décision de la CONSOB peut être motivée per relationem, par référence aux précédents actes de procédure[7], et peut même être prise par consentement tacite des membres de la commission[8]. Toutes choses considérées, la CONSOB en tant que commission est très loin d’être un organe impartial indépendant des services d’enquête et de poursuite du bureau de la répression des délits d’initié et du bureau des sanctions administratives. À ce défaut systémique fondamental de la procédure administrative vient s’ajouter une grave inégalité entre les parties.
6. Il est vrai que le bureau de la répression des délits d’initié a exprimé son avis dans un rapport (relazione istruttoria) du 13 septembre 2006 et dans une note complémentaire du 19 octobre 2006 qui ont l’un et l’autre été communiqués aux requérants, et que le délai de 30 jours imparti pour répondre à la note complémentaire était raisonnable. Mais le fait est qu’il n’y a pas eu de contre-interrogatoire des témoins qu’il a entendus. De plus, à l’exception de M. Stevens, les requérants n’ont pas été interrogés. Le bureau des sanctions administratives a quant à lui adopté l’acte final d’accusation le 19 janvier 2007, mais cet acte n’a pas été notifié aux requérants[9]. La CONSOB a adopté sa décision le 9 février 2007. Les requérants avaient certes été avertis de ses délibérations, mais ils n’avaient pas pu lui présenter leurs arguments. De plus, la décision a été adoptée à l’issue d’une réunion tenue à huis clos avec un employé du bureau des sanctions administratives, réunion à laquelle les requérants n’ont pas pu assister et dont ils n’ont pas pu obtenir le procès-verbal. Seule l’accusation a eu le droit à la parole devant la CONSOB, les requérants n’ont pas pu s’exprimer devant elle[10].
7. La raison au caractère inquisitoire et inégalitaire de cette procédure est la suivante : selon la Cour de cassation, les articles 24 (diritto di difesa, droits de la défense) et 111 (giusto processo, procédure régulière) de la constitution italienne ne s’appliquent pas au stade administratif de la procédure répressive, et le « droit de débattre pendant la procédure ne s’applique pas à la sanction ni à ses critères de qualification »[11]. C’est ce qui permet aux résolutions de la CONSOB no 12697 du 2 août 2000 et no 15086 du 21 juin 2005 de ne pas respecter ces garanties constitutionnelles, en particulier celles qui imposent un contre-interrogatoire des témoins à charge devant un tribunal et la comparution des témoins de la défense dans les mêmes conditions que les témoins de l’accusation. En bref, l’intention louable qui animait le législateur italien lorsqu’il a adopté la nouvelle version de l’article 187 septies no 2 du TUF en 2005 a été détournée en pratique tant par la jurisprudence que par les décisions administratives. La succession de deux stades de communication de pièces écrites pour la défense, devant le bureau de la répression des délits d’initié puis devant le bureau des sanctions administratives, n’apporte pas de réelle valeur ajoutée à la procédure et ne compense pas le fait que la présentation et l’examen des éléments de preuve ne sont pas réellement contradictoires et qu’il y a une inégalité des armes entre les parties.
Le défaut de contrôle juridictionnel effectif de la décision
de la CONSOB
8. Le contrôle juridictionnel des décisions d’imposition de sanctions administratives prises par la CONSOB passait d’abord par un recours introduit devant la cour d’appel sur le fondement de l’article 187 septies no 6 du TUF et de l’article 23 de la loi 689/1981 et un recours porté devant la Cour de cassation en vertu de l’article 360 du code de procédure civile (CPC). Ces articles ont ensuite été abrogés par le nouveau CPA (Codice del Processo Amministrativo, code de procédure administrative) approuvé par le décret législatif no 104 du 2 juillet 2010. Le nouvel article 133 § 1 l) du CPA conférait au juge administratif une compétence exclusive (giurisdizione esclusiva) en ce qui concernait les procédures répressives (provvedimenti sanzionatori) de la CONSOB, et le nouvel article 134 § 1 c) du même code incluait les litiges relatifs aux sanctions pécuniaires (sanzioni pecuniarie) dans la portée de cette compétence exclusive, l’examen s’étendant au fond (cognizione estesa al merito), c’est-à-dire qu’en vertu de ces dispositions, le juge administratif ne contrôlait pas seulement la régularité de l’action administrative, mais aussi son opportunité, son adéquation, son utilité et son équité (opportunità, convenienza, utilità ed equità). Dans son arrêt no 162 du 27 juin 2012, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnelles ces dispositions du décret législatif 104/2010, et la compétence du juge civil (giudice ordinario), c’est-à-dire de la cour d’appel, a été rétablie pour les procédures répressives de la CONSOB[12].
9. En vertu de l’article 187 septies no 6 du TUF combiné avec l’article 23 de la loi 689/1981, qui étaient applicables au cas d’espèce, la cour d’appel peut, même de son propre chef, déterminer les éléments de preuve qu’elle estime nécessaires et convoquer des témoins, annuler en tout ou en partie la décision contestée ou la réformer, même par seule référence au montant des sanctions, et entendre l’appelant en personne en audience. En termes clairs, cela signifie qu’elle a le pouvoir non seulement de contrôler la décision contestée, mais encore de réexaminer l’affaire tota re perspecta, c’est-à-dire de réexaminer toute la question à la lumière des points de droit et de fait soulevés par les appelants[13].
