C’est une véritable révolution copernicienne à laquelle le rapporteur public a invité l’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat en concluant dans l’affaire Département du Tarn-et-Garonne, n° 358994.
Les questions qui justifiaient l’examen par l’Assemblée du contentieux n’auraient pas pu être plus claires :
• Convient-il d’étendre à l’ensemble des tiers justifiant d’un intérêt suffisant le recours en contestation de la validité du contrat ouvert par la décision Société Tropic Travaux du 16 juillet 2007 et, dans l’affirmative, selon quelles modalités ?
• En cas de réponse positive à la première question, le recours pour excès de pouvoir contre les actes préalables à la signature du contrat, regardés aujourd’hui par la jurisprudence comme détachables de celui-ci, doit-il être maintenu ?
Il était évident que, si cette affaire était portée devant l’Assemblée, c’était en raison de la réponse affirmative que le rapporteur public (et la sous-section rapporteuse) entendaient donner à ces deux questions. Dans ses conclusions, Bertrand Dacosta a confirmé ces attentes et dessiné les contours du recours contractuel du XXI siècle.
L’état du droit
Le paysage du contentieux contractuel, présenté par M. Dacosta au début de ces conclusions, s’est construit au fil du temps et des jurisprudences successives.
Concernant les parties, l’arrêt Beziers I (Conseil d’Etat, Assemblée, 28 décembre 2009, Commune de Béziers (Béziers I), requête numéro 304802, rec. p. 509) a étendu la possibilité pour les parties à un contrat administratif de saisir le juge d’un recours de plein contentieux contestant la validité du contrat qui les lie, en précisant les pouvoirs du juge saisi d’un tel litige (poursuite de l’exécution avec éventuelles régularisations, résiliation, annulation). Il a, en même temps, introduit l’exigence de loyauté des relations contractuelles que doivent respecter les parties. Cette exigence s’applique également lorsque les parties saisissent les juges d’un litige relatif au contrat et implique que le juge règle le litige sur le terrain contractuel, sauf en cas d’irrégularités tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou d’un vice d’une particulière gravité.
Le cadre s’était stabilisé, selon le rapporteur public, avec l’arrêt Manoukian (Conseil d’Etat, SSR., 12 janvier 2011, M. Edouard A., requête numéro 338551, Rec. 5) dans lequel il a été précisé qu’en principe,
« lorsque le juge est saisi d’un litige relatif à l’exécution d’un contrat, les parties à ce contrat ne peuvent invoquer un manquement aux règles de passation, ni le juge le relever d’office, aux fins d’écarter le contrat pour le règlement du litige ; que, par exception, il en va autrement lorsque, eu égard d’une part à la gravité de l’illégalité et d’autre part aux circonstances dans lesquelles elle a été commise, le litige ne peut être réglé sur le fondement de ce contrat ».
S’agissant des mesures d’exécution du contrat, et notamment de la résiliation, l’arrêt Beziers II (Conseil d’Etat, Section, 11 mars 2011, Commune de Béziers (arrêt Béziers II), requête numéro 304806, rec. p.117) a instauré l’action en reprise des relations contractuelles, qui est venue s’ajouter au contentieux indemnitaire qui était le seul, jusqu’alors, qui pouvait être engagé par une partie en cas de résiliation.
Il s’agit là, pour le rapporteur public, de contrepoids à l’unilatéralisme du contrat administratif.
Concernant les concurrents évincés, les recours ont été notamment forgés par le droit de l’Union européenne, et en particulier par les directives recours (directives n° 89/665/CEE du 21 décembre 1989, n° 92/13/CEE du 25 février 1992 et n° 2007/66/CE du 11 décembre 2007), en vertu desquelles ont été introduits en droit français le référé précontractuel et le référé contractuel. Le Conseil d’Etat a restreint l’accès à ce contentieux à partir de l’arrêt SMIRGEOMES (Conseil d’Etat, Section, 3 octobre 2008, SMIRGEOMES, requête numéro 305420, rec. p. 324) en posant la condition selon laquelle il est nécessaire d’invoquer des « manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l’avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente ».
