La manifestation se définit comme « un déplacement collectif organisé sur la voie publique aux fins de produire un effet politique par l’expression pacifique d’une opinion ou d’une revendication » (Cass. crim., 9 févr. 2016, n° 14-82.234). Elle a la particularité d’être une liberté qui, durant son exercice, se confronte particulièrement au maintien de l’ordre public et à d’autres libertés (S. Hennette-Vauchez et D. Roman, Droits de l’Homme et libertés fondamentales, Dalloz, 2e éd., coll. Hypercours, 2015, p. 619). L’évolution juridique de ce droit n’a jamais cessé d’illustrer cette confrontation. Aujourd’hui encore, c’est celle-ci qui amène à discuter de la loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations– adoptée par le Sénat en seconde lecture le 12 mars 2019 – mais surtout de la décision du Conseil constitutionnel afférente n° 2019‑780 DC du 4 avril 2019.
Le 24 mai 2016, une proposition de loi tendait déjà « à compléter le régime classique pour éviter que des personnes ne viennent troubler une manifestation » (X. Bioy, Droits fondamentaux et libertés publiques, LGDJ, coll. Cours, 2016, p. 758). Toutefois, celle-ci n’avait pas abouti, et c’est dans un contexte nouveau qu’a été déposée le 14 juin 2018 par le groupe Les Républicains la proposition de loi sénatoriale visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs. Renommée par un amendement de la majorité le 5 février 2019, cette proposition a connu un parcours sinueux, non moins précipité, dans un contexte de forte tension et face à une crise contestataire importante. Elle a maintes fois été dénoncée, notamment et surtout durant les débats parlementaires, comme une loi de réaction visant à répondre aux violences perpétrées durant les manifestations. Ces objections ont poussé le Gouvernement à arguer le contraire en s’appuyant sur la date de son dépôt initial, bien antérieure aux évènements. Ces justifications peuvent paraître fragiles lorsqu’on sait que celui-ci était initialement opposé audit texte lors des discussions du mois d’octobre au Sénat.
Concernant la procédure d’adoption, elle a pu faire remarquer des moments de flottements au sein de la majorité-même, voire de contestations quant à son respect par cette dernière. De façon générale, l’élaboration de la loi a été marquée par une certaine précipitation. Cela s’illustre en partie par le rapport sur le texte, rendu au Sénat en seconde lecture, qui soulève différents problèmes, voire des oublis (Cf. infra). D’ailleurs, le vote conforme du Sénat – d’une majorité d’opposition de droite – étonne pour partie. Généralement, le Gouvernement cherche le gain de temps par l’utilisation de la procédure accélérée, aujourd’hui banalisée (E. Lemaire, « La procédure accélérée ou la regrettable normalisation d’une procédure dérogatoire », Jus Politicum, 2017). Or, ici, la nécessité ne s’en est même pas présentée, le contexte imposant à l’opposition sénatoriale – initiatrice de la proposition – d’éviter une plus grande dénaturation de son texte d’origine et de l’adopter dans les plus brefs délais.À cela s’ajoute la dénonciation faite par de nombreux parlementaires de l’irrespect de la procédure par le Gouvernement dans le dépôt des amendements, laissant jusqu’à seulement une douzaine d’heures pour en étudier un sur la réécriture de l’interdiction de manifester. Malgré tout, le Conseil constitutionnel a validé la procédure et a décidé que le droit d’amendement n’avait pas été empêché. L’interprétation de ce dernier, d’ailleurs conforme à sa jurisprudence, interroge toujours au sujet du caractère qualitatif des amendements en fonction du temps laissé aux parlementaires.
Bien davantage que les aspects de procédure législative, ce sont les enjeux de fond qui ont suscité le plus de débat dans cette proposition de loi. Face aux atteintes dénoncées aux libertés publiques, le Conseil constitutionnel a été saisi le 13 mars 2019 par plus de 60 députés, à l’initiative de la France Insoumise, et sénateurs, portés par le Parti socialiste, mais également – pour la deuxième fois sous la VeRépublique et en moins de cinq ans – par le Président de la République. Moins rédigé et argumenté que celui du Président Hollande en 2015 au sujet de la loi sur le renseignement, le texte de saisine présidentielle présente puis défend stratégiquement dans ses deux plus grands paragraphes l’élaboration de cette loi, sa nécessité et sa justesse, pour enfin justifier le geste par les missions qui lui incombent tirées de l’article 5 de la Constitution. La saisine ne porte que sur les articles 2, 3 et 6 de la loi mais aucun moyen n’est véritablement développé. À ce titre, elle pourrait être désignée de « saisine blanche » en l’absence de griefs avancés contre le texte. Néanmoins, si l’on observe les saisines qualifiées ainsi par la doctrine, elles portent toujours sur l’ensemble de la loi soumise au Conseil constitutionnel (par ex. décision n° 71-44 DC, 16 juill. 1971 ; décision n° 86-211 DC, 26 août 1986 ; décision n° 2010-613 DC, 7 oct. 2010). Le texte du Président de la République se rapproche dès lors de la « saisine blanche » par l’absence de griefs mais ne semble pouvoir être qualifié comme telle car seuls quelques articles sont visés, et non l’ensemble du texte.
