Au fur et à mesure que les conséquences de la chose jugée se précisent, un droit administratif de son exécution se dessine. Par la décision du 28 avril 2014, le juge administratif admet, pour la première fois, la légalité d’une délibération fixant rétroactivement le montant d’une redevance pour service rendu, lorsque la délibération tarifaire initiale a été déclarée illégale. L’originalité de cette solution ne réside pas tant dans la conciliation opérée par le juge entre les principes en cause, respectivement le principe de non-rétroactivité des décisions administratives et le respect de la chose jugée (1), mais dans l’adaptation de cette articulation au cas particulier d’une déclaration d’illégalité (2) et les conséquences qui en découlent (3).
1. La jurisprudence ouvre traditionnellement une voie étroite à l’administration pour adopter des décisions rétroactives en conséquence de la chose jugée. Il s’agit là d’une dérogation faite au principe de non-rétroactivité, dont on sait qu’il s’oppose à ce qu’un acte administratif produise un quelconque effet sur le passé de l’ordonnancement juridique1. Ce principe interdit notamment à l’autorité compétente pour fixer ou modifier le tarif d’un service public ou d’une redevance pour service rendu de rendre applicable ledit tarif à l’ensemble de la période de référence, annuelle en général, alors que celle-ci a déjà débuté ou, plus généralement, d’inclure dans son champ d’application toute utilisation du service déjà effectuée2.
Néanmoins, la jurisprudence administrative autorise l’administration à déroger à ce principe en conférant à ses décisions un effet rétroactif afin de tirer toutes les conséquences de la chose jugée. Le juge peut désormais s’assurer que de telles mesures seront prises en enjoignant à l’autorité compétente de les adopter3, ce qu’il a déjà fait en matière de tarification d’un service public4.
Limitée dans son domaine au contentieux de l’annulation, cette possibilité de recourir à la rétroactivité l’est également par les conditions auxquelles était subordonnée son admission. En effet, l’administration peut légalement édicter une décision dotée d’un effet rétroactif en exécution de la chose jugée uniquement si l’annulation contentieuse, en raison de sa propre rétroactivité, crée un vide juridique.
L’idée directrice est que l’autorité administrative ne peut faire autrement que de donner un effet rétroactif à la décision qu’elle doit obligatoirement prendre afin de se conformer à la chose jugée, car si elle procédait au remplacement de la décision annulée seulement pour l’avenir, elle commettrait par là une nouvelle illégalité.
Or, pour qu’une telle configuration se présente en matière réglementaire, il est nécessaire que l’autorité administrative se soit trouvée, au moment où elle a adopté la décision illégale, dans l’obligation d’édicter une réglementation à une date ou pour une période précisément déterminée, d’une part, et que le retour à la réglementation antérieure s’avère impossible, soit parce que cette dernière avait elle-même une durée prédéterminée, soit qu’elle soit elle-même entachée d’illégalité, d’autre part. Le cas de la fixation du tarif annuel d’un service public ou d’une redevance pour service rendu, comme en l’espèce, est, à cet égard, exemplaire5 et la décision du Conseil d’État du 18 avril 2014 en constitue une nouvelle illustration.
En revanche, dès lors que la réglementation valable pour la période précédente peut être appliquée, la rétroactivité n’est plus justifiée par la nécessité de combler le vide juridique laissé par l’annulation contentieuse6.
Cette rétroactivité administrative découlant de la chose jugée repose sur une justification solide, mais sous-jacente, que le rapporteur public, Mme de Barmon, rappelle clairement dans ses conclusions. Il s’agit, à travers l’admission de la rétroactivité de la décision administrative, de sauvegarder la continuité du service public, principe à valeur constitutionnelle7, ce qui passe nécessairement par une sécurisation de ses moyens de financement8.
2. Dans sa décision du 20 avril 2014, le Conseil d’État applique cette jurisprudence, dégagée en matière d’annulation contentieuse, au cas d’une déclaration d’illégalité.
Il faut remarquer que cette extension n’est pas tout à fait inédite. Suivant une logique d’assimilation, le juge administratif reconnaît une autorité absolue de chose jugée à certaines déclarations d’illégalité et leur fait produire, en conséquence, les mêmes effets que ceux découlant d’une annulation pour excès de pouvoir.
Cette assimilation se limite néanmoins à trois hypothèses : l’abrogation illégale d’une loi par un règlement9 ; la substitution non équivalente à abrogation d’une réglementation à la précédente10 ; l’illégalité d’un règlement d’urbanisme11.
Toutefois, en dehors de ces cas particuliers, le juge administratif s’en tient à sa jurisprudence traditionnelle limitant les conséquences à tirer par l’autorité administrative d’une déclaration d’illégalité, à raison de l’effet relatif de chose jugée qui lui est attaché12.