Concernant les autres tiers, le recours contre le contrat lui-même est traditionnellement fermé. A la fin du XIXème siècle, il était admis que toute possibilité pour un tiers de contester un contrat fût fermée. Avec l’arrêt Martin (Conseil d’Etat, 4 août 1905, Martin, requête numéro 14220, rec. p. 768 ; GAJA n° 15), la possibilité d’attaquer les actes détachables du contrat a été généralisée. En effet, dans la jurisprudence antérieure à cet arrêt, ce recours n’était possible que si le contrat n’était pas définitif, dès lors que, comme le rappelait le commissaire du gouvernement Romieu, les actes ne peuvent plus être détachés après la conclusion du contrat. Cependant, l’annulation des actes détachables se révélait souvent platonique car selon Romieu l’objectif de ce recours était de dire le droit et de prévenir le retour de la pratique condamnée plutôt que d’obtenir des effets pratiques sur le contrat lui-même.
Le contentieux des actes détachables a été élargi même aux hypothèses dans lesquelles aucun acte détachable n’avait été adopté. Le Conseil d’Etat a, en effet, admis la possibilité d’attaquer une décision purement virtuelle, la décision de signer, dans le seul but d’ouvrir une voie de recours contre le contrat à tout tiers ayant intérêt à agir. Le recours contre les actes détachables tels que la décision de signer est recevable même s’il tend en réalité à contester le contrat lui-même (CE, 8 mars 1985, Association « Les amis de la terre », n° 24557, Rec. 73 ; Conseil d’Etat, Sect., 6 décembre 1995, Département de l’Aveyron et Sté Jean-Claude Decaux, nos 148964, 149403, Rec. 428)
A partir de ce panorama, deux séries de considérations ont été développées par le rapporteur public.
D’une part, le recours contre le contrat a connu un élargissement progressif. Ce dernier s’est manifesté notamment par la possibilité ouverte au préfet de contester les contrats des collectivités territoriales, dans un recours qui était considéré comme un recours pour excès de pouvoir (Conseil d’Etat, Section, 26 juillet 1991, Commune de Sainte-Marie, requête numéro 117717, rec. p. 302) jusqu’à un récent revirement (Conseil d’État, SSR., 23 décembre 2011, Ministre de l’Intérieur, requête numéro 348647, rec. p. 662). Il s’est manifesté également par la possibilité de former un recours pour excès de pouvoir contre une clause réglementaire du contrat (Conseil d’Etat, Assemblée, 10 juillet 1996, Cayzeele, requête numéro 138536, rec. p. 274), clause qui est considérée comme par nature divisible du reste du contrat (CE, Sect., 8 avril 2009, Association Alcaly et autres, nos 290604, 290605, 291809, 291810, Rec. 112). Enfin, le recours contre les contrats de recrutement d’agents publics ouvert depuis l’arrêt Ville de Lisieux (Conseil d’Etat, Section, 30 octobre 1998, Ville de Lisieux, requête numéro 149662, rec. 375) est une autre manifestation de cette tendance.
D’autre part, les pouvoirs d’injonction dont a été doté le juge administratif par les lois du 16 juillet 1980 et du 8 février 1995 ont élargi les effets du contentieux des actes détachables au-delà de leur simple annulation. En effet, il est désormais admis qu’en cas d’annulation d’un acte détachable, le juge puisse enjoindre aux parties, le cas échéant sous astreinte, de saisir le juge du contrat pour qu’il tire les conséquences de cette annulation (Conseil d’Etat, Section, 7 octobre 1994, Epoux Lopez, requête numéro 124244, rec. p. 430).
