Le droit est un instrument du politique et il est indéniable que le droit des étrangers en est un enjeu qui n’a cessé de se renouveler.
La maîtrise de l’immigration et l’accueil de l’étranger sont des thèmes régaliens dont la récurrence est indéniable et dont l’imprégnation sémantique en témoigne aisément. Le texte fondateur du droit des étrangers de la Vème République, l’ordonnance du 2 novembre 1945 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France1 dont l’appellation est reprise par le code de 2004 (CESEDA)2, a ainsi été à plusieurs reprises concurrencé par des lois dont la qualité juridique semblait parfois remisée au profit de constructions idéologiques et de choix terminologiques hasardeux.
Dans ce domaine aussi sensible que fondamental, qu’est l’ouverture à l’Autre, se pose donc la question de la définition de l’étranger. Aux termes de l’article L. 111-1 du CESEDA « Sont considérées comme étrangers (…) les personnes qui n’ont pas la nationalité française, soit qu’elles aient une nationalité étrangère, soit qu’elles n’aient pas de nationalité » . Le critère juridique d’identification de l’étranger est donc la nationalité ou l’absence de nationalité, l’étranger peut dès lors se définir comme toute personne résidant sur le territoire national sans posséder la nationalité française, soit qu’il en possède une autre ou qu’il n’en dispose pas et relève alors du statut d’apatride. Il doit ainsi être distingué de l’immigré qui est l’individu qui est né hors de France mais « est venu s’y fixer, y a immigré »3, de sorte qu’il pourra acquérir la nationalité française et perdra alors sa qualité d’étranger.
Les droits fondamentaux, étant l’ensemble des droits subjectifs de l’individu garantis par l’État de droit, doivent être immanquablement respectés, que leurs titulaires soient en cours de procédure pour pénétrer sur le territoire national ou qu’ils y soient déjà entrés et y demeurent en situation d’irrégularité. Les contingences économiques et politiques ayant donné naissance à un phénoménal empilement normatif relatif aux conditions d’entrée, de séjour, et d’éloignement des étrangers a pourtant rendu de plus en plus difficile l’appréhension du corpus juridique régissant ces situations.
Dans le cadre du droit au séjour, l’étranger, notamment non européen, doit ainsi faire face à de nombreuses et complexes procédures administratives, parfois contentieuses, impactant ses droits fondamentaux.
L’étranger souhaitant séjourner sur le territoire national doit ainsi présenter un certain nombre de justificatifs, dont l’absence, s’il est déjà présent sur le territoire sans autorisation ou à sa frontière, justifiera une décision de refus d’entrée sur le territoire et de placement en zone d’attente à la frontière, avant d’être renvoyé vers un autre pays. Une fois présent sur le territoire, légalement ou non, l’étranger pourra également se voir opposer un refus à sa demande de délivrance ou de renouvellement de son titre de séjour après l’acquittement de frais de dossier dont le coût semble receler une dimension plus dissuasive que préventive.
À ces occasions, et dans bien d’autres, l’étranger fera l’objet de mesures administratives complexes, et notamment d’éloignement. Deux mesures principales peuvent être identifiées, l’obligation de quitter le territoire français en raison du séjour illégal sur le territoire, et l’expulsion du territoire pour motifs d’ordre public. Le placement en rétention administrative, décision prise par l’administration et prolongée par le juge judiciaire 5 fois sur 6, peut également être utilisé afin de maintenir l’étranger dans un lieu fermé non pénitentiaire, dans l’attente de son renvoi du territoire, pour une durée maximale de 45 jours.
Le droit des étrangers, extrêmement procédurier, s’illustre alors par l’exercice de très nombreux recours contentieux. Ainsi, chaque année, plus de 50.000 saisines de tribunaux administratifs concernent ce contentieux4, c’est à dire un quart de la totalité des affaires. Le juge des libertés et de la détention n’est pas non plus en reste puisque environ 40 000 décisions sont rendues par an dans ce domaine5. Cette surcharge est par ailleurs très inégalement répartie au sein de la juridiction administrative puisque les quatre tribunaux de la région parisienne (Paris, Cergy, Melun, Versailles) comptent à eux seuls plus de la moitié du nombre des affaires enregistrées6.