10. Dans l’exercice des pouvoirs de contrôle que lui confèrent l’article 187 septies no 6 du TUF et l’article 23 de la loi 689/1981, la cour d’appel ne connaît qu’une limite : l’interdiction de la reformatio in pejus[14]. Par ailleurs, les sanctions administratives pécuniaires et autres prononcées par la CONSOB doivent dépendre de la « gravité de l’infraction » (gravità della violazione) et tenir compte d’une « éventuelle récidive » (eventuale recidiva) de l’auteur de l’infraction, c’est-à-dire qu’elles sont liées à des critères que l’on ne saurait considérer comme l’expression d’un pouvoir administratif discrétionnaire[15]. Ces mêmes critères sont contraignants pour la juridiction d’appel lorsqu’elle contrôle les décisions d’imposition de sanctions administratives prises par la CONSOB.
11. Or le fait est que la cour d’appel a renoncé en l’espèce à exercer ses pouvoirs de réexamen. Cela ressort très clairement d’une lecture attentive du dossier et en particulier des cinq arrêts qu’elle a rendus dans l’affaire. En fait, la cour d’appel a rejeté les recours sur la base des éléments du dossier d’accusation réunis par l’organe administratif alors que ces éléments avaient été recueillis en secret et en l’absence de confrontation contradictoire des témoins, et qu’aussi bien leur pertinence objective que leur pertinence subjective étaient contestées. Elle s’est satisfaite des déclarations écrites des appelants et des éléments écrits de l’accusation. Et ce fut tout ! Elle n’a pas entendu de témoins, elle n’a interrogé aucun des requérants, elle n’a pas sollicité d’expertises. Au lieu de cela, elle a utilisé comme principales preuves pour fonder la condamnation des requérants les dépositions des témoins Claudio Salini, responsable du bureau de contrôle des marchés, et Antonio Rosati, directeur général de la CONSOB, dépositions qu’elle a même retranscrites dans ses arrêts au mot près[16]. Pour le dire en jargon juridique, la cour d’appel a fait ni plus ni moins qu’une simple reformatio (réforme) de la cohérence logique de la décision contestée, évitant de procéder à un réel revisio (réexamen) de l’affaire.
12. Pourtant, les appelants avaient demandé à ce que leur affaire soit pleinement réexaminée, et MM. Stevens et Marrone avaient même demandé à ce que la cour d’appel entende sur les faits de la cause des témoins précis[17]. Il est évident que les faits sur lesquels ils souhaitaient que ces témoins soient entendus étaient ceux mentionnés dans les dépositions écrites que ceux-ci avaient précédemment signées au stade non judiciaire de la procédure. Il est encore plus évident qu’ils s’attendaient à ce que ce soit la cour d’appel qui recueille ces témoignages, comme elle pouvait le faire dans l’exercice des pouvoirs que lui conféraient la loi soit à la demande des appelants soit de son propre chef, et sans même préciser quels étaient les éléments à prouver. Le fait que les appelants aient prié la cour d’appel d’entendre les témoins si elle le jugeait « nécessaire » (ove occorresse) ou si les preuves documentaires étaient « éventuellement insuffisantes ou inutilisables » (eventuale insufficienza o inutilizzabilità dei documenti) ne modifie évidemment pas leur intention ni la nature de leur demande. En fait, ils ont simplement repris dans leurs demandes d’istanze istruttorie les termes de la loi elle-même, selon lesquels il appartenait au juge de déterminer les preuves qu’il jugerait « nécessaires » aux fins de statuer sur l’affaire et d’éprouver la version des faits avancée par les appelants[18].
13. Il était essentiel de procéder à un contre-interrogatoire des témoins devant un tribunal, car leurs versions respectives sur la manière dont les faits avaient évolué entre avril et août 2005 présentaient de graves contradictions. Il était crucial aussi que les requérants soient interrogés par un juge, compte tenu du fait que leur propre intention de tromper était en cause[19]. En d’autres termes, il était d’une importance capitale de déterminer si la CONSOB avait connaissance de la solution juridique élaborée par M. Stevens et n’avait pas jugé nécessaire de la rendre publique étant donné sa nature embryonnaire, incertaine et conditionnelle et afin d’éviter un impact artificiel sur un marché déjà très instable. Si cette version des faits avait été confirmée, il serait apparu que la conduite de la CONSOB avait créé les circonstances de la commission de l’infraction elle-même et qu’ainsi la commission avait piégé les requérants puis les avait sanctionnés pour ce qu’elle savait n’être encore qu’une pure intention au moment des faits (cogitatio poenam nemo patitur). Ce n’est pas, comme la majorité semble le dire, le seul fait qu’une formalité (la tenue d’une audience publique) n’ait pas été respectée qui est frappant dans cette affaire. C’est bien plus que cela. Ce qui est réellement choquant, c’est l’absence totale d’examen contradictoire dans le cadre d’une audience devant un tribunal des éléments de preuve contestés, qui portaient sur des faits cruciaux.
La cour d’appel a accepté et avalisé sans réserve les témoignages recueillis par l’organe d’accusation sans laisser aux requérants la possibilité de procéder à un réel contre-interrogatoire des témoins sur les faits de la cause[20]. Bien que ces défaillances aient été soulevées devant la Cour de cassation, celle-ci n’y a pas remédié, rejetant pour tardiveté les griefs procéduraux, et déclarant qu’en tout état de cause l’ensemble de la procédure sanctionnée par la résolution no 15608 de la CONSOB était absolument propre à assurer le respect des principes du procès équitable.
14. L’importance de soumettre les témoins à un contre-interrogatoire devant un tribunal ne peut être et n’aurait pas dû être sous-estimée dans une procédure de sanctions pouvant aboutir à l’infliction d’amendes de plusieurs millions d’euros et de peines non pécuniaires susceptibles de nuire pour toujours à la carrière des condamnés, voire de l’anéantir définitivement. La Cour a elle-même souligné dans des cas bien moins graves la nécessité pour les juridictions de deuxième instance d’éprouver la solidité des témoignages à charge et à décharge dans le cadre d’un débat public mené devant un juge[21]. Cela vaut a fortiori pour les interrogatoires d’appelants, dont elle a reconnu la nécessité, même en deuxième instance, en particulier lorsqu’est en cause l’élément subjectif de l’infraction[22]. En l’espèce, les juridictions internes n’ont pas respecté ces normes énoncées par la Cour.
La modification de l’accusation par la cour d’appel au détriment de l’appelant[23]
15. M. Stevens se plaint de ce que la cour d’appel ait modifié l’accusation dont il faisait l’objet. À juste titre. Pour accuser quelqu’un d’avoir commis l’infraction prévue par l’article 187 ter du TUF (infraction administrative de manipulation du marché), il ne suffit pas de dire en termes généraux qu’il a participé à la propagation de fausses nouvelles. Cela reviendrait simplement à répéter le libellé de la disposition de loi. L’accusation doit préciser quels sont les faits qui relèvent de cette qualification. Pour le dire en termes techniques, elle doit décrire, avec le degré d’exactitude nécessaire, comment, quand, où et par quels moyens l’accusé a participé à la commission de l’infraction. En l’espèce, la CONSOB avait accusé M. Stevens d’avoir participé à la décision de propager des informations supposément fausses en tant qu’« administrateur d’IFIL », ce qui s’est révélé faux. Pour éviter d’avoir à prononcer une relaxe, la cour d’appel a alors modifié l’objet de l’accusation, imputant à l’appelant un fait différent : il aurait participé à la commission de l’infraction en tant qu’avocat dans le cadre de son activité de conseil. Cette modification de l’accusation par la cour d’appel au détriment de l’appelant est inadmissible.
16. Selon l’article 23 de la loi 689/1981, la cour d’appel a le pouvoir de modifier la décision contestée tant en ce qui concerne les points de droit que pour ce qui est des points de fait. Mais ce pouvoir a clairement des limites intrinsèques.
En vertu du principe de l’interdiction de la reformatio in pejus, le contrôle juridictionnel ne peut modifier la décision contestée qu’en faveur de l’appelant ; il ne peut être détourné au détriment de celui-ci. De plus, si les principes généraux de la « correspondance entre l’accusation et la condamnation » (corrispondenza tra contestazione e condanna)[24] et de la séparation des fonctions de poursuite et de jugement[25] sont applicables aux procédures administratives, ils le sont a fortiori pour une procédure judiciaire devant une cour d’appel. La cour d’appel assumerait elle-même le rôle d’organe de poursuites si elle introduisait dans l’accusation de nouveaux faits au détriment de l’appelant. Or c’est exactement ce qu’a fait la cour d’appel de Turin en l’espèce.
17. Un dernier contre-argument doit être exposé. Le raisonnement consistant à dire que le fait nouveau est « une qualité juridique sans pertinence » et pouvait donc être ajouté à l’accusation est erroné et peut être écarté pour trois raisons. Premièrement, dans sa décision, la CONSOB avait aggravé la peine de M. Stevens parce qu’elle avait considéré qu’il faisait partie des administrateurs (amministratore) d’IFIL Investments spa.[26]. Deuxièmement, la qualité juridique en laquelle M. Stevens agissait fait toute la différence, car elle détermine s’il était l’auteur principal de l’infraction, qui avait le pouvoir de prendre la décision de diffuser les informations en cause, ou s’il n’en était qu’un simple complice, qui n’avait que le pouvoir de donner un avis juridique à ceux qui étaient responsables de la prise de cette décision. En modifiant cette qualité, la cour d’appel a modifié un élément essentiel de l’accusation, manifestement pertinent pour l’appréciation de la culpabilité objective et subjective M. Stevens, et ce sans le consentement de l’intéressé[27]. Troisièmement, ce fait nouveau était pertinent aussi du point de vue de la responsabilité des personnes morales impliquées dans la procédure, étant donné que si M. Stevens était l’un des administrateurs d’IFIL Investments spa., la responsabilité de l’entreprise au regard de l’article 187 quinquies du TUF était engagée.
Le caractère illégal et disproportionné des amendes et des sanctions non pécuniaires infligées aux requérants
18. Les requérants soutiennent que les peines pécuniaires et non pécuniaires qui leur ont été infligées n’étaient ni légales ni proportionnées. En vertu de l’article 187 ter du TUF, les sanctions pécuniaires applicables à l’infraction administrative de manipulation du marché pouvaient aller jusqu’à cinq millions d’euros[28], et être portées à trois fois voire dix fois le montant du produit ou du bénéfice de l’infraction, compte tenu de la situation personnelle de la personne reconnue coupable, de l’ampleur dudit produit ou bénéfice, ou des effets produits sur le marché. Si le fait que la sanction imposée pour une infraction administrative suive le montant du produit ou du bénéfice de l’infraction sans qu’aucun plafond ne soit fixé pour le montant de l’amende pose déjà en soi un problème au regard du principe nulla poena sine legge stricta consacré par l’article 7 de la Convention, les proportions extrêmement importantes dans lesquelles l’article 187 ter no 5 du TUF permet d’augmenter le montant de l’amende sont encore plus problématiques[29]. En tout état de cause, les sanctions imposées concrètement en l’espèce n’étaient ni légales ni proportionnées.
19. Les sanctions infligées aux requérants étaient irrégulières en ce que les procédures administrative et judiciaire qui y avaient abouti étaient entachées de très graves défaillances. Prétendre que ces manquements n’ont pas réellement porté atteinte ab imo à l’exercice par les requérants des droits de la défense et supposer qu’aucun vice de procédure n’aurait pu avoir d’incidence sur la décision d’infliction de sanctions, dans la mesure où cette décision était une conséquence nécessaire de la détermination de l’infraction, est une grave pétition de principe, fondée sur la présomption inadmissible qu’une procédure équitable n’aurait pas abouti à un résultat différent et, en définitive, que la culpabilité d’un individu peut être déterminée par une procédure inquisitoire et inégalitaire.