En 2007, l’arrêt Tropic (Conseil d’Etat, Assemblée, 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, requête numéro 291545, rec. p. 360 ; GAJA n° 113) est venu « briser partiellement les colonnes du temple », en ouvrant un recours de plein contentieux contre le contrat aux concurrents évincés, soit à tout requérant « qui aurait eu intérêt à conclure le contrat, alors même qu’il n’aurait pas présenté sa candidature, qu’il n’aurait pas été admis à présenter une offre ou qu’il aurait présenté une offre inappropriée, irrégulière ou inacceptable » (Conseil d’Etat, avis, 11 avril 2012, Société Gouelle, numéro 355446). A l’appui de ce recours, qui peut être dirigé contre les contrats de la commande publique et les autres contrats faisant l’objet d’une mise en concurrence facultative, le concurrent évincé peut invoquer tout moyen, car « il ne résulte d’aucun texte ni principe que le caractère opérant des moyens ainsi soulevés soit subordonné à la circonstance que les vices auxquels ces moyens se rapportent aient été susceptibles de léser le requérant » (avis Société Gouelle). Le recours Tropic peut être assorti de conclusions indemnitaires, mais sur ce point le Conseil d’Etat n’a fait que rappeler le droit commun, ces conclusions n’étant pas soumises au délai de deux mois prévu pour l’introduction du recours (CE, avis, 11 mai 2011, Société Rebillon Schmit Prevot, n° 347002). La possibilité d’introduire un recours Tropic ferme les portes au recours contre les actes détachables. En revanche, le Conseil d’Etat a jugé que le recours Tropic peut être assorti d’un référé suspension, le contrat constituant une décision administrative au sens de l’article L. 521-1 du code de justice administrative (CJA).
Pour résumer, deux catégories de requérants peuvent être identifiées selon le rapporteur public :
• Les concurrents évincés, qui peuvent engager un recours Tropic et l’assortir d’un recours indemnitaire, dont les chances de succès dépendent de la question de savoir si l’entreprise était ou non dépourvue de toute chance de remporter le contrat (Conseil d’Etat, SSR., 18 juin 2003, Groupement d’entreprises solidaires ETPO Guadeloupe, requête numéro 249630, mentionné aux tables) ;
• Les autres tiers, « usagers de second grade du contentieux contractuel », pour lesquels le recours contre le contrat est, a priori, fermé, avec les aménagements introduits par la jurisprudence, qui n’ont pas entraîné la disparition des voies antérieures.
Il s’agit, en premier lieu, du recours contre les contrats de recrutement d’agents publics, ouvert par la jurisprudence Ville de Lisieux précitée.
En deuxième lieu, l’arrêt IRD (Conseil d’Etat, Section, 10 décembre 2003, Institut de recherche pour le développement, requête numéro 248950, rec. p. 501) a introduit la nécessité de prendre en compte l’atteinte à l’intérêt général que peut entraîner la nullité du contrat. Cet arrêt a précisé que, si l’annulation d’un acte détachable d’un contrat n’implique pas nécessairement la nullité du contrat, « il appartient au juge de l’exécution, saisi d’une demande d’un tiers d’enjoindre à une partie au contrat de saisir le juge compétent afin d’en constater la nullité, de prendre en compte la nature de l’acte annulé ainsi que le vice dont il est entaché et de vérifier que la nullité du contrat ne portera pas, si elle est constatée, une atteinte excessive à l’intérêt général ».
En troisième lieu, l’arrêt Société Ophrys a fourni le mode d’emploi du contentieux contractuel engagé par un tiers, en ce qui concerne notamment l’intervention successive du juge de l’excès de pouvoir, du juge de l’exécution et du juge du contrat (Conseil d’Etat, SSR., 21 février 2011, Société Ophrys, requête numéro 337349, publié au recueil, rec. p. 54). Le juge de l’exécution peut décider (i) soit la poursuite de l’exécution du contrat, sous réserve d’éventuelles régularisations, (ii) soit la résiliation du contrat, sous réserve de l’atteinte excessive à l’intérêt général, (iii) soit la résiliation du contrat, (iv) soit, à défaut d’entente entre les parties, la saisine du juge du contrat pour décider de l’éventuelle résolution.