Outre les coûts importants induits par cette surcharge contentieuse, des conséquences préjudiciables à l’État de droit se doivent d’être relevées. Elles sont de quatre ordres. On constate un réel effet d’éviction des autres contentieux. Par exemple, dans certains tribunaux, l’âge moyen du stock hors contentieux des étrangers s’est accru de 12 mois. On constate également une inégalité de traitement entre les justiciables selon que leur requête relève du contentieux des étrangers (affaire jugée en trois ou quatre mois) ou non (délai moyen de jugement supérieur à deux ans et pouvant atteindre quatre ou cinq ans). Existe, par ailleurs, un risque que les Cours et les Tribunaux se trouvent dans l’incapacité de remplir efficacement leurs autres missions, notamment pour la juridiction administrative de contrôler efficacement la légalité de l’action de l’administration dans des domaines aussi essentiels que l’urbanisme, l’environnement, ou la perception de l’impôt. Enfin, il est à redouter un certain découragement des magistrats, appelés à traiter ce contentieux massif, éprouvant, souvent de pur fait, et parfois inutile au regard de la qualité des mémoires produits.
Nonobstant l’emploi d’un vocabulaire belliqueux par le thème de ce colloque, la question n’est pas de savoir quel juge, administratif ou judiciaire, est le plus protecteur des libertés fondamentales des étrangers, mais si l’un comme l’autre ont les moyens de satisfaire cet impératif ? Se poser la question c’est y répondre : les juges peinent à assurer le respect plein et entier des droits fondamentaux des étrangers. Et pour cause : le dualisme juridictionnel les oblige à se partager un même contentieux (I), induisant alors une gymnastique juridique s’apparentant à une concurrence des juges rendant inefficace la protection de ces droits fondamentaux (II).
I. — L’ÉCLATEMENT ORIGINEL DES COMPÉTENCES JURIDICTIONNELLES RELATIVES AU CONTENTIEUX DU DROIT DES ÉTRANGERS
Si le juge judiciaire joue un rôle majeur dans la protection des libertés fondamentales des étrangers (A), le juge administratif intervient également de manière étendue et énergique, alors même que ni sa place, ni l’efficacité de ses procédures n’allaient de soi en la matière (B).
A. La compétence constitutionnelle du juge judiciaire comme gardien des libertés fondamentales
L’article 66 de la Constitution dispose que « nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ». Cet article n’a pas vocation à protéger les seuls citoyens français et s’applique donc également aux étrangers.
Cela s’explique d’un point de vue philosophique : l’interdiction des détentions arbitraires est un droit de l’Homme en général et non du citoyen uniquement. Cela s’explique également d’un point de vue juridique : le droit pénal a pour principe la territorialité de son application, ainsi ses règles s’appliquent aussi bien aux français qu’aux étrangers présents sur le territoire.
Les aspects touchant à la liberté individuelle de l’étranger (le maintien en zone d’attente à la frontière, en rétention administrative, en garde à vue) relèvent donc du juge judiciaire, et plus spécifiquement du juge des libertés et de la détention. Celui-ci intervient alors dans ce dispositif au moyen d’un contrôle juridictionnel de la légalité et de la proportionnalité des mesures privatives de liberté.
Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 9 janvier 1980 « loi Bonnet » confirmée en 1992 et 20037, estime en effet que toute rétention d’étranger non décidée ou confirmée par le juge judiciaire est arbitraire. Cette jurisprudence ne se satisfait donc pas de voir la rétention placée sous la simple surveillance du juge judiciaire en aval. Encore faut-il qu’il décide lui-même le placement ou, tout au moins, la prolongation de celui-ci, l’autorité administrative ne pouvant prendre la décision initiale que pour un bref délai.
Ainsi, tel qu’il était initialement rédigé dans le CESEDA, l’article relatif à la demande de prolongation de la rétention administrative laissait entendre que le juge judiciaire n’avait qