La police spéciale du cinéma, qui consiste à délivrer des visas d’exploitation à des œuvres cinématographiques est attribuée au ministre chargé de la culture par l’article 19 du Code de l’industrie cinématographique. Avant de statuer le ministre a l’obligation de solliciter l’avis de la commission de classification des œuvres cinématographiques qui a la possibilité de recommander, en application du décret numéro 90-174 du 23 février 1990, l’interdiction des films à certains publics.
La commission de classification ne rend qu’un avis consultatif au ministre de la culture qui dispose, en matière de délivrance des visas, d’une très grande latitude. En effet, la réglementation ne fixe aucun critère d’appréciation encadrant le pouvoir de décision du ministre. Pour éviter les risques d’arbitraire, le Conseil d’Etat a donc décidé d’opérer un contrôle maximum sur les décisions prises dans le cadre de la police spéciale du cinéma. Le Conseil d’Etat a ainsi estimé, à l’occasion de l’arrêt d’Assemblée Ministre de l’information c/ Société Rome-Paris films du 24 janvier 1975 « qu’à défaut de toute disposition législative définissant les conditions de fait auxquelles est soumise la légalité des décisions accordant ou refusant les visas… les seules restrictions apportées au pouvoir du ministre sont celles qui résultent de la nécessité de concilier les intérêts généraux dont il a la charge avec le respect dû aux libertés publiques et notamment à la liberté d’expression » (requête numéro 72868 : Rec. p. 57 ; RDP 1975 p. 286, concl. Rougevin-Baville ; Gaz. Pal. 1975 jur., p. 385 et doctr., p. 350, chron. Mourgeon ; JCP 1976, II, 18395, note Bazex). En vue de s’assurer que le ministre a bien respecté cet objectif de conciliation, le juge administratif, dans le cadre d’un contrôle maximum, substitue son appréciation à celle du ministre et vérifie si le contenu du film justifie la décision contestée. Dans l’affaire Rome-Paris films, relatif au film « Suzanne Simonin la religieuse de Diderot », le Conseil d’État a ainsi jugé que «ni les situations, ni les comportements des personnages tels qu’ils sont présentés dans le film dont s’agit, n’étaient de nature à justifier légalement l’interdiction générale d’exploiter le film en France ».
L’arrêt Association Promouvoir du 4 février 2004 pose la question, plus précise encore, du contrôle des décisions accordant un visa d’exploitation assorti d’une interdiction à certains publics. Dans sa version originelle, le décret numéro 90-174 du 23 février 1990 prévoyait cinq types de classements : autorisation pour tous publics, interdiction aux mineurs de douze ans ; interdiction aux mineurs de seize ans ; classement dans la catégorie « X » ; interdiction totale.
Un précédent arrêt Association Promouvoir et a. du 30 juin 2000 (requête numéro 222194, requête numéro 222195 : AJDA 2000, p.674, chron. Guyomar et Collin ; D. 2001, p.590, chron. Boitard ; RFDA 2000, p.1282, note Canedo et p.1311, note Morange ; RDP 2001, p.367, note Guettier ; Com. comm. électr. sept. 2000, comm. n°95, obs. Lepage ; Petites affiches, 15 décembre 2000, n° 250, p. 9, note Lecucq) avait révélé un vide juridique résultant de la disparition de la possibilité d’interdire un film aux moins de dix-huit ans, autrement qu’en le classant dans la catégorie « X », ce qui présente des conséquences très pénalisantes du point de vue fiscal et du point de vue de la distribution en salle. Cet arrêt est directement à l’origine du décret numéro 2001-618 du 12 juillet 2001, modifiant le décret du 23 février 1990, qui rétablit la possibilité d’interdire une œuvre cinématographique aux moins de 18 ans, sans pour autant remettre en cause l’interdiction aux moins de 16 ans. Avec ce texte, le ministre de la culture dispose d’une grille de classement plus adaptée, et le Conseil d’État peut, dans le cadre du contrôle maximum, procéder à une analyse plus fine du contenu des films lorsqu’il est saisi de recours.