Après de nombreuses décisions touchant l’état d’urgence, la loi étudiée n’a pas échappé aux critiques de ceux qui dénoncent un rognage constant des libertés au profit de la sécurité. Les défenseurs de la loi vantent justement l’objectif de protection des libertés en facilitant la prévention et la répression de certains individus précis lors de manifestations. Seulement, aucune loi n’est à l’abri d’une application arbitraire et c’est précisément le rôle du Conseil constitutionnel que de garantir une juste conciliation entre les différents intérêts en jeu. Cet office, le juge constitutionnel s’en est acquitté dans la décision citée, décision rendue bien avant l’expiration du délai d’un mois. Déclarant la loi partiellement conforme – le dispositif pénal des articles 2, 6 et 8 étant validé – le Conseil a seulement censuré l’article 3 de la loi, autrement dit son point névralgique en ce qu’il prévoyait une interdiction administrative individuelle de manifester. Face à une telle mesure restrictive de liberté et plus globalement à un texte aussi circonstanciel, les appréhensions concernant la décision étaient nombreuses. Si cette dernière peut sembler satisfaisante pour les détracteurs du texte, elle met en lumière certaines particularités poussant l’analyse, d’abord sur les articles jugés conformes à la Constitution, puis sur celui censuré et le plus discuté.
I. Le rôle limité du droit de manifester dans le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel sur le dispositif pénal
La loi est, certes, composée d’un pan administratif profondément discuté, mais le volet pénal, lui non plus, n’a pas été exempt de critiques. Dans la décision commentée, les articles 2, 6 et 8 ont été jugés conformes à la Constitution. Alors que le 2 et le 8 font l’objet d’une interprétation fidèle à la jurisprudence classique en la matière, l’article 6 fait l’objet d’une motivation pouvant davantage surprendre au regard des lacunes du dispositif. Dans tous les cas, les articles ne font peu ou prou qu’adapter des outils préexistant au cas des manifestations sur la voie publique. Pourtant, le Conseil constitutionnel ne semble prendre en compte l’implication juridique de ces dernières que de façon limitée, sans réel impact dans l’appréciation du dispositif pénal.
A. Une appréciation attendue des articles 2 et 8
Bien que l’article 2 soit situé dans le Chapitre Ierde la loi, qui porte sur les mesures de police administrative, son dispositif relève aussi du droit pénal et a donc sa place dans cette partie de l’analyse. La rédaction première du texte visait à donner la possibilité au préfet d’instaurer un périmètre de sécurité et a été dénoncée par certains députés comme une copie conforme du premier article de la loi dite SILT, renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (n° 2017‑1510 du 30 oct. 2017). Par la suite largement modifiées, les dispositions mettent finalement en place un mécanisme de réquisitions écrites à l’initiative du procureur de la République, sur les lieux et les abords immédiats d’une manifestation, aux fins de recherche et de poursuite de l’infraction de port d’armes durant une manifestation prévue à l’article 431-10 du code pénal. Ce changement désamorce a minima les contestations supplémentaires liées aux prérogatives octroyées au préfet par la loi et est perçu comme plus adapté au caractère mobile de la manifestation.
Le Conseil constitutionnel a déclaré cette disposition conforme à la Constitution suivant sa ligne jurisprudentielle en matière de réquisitions. À ce titre, il s’était d’abord prononcé sur les fouilles de véhicules dans le cadre des réquisitions (décision n° 2003-467 DC, 13 mars 2003) mais ce n’est que récemment qu’il a apporté de plus amples informations en s’exprimant sur les réquisitions prévues à l’article 78-2-2 du code de procédure pénale (CPP) résultant de la rédaction issue de l’ordonnance du 12 mars 2012 (décision n° 2016-606/607 QPC, 24 janv. 2017). Les motifs de la décision précisent l’encadrement et les limites des réquisitions (cons. 23). Les défenseurs du texte se sont alors appuyés explicitement sur cette décision mais ont omis de constater qu’elle ne concernait que le dispositif de contrôles d’identité, dispositif absent de la loi du 12 mars 2019. Pour les fouilles de bagages, rajoutées dans le champ des réquisitions en matière de transport en 2016, puis dans le droit commun en 2018, le Conseil constitutionnel a uniquement pu se prononcer sur celles-ci dans le cadre de l’état d’urgence et de la lutte contre le terrorisme (respectivement décision n° 2017-677 QPC, 1erdéc. 2017 ; décision n° 2017‑695 QPC, 29 mars 2018). Par conséquent, la décision commentée est la première à traiter des fouilles de bagages dans le cadre de réquisitions. À ce propos, le juge constitutionnel ne semblait pas différencier les fouilles de bagages et de véhicules, ce que confirme la décision actuelle. Il s’appuie sur les mêmes conditions exprimées par les décisions précitées : les réquisitions ne visent que la recherche et la poursuite d’infractions précises – excluant ainsi toute discrimination (décision n° 2016‑606/607 QPC, précitée) – et doivent être limitées dans l’espace et dans le temps. Appliquée au cas des manifestations, cette motivation amène tout au plus un rappel des limitations que pose l’article 78‑2-2 du CPP dans le contrôle opéré par les agents afin de rechercher l’infraction, ceux-ci ne devant immobiliser la personne que le temps dudit contrôle. Dès lors, le Conseil considère que l’accès à une manifestation et son déroulement ne sont pas empêchés. Il pose ainsi un seuil minimal pour considérer qu’il y a restriction dans l’exercice de la manifestation et donc de l’expression collective des idées et des opinions. Les courtes immobilisations d’un individu dans l’unique but de rechercher une infraction ne restreignent pas, « par elles-mêmes », ce droit.
