Le docteur Bonnemaison a provoqué, durant la période 2010-2011, la mort d’au moins 7 de ses patients afin de « soulager » leurs souffrances en dehors de tout cadre légal et déontologique.
Ces faits ont été largement médiatisés et le Conseil national de l’ordre des médecins a saisi non seulement l’Autorité judiciaire de ceux-ci, aux fins d’engagement de l’action publique devant les juridictions pénales, mais également les juridictions ordinales aux fins de poursuites.
La Chambre disciplinaire de première instance de l’ordre des médecins d’Aquitaine, juridiction administrative ordinale, va ainsi prononcer la radiation définitive du Dr Bonnemaison de l’ordre des médecins par une décision du 24 janvier 2014 (Chambre disciplinaire de l’ordre des médecins d’Aquitaine, 24 janvier 2013, Dr Bonnemaison, n° 1076). Celui-ci interjette alors appel devant la Chambre disciplinaire nationale de l’ordre des médecins qui la confirmera par une décision du 1er juillet 2014 (CNOM, 15 avril 2014, Dr Bonnemaison, n° 11870).
Par la suite, le Conseil d’État, juge de cassation, est saisi d’un pourvoi à l’encontre de la décision d’appel qui procédera à son examen dans sa formation la plus solennelle : l’Assemblée du contentieux. L’importance des questions soulevées au regard de l’articulation de l’office du juge disciplinaire avec celui du juge pénal justifiait un tel examen même s’il s’achevait par un arrêt de rejet.
Il convient de préciser, en effet, que, parallèlement à cette procédure administrative, la Cour d’assises des Pyrénées-Atlantiques a acquitté le Dr Bonnemaison des crimes pour lesquels il était poursuivi par un arrêt du 25 juin 2014 dont le ministère public a interjeté appel.
La solution rendue permet désormais au juge administratif de prendre en compte l’existence et l’office du juge pénal lorsque cela apparaît comme étant de nature à la « bonne administration de la Justice » tant sur le plan procédural que matériel. Cette redéfinition de l’office du juge administratif spécialisé semble même pouvoir être transposée aux hypothèses dans lesquelles l’administration active prononce directement les sanctions.
Sur le fond du litige, la gravité des actes commis ne pouvait que conduire à une décision de sanction parmi les plus graves prévues par la législation applicable.
1°) La jurisprudence traditionnelle du Conseil d’État jugeait que les instances disciplinaires et pénales étant indépendantes, il n’avait pas lieu d’attendre que le juge pénal ait définitivement statué sur les faits pour que le juge administratif ordinal se prononce (CE Sect., 28 janvier 1994, Conseil départemental de l’ordre des médecins de Meurthe-et-Moselle, n° 126512, Rec. p. 44) même si les deux affaires étaient identiques ou liées.
Cette position, ferme, se justifiait par le fait que le juge imposait en réalité à l’administration d’épuiser sa compétence et non de déléguer de fait ou de droit ses propres compétences à un organe tiers (CE Sect., 30 juin 1950, Quéralt, Rec. p. 413 ; CE Sect., 5 décembre 1975, Delcros, Rec. p. 630). La théorie de l’incompétence négative, qui est désormais plus fréquemment invoquée au Conseil constitutionnel qu’au Conseil d’État (J. Tremeau, La réserve de la loi, PUAM-Economica, 1997, 414 p), trouvait donc ici une application implicite. Elle se distinguait de la solution propre au juge administratif de droit commun suivant laquelle ce dernier pouvait surseoir à statuer dans l’attente d’une décision de la juridiction pénale sans y être toutefois obligé (CE, 22 novembre 1972, X., n° 77490).
Cela signifie qu’il est absolument pas exclu que le juge pénal prononce une relaxe et que le juge disciplinaire prononce une sanction, ou inversement, ce qui n’est pas anormal d’un point de vue théorique dans la mesure où les infractions poursuivies ne répondent pas à la même définition matérielle. En effet, l’infraction pénale répond à une exigence de définition stricte au regard du principe de légalité des infractions (Article 113‑1 du code pénal), à laquelle l’infraction disciplinaire ne répond que suivant des modalités qui lui sont propres (Cf. M. Guyomar, Les sanctions administratives, LGDJ, 2014, p. 110 et s). Mais cet état du droit est néanmoins doublement problématique.
En premier lieu, car si les incriminations répondent à des logiques différentes, les faits sanctionnés peuvent être identiques sur le plan matériel et la contradiction de décision, si elle est possible sur le strict plan juridique (Pour l’exemple, classique, de la contrariété de solutions en matière d’actes déclaratifs d’utilité publique et l’intervention du législateur : cf. P. Carrias, « La fin d’un « déni de Justice » », D. 1995 chron. p. 217), n’est pas très opportune sur le plan pratique.
En second lieu, car si les instances décisionnaires en la matière demeurent libres de leur appréciation, elles peuvent, pour des motifs de pure opportunité, décider de ne pas sanctionner le comportement bien que fautif retenant ainsi la possibilité de circonstances atténuantes ou d’éléments personnels propres à chaque affaire (CE, 10 février 2014, Ministre des Affaires sociales et de la santé c. D., n° 360382).
Il était donc fondamental, dans l’intérêt d’une bonne administration de la Justice, que les sanctions prononcées par les deux ordres de juridictions puissent se coordonner.