20. En outre, les sanctions pécuniaires imposées par la cour d’appel sont disproportionnées : M. Gabetti, qui était le président des entreprises commerciales IFIL Investments spa. et Giovanni Agneli & C. et qui avait pris la décision de diffuser les communiqués de presse, s’est vu infliger une sanction inférieure à celle imposée à M. Stevens, l’avocat qui n’avait aucun pouvoir de décision mais qui n’avait agi qu’en tant que conseil[30]. Ainsi, la cour d’appel a condamné l’administrateur qui avait pris la décision à payer une amende d’un montant d’un million deux cent mille euros (un million d’euros pour sa conduite en tant que représentant d’IFIL spa. et 200 000 euros pour sa conduite en tant que représentant de Giovanni Agnelli & C.), et l’avocat qui n’avait eu qu’un rôle consultatif, et dont l’opinion pouvait être écartée par l’administrateur, à plus du double, soit trois millions d’euros. En d’autres termes, la sanction pécuniaire infligée au complice était bien plus lourde que celle infligée à l’auteur principal !
21. La même critique s’applique aux peines non pécuniaires. M. Stevens s’est vu infliger quatre mois d’interdiction d’exercer, de même que M. Gabetti. Ainsi, le complice qui a donné un avis non contraignant et l’auteur principal qui a pris la décision ont été condamnés aux mêmes sanctions non pécuniaires, comme si leurs responsabilités professionnelles respectives avaient été de même niveau !
22. Le caractère disproportionné des peines que la cour d’appel a infligées respectivement à M. Gabetti et à M. Stevens n’est pas seulement flagrant lorsqu’on compare ces peines entre elles. Il ressort aussi du fait, incompréhensible, que la cour d’appel a infligé à M. Stevens la même peine de trois millions d’euros que celle prononcée par la CONSOB alors que la commission avait considéré l’intéressé comme un administrateur d’IFIL Investments spa. tandis que la cour d’appel a reconnu qu’il n’était qu’un avocat qui n’exerçait pas de pouvoirs de direction. Ainsi, bien qu’elle ait imputé à M. Stevens une responsabilité d’un niveau inférieur, le faisant passer d’auteur principal à complice de l’infraction, la cour d’appel a maintenu exactement la même peine que celle que lui avait infligée la CONSOB. En substance, elle a donc procédé à une forme déguisée de reformatio in pejus au détriment de l’appelant. Il n’a pas été avancé de raison plausible à l’appui de cette sévérité.
23. Les sanctions infligées à M. Marrone étaient elles aussi infondées, puisque, comme l’a établi la Cour de cassation dans un arrêt définitif du 20 juin 2012, il n’avait même pas participé au processus incriminé de propagation de nouvelles supposément fausses.
24. Enfin, IFIL Investments a été condamnée à payer une amende d’un million d’euros pour l’infraction commise par M. Gabetti, et Giovanni Agnelli & C. une amende de 600 000 euros pour les infractions commises par M. Gabetti et M. Marrone. En vertu de l’article 187 quinquies du TUF, la responsabilité administrative des personnes morales n’est pas plafonnée, car elle dépend du nombre de personnes physiques qui ont commis l’infraction au nom de la personne morale. On peine alors à comprendre qu’une peine sanctionnant la diffusion d’informations supposément fausses par une seule personne physique puisse s’élever à près du double d’une peine sanctionnant la diffusion des mêmes informations par la même personne avec la participation d’une autre personne physique. De plus, la CONSOB a aussi ordonné, et cela a été confirmé par la cour d’appel, que les
deux entreprises s’acquittent des sanctions infligées aux personnes dépendant d’elles, au titre de leur responsabilité solidaire en vertu de l’article 6 § 3 de la loi 689/1981. Selon la jurisprudence constante de la Cour de cassation, l’article 187 quinquies du TUF et l’article 6 de la loi no 689/1981 peuvent être appliqués à la même personne morale pour les mêmes faits, car le premier concerne la « responsabilité administrative directe de la personne morale » tandis que le deuxième est un « cas spécial de dette sans faute (debt without responsibility), l’entité étant responsable de la violation commise par l’un de ses organes internes et directement responsable en tant qu’adiectus solutionis causa ». En outre, les deux entreprises ont aussi été accusées d’une infraction « administrative » supplémentaire en vertu de l’article 25 sixies du décret législatif no 231 du 8 juin 2001. En termes pratiques, elles auraient pu devoir payer pour les mêmes faits trois amendes différentes d’un montant colossal. Dans sa structure conceptuelle même, ce système de sanctions remet en question à l’égard des personnes morales les droits garantis par les articles 1 du Protocole 1 et 7 de la Convention. Dans le cadre de la présente opinion, nous nous contenterons d’observer qu’IFIL Investments spa. et Giovanni Agnelli & C. ont été relaxées par l’arrêt de la cour d’appel du 28 février 2013 et que cet arrêt est définitif sur ce point. Les juges ont en effet conclu qu’il ne pouvait être imputé à ces entreprises commerciales aucune conduite illégale, encore moins une infraction « administrative ». À la lumière de l’article 187 quinquies no 4 du TUF, les moyens de défense d’IFIL Investments spa. et de Giovanni Agnelli & C., qui ont été suffisants pour convaincre les juges de leur absence de responsabilité « administrative » au regard de l’article 6 du décret législatif no 231 du 8 juin 2001, devraient aussi être considérés comme suffisants pour exclure la responsabilité « administrative » de ces mêmes personnes morales au regard de l’article 187 quinquies du TUF.