Une autre disposition pénale contestée n’a pas fait l’objet d’une interprétation bien novatrice et concerne le contrôle judiciaire. L’article 8 de la loi introduit, par un 3° bisà l’article 138 du CPP, l’obligation de ne pas participer à des manifestations sur la voie publique dans des lieux déterminés par le juge d’instruction ou le juge des libertés et de la détention.
L’article 138 du CPP prévoit différentes obligations imposées dans le cadre du contrôle judiciaire. Cette procédure peut être ordonnée par le juge d’instruction si la personne mise en examen « encourt une peine d’emprisonnement correctionnel ou une peine plus grave ». À noter, en premier lieu, que l’obligation existante au 3° de l’article peut déjà impliquer indirectement une interdiction de se rendre à une manifestation en limitant la liberté d’aller et venir, d’où l’ajout de la nouvelle disposition en bisdu 3° (V. pour la validation d’une interdiction de se rendre à des réunions : Cass. crim., 10 mai 1972, n° 71-93.710). En deuxième lieu, la disposition a fait l’objet d’un oubli notifié par le rapport du Sénat établi en seconde lecture. En effet, l’article 141-4 du CPP prévoit que les services de police peuvent appréhender une personne soupçonnée d’avoir violé les obligations prévues au titre des 1°, 2°, 3°, 8°, 9°, 14° et 17° de l’article 138. Comme le souligne alors le rapport sénatorial n° 363, l’ajout du 3° bisau sein de ce dernier n’est aucunement suivi d’une modification de l’article 141-4 du CPP qui participe pourtant à son efficacité. Malgré la dénonciation de son manque d’opérationnalité par le rapport, ce dernier soutient néanmoins la nécessité d’adopter le texte, preuve supplémentaire de l’empressement entourant son adoption.
L’ajout d’une interdiction de participer à des manifestations sur la voie publique a été jugée conforme par le Conseil constitutionnel dans la décision ici commentée, à la suite d’un contrôle de proportionnalité classique mettant en avant les garanties assorties au dispositif, garanties que la jurisprudence judiciaire a grandement alimentées. Face aux reproches visant le caractère abusif de la disposition, la décision analysée ne surprend guère au vu du nombre d’obligations prévues dans le cadre de contrôle judiciaire et de leur ancienneté. Le Conseil n’a pour autant quasiment pas rencontré d’occasions de se prononcer sur ces dispositifs, la Cour de cassation ayant refusé à plusieurs reprises de renvoyer des QPC et jugeant de façon constante l’absence du caractère sérieux (ex. : Cass. crim., 24 avr. 2014, n° 13-80.996 ou Cass. crim., 10 juill. 2013, n° 13‑82.740).
Le contrôle opéré ici par le Conseil constitutionnel reprend les garanties amplement mobilisées et soulignées par la Cour de cassation. Il rappelle que le prononcé de cette obligation est uniquement possible lorsqu’une personne encourt une peine d’emprisonnement (cons. 36). Cet élément a largement été précisé par la Chambre criminelle qui énonce – dans le cadre de refus de transmission de QPC – qu’il doit exister « des indices suffisants quant à sa [l’individu concerné] participation à la commission d’un délit ou d’un crime » (Cass. crim., 8 août 2018, n° 18-83.531) ou des « indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu’il ait pu participer, comme auteur ou comme complice, à la commission d’infractions qui sont l’objet d’une information judiciaire » (Cass. crim., 20 sept. 2016, n° 16‑90.017). En suivant, le Conseil exprime les nécessités de telles mesures et l’exigence de proportionnalité dans l’appréciation du juge s’agissant de l’interdiction, notamment par la détermination précise des lieux concernés. Ici aussi il s’agit de garanties classiques des contrôles judiciaires : une motivation obligatoire, imposée à tous les juges, et comportant les circonstances et les raisons qui justifient la mesure (Cass. crim., 13 févr. 2002, n° 01-87.975), la justification de l’absence d’atteinte disproportionnée au respect de la vie privée et familiale de la mesure par les juges (Cass. crim., 24 avr. 2013, n° 13-80.996), la précision selon laquelle le contrôle est une mesure de sûreté et non une sanction (Cass. crim., 10 juill. 2013, n° 13-82.740), ou encore la faculté offerte – dans certains cas le devoir imposé – au juge d’apporter des précisions à l’exécution de l’obligation (Cass. crim., 19 févr. 1985, n° 84-95.594). Pour finir, le juge constitutionnel rappelle la possibilité laissée à l’individu concerné par la mesure d’en demander la mainlevée dans les conditions prévues à l’article 140 du CPP, d’autant que – garantie supplémentaire pourtant non précisée par le Conseil – les mesures prononcées peuvent faire l’objet d’un recours (art. 186 al. 1 CPP ; Cass. crim., 8 août 2018, précité ; Cass. crim., 20 sept. 2016, précité). Il déduit de tout ce qui précède que le législateur n’a pas porté d’atteinte qui ne serait pas nécessaire, adaptée et proportionnée au droit d’expression collective des idées et des opinions.