Par sa décision du 30 décembre 2014, le Conseil d’État admet que le juge administratif, y compris disciplinaire, puisse attendre le résultat des procédures pénales initiées revenant ainsi sur sa jurisprudence antérieure (CE Sect., 28 janvier 1994, Conseil départemental de l’ordre des médecins de Meurthe-et-Moselle, op cit.) qui n’ouvrait pas cette possibilité estimant que l’autorité disciplinaire manquerait à ses devoirs si elle n’épuisait pas sa compétence ce qui était, en réalité, la transposition au juge disciplinaire des solutions admises pour l’administration active.
Toutefois, cette faculté de report demeure une simple faculté et non une obligation soumise à la seule appréciation du juge disciplinaire.
2°) Le Conseil d’État établi ici un véritable vade-mecum de l’office du juge disciplinaire en pareille situation.
En premier lieu, il rappelle que la règle du « secret de l’instruction pénale », telle qu’édictée par l’article 11 du code de procédure pénale n’est pas opposable aux parties (Cass. Crim., 9 octobre 1978, Bull. crim. n° 263). Par voie de conséquence, la personne poursuivie devant l’autorité disciplinaire peut parfaitement verser spontanément au dossier de l’instruction administrative toute pièce issue de l’instruction pénale. Il ne s’agit là que de la transposition du mécanisme jurisprudentiel applicable au secret médical (CE, 3 mars 1995, Ministre de l’Intérieur c. F. D., n° 112856).
En deuxième lieu, il appartient au juge disciplinaire d’apprécier, au cas par cas, s’il est approprié de surseoir à statuer au regard des éléments de la cause soit d’office, soit sur demande des parties suivant deux paramètres.
Le premier paramètre retenu est la « qualité de l’instruction ». Cette expression, couvre en réalité deux éléments : tout d’abord la possibilité de bénéficier de l’instruction pénale –et de ses moyens d’investigations (écoutes téléphoniques, perquisitions, etc.)- pour étayer le dossier de l’instruction disciplinaire ; enfin, la possibilité de prendre en compte les éventuelles décisions de justice rendues dans ce cadre qui peuvent avoir l’autorité de chose jugée et ainsi s’imposer au juge disciplinaire (Cass. civ., 7 mars 1855, D. 1855.I.81 ; CE Sect., 28 juillet 2000, Préfet de police, Rec. p. 340). C’est en réalité la prise en compte des particularités du juge administratif répressif qui se trouve être procéduralement doté de moyens d’investigations moindres.
Le second paramètre, plus classique, est tiré de la « bonne administration de la Justice », ce qui est de nature à couvrir de multiples hypothèses, dont la cohérence jurisprudentielle, pour une même affaire entre les deux ordres de juridictions.
En troisième lieu, la Haute juridiction précise les conditions dans lesquelles le juge supérieur, juge d’appel ou de cassation, peut être amené à contrôler une éventuelle décision de sursis. Outre un contrôle de la motivation des motifs par lesquels les juges antérieurs ont statué sur une telle demande qui serait formulée, le juge disciplinaire se doit d’expliquer l’utilité de sa solution au regard des enjeux disciplinaires. Au cas présent, les faits pouvaient être établis sans qu’il y ait besoin de recourir au dossier de l’instruction pénale et leur gravité justifiait le prononcé d’une sanction rapide indépendamment des éventuelles suites pénales.
3°) Ce faisant le juge de cassation continue son œuvre d’uniformisation des solutions applicables suivant qu’une sanction administrative est prononcée par l’administration active ou par un juge ordinal. L’autorité disciplinaire pourra désormais apprécier si l’attente d’une solution pénale, dont l’échéance peut être lointaine, pourra être de nature à l’éclairer pour déterminer s’il doit entrer en voie de sanction.
Le risque de contrariété entre décisions de justice, qui aurait pu justifier une obligation de sursis à statuer, n’a pas été retenue dans la mesure où toute décision juridictionnelle de sanction peut faire, même sans texte, un recours en révision lorsqu’un élément nouveau est découvert (CE Sect., 16 mai 2012, A., n° 331346). Cette solution étant expressément prévue pour les sanctions ordinales médicales par l’article R.4126‑53 du code de la santé publique, il n’y avait donc nul obstacle de principe au prononcé immédiat d’une sanction.
Enfin, le contrôle du juge de cassation sur l’ensemble des ces éléments s’opère suivant une démarche pragmatique en deux temps. L’irrecevabilité traditionnelle des moyens nouveaux en cassation est rappelée (CE Sect., 7 avril 1967, Kosta, Rec. p. 151), avec toutefois un tempérament au profit des éléments de réponse à un moyen d’ordre public lorsque les règles générales de procédure n’imposent pas le contradictoire en la matière (Cette solution demeure limitée aux juridictions administratives spécialisées. Devant les juridictions administratives de droit commun les dispositions de l’article R.611‑7 du code de justice administrative imposent une telle communication). De même, le contrôle du quantum de la sanction prononcée par les juges du fond est désormais possible en tant que celle-ci ne soit pas « hors de proportion ». Cette évolution du droit ne fait que systématiser les solutions rendues récemment en matière de contrôle des sanctions prononcées par une autorité administrative devant le juge de cassation (CE Ass., 13 novembre 2013, A., n° 347704, Rec. p. 279).