En l’espèce, l’Association Promouvoir attaque la décision accordant un visa d’exploitation au film « Ken Park » assorti d’une interdiction aux moins de 16 ans. La requérante soutient que ce film aurait dû être classé dans la catégorie « X » ou, à défaut, être interdit aux mineurs de moins de dix-huit ans (une demande de référé suspension dirigée contre l’arrêté contesté a été préalablement rejetée pour défaut d’urgence par le juge des référés : CE, ord., 25 novembre 2003, Association Promouvoir, requête numéro 261903).
L’association Promouvoir estime, tout d’abord, que le film présente non seulement un caractère pornographique – en raison de la présence d’une scène de sexe non simulée – mais également qu’il constitue une incitation à la violence.
Dans le cadre d’un nouveau recours dirigé contre le visa d’exploitation assorti d’une interdiction aux moins de dix-huit ans délivré au film « Baise-moi » (CE, 14 juin 2002, Association promouvoir, requête numéro 237910), le Conseil d’Etat avait déjà eu l’occasion de préciser que » même s’il comporte des scènes de grande violence et des scènes de sexe non simulées » un film ne revêt pas nécessairement, en raison de son thème et des conditions de sa mise en scène, le caractère d’un film pornographique ou d’incitation à la violence. La représentation de la violence et l’incitation à la violence doivent donc être considérées comme deux notions distinctes, mais, surtout, la présence d’une scène de sexe non simulée ne justifie pas, à elle seule, le classement d’un film dans la catégorie » X « .
C’est le même raisonnement qui est adopté dans la présente affaire, le Conseil d’Etat écartant également le moyen soulevé par l’association relatif à la violation du principe de dignité de la personne humaine. Cette dernière précision est importante, puisque l’annulation du premier arrêté relatif au film » Baise-moi » était notamment justifiée au regard de l’article L. 227-4 du Code pénal qui punit » le fait de diffuser un message à caractère violent ou pornographique ou de porter gravement atteinte à la dignité humaine lorsque ce message est susceptible d’être vu par un mineur « .
Or, l’interdiction d’une oeuvre cinématographique aux moins de dix-huit ans étant devenue une alternative au classement X, le problème posé par ce texte était éliminé, comme l’avait précisé le Conseil d’État dans son arrêt du 14 juin 2002 (préc.). En l’espèce, cependant, la formulation employée a une portée beaucoup plus large. Alors que l’arrêt du 14 juin 2002 se bornait à constater que le ministre » n’a pas méconnu le principe de dignité de la personne humaine » – sans qualifier ce principe- l’arrêt du 4 février 2004 précise que » le fait de montrer à l’écran une scène attentatoire à la dignité humaine, ne constitue pas en soi une atteinte au principe à valeur constitutionnelle de la dignité humaine « .
Les juges paraissent ici s’être inspirés de la définition retenue par le rapport Kriegel sur la violence à la télévision selon lequel la pornographie se caractérise par » la présentation d’actes sexuels répétés, destinée à produire un effet d’excitation. Il s’agit « du spectacle d’une sexualité cumulative où l’intrigue et les sentiments jouent un très faible rôle ».
Mais si, concernant la notion de » film X « , le Conseil d’État se situe dans la droite ligne de sa jurisprudence, il apporte en revanche des éléments nouveaux concernant la distinction devant être établie entre les catégories de films interdits aux moins de dix-huit ans et celle des films interdits aux moins de seize ans.
L’arrêt du 4 février 2004 précise une jurisprudence récente dont il résulte que la représentation d’actes sexuels non simulés à l’écran ne doit pas nécessairement entraîner une interdiction aux moins de dix-huit ans.