B. Un dispositif pénal contesté dont la conformité interroge
L’article 6 de la loi soumise au Conseil constitutionnel, quant à lui, instaure une peine d’un an d’emprisonnement et de 15 000€ d’amende pour toute personne qui, « au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation sur la voie publique, au cours ou à l’issue de laquelle des troubles à l’ordre public sont commis ou risquent d’être commis », dissimule volontairement tout ou partie de son visage sans motif légitime. Tandis qu’un décret (n° 2009-724 du 19 juin 2009) – dont les dispositions sont peu ou prou similaires – instaurait une contravention de 5ème classe, l’article ici mentionné vise à permettre aux forces de l’ordre d’interpeler et de placer en garde à vue les individus répondant aux conditions prévues par la disposition. En effet, seul le passage d’une contravention à un délit permet l’interpellation et le placement en garde à vue des auteurs d’infraction. Il reste que ce dispositif a largement été contesté, dénoncé comme excessif et imprécis.
Le Conseil constitutionnel a pourtant validé cette disposition, de façon assez similaire à la jurisprudence du Conseil d’État rendue à propos du décret de 2009 qui l’a déclaré conforme à la CEDH et à la Constitution (CE, 23 févr. 2011, n° 329477). Sont contrôlées dans ce cadre la limitation de temps et de lieu de l’interdiction de dissimulation – ici fixée par la manifestation – et l’existence de troubles manifestes à l’ordre public. Au préalable, la décision apporte une précision intéressante par une interprétation extensive, probablement issue des travaux préparatoires de la loi. Alors que le décret prévoit un élément intentionnel en précisant que la dissimulation du visage vise à ne pas être identifié, la disposition législative finale a, quant à elle, pour seul élément intentionnel le caractère « volontaire » de la dissimulation. Aucune précision n’est apportée, à l’instar du décret, sur ce à quoi il renvoie. C’est le Conseil constitutionnel qui va ainsi interpréter cet élément volontaire comme visant « la circonstance dans laquelle une personne entend empêcher son identification », précisant et limitant par ce biais sa définition, sans pour autant qu’il s’agit d’une réserve d’interprétation. De cela, il en conclut une précision suffisante, conformément à sa décision du 20 janvier 1981 qui exige du législateur une définition en termes suffisamment clairs et précis des infractions (n° 80-127 DC, cons. 7).
La disposition législative est néanmoins plus précise que le décret dans la référence à l’ordre public. Dans ce dernier, il était question de circonstances faisant « craindre » des atteintes à l’ordre public, alors que dans la loi il est question de troubles à l’ordre public commis ou risquant d’être commis. En outre, « au plan sémantique, [le décret] évoque une “crainte”, ce qui renvoie à davantage de subjectivité que le terme de “risque” » (F. Desprez, « L’analyse du Conseil d’État à propos de l’interdiction de dissimulation du visage en lien avec une manifestation sur la voie publique », Gaz. Pal., 2011, n° 83, p. 6). Le Conseil confirme et renforce cette observation en spécifiant que sont concernées « les situations dans lesquelles les risques de tels troubles sont manifestes » (cons. 30).
Enfin, le Conseil constitutionnel juge que le « motif légitime » évoqué dans la disposition ne « présente pas de caractère équivoque ». Pourtant, ces termes – déjà employés dans le décret de 2009 – laissent la doctrine généralement dubitative. Anne-Gaëlle Roberts’interroge sur les motifs légitimes justifiant la dissimulation du visage du fait, par exemple, des circonstances atmosphériques, d’une pandémie de grippe ou encore des gaz lacrymogènes. Elle précise que « sans doute aussi le bon sens suffira-t-il en pratique à éviter tout excès dans la répression, mais le bon sens reste empreint de subjectivité et la subjectivité peut malheureusement parfois confiner à l’arbitraire » (« Décret n° 2009-724 du 19 juin 2009 relatif à l’incrimination de dissimulation illicite du visage à l’occasion de manifestations sur la voie publique », RSC, 2009, p. 882). Le risque d’arbitraire reste tout de même le maître mot des critiques portées sur la loi…
À noter également que l’exclusion du champ d’application des manifestations conformes aux usages locaux, comprise dans le texte initial et dans le décret de 2009, n’est pas prévue dans la rédaction finale.
Le Conseil constitutionnel déduit de tout cela une absence de méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines, du droit d’expression collective des idées et des opinions et du principe de proportionnalité des peines, et ce, malgré l’importance de la peine au regard de l’infraction commise. Finalement, la présente disposition est plus dure que celle du décret mais n’est manifestement pas assortie de plus de garanties, si ce n’est sur la condition des circonstances. Pour autant – à l’exclusion de la précision qu’il apporte sur l’élément intentionnel – le Conseil constitutionnel, ne fait pas preuve d’une grande exigence dans son contrôle, surtout à l’égard de la notion de « motif légitime ». Celui-ci est d’ailleurs ici très abstrait et ne se soucie guère des difficultés pratiques largement dénoncées au sujet de ce dispositif. Des doutes persistent. D’abord, l’étendue de la dissimulation du visage, de tout ou partie, interroge. De même, bien que la constatation d’un délit fondée sur un élément intentionnel soit courante, l’établissement de l’existence d’un dol spécial correspondant à la volonté de dissimuler son identité, ou à l’inverse la preuve de l’absence d’élément intentionnel, paraît rude à établir en pratique. Cette difficulté peut être accentuée, dans le cas de risques d’atteintes à l’ordre public, par le fait que l’infraction puisse intervenir en l’absence d’actes de violences. Par conséquent, les risques d’abus découlant du caractère subjectif des divers éléments ne paraissent pas exclus, comme le relève Robert Hanicotte, qui s’interroge : « Quidd’un tiers à la manifestation, emmitouflé dans une tenue hivernale, le visage protégé contre les gaz lacrymogènes et qui, pour son malheur, se retrouve à proximité immédiate ?» (« Visage caché, œil policier », AJDA, 2010, p. 417).