Le rapporteur public a rappelé les commentaires réservés de la doctrine, qui a considéré que l’arrêt Tropic s’était arrêté au milieu du gué. Le recours contre les actes détachables tend à pallier l’inconvénient pour le tiers de ne pas disposer d’une voie de recours contre le contrat, mais cette sanction morale ne serait plus dans l’esprit du temps, qui considère comme inacceptable l’absence de conséquences d’un recours et d’une annulation contentieux.
La tendance à relativiser les effets de l’annulation des actes détachables a pu être relevée dans la jurisprudence récente. Par exemple, le Conseil d’Etat a invité la personne publique à déterminer, sous le contrôle du juge, les conséquences à tirer de cette annulation, compte tenu de la nature de l’illégalité affectant cet acte. S’il s’agit notamment d’un vice de forme ou de procédure propre à l’acte détachable et affectant les modalités selon lesquelles la personne publique a donné son consentement, celle-ci peut procéder à sa régularisation, indépendamment des conséquences de l’annulation sur le contrat lui-même. Elle peut ainsi, eu égard au motif d’annulation, adopter un nouvel acte d’approbation avec effet rétroactif, dépourvu du vice ayant entaché l’acte annulé (Conseil d’État, SSR., 8 juin 2011, Commune de Divonne-les-bains, requête numéro 327515, rec. p. 278 ; Conseil d’Etat, 28 janvier 2013, Syndicat mixte Flandre Morinie, requête numéro 358302). S’agissant des délégations de service public, le Conseil d’Etat a précisé que, même en présence d’un vice d’une particulière gravité (absence d’information des candidats sur les critères de sélection des offres), une illégalité « qui n’affecte ni le consentement de la personne publique ni le bien-fondé de la délégation […], et en l’absence de toutes circonstances particulières révélant notamment une volonté de la personne publique de favoriser un candidat, ne justifie pas que soit recherchée une résolution des conventions » (CE, 10 décembre 2012, Société Lyonnaise des eaux France, n° 355127).
Il s’agit donc pour le rapporteur public d’un véritable parcours d’obstacles qui se veut protecteur de la personne publique cocontractante, mais qui ne fait que retarder le moment où le contentieux sera purgé, notamment en cas d’injonction faite par le juge de l’exécution de saisir le juge du contrat. En effet, si l’article L. 211-4 du CJA permet, en cas d’inexécution d’une décision juridictionnelle, la saisine de la juridiction qui l’a prononcée pour en assurer l’exécution, aucun délai n’est prévu à cet effet. Par ailleurs, la seule qualité de contribuable ne suffit pas pour engager cette démarche. Même si le recours Tropic est encadré dans un délai de deux mois, la menace de la saisine du juge de l’exécution après annulation peut être toujours présente. En outre, comme les tiers peuvent contraindre la collectivité à résilier, le seul risque est, pour le rapporteur public, un allongement des délais. Le contrat ne serait donc pas davantage protégé par la jurisprudence Martin et Epoux Lopez que par la possibilité d’engager un contentieux sur le fondement de l’arrêt Tropic. La jurisprudence Société Ophrys est, en effet, applicable aux deux. En même temps, il serait inacceptable de maintenir la possibilité d’attaquer les actes détachables au motif qu’un tel recours est dépourvu d’effets.
Sur le fondement de cette analyse du droit positif, le rapporteur public a donc tracé la nouvelle voie qu’il propose d’emprunter.
L’évolution proposée
Le rapporteur public a commencé par évoquer trois solutions possibles, mais qui ne correspondent pas à celle qu’il entend proposer :
• Le statu quo (c’est toujours une solution possible !),
• Une réforme de grande ampleur des règles applicables aux procédures de référé, mais cette éventualité se heurterait à la nécessité d’une loi pour modifier les articles du CJA sur le sujet,
• Considérer que le recours contre les actes détachables n’a pas un caractère platonique compte tenu des pouvoirs d’injonction que peut utiliser le juge depuis l’arrêt Epoux Lopez.