Le caractère limité de l’effet ne bis in idem d’une condamnation définitive à une sanction administrative
25. La directive 2003/6/CE sur l’abus de marché a mis en place un cadre complet d’interdictions et de sanctions en matière de délits d’initié et de pratiques de manipulation du marché. Elle impose aux États membres de prévoir des sanctions administratives impératives, sans préjudice de leur
droit d’imposer des sanctions pénales supplémentaires[31].
26. Cette directive a été mise en œuvre en Italie par les dispositions contenues au Titre I bis du chapitre V du TUF. Les articles 185, 187 ter et 187 duodecies du TUF établissent un « système à double voie » (doppio binario) pour la sanction des personnes physiques, en vertu duquel sont menées à la fois une procédure pénale et une procédure administrative, pour les « mêmes faits ». Les sanctions administratives sont fixées « sans préjudice des sanctions pénales applicables si l’acte en cause est constitutif d’une infraction pénale » (salve le sanzioni penali quando il fatto costituisce reato). De plus, la procédure administrative et la procédure de contrôle juridictionnel de cette procédure ne sont pas suspendues lorsqu’une procédure pénale est en cours « pour les mêmes faits ou pour des faits dont la définition de l’affaire dépend » (avente ad oggetto i medesimi fatti o fatti dal cui accertamento dipende la relative definizione). Ce « système à double voie » s’applique aussi aux personnes morales, qui peuvent se voir infliger des sanctions administratives pour les mêmes faits en vertu des articles 187 quinquies du TUF et 25 sexies du décret législatif no 231 du 8 juin 2001[32]. Ce système de sanctions à double voie viole le principe ne bis in idem, tant dans sa conception dogmatique que dans son application actuelle[33].
27. Selon la Cour de cassation, l’article 185 vise un « simple comportement illicite » (illecito di mera condotta), apprécié au moyen d’une évaluation ex ante des conséquences que la diffusion d’informations véridiques aurait pu avoir sur le marché, et non un « fait illicite » (illecito di evento), apprécié sur la base d’une évaluation ex post de la situation réelle du marché après la diffusion des communiqués de presse[34]. Le Gouvernement a poussé plus avant encore ce raisonnement de la Cour de cassation, ajoutant que l’infraction pénale prévue à l’article 185 du TUF était une « infraction de risque réel » (reato di pericolo concreto) – ce qui signifie qu’il faut établir que la diffusion de fausses informations a causé un risque réel que le prix d’un instrument financier donné soit modifié, même si aucun impact réel sur le prix de cet instrument financier n’est requis pour que l’infraction soit constituée – tandis que l’infraction administrative prévue à l’article 187 ter du TUF était une « infraction de risque abstrait » (reato di pericolo astratto), qui incluait donc toute conduite pouvant théoriquement influencer les choix des investisseurs, indépendamment du point de savoir si des informations fausses ou trompeuses avaient effectivement abouti à des choix d’investissement qui autrement n’auraient pas été faits en ce sens.
28. Pour que le même fait illicite ne soit pas puni deux fois (bis in idem), le système italien comprend deux garanties : le « principe de spécialité » (principio di specialità), prévu à l’article 9 de la loi 689/1981[35], et le principe de déduction de la peine administrative de la peine pénale, posé à l’article 187 terdecies du TUF. Ces deux garanties ne sont toutefois pas suffisantes, comme la présente affaire le démontre. Bien que la procédure pénale et la procédure administrative aient porté exactement sur la même situation, la Cour de cassation et la cour d’appel de Turin ont, de manière répétée mais non convaincante, déclaré que le principe de spécialité ne s’appliquait pas à elles. L’infraction pénale prévue à l’article 185 et l’infraction administrative prévue à l’article 187 ter sont l’une comme l’autre des infractions découlant d’une conduite, qui protègent le même « bien juridique » (bene giuridico), à savoir la transparence du marché. La différence entre l’une et l’autre est que la première est une « infraction de risque réel » et la seconde une « infraction de risque abstrait ». Il est donc évident que le principe de spécialité s’appliquait : la disposition relative à un risque réel constituant la disposition spéciale par rapport à celle qui concernait un risque abstrait de préjudice porté au même « bien juridique », la procédure pénale devait prévaloir sur la procédure administrative, et l’exclure. Non seulement l’accumulation matérielle de sanctions pénales et administratives surcharge l’État en lui faisant supporter deux enquêtes autonomes, avec le risque que les conclusions posées sur les mêmes faits soient différentes, mais encore elle porte clairement atteinte au principe de spécialité.
29. Même à supposer, pour les besoins de la discussion, que le principe de spécialité ne se soit pas appliqué, le fait demeure que le système italien de doppio binario n’interdit pas l’ouverture d’une procédure pénale in idem après l’adoption d’une décision définitive de condamnation pour infractions administratives par la juridiction de contrôle compétente. Or l’article 2 du Protocole no 7 prohibe aussi la « double poursuite » pour les mêmes faits. Une procédure pénale ne peut donc pas être ouverte pour les mêmes faits que ceux à l’égard desquels une décision administrative a été définitivement confirmée par les tribunaux, acquérant ainsi force de chose jugée. Le système italien n’apporte pas cette garantie en droit, et il ne l’a pas apportée en pratique dans le cas concret des requérants[36].
Le caractère insuffisant de la satisfaction équitable octroyée par la Cour
30. Les graves défaillances de la procédure administrative et de la procédure judiciaire mentionnées ci-dessus et le caractère par conséquent illégal et disproportionné des sanctions appliquées aux requérants appellent une réparation complète et urgente. Comment des amendes aussi colossales, de plusieurs millions d’euros, peuvent-elles être maintenues malgré la présence de violations aussi graves des droits procéduraux et matériels des requérants ? Il devrait y avoir un nouveau procès, conforme à l’article 23 de la loi 689/1981, si les infractions administratives ne sont pas déjà prescrites.
31. De plus, la justice commande dans cette affaire d’indemniser les requérants. Ils ont subi un préjudice grave, tant financier que moral : ils ont déjà payé des amendes colossales, et ils ont été empêchés d’exercer leur activité professionnelle pendant très longtemps. Le montant de l’indemnité fixée par la Cour en l’espèce est clairement insuffisant pour réparer ce préjudice. Au minimum, il aurait fallu ordonner la restitution aux requérants des sommes qu’ils ont versées à titre d’amende.
32. Par ailleurs, les procédures pénales qui sont toujours pendantes devraient être closes immédiatement, et les accusés dans ces procédures – M. Gabetti et M. Stevens – dégagés de toute responsabilité pénale. Dans les circonstances particulières de l’affaire, aucune autre mesure ne peut redresser l’injustice qu’ont subie les requérants du fait de l’ouverture d’une procédure pénale en plus de l’infliction d’une peine administrative injuste et excessive.
Conclusion
33. Les États européens sont confrontés à un dilemme. Pour assurer l’intégrité des marchés européens et relancer la confiance des investisseurs dans ces marchés, ils ont créé des infractions administratives de portée très large basées sur le comportement, qui punissent le risque abstrait de préjudice au marché par des peines pécuniaires et non pécuniaires sévères et indéterminées qualifiées de sanctions administratives, imposées par des autorités administratives « indépendantes » dans le cadre de procédures inquisitoires, inégalitaires et expéditives. Ces autorités cumulent des pouvoirs de sanction et des pouvoirs de poursuites avec un large pouvoir de supervision sur un secteur particulier du marché, exerçant le second de manière à faciliter l’exercice des premiers, en imposant parfois à la personne contrôlée/soupçonnée une obligation de coopérer avec ses propres accusateurs. La succession de trois, voire quatre, stades de communication de pièces écrites pour la défense (deux devant l’autorité administrative, un devant la cour d’appel, et éventuellement un autre devant la Cour de cassation) est une garantie illusoire qui ne compense pas le caractère intrinsèquement inéquitable de la procédure. Il est clair que la tentation a été de déléguer à ces « nouvelles » procédures administratives la répression de conduites qui ne peuvent pas être traitées avec les instruments classiques du droit pénal et de la procédure pénale. Néanmoins, la pression des marchés ne peut prévaloir sur les obligations internationales de respect des droits de l’homme qui incombent aux États liés par la Convention. On ne peut éluder la nature répressive des infractions et la sévérité de la peine, qui appellent clairement le bénéfice de la protection apportée par les garanties procédurales et matérielles que consacrent les articles 6 et 7 de la Convention.
34. Nous considérons que les requérants ont été traités injustement par la CONSOB et par les juridictions internes, et que notre Cour ne leur a rendu justice qu’à moitié. C’est la raison pour laquelle nous ne souscrivons qu’en partie au raisonnement de la majorité. Nous espérons que le présent arrêt sera l’occasion pour les juridictions internes de rendre pleinement justice aux requérants, et qu’il incitera le législateur italien à remédier aux défaillances structurelles de la procédure administrative et judiciaire d’application et de contrôle des sanctions administratives de la CONSOB. S’il relève ce défi, cela pourrait fournir un exemple et une source d’inspiration pour les autres législateurs confrontés à un problème systémique similaire.
[1] Le montant de cette sanction a été multiplié par cinq par l’article 39 § 3 de la loi n° 262 du 28 décembre 2005, entrée en vigueur après la diffusion des communiqués de presse incriminés.
[2] Voir Menarini Diagnostics SRL c. Italie, no 43509/08, 27 septembre 2011, sur les peines appliquées par l’Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato (Autorité de la concurrence et du marché).
[3] L’applicabilité de l’article 6 à la procédure administrative menée devant la CONSOB et aux peines prononcées à l’issue de cette procédure a déjà été expliquée de manière convaincante par la majorité.
[4] Article 1 §§ 6 et 18 de la loi no 216 du 7 juin 1974, et article 5 § 1 b) et e) de la résolution no 8674 de la CONSOB en date du 17 novembre 1994.
[5] Résolution no 15087 du 21 juin 2005.
[6] Résolutions de la CONSOB nos 15086 du 21 juin 2005, 15131 du 5 août 2005 et 16483 du 20 mai 2008. Dans ses observations du 7 juin 2013, le Gouvernement a reconnu cela, mais il a argué qu’en l’espèce le président de la CONSOB n’avait « exercé aucun de ces pouvoirs » pendant la phase d’enquête. Cet argument n’est pas pertinent. Le simple fait que le président de l’organe qui statue sur l’affaire puisse intervenir dans la phase antérieure au jugement met en péril l’impartialité et l’indépendance objectives de cet organe.
[7] Arrêts de la Cour de cassation nos 10757 du 24 avril 2008 et 389 du 11 janvier 2006.
[8] Article 18 de la résolution no 8674/1994 de la CONSOB en date du 17 novembre 1994.
[9] Ce défaut de notification a été jugé contraire au principe du contradictoire, en particulier quant à la quantification de la peine, qui repose généralement sur des faits non communiqués à la personne soupçonnée (arrêt no 51 de la cour d’appel de Gênes, 24 janvier et 21 février 2008).
[10] Ce fait a déjà été jugé inadmissible à la lumière du principe d’impartialité (jugement no 3070 du tribunal administratif régional du Latium (TAR Lazio), Rome, 10 avril 2002).