Les motifs avancés par le Conseil constitutionnel s’avèrent peu surprenants et portent principalement sur des dispositifs existant auparavant, adaptés toutefois aux manifestations. En définitive, l’implication de ces dernières dans l’appréciation portée sur ces premiers ne semble avoir qu’une incidence tout à fait minime.
L’interdiction administrative individuelle de manifester, quant à elle, met en place un mécanisme nouveau qui interroge davantage au regard des libertés.
II. Un contrôle de proportionnalité témoignant d’une liberté de manifester aux garanties fragiles
L’article 3 de la loi prévoit que, sous certaines conditions, l’autorité administrative puisse interdire à un individu de manifester. Cette disposition est la plus controversée du texte et les débats parlementaires ont été houleux à son sujet. Il s’agit, pour les défenseurs de la loi, de permettre le bon déroulement d’une manifestation en ne visant précisément que certains individus troublant l’ordre public. La disposition a été certes, au fil des débats, assortie de plus solides garanties. Néanmoins, on reprochait constamment et notamment l’excessivité du pouvoir laissé à l’autorité administrative, le risque concomitant de manipulation arbitraire dans l’usage fait du dispositif, ou encore l’absence d’intervention préalable d’un juge dans la prise d’une telle décision. Si beaucoup de contestations n’étaient juridiquement pas fondées (à l’image de la dernière évoquée), le dispositif prévu reste clairement attentatoire aux libertés. En outre, la censure du Conseil constitutionnel n’étonne que peu, mais les motivations du contrôle de proportionnalité permettent d’en nuancer le résultat et d’en tirer certaines analyses, notamment concernant le statut de la liberté de manifester.
A. Un contrôle de proportionnalité peu rigoureux
Le Conseil constitutionnel va opérer un contrôle de proportionnalité assez particulier entre la garantie de la liberté d’aller et venir, le droit d’expression collective des idées et des opinions face à la prévention des atteintes à l’ordre public et à la recherche des auteurs d’infractions.
Il commence par rappeler sa jurisprudence classique en matière de droit d’expression collective des idées et des opinions, découlant de la liberté d’expression et de communication garantie à l’article 11 de la DDHC, et auquel se rattache le droit de manifester depuis la décision n° 94-352 du 18 janvier 1995. À ce titre, il mobilise le triple test du contrôle de proportionnalité auxquelles sont soumises les atteintes portées à ce droit (cons. 8). Dans le contrôle commun, il est exigé que ces atteintes soient alors adaptées, nécessaires et proportionnées. Cependant, en matière de liberté d’expression, depuis la décision dite Hadopi I du 10 juin 2009 (n° 2009-580 DC, cons. 15), le Conseil contrôle en premier lieu la nécessité, et ensuite l’adaptation. Il rappelle ainsi cette jurisprudence constante en début de décision. Toujours est-il, après analyse, qu’il ressort une application parcellaire de ce contrôle, ne laissant pas réellement entrevoir les trois éléments du test.
Le premier contrôle est celui de nécessité ; les mesures édictées ne doivent pas être excessives par rapport à l’objectif poursuivi. Dans ce contrôle, le Conseil vérifie d’abord si la mesure instaurée est justifiée par la nécessité de sauvegarde de l’ordre public (décision n° 2017-635 QPC, 9 juin 2017), ce qu’il confirme en l’espèce. Seulement, la décision commentée atteste l’inconstance du Conseil constitutionnel concernant la notion de nécessité. Initialement, son contrôle était restreint afin de ne pas empiéter sur la libre appréciation du législateur. La recherche d’une mesure de nature différente était alors exclue (V. Goesel-le bihan, « Le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel », C.C.C., n° 22, 2007). Toutefois, examinant si le dispositif est strictement nécessaire à la réalisation de l’objectif poursuivi et qu’il n’est pas excessif au regard de ce dernier, le Conseil n’hésite plus, depuis peu, à considérer l’existence et la suffisance d’autres moyens pour atteindre ledit objectif (décision n° 2017-682 QPC, 15 déc. 2017). S’aventurant dans de telles considérations, le juge constitutionnel a brouillé la frontière délimitant contrôle de nécessité et d’opportunité (R. Fraisse, « Le Conseil constitutionnel exerce un contrôle conditionné, diversifié et modulé de la proportionnalité », L.P.A., n° 46, 2009, p. 74). Dans la décision commentée on ne discerne d’ailleurs pratiquement pas cet élément du triple test. Le Conseil semble se contenter d’un retour à un contrôle très restreint. Il précise seulement l’objectif poursuivi par la mesure et l’atteinte qu’elle porte mais sans spécifier la nécessité de celle-ci au regard de celui‑là.