Une solution plus radicale est donc proposée : l’ouverture du recours contre le contrat à tous les tiers ayant intérêt à agir.
En concluant sur l’arrêt Tropic Travaux, le commissaire du gouvernement Didier Casas avait préconisé d’ouvrir un recours contre le contrat aux « tiers pouvant justifier de droits lésés par la conclusion du contrat », sans être suivi sur ce point par la formation de jugement (BJCP nov. 2007.391, RDP 2007.1402, RFDA 2007.696, RJEP 2007.337). Dans la présente affaire, le rapporteur public Dacosta a voulu reprendre l’idée d’un recours de tous les tiers contre le contrat avancée par Didier Casas dans ses conclusions. Cependant, il n’a pas souhaité adopter la position de ce dernier concernant les personnes pouvant introduire ce recours. En effet, après avoir rappelé que tout tiers ayant intérêt à agir peut attaquer les actes détachables, il a considéré que le recours contre le contrat devrait être ouvert selon ce même critère, et non seulement en cas de lésion d’un droit. Par conséquent, tout le débat contentieux devrait être porté devant le juge du contrat, ce qui permettrait une réduction des délais de recours.
La première conséquence de cette évolution serait la mort de l’acte détachable pour garantir la simplification des règles contentieuses. Sinon, il existerait deux voies de recours et le contentieux des actes détachables continuerait à fragiliser le contrat.
La théorie de l’acte détachable a en effet été élaborée dans un démarche finaliste et se réfère à tous les actes qui sont antérieurs à la conclusion définitive du contrat et se rapportent directement à ce dernier (décision de signer, délibération autorisant la signature, rejet des candidatures ou des offres, sélection du cocontractant). En revanche, ne sauraient être considérés comme des actes détachables des décisions préparatoires qui ne sont pas en lien direct avec un contrat déterminé.
En particulier, concernant les délégations de service public, le Conseil d’Etat a déjà eu l’occasion de se prononcer sur les moyens qui peuvent être soulevés à l’encontre des actes détachables (CE, 24 novembre 2010, Commune de Ramatuelle, n° 335703). En outre, il a précisé que les moyens tendant à contester les modalités de mise en œuvre d’une délibération se prononçant sur le principe de la délégation sont inopérants (CE, 4 juillet 2012, Association Fédération d’action régionale pour l’environnement (FARE SUD), n° 350752).
En cas d’annulation, il revient au juge de l’exécution d’en tirer les conséquences. En application de la jurisprudence Beziers I, le juge a pu procéder par exemple à l’annulation d’une concession d’aménagement en raison d’une illégalité pour violation de la loi littoral (CE, 10 juillet 2013, Commune de Vias et Société d’économie mixte de la ville de Béziers et du littoral (SEBLI), nos 362304, 362381). Mais à partir du moment où le tiers peut contester le contrat directement, il n’y a plus lieu de prévoir des pouvoirs d’injonction. L’illégalité des actes détachables ne pourra être invoquée que dans le contentieux contre le contrat.
Des développements ont ensuite été réservés par le rapporteur public aux actes d’approbation et au contentieux relatif aux contrats de droit privé.
Concernant les actes d’approbation, la fermeture du recours contre les actes détachables entraînerait l’impossibilité de contester leur légalité, sauf pour les vices propres de l’acte. Pour tous les autres vices des actes d’approbation, le recours devrait être dirigé contre le contrat lui-même.
Le contentieux des contrats de droit privé de l’administration est de la compétence, comme l’on sait, de la juridiction judiciaire. Pour ces contrats, la possibilité d’attaquer les actes détachables devrait être maintenue. Cette solution s’inscrirait dans la continuité de la jurisprudence SARL Brasserie du Théâtre (TC, 22 novembre 2010, SARL Brasserie du Théâtre c. commune de Reims, n° 10-03.764, Rec. 590). Par cet arrêt, le Tribunal de conflit a précisé que les actes détachables d’un contrat de droit privé qui relèvent de la gestion privée ne peuvent être attraits devant la juridiction administrative. Une décision relative à une convention ne comportant aucune clause exorbitante et non détachable de la gestion du domaine privé relève des juridictions de l’ordre judiciaire. En outre, pour les contrats de droit privé, les prérogatives du préfet devront être maintenues, car elles sont prévues par la loi.
Différents éléments prônent pour la restriction de la possibilité d’un recours contre les actes détachables. La voie du recours pour excès de pouvoir contre les actes détachables est déjà fermée pour les concurrents évincés, dès lors qu’ils peuvent engager un recours contre le contrat sur le fondement de la jurisprudence Tropic. En outre, il a déjà été jugé que les délibérations à caractère préparatoire ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, même à raison des vices propres dont elles seraient entachées, sous réserve des pouvoirs que la loi reconnaît au préfet, qui est ainsi recevable à déférer de telles délibérations au juge administratif (Conseil d’Etat, Assemblée, 15 avril 1996, Syndicat C.G.T. des hospitaliers de Bédarieux, requête numéro 120273, publié au recueil).
Il aurait été possible de s’interroger sur l’utilité du maintien du recours contre les actes détachables dans la période qui précède la conclusion du contrat. Celle-ci ne semble pas l’option choisie par le rapporteur public, qui a mis en avant l’efficacité du référé précontractuel pour éviter la conclusion d’un contrat en méconnaissance des règles de publicité et mise en concurrence. Compte tenu du bref délai entre l’adoption de ces actes et la conclusion du contrat, l’intérêt à attaquer les actes détachables semble limité, cette possibilité ne devant être maintenue que pour le déféré préfectoral.
Une fois le principe posé, il s’agissait pour le rapporteur public de préciser les contours de sa mise en œuvre.
La mise en œuvre du recours des tiers contre le contrat
On l’aura compris, le contentieux des contrats administratifs se transférerait donc du contentieux des actes détachables au contentieux du contrat lui-même.
Ce transfert, qui consisterait en un passage d’un recours pour excès de pouvoir à un recours de plein contentieux, aurait une conséquence pratique importante pour les requérants : le ministère d’avocat obligatoire. Ce nouveau recours ne pourrait en effet échapper aux dispositions de l’article R : 431-2 CJA, aux termes duquel le ministère d’avocat est obligatoire pour les actions en justice tendant « à la solution d’un litige né d’un contrat ». Le pouvoir réglementaire pourra modifier, s’il le considère opportun, cet article pour dispenser les recours des tiers contre un contrat du ministère d’avocat.
Si la nécessité d’éviter le déni de justice et de garantir le caractère efficace du recours plaide en faveur de l’ouverture du recours contre le contrat aux tiers, le rapporteur public a également mis en avant les modalités de sa mise en œuvre qui permettraient d’éviter une inflation contentieuse par rapport à la situation actuelle.
Il s’agit en premier lieu de déterminer dans quelles conditions l’intérêt à agir contre le contrat pourra être reconnu. La jurisprudence s’est déjà prononcée de manière nuancée sur ce sujet en ce qui concerne les actes détachables et a considéré, par exemple, que le voisin d’une zone d’aménagement concerté (ZAC) a, en cette qualité, intérêt à demander l’annulation pour excès de pouvoir de la décision, détachable de la convention d’aménagement, de signer cette convention (Conseil d’Etat, 18 novembre 2011, SNC Eiffage Amenagement, requête numéro 342147). En revanche, une association dont l’objet est la défense et la protection des sites et du patrimoine d’une commune n’a pas intérêt à agir contre une délibération d’un conseil municipal prévoyant la réalisation, par un concessionnaire, de divers ouvrages mais n’ayant pas pour effet d’autoriser leur construction, soumise à autorisation administrative, faute d’effet direct de cette délibération sur la réalisation effective des constructions mises à la charge du concessionnaire (Conseil d’Etat, 17 décembre 2008, Société d’exploitation du casino de Fouras, commune de Fouras, requête numéro 294597 et 295804). L’intérêt à agir d’une commune riveraine d’une autoroute à l’encontre d’une concession autoroutière conclue par l’Etat a été également reconnu par la décision Ville de Vaucresson (CE, Ass., 20 février 1998, Ville de Vaucresson et autres, n° 175256).