En effet, contrairement à l’annulation qui emporte l’annihilation rétroactive de la décision illégale et de ses effets, l’acte déclaré illégal est seulement privé d’effets à l’égard des requérants qui ont soulevé son irrégularité au cours d’une instance. Il demeure applicable aux autres situations juridiques qu’il gouverne. Cette limitation des effets d’une déclaration d’illégalité ne vaut cependant que pour le passé. La décision déclarée illégale ne peut, en tout état de cause, plus recevoir application pour l’avenir et l’administration se trouve, de surcroît, dans l’obligation de l’abroger d’office et de faire droit à toute demande en ce sens13.
Or, la mise en œuvre de cette jurisprudence aboutit parfois à des situations paradoxales, comme le montre bien le rapporteur public, Mme de Barmon, dans ses conclusions, puisque la déclaration d’illégalité prive d’effet le règlement irrégulier mais empêche le retour à la réglementation antérieure en l’absence de disparition pour le passé de ce même règlement. Il est ainsi fait échec à la création d’un vide juridique susceptible de justifier l’adoption d’une décision dotée d’un effet rétroactif.
En d’autres termes, au cas d’espèce, les redevances sont privées de base légale à raison de la déclaration d’illégalité de la délibération fixant leur montant sans possibilité pour l’autorité administrative d’en adopter une autre. Aucun tarif ne peut donc être légalement appliqué, ce qui a pour conséquence de permettre aux requérants d’obtenir la décharge totale de l’obligation de payer.
Des solutions envisagées pour sortir de cette impasse, parmi lesquelles la généralisation de l’autorité absolue de chose jugée à l’ensemble des déclarations d’illégalité, le Conseil d’État, suivant en cela son rapporteur public, a choisi une voie médiane consistant à ouvrir plus largement la voie de la rétroactivité de la décision administrative en conséquence d’une déclaration d’illégalité tout en maintenant, dans son principe, l’autorité relative de chose jugée et les effets qui lui sont attachés.
3. Si le raisonnement sous-tendant la solution consacrée par la décision du 28 avril 2014 n’est pas entièrement nouveau, son contenu présente davantage d’originalité. Tandis que la jurisprudence antérieure autorisait l’autorité administrative à édicter une décision rétroactive ayant vocation à se substituer, dans tout ou partie de ses effets, à l’acte annulé, le Conseil d’État trace ici un chemin différent et plus étroit pour l’autorité compétente en cas de déclaration d’illégalité. L’autorité administrative est certes habilitée à adopter un nouvel acte réglementaire non seulement pour régir l’avenir, mais aussi pour solder le passé. Du reste, l’autorité compétente devra, suivant la mécanique de la rétroactivité, fixer le nouveau tarif à partir des éléments de fait et de droit existant à la date de la délibération initiale. Néanmoins, la portée de la liquidation de ce passé est strictement encadrée. Le champ d’application du règlement rétroactif est limité à ce qui est nécessaire pour assurer le respect des motifs constituant le support nécessaire de la déclaration d’illégalité. Il faut comprendre par là que le règlement rétroactif aura pour unique objet de vider le litige ayant abouti à la déclaration d’illégalité. Aussi ne peut-il avoir pour effet de valider – ou plus exactement de régulariser – les titres exécutoires émis sur le fondement de la délibération illégale. Il convient donc de dissocier cette veine jurisprudentielle de celle favorisant, dans la période récente, la voie de la régularisation administrative, notamment en cas d’annulation d’actes détachables des contrats publics ou privés14.
La spécificité de la solution retenue tient ainsi à sa précision chirurgicale. La régularisation administrative se limite aux seules situations nées des litiges noués autour de la délibération illégale. Sa logique est principalement contentieuse, dès lors qu’elle vise prioritairement à parer au risque de déstabilisation du fonctionnement d’un service public susceptible d’être provoqué par un nombre élevé de contestations, plutôt qu’à opérer une réfection plus large de la légalité administrative. Dans le cas particulier du tarif de l’eau, cette perspective se double d’un élément propre à ce domaine. La redevance étant le prix de la consommation d’eau, le principe d’équivalence commande, en effet, qu’il y ait rétribution une fois le service rendu à l’usager. Décharger les usagers du paiement de la redevance en cas de déclaration d’illégalité reviendrait à créer une sorte d’effet d’aubaine porteur du même risque de fragilisation de la continuité du service public que le précédent.
Ce dernier élément empêche de donner une portée générale à cette nouvelle veine jurisprudentielle au-delà du domaine des redevances pour service rendu, voire des redevances mixtes perçues en contrepartie de l’utilisation du domaine d’un ouvrage public. En sont donc exclues, outre les prélèvements fiscaux, les redevances domaniales relevant d’un régime législatif.