S’agissant de l’adaptation – servant à mesurer le caractère manifestement approprié de la mesure par rapport à l’objectif visé (décision n° 98-401 DC, 10 juin 1998) – son contrôle fait l’objet du même constat. On ne retrouve pas les formulations classiques employées dans des décisions antérieures spécifiant, par exemple, que les mesures seraient « inappropriées à la réalisation de l’objectif que s’est fixé le législateur ». Le Conseil constitutionnel ne laisse pas apparaître clairement les étapes de son contrôle tel qu’il l’a notamment fait dans la décision du 15 décembre 2017 s’agissant du même droit (précitée, cons. 13 à 16). Il se contente finalement d’exercer un contrôle de proportionnalité strict, par la mesure de garanties suffisantes. À ce sujet, le législateur a d’ailleurs entendu prévoir de telles garanties en suivant délibérément la jurisprudence du juge constitutionnel en la matière. On retrouve ainsi l’exclusion du domicile ou du lieu de travail du champ de l’interdiction, les limites de lieux de la mesure, ou encore la nécessaire motivation et précision de l’arrêté quant à la manifestation concernée. Le Conseil constitutionnel n’explicite cependant pas la balance habituelle des garanties au regard de l’atteinte portée au droit concerné (le mot « garanties » n’est ici même pas évoqué, contrairement à des décisions classiques comme celle n° 2010-14/22 QPC, 30 juill. 2010). Il déduit de l’absence de lien de causalité entre les agissements de la personne et les dommages occasionnés durant la manifestation, comme de l’absence de prescription dans l’appréciation de ces agissements par l’autorité, « une latitude excessive dans l’appréciation des motifs susceptibles de justifier l’interdiction ». La motivation du Conseil constitutionnel, courte et concise, étonne par ailleurs. En effet, celui-ci a déjà fait preuve d’un certain laxisme quant aux justifications d’une mesure, parfois simplement fondée sur « une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public » (décision n° 2017-674 QPC, 30 nov. 2017). De surcroît, il semble considérer que la menace pour l’ordre public résulte d’actes violents ou agissements commis lors des manifestations alors que la disposition précise plutôt que « par ses agissements à l’occasion de manifestations […] une personne constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ». Autrement dit, le risque d’atteinte à l’ordre public repose fondamentalement sur les agissements d’une personne durant une manifestation qui justifient qu’on lui interdise de manifester. Sont alors concernés des actes ayant porté atteinte à l’ordre public et non, contrairement à ce qu’il soutient, « tout agissement », auquel cas cette remarque vaudrait pour toute mesure justifiée par une menace à l’ordre public. Le secrétaire d’État lui-même a précisé que la mesure s’appuierait sur les documentations des troubles déjà commis. Par conséquent, nonobstant l’absence de lien, la menace à l’ordre public ne repose pas sur rien, et se fonde de factosur des agissements produits portant atteinte à l’ordre public. Ce raisonnement rejoint la jurisprudence du Conseil d’État qui a précisé que l’interdiction générale de manifester pouvait s’appuyer sur le comportement passé des membres d’une association ou sur le déroulement d’une manifestation antérieure (CE, 30 déc. 2003,n° 248264).
Enfin, l’emploi de ces termes n’est pas anodin lorsque l’on étudie les critiques parlementaires et médiatiques autour de la loi concernant le pouvoir arbitraire trop important laissé entre les mains du préfet. À la lecture des considérants on peut lire en filigrane que le Conseil constitutionnel reproche ce risque d’arbitraire. Il n’emploie certes pas une terminologie identique mais l’expression de « latitude excessive » renvoie à la même idée sous-jacente. Alors que le Conseil aurait pu utiliser des termes différents et reprendre des formulations classiques de ses jurisprudences antérieures, il semble répondre au reproche principal fait à l’article 3 de la loi. C’est à se demander quelle fut l’implication réelle de la pression publique sur l’institution.
Mutatis mutandis, au regard de sa jurisprudence sur les interdictions de stade le Conseil constitutionnel surprend. L’interdiction administrative individuelle de manifester a largement été comparée à celles-ci, notamment par la député de la majorité et rapporteure de la commission des lois constitutionnelles sur le présent texte, Alice Thourot. De façon plus ou moins similaire à celles portant sur ladite loi, les contestations des interdictions de stade s’appuyaient également sur le manque d’encadrement des prérogatives de police administrative et sur le pouvoir trop arbitraire laissé à l’autorité. Les dispositifs prévoient de fortes restrictions à la liberté d’aller et de venir des personnes « dont la présence est susceptible d’occasionner des troubles graves pour l’ordre public » (cons. 48). En l’espèce, malgré la brièveté des raisons justifiant la mesure et l’interdiction totale d’aller dans un stade, le Conseil constitutionnel a estimé les garanties prévues (de motivation, de durée de la mesure et de son champ territorial) suffisantes et a précisé la nécessité de définir des « critères objectifs » justifiant ces mesures, sous le contrôle du juge (décision n° 2011‑625 DC, 10 mars 2011). Pour autant, considérant les abus dénoncés par les parlementaires de certaines mesures administratives, que ce soit durant l’état d’urgence ou pour les interdictions de stades, la décision commentée tente peut-être de remédier aux risques de détournements arbitraires dont peuvent faire l’objet des mesures administratives privatives de libertés. Cette constatation serait d’autant plus souhaitable face à la problématique des « notes blanches » qui peuvent constituer un moyen de preuve devant le juge administratif (M. Elshoud, « État d’urgence et juge administratif », JDA, 2016, art. 48), fréquemment utilisé durant l’état d’urgence au détriment de l’administré.