Tout en reconnaissant la nécessité de calibrer l’intérêt à agir des tiers, le rapporteur public n’a pas souhaité emprunter le chemin préconisé par son prédécesseur Didier Casas dans les conclusions précitées, ce qui aurait signifié de le limiter aux requérants qui peuvent justifier de la lésion d’un droit. Cette solution ne reconnaitrait pas d’intérêt à agir à ceux qui ont, aujourd’hui, intérêt à agir contre les actes détachables. Une telle solution n’a pas été considérée comme souhaitable par le rapporteur public, qui a invité la formation de jugement à s’abstraire de catégories trop rigides. En effet, d’après lui, un contrat administratif n’est pas seulement la loi des parties, mais également l’expression d’une politique publique, en raison de ses conséquences importantes sur les finances publiques et ses implications en matière d’égalité.
Néanmoins, la renonciation à la jurisprudence Martin devrait s’accompagner de la nécessité d’écarter une conception trop libérale. Par exemple, pour les associations cela signifierait admettre l’intérêt à agir exclusivement en cas de méconnaissance directe des intérêts qu’elles entendent défendre. Il a déjà été jugé que la recevabilité d’un recours Tropic est subordonnée à une lésion suffisamment directe et certaine des intérêts du requérant (Conseil d’État, SSR., 11 mai 2011, Société lyonnaise des eaux France, requête numéro 331153). L’intérêt à agir du contribuable local devrait être également reconnue, mais toute dépense ne donnerait pas intérêt à agir à partir du premier euro : il faudra un intérêt suffisant. Une réflexion pourrait être nécessaire pour les concurrents évincés, pour lesquels un retour en arrière pourrait être envisagé compte tenu des voies de recours spécifiques qui leur sont réservées (référé précontractuel et contractuel).
Le deuxième moyen d’encadrement du recours contre le contrat serait la sélection des moyens pouvant être invoqués par le requérants.
Il existe déjà de la jurisprudence en ce qui concerne, par exemple, les membres des organismes collégiaux, qui peuvent former un recours en cas d’atteinte aux prérogatives de l’organe (CE, 1er mai 1903, Bergeon). L’arrêt Ville de Lisieux précité constitue également la consécration de la possibilité pour un conseiller municipal de demander l’annulation d’un contrat conclu en méconnaissance des prérogatives du conseil municipal.
Mais l’exemple le plus significatif en matière contractuelle est sans doute l’arrêt SMIRGEOMES, qui limite la possibilité d’invoquer la méconnaissance des obligations en matière de publicité et mise en concurrence à l’appui d’un référé précontractuel à l’existence d’un intérêt lésé. L’application de cette jurisprudence au recours des tiers contre le contrat constituerait un autre revirement par rapport à un arrêt récent, par lequel le Conseil d’Etat a refusé d’appliquer cette jurisprudence aux recours formés sur le fondement de la jurisprudence Tropic Travaux (CE, 19 juin 2013, Syndicat mixte des eaux de l’Allier, n° 364461).
Faut-il pour autant immoler principe de légalité sur l’autel de la stabilité des relations contractuelles ? Pour limiter les entorses qui pourraient être faites à la légalité en raison de l’application de la jurisprudence SMIRGEOMES au nouveau recours contre le contrat, le rapporteur public a préconisé la possibilité d’invoquer, en toute hypothèse, l’existence d’un vice d’une particulière gravité (conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement). Il s’agit du même critère qui, d’après la jurisprudence Beziers I, permet d’obtenir l’annulation du contrat. Il faudrait donc distinguer deux catégories :
• Le préfet et les membres des organes délibérants, qui pourraient invoquer, en toute hypothèse, toute irrégularité dont serait affecté le contrat ;
• Les autres tiers, qui ne pourraient invoquer que les irrégularités susceptibles de les léser, sous réserve des vices d’une particulière gravité.