[11] Voir par exemple l’arrêt du 23 juin 2009 de la Cour de cassation, page 38. Cette jurisprudence n’est pas incontestée (par exemple, le Conseil d’État a défendu la thèse inverse dans son opinion no 485 du 13 avril 1999).
[12] Voir en ce sens, par exemple, le jugement no 6211 de la première section du tribunal administratif régional du Latium (Rome) en date du 20 juin 2013. Cette affaire revêt un intérêt supplémentaire dans la mesure où elle montre que les dispositions applicables à la présente affaire sont toujours en vigueur.
[13] Ce contrôle juridictionnel est donc différent du contrôle juridictionnel « faible » (sindacato giurisdizionale «debole») des sanctions administratives imposées par l’Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato qu’exerçait le juge administratif avant l’entrée en vigueur du nouveau CPA (voir l’opinion du juge Pinto de Albuquerque dans l’affaire Menarini Diagnostics).
[14] Voir les arrêts de la Cour de cassation nos 23930 du 9 novembre 2006 et 1761 du 27 janvier 2006.
[15] Voir les arrêts de la Cour de cassation nos 13703 du 22 juillet 2004, 1992 du 11 février 2003 et 9383 du 11 juillet 2001.
[16] Voir les pages 27, 32, 33, 38 et 39 de l’arrêt rendu par la cour d’appel le 5 décembre 2007 sur le recours de M. Stevens (déposé au greffe le 23 janvier 2008). On y trouve huit références aux dépositions de ces deux témoins, parfois accompagnées de longue citations. Il en va de même aux pages 28, 29, 38, 39, 40 et 41 de l’arrêt sur l’appel de M. Gabetti et aux pages 38, 47, 48 et 49 de l’arrêt sur l’appel d’IFIL Investments spa. Les deux autres arrêts répètent en substance les mêmes arguments. En fait, les cinq arrêts ont été rendus par des formations où deux des trois juges étaient toujours les mêmes.
[17] Observations devant la cour d’appel en date du 25 septembre 2007 : pages 81 et 82 des observations de M. Stevens et pages 64 et 65 des observations de M. Marrone. M. Stevens demandait à ce que la cour d’appel interroge les témoins « sur les faits relatés dans les documents susmentionnés » (sui fatti riferiti dai documenti medesimi). Il soumettait la liste de témoins suivante : Enrico Chiapparoli, Maurizio Tamagnini, John Winteler, Virgilio Marrone, Alistair Featherstone, Stephen Woodhead, Michael O’Donnell, Sergio Marchionne, Lupo Rattazi, Teodorani Fabbri, Antonio Marroco, Claudio Salini et Antonio Rosati. M. Marrone était lui aussi très clair. Il demandait à ce que les témoins Andrea Griva et John Winteler soient entendus sur les faits qu’ils avaient décrits dans leurs précédentes dépositions écrites et se réservait le droit de demander d’autres éléments de preuve à la lumière des pièces que communiquerait la CONSOB ultérieurement (riserva di ulteriore istanze istruttorie).
[18] Article 23 § 6 de la loi no 689/1981.
[19] Il est incompréhensible que la cour d’appel ait statué sur la question générale du dolus malus de M. Stevens et en particulier sur l’allégation selon laquelle il avait fait une erreur de droit à cause de la CONSOB sans même interroger l’intéressé et sur la base exclusive des dépositions des témoins à charge, M. Salini et M. Rosati (pages 38 et 39 de l’arrêt de la cour d’appel). Il était de la plus haute importance de confronter ces témoins avec M. Stevens afin d’apprécier son mens rea, et avec les représentants de Merryl Linch, M. Enrico Chiapparoli et M. Maurizio Tamagnini, afin de vérifier l’existence de fausses informations (voir aussi les témoignages de Lupo Ratazzi, Pio Fabbri et Antonio Marocco, qui contredisent la thèse de la CONSOB). Il est donc inadmissible de dire, comme l’a fait le Gouvernement dans ses observations du 7 juin 2013 (pages 58 et 59), que « la nature et le niveau de sophistication particuliers des infractions d’abus de marché ne se prêtent pas à une procédure « orale ». »
[20] C’est exactement le grief qu’ont formulé les requérants à plusieurs reprises devant la Cour, dans leurs requêtes puis dans leurs observations. La dernière phrase du paragraphe 150 de l’arrêt est donc tout simplement erronée, et même contradictoire avec les assertions faites aux paragraphes 110 et 117 in fine de l’arrêt.
[21] L’arrêt de principe est l’arrêt Ekbatani c. Suède (plénière), no 10563/83, 26 mai 1988. Aux paragraphes 32 et 33 de cet arrêt, la Cour conclut à la violation de l’article 6 précisément en raison de l’absence d’audition du requérant et du plaignant dans une affaire où était demandé un réexamen par la juridiction de deuxième instance des points de droit et des points de fait. Il y a lieu de souligner qu’elle a alors conclu à la violation bien que la juridiction de première instance ait statué sur les accusations pénales dirigées contre le requérant à l’issue d’une audience publique à laquelle l’intéressé avait comparu, déposé et exposé ses arguments pour sa défense. Dans la présente affaire, la cour d’appel de Turin a agi en tant que juridiction de première instance, ce qui rendait encore plus nécessaire de procéder à un contre-interrogatoire des témoins et d’interroger les appelants devant le tribunal siégeant en audience publique.
[22] Dans l’affaire Tierce et autres c. Saint-Marin (nos 24954/94, 24971/94 et 24972/94, 25 juillet 2000), les requérants n’avaient pas pu, en appel, assister et déposer en personne à une audience publique. Comme M. Stevens, M. Tierce arguait précisément que l’élément subjectif de l’infraction (celui de l’intention de tromper) était absent. Dans une autre affaire, la Cour est allée encore plus loin et a conclu que même la présence d’informations confidentielles dans un dossier n’impliquait pas automatiquement la nécessité de tenir le procès à huis clos sans procéder à une mise en balance de la publicité avec les intérêts de la sécurité nationale (Belashev c. Russie, no 28617/03, 4 décembre 2008).