Il reste que l’argument retenu par le Conseil, soulignant que l’interdiction peut être prononcée sur la base d’agissements sans limitation temporelle, quelle que soit leur ancienneté, peut sembler de prime abord justifié. L’autorité administrative pourrait, pour motiver sa mesure, s’appuyer sur des agissements commis il y a plusieurs années, sans une quelconque prescription. En découleraient des risques d’abus importants et une insécurité juridique excessive pour l’administré. Toujours est‑il, d’un point de vue général, que toute mesure d’ordre public se fonde sur des faits sans limitation quant à leur l’ancienneté (comme c’est le cas pour les interdictions de stade). En matière de police administrative il n’y a pas d’équivalent de la prescription en matière pénale, et ce alors que cette première peut se révéler plus rigoureuse.
Ensuite, le Conseil précise le cas de la notification d’urgence de l’interdiction de manifester à l’individu durant la manifestation-même. Ici, l’atteinte au droit au recours juridictionnel effectif a été soulignée par les nombreux contempteurs du texte et soulevée par les députés – étrangement pas par les sénateurs – du fait du placement de l’individu dans une situation immédiate d’illégalité et de l’impossibilité d’en contester effectivement la décision. Son importance comme norme de référence dans le contrôle de proportionnalité des mesures administratives est telle que, même en l’absence de dispositions traitant des voies de recours et de moyens le soulevant par les requérants, le droit au recours effectif apparaît en filigrane (décision n° 2011-625 DC, précitée, cons. 50). Pourtant, sans précision supplémentaire, le juge constitutionnel se contente de citer la disposition alors qu’il aurait été intéressant de connaître les principes en jeu (certains soulevaient le principe de sécurité juridique, par exemple) et les modulations opérées. D’ailleurs, des reproches comme ceux faits ici par le Conseil, tels que l’absence de prescription évoquée ci-dessus, ne posent généralement que peu de problèmes au regard de la possibilité de recours postérieurs. En l’espèce, étant donné les limites du recours effectif, on peut comprendre l’absence d’une garantie suffisante. Cependant, en plus de ne souligner qu’à la fin les limites dans la possibilité de contestation de la mesure, le Conseil constitutionnel ne semble faire référence qu’au cas de la notification durant la manifestation. Suivant l’analyse des jurisprudences antérieures, la décision met en lumière le problème lié à l’effectivité de la contestation de la mesure d’interdiction, mais seulement en fond, et ne l’explicite paradoxalement que très peu.
De la même façon, le Conseil se contente de préciser que l’interdiction peut être prononcée sur tout le territoire national pendant une durée d’un mois (art. 3 al. 5). Ici non plus il n’est rien expliqué de plus. La mesure peut tout de même classiquement être comprise comme trop générale, absolue et ne comportant aucune garantie appropriée, si ce n’est la possibilité d’en contester la légalité.
Pour finir, et surtout, il est plus généralement intéressant de constater le manque de rigueur supplémentaire dont la décision fait preuve. Tandis qu’en la matière la nécessité précède l’adaptation – ce que le Conseil rappelle lui-même en début de décision – le considérant 26 utilise finalement l’ordre commun du contrôle de proportionnalité (adaptation puis nécessité). Alors que le triple test n’est pas réellement évoqué le long des motivations, il apparaît explicitement, et soudainement, au considérant 26, qui plus est dans un ordre laissant perplexe. Manque de rigueur, voire de temps, ou rédaction volontaire, la question se pose. Toutefois, ce constat rejoint celui du caractère lacunaire du contrôle de proportionnalité et des motivations, souvent dénoncé par la doctrine (V. Goesel-le Bihan,« Le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel, technique de protection des libertés publiques ? », Jus Politicum, n° 7). Il renforce en plus l’incertitude du statut de la liberté de manifester.
B. Une liberté de manifester au statut incertain
De tout ce qui précède le Conseil constitutionnel semble établir, pour le reste, un « mode d’emploi » au législateur. En dépit de quelques lacunes, il laisse entrevoir comment remédier à la censure de l’article et guide ainsi par des sortes d’indices le législateur afin de permettre la mise en place d’un tel dispositif. Par cette analyse, on comprend que l’interdiction administrative individuelle de manifester n’est dès lors aucunement rejetée en tant que telle. Aucun verrou absolu n’est posé. Certes la loi a finalement été promulguée sans seconde délibération, mais rien n’empêche une nouvelle tentative législative d’instauration du dispositif ici censuré. C’est probablement pour cela, ou par précipitation, que le contrôle opéré est ambigu ; le dispositif n’est ni de nature à porter une atteinte excessive au droit concerné, ni disproportionné en soi, il est seulement mal encadré.