À l’inverse, rien ne semble s’opposer à ce que cette jurisprudence serve à la sécurisation d’autres moyens essentiels au fonctionnement continu des services publics, matériels ou humains, qu’une déclaration d’illégalité viendrait menacer.
Pour expédiente qu’elle soit, la solution adoptée n’est pas exempte de tout inconvénient. D’une part, elle aboutit, à l’heure de la simplification normative, à une complexification du droit applicable en faisant coexister au même instant dans l’ordonnancement juridique deux corps de règles ayant un objet identique. D’autre part, elle conduit à l’édiction d’un règlement d’un genre particulier qui le fait ressembler davantage à un faisceau de décisions qu’à une règle générale et impersonnelle, ce qui doit être regretté. Il n’est donc pas certain que le devenir de ce nouveau courant jurisprudentiel ressemble à un long fleuve tranquille…
- CE Ass. 25 juin 1948, Société journal « L’Aurore », req. n° 94511 : Rec., p. 289 ; GAJA n° 59. [↩]
- Voir, s’agissant de la redevance pour distribution d’eau potable, CE 25 juin 2003, Commune Contamines-Montjoie, req. n° 237305, Rec., T., p. 789 ; BJCL 2003, n° 11, p. 820, concl. M. Guyomar. [↩]
- Code de justice administrative, articles L. 911-1 et s. [↩]
- CE 10 juillet 2012, SA GDF Suez et ANODE, req. n° 353356 : publié au Recueil Lebon ; Dr. adm. 2012, comm. 85, note M. Bazex ; JCP A 2012, act. 485. [↩]
- CE 19 mars 2010, Syndicat Cies aériennes autonomes (SCAR A) et a., req. n° 305047 : Rec., T., p. 622 ; AJDA 2010, p. 580 ; RJEP 2010, n° 679, p. 21, concl. F. Lenica. [↩]
- CE 26 juin 1996, SARL Rossi Frères, req. n° 148711 : Rec., p. 249. [↩]
- CE S. 30 mars 1979, Secrétaire d’État Universités et Université Bordeaux II, req. n° 09369 : Rec., p. 141 ; AJDA 1979, n° 10, p. 18 et p. 32, chron. Y. Robineau et M.-A. Feffer ; D. 1981, J., p. 51, note B. Foucher. [↩]
- La rétroactivité remplit ici une fonction de stabilisation en permettant de garantir le fonctionnement continu des services publics lorsqu’il est mis en péril par la commission d’une illégalité. Sur cette idée, voir S. Ferrari, La rétroactivité en droit public français, thèse dactyl., Paris II, 2011, n° 1147. [↩]
- CE Ass. 29 avril 1981, Ordre des architectes, req. n° 12851 : Rec., p. 197 ; AJDA 1981, p. 429, note B. Genevois ; JCP G 1981, 19580, concl. M.-D. Hagelsteen. [↩]
- CE S. 2 mars 1990, Commune Boulazac, req. n° 84590 : Rec., p. 57 ; RFDA, 1990, n° 4, p. 621, concl. R. Abraham. [↩]
- Cf., en dernier lieu, CE S. 7 février 2008, Commune Courbevoie, req. n° 297227 : Rec., p. 41 ; AJDA 2008, p. 582, chron. J. Boucher et B. Bourgeois-Machureau ; BJDU 2007, p. 459, concl. A. Courrèges et BJDU 2009, p. 2, chron. É. Fatôme. [↩]
- CE Ass. 18 janvier 1980, Bargain, req. n° 14397 : Rec., p. 29 ; AJDA 1980, n° 2, p. 91, chron. Y. Robineau et M.-A. Feffer ; Rev. adm. 1980, n° 194, p. 151, concl. A. Bacquet ; CE 27 mai 2002, SA Transolver Service, req. n° 227338 : Rec., p. 176. [↩]
- Voir respectivement, CE S. 14 novembre 1958, Sieur Ponard : Rec., p. 554 ; CE Ass. 3 février 1989, Cie Alitalia, req. n° 74052 : Rec., p. 44 ; GAJA n° 89 ; L. n° 2000-321, 12 avril 2000 ; DCR A, article 16-1. [↩]
- Cf. respectivement, CE 31 juillet 2009, Ville Grenoble et Société Gaz Électricité Grenoble, req. n° 296964 : Rec., T., p. 83 ; RJEP 2010, n° 673, p. 22, concl. N. Boulouis ; CMP 2009, n° 10, p. 27, note G. Eckert ; CE 28 juin 2011, Commune Divonne-les-Bains, req. n° 327515 : Rec., p. 278 ; AJDA 2011 p. 1684, note J.-D. Dreyfus ; BJCP 2011, p. 381, concl. B. Dacosta. [↩]