[23] La juge Karakaş n’est pas en désaccord avec la majorité en ce qui concerne la régularité de la modification de l’accusation par la cour d’appel.
[24] Selon l’article 14 de la loi no 689/1981, la personne soupçonnée ne peut pas être reconnue coupable de faits qui ne lui ont pas été imputés dans la notification d’infraction (arrêts de la Cour de cassation no 10145 du 2 mai 2006 et no 9528 du 8 septembre 1999).
[25] Article 187 septies no 2 du TUF.
[26] Voir la page 137 de la décision de la CONSOB du 9 février 2007.
[27] Cette constatation est valable même pour les infractions qui ne sont pas illecito proprio, c’est-à-dire qui ne peuvent être commises que par certaines catégories de personnes : le fait que l’infraction administrative de manipulation du marché prévue à l’article 187 ter du TUF ne soit pas illecito proprio n’exempte pas l’organe de poursuites de l’obligation de décrire dans l’accusation les principales caractéristiques de la conduite de l’auteur de l’infraction pertinentes pour l’imputation, et un fait relatif à la nature de la participation de l’accusé à l’infraction est incontestablement une caractéristique principale qui doit être exposée par l’accusation.
[28] L’article 39 § 3 de la loi no 262 du 28 décembre 2005 a porté ce montant à 25 millions d’euros.
[29] Cette règle va bien plus loin que celle énoncée à l’article 17 § 4 de la loi allemande sur les infractions administratives (Ordnungswidrigkeitengesetz, OWiG), qui permet d’infliger une sanction pécuniaire équivalente au montant du bénéfice de l’infraction, même si celui‑ci est supérieur au plafond légal de la peine, et que celle fixée à l’article 18 § 2 de la loi portugaise sur les infractions administratives (Regime Geral das Contra-Ordenações, RGCO), qui pose la même règle avec la limite que le montant de l’amende portée au montant du bénéfice de l’infraction ne peut dépasser de plus d’un tiers le plafond légal de la peine.
[30] Comme l’article 14 de l’OWiG en Allemagne et l’article 16 de la RGCO au Portugal, qui posent l’un et l’autre la « notion unifiée d’auteur de l’infraction » (Einheitstäter begriff), l’article 5 de la loi italienne no 689/1981 ne distingue pas formellement les auteurs des complices et ne prévoit pas de plafonds distincts pour les sanctions imposées respectivement aux auteurs principaux et aux complices en cas d’infraction commise par plusieurs personnes. Néanmoins, la peine de chacun des participants à la commission de la même infraction doit être proportionnée à la gravité objective de sa propre conduite et à sa propre culpabilité subjective personnelle (voir par exemple l’article 187 ter no 5 du TUF, qui mentionne la « situation personnelle de la personne reconnue coupable », et l’article 187 quarter no 3 du même TUF, qui mentionne la « gravité de la violation » et le « degré de faute »). Comme démontré à la note 14 ci-dessus, la Cour de cassation est sensible dans sa jurisprudence à la nécessité de soupeser avec soin ces différents éléments lors de la fixation des sanctions administratives. C’est exactement ce qui n’a pas été fait en l’espèce.
[31] Cette interprétation est confirmée par le paragraphe 77 de l’arrêt Spector Photo Group NV de la CJUE en date du 23 décembre 2009 (affaire C-45/08). Le niveau des sanctions administratives variant largement d’un État membre à l’autre, les divergences entre les régimes administratifs de sanction existants favorisaient l’arbitrage réglementaire. De plus, quatre États membres n’avaient pas incriminé la manipulation du marché et la définition de cette infraction pénale et des peines applicables variait considérablement entre ceux qui l’avaient fait. L’approbation récente par le Parlement européen d’une nouvelle directive sur les sanctions pénales en cas d’abus de marché et de l’accord politique relatif à un futur règlement sur les mesures administratives contre l’abus de marché va changer la donne dans l’Union européenne. Les États membres devront faire en sorte que l’imposition de sanctions pénales sur la base des infractions prévues par la nouvelle directive et de sanctions administratives en vertu du futur règlement ne conduise pas à une violation du principe ne bis in idem.
[32] La Cour de cassation l’a reconnu expressément dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’espèce le 30 septembre 2009. Le Gouvernement reconnaît dans ses observations du 7 juin 2013, à la page 23, que la responsabilité en vertu de l’article 25 sexies du décret no 231/2001 « possède toutes les caractéristiques de la responsabilité « pénale » ».
[33] Il est incontestable que la réserve exprimée par l’Italie à l’égard de l’article 4 du Protocole no 7 n’est pas conforme aux normes strictes établies dans la jurisprudence de la Cour : elle est de portée trop large. Cette réserve ne s’appliquant pas, la disposition en question est pleinement contraignante pour l’État défendeur.
[34] Arrêt no 40393 de la Cour de cassation, 15 octobre 2012.
[35] Selon les observations du Gouvernement en date du 7 juin 2013 (page 8), le principe de spécialité s’applique lorsque deux infractions partagent les mêmes éléments constitutifs fondamentaux mais que l’une d’entre elle est de portée plus restreinte en raison d’une précision ou d’une addition aux faits de l’infraction, auquel cas l’infraction spéciale prévaut.
[36] Il n’y a pas dans le système juridique italien de disposition équivalente à l’article 84 de l’OWiG allemande ou à l’article 79 de la RGCO portugaise.