Il y aurait donc un double filtre au stade de l’intérêt à agir et au stade de l’examen des moyens. Le nouveau recours ne serait pas un facteur de déstabilisation, mais un gage de sécurité. Le rapporteur public a invité la formation de jugement à franchir ce pas, en rappelant que le saut avait été fait en 2007 et qu’on se trouvait, désormais, en terrain connu.
L’ouverture du recours contre le contrat aux tiers devrait s’appliquer pour les contrats conclus après la lecture de l’arrêt. Il pourrait être assorti d’un référé suspension, comme c’est le cas pour le recours Tropic, pour lequel une présomption d’urgence pourrait être envisagée, compte tenu de la difficulté à faire reconnaître l’urgence par les juges des référés. Ce nouveau recours devrait également avoir des conséquences sur la jurisprudence relative au refus de résilier.
Comme il est souvent le cas pour les arrêts de principe du Conseil d’Etat, les développements qui précèdent ne s’appliqueront pas à l’espèce, qui sera jugée conformément à la jurisprudence en vigueur. En particulier, il s’agissait de la procédure de passation d’un marché à bons de commande ayant pour objet la location en longue durée de véhicules de fonctions pour les services du conseil général. Un conseiller général et contribuable du département a présenté un recours contre l’autorisation de signer donnée par la commission permanent au président du conseil général. Le tribunal administratif de Toulouse et la cour administrative d’appel de Bordeaux ont donné raison au requérant, au motif que l’avis d’appel public à la concurrence envoyé pour publication au Journal officiel de l’Union européenne et au BOAMP ne comportait pas la rubrique relative aux procédures de recours ouvertes aux entreprises candidates à l’attribution du marché. En effet, la cour a considéré que, « alors même que M. X n’a pas participé à la procédure de mise en concurrence, et sans qu’il y ait lieu de rechercher si celui-ci aurait effectivement été lésé par un tel vice, le département du Tarn-et-Garonne a méconnu les obligations de publicité et de mise en concurrence qui lui incombaient ».
Pour annuler l’arrêt de la cour, le rapporteur public a invité la formation de jugement à faire application de la jurisprudence Danthony (Conseil d’État, Assemblée, 23 décembre 2011, Danthony, requête numéro 335033, rec. p. 649) : « si les actes administratifs doivent être pris selon les formes et conformément aux procédures prévues par les lois et règlements, un vice affectant le déroulement d’une procédure administrative préalable, suivie à titre obligatoire ou facultatif, n’est de nature à entacher d’illégalité la décision prise que s’il ressort des pièces du dossier qu’il a été susceptible d’exercer, en l’espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou qu’il a privé les intéressés d’une garantie ». En particulier, il a rappelé que cette jurisprudence a été appliquée au contenu de l’avis d’enquête publique pour ne limiter l’annulation qu’aux hypothèses dans lesquelles la méconnaissance des dispositions légales n’a pas permis une bonne information de l’ensemble des personnes intéressées par l’opération ou si elle a été de nature à exercer une influence sur les résultats de l’enquête et, par suite, sur la décision de l’autorité administrative (Conseil d’Etat, SSR., 25 septembre 2012, SAS Carrière de Bayssan, ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie, requête numéro 359756 et 359778, mentionné aux tables). Une jurisprudence équivalente existe en ce qui concerne la privation d’une garantie (Conseil d’Etat, 20 novembre 2013, Commune de Royère-de-Vassivière, requête numéro 361986).
Après avoir écarté les autres moyens dans le cadre de l’examen de l’affaire au fond, le rapporteur public a donc conclu à l’annulation de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux et au rejet de la requête.
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