Dans son arrêt du 14 juin 2002 concernant le film » Baise-moi » (préc.), le Conseil d’État avait pourtant décidé que la présence de scènes de grande violence et de sexe non simulées justifiait l’interdiction de cette oeuvre aux moins de dix-huit ans. A l’opposé, il a été jugé que « la mise en scène d’une relation entre deux personnages majeurs ne constitue pas, en principe, lorsque les scènes de sexe sont simulées, un message pornographique (CE, 4 octobre 2002, Association Promouvoir, requête numéro 222666).
Deux décisions rendues dans le cadre d’un recours dirigé contre le visa d’exploitation, assorti d’une interdiction aux moins de seize ans, délivré au film » Le pornographe » ont permis de préciser si la seule présence d’une scène de sexe non simulée justifie l’interdiction aux moins de dix-huit ans, ou si le juge doit apprécier cette scène compte tenu du contexte général du film. Saisi d’abord d’une demande de suspension, le juge des référés du Conseil d’État avait débouté l’association Promouvoir au motif que si le film en cause contient une scène de sexe non simulée, » exclusive et brève par rapport à (sa) durée… la manière dont elle a été filmée… » permet de conclure que » ni le sujet du film, ni l’intention de l’auteur n’ont eu d’autres fins que d’illustrer, à travers la séquence dans l’ouvrage du tournage d’un film pornographique, des idées et des thèmes étrangers à l’exposition et à l’exploitation de scènes à caractère sexuel » (CE, ord., 30 octobre 2001, Association promouvoir, requête numéro 239253). Sur le fond, le Conseil d’État a repris exactement le même raisonnement pour débouter l’association requérante (CE, 13 novembre 2002, Association promouvoir, requête numéro 239254).
Le contrôle maximum réalisé par le Conseil d’État autorise néanmoins de nombreuses subtilités, ce qui peut s’observer très clairement dans l’arrêt du 4 février 2004. La solution retenue est en effet différente de celle choisie dans les décisions consacrées au film » Le pornographe « , ce qui s’explique par le fait que l’existence d’une scène de sexe non simulée, qui constitue une caractéristique commune aux deux oeuvres en cause, ne constitue qu’un élément, parmi d’autres, qui vont permettre au juge de déterminer le classement du film. Dans ce domaine, le juge va se référer aux mêmes éléments d’appréciation qui lui permettent de déterminer si un film doit ou non être considéré comme pornographique ou incitant à la violence. Ainsi, la présence de scènes de sexe non simulées doit être envisagée par rapport au thème du film, mais également en fonction de ses conditions de mise en scène. La nature plus ou moins crue de la scène incriminée, la répétition de scènes de même nature ou présentant un caractère de grande violence entrent également en ligne de compte.
Le contenu du film » Le pornographe « , qui ne comporte qu’une scène de sexe non simulée, et aucune scène de violence, justifiait une interdiction aux moins de seize ans, alors que le contenu du film » Ken Park « , son propos, la nature même de la scène incriminée » qui revêt un caractère particulièrement cru et explicite « , justifiaient une interdiction aux moins de dix-huit ans. Si la jurisprudence paraît donc ici particulièrement casuistique, elle ne présente pas moins une certaine cohérence et dénote le souci du Conseil d’État, dans la logique du contrôle maximum, de préciser le contenu des différentes catégories qui ont pour effet de restreindre l’exploitation des oeuvres cinématographiques.
Il est enfin à relever qu’à l’époque où la décision contestée a été rendue, les textes en vigueur étaient muets sur les critères pouvant conduire à interdire un film aux moins de dix-huit ans. Le Conseil d’Etat s’est pourtant manifestement inspiré du décret numéro 2003-1163 du 4 décembre 2003, non applicable en l’espèce, qui a comblé cette lacune. Ce texte a en effet inséré dans le décret du 23 février 1990 un article 3-1 précisant que « La commission peut également proposer au ministre chargé de la culture une mesure d’interdiction de représentation aux mineurs de dix-huit ans pour les oeuvres comportant des scènes de sexe non simulées ou de très grande violence mais qui, par la manière dont elles sont filmées et la nature du thème traité », ne justifient pas que ce film soit classé X ».