Le droit de manifester – principal concerné par cette décision – n’en ressort pas forcément plus garanti. La liberté de manifester a toujours occupé une place particulière dans le pan du droit des libertés. Dès le départ, sa consécration « ne visait pas tant à la reconnaissance d’un droit ou d’une liberté qu’à la nécessité invoquée de préserver l’ordre public » (T. Guilluy, « La liberté de manifestation, un droit introuvable ? », RFDA, 2015, p. 499). La protection législative du droit de manifester a constamment été minime et – bien qu’ici la mesure soit censurée – la fragilité de son régime en ressort confirmée par cette décision. La seule précision au niveau constitutionnel a été opérée par le Conseil dans sa décision de 1995 précitée, par laquelle il s’est refusé à consacrer une liberté de manifester autonome. Les décisions concernant ce droit, peu nombreuses, ont maintenu cette ligne jurisprudentielle, comme celle commentée céans.
Pour le Conseil d’État, la tendance a été de consolider cette liberté, d’abord en affirmant son contrôle maximum sur les mesures d’interdiction de manifester (CE, 12 nov. 1997,n° 169295), puis en proclamant le caractère fondamental de la liberté de manifester au titre de l’article L. 521-2 du CJA (CE, ord. 5 janv. 2007, n° 300311). De cette façon, le Conseil constitutionnel se distingue de la jurisprudence administrative en soutenant paradoxalement le refus de considérer une liberté de manifester à part entière. Celui-ci a d’ailleurs manqué d’en préciser le sens et la portée – tel qu’attendu (J. Bonnetet A. Roblot-Troizier, « Une redéfinition des droits et libertés utile à la validation partielle de la loi sur l’état d’urgence », N3C, n° 52, 2016, p. 71-91) – par sa décision du 22 décembre 2015 (n° 2015-527 QPC). A contrario, il a fait persister le doute en évitant de se référer audit droit malgré les moyens soulevés en ce sens. De plus, la décision n° 2016‑535 QPC du 19 février 2016 offre un exemple de jurisprudence classique sur la protection du droit d’expression collective des idées et des opinions et montre, en l’espèce confronté à l’état d’urgence, une acceptation assez large des limitations de ce droit. À propos de cette décision, la comparant à la n° 2015-512 QPC, il a pu être affirmé que le Conseil constitutionnel semble plus enclin à protéger la liberté d’expression dans son exercice individuel que collectif (J. Bonnet, précité). Cette analyse peut interroger concernant les manifestations. Celles-ci font certes l’objet d’un exercice collectif mais le législateur peut très bien en limiter individuellement l’exercice, comme l’illustre le dispositif d’interdiction individuelle de manifester. Malgré ce que le Ministre de l’Intérieur a affirmé lors des débats – que la liberté de manifester pouvant être interdite de manière générale, il paraît logique qu’elle puisse également l’être qu’à certains individus – le raisonnement juridique du Conseil reste plus nuancé. Certes, une telle interdiction semble faire l’objet d’un contrôle lacunaire et on peut douter du verrou posé par le Conseil quant à l’instauration du dispositif. De la même façon, les moyens pénaux semblent montrer une certaine acceptation dans les limitations individuelles du droit de manifester. Toujours est-il que le degré de contrôle du Conseil constitutionnel reste entier, de façon fidèle à sa jurisprudence dans la protection de la liberté d’expression et de communication (décision n° 2001-450 DC, 11 juill. 2001, cons. 16 à 19). Tandis qu’il a déjà amoindri son contrôle en la matière (décision n° 2016-535 QPC, 19 févr. 2016), dans la décision étudiée le Conseil semble préserver son entièreté en s’assurant que l’atteinte soit strictement nécessaire, adaptée et proportionnée. Si l’on précise bien qu’il « semble » le faire, c’est parce qu’il n’est en réalité pas évident – comme on l’a vu – d’en apprécier la teneur exacte au regard de la rédaction. Il paraît dès lors toujours difficile de constater des limitations claires aux restrictions individuelles du droit collectif d’expression des idées et des opinions que représente en l’espèce celui de manifester. Cette fragilité semble aller dans le sens de l’idée évoquée plus haut, selon laquelle l’exercice individuel de la liberté d’expression serait plus protégé que son exercice collectif, illustré ici par un droit de manifester dont les limitations individuelles semblent peu circonscrites.
Au même titre que celles rendues auparavant concernant le droit de manifester, la décision laisse encore un sentiment d’inachevé et de flou quant aux contours qui le dessinent. Ce sentiment est d’autant plus accentué que le contrôle de proportionnalité se montre peu rigoureux. La jurisprudence constitutionnelle concernant le droit de manifester reste alors constante. La présente décision aurait pu être l’occasion pour ce droit d’en consacrer un statut plus certain, une garantie accrue. Pourtant, c’est la quasi impossibilité d’en tirer un constat aussi clair qui confirme la considération habituelle portée pour celui-ci. Certes l’atteinte à la liberté de manifester se trouve limitée par le dispositif rendu, mais les motivations – fragiles, lacunaires, voire douteuses – confirment le caractère marginal de celle-ci. Semble alors subsister la volonté de conserver une certaine malléabilité dans sa protection et sa conciliation avec d’autres intérêts, au détriment d’un statut clairement délimité. Finalement, pour reprendre la métaphore du doyen Vedel, alors que le Conseil constitutionnel manie aujourd’hui indéniablement le crayon dans la protection des libertés, il semble que celle de manifester ne bénéficie encore principalement que de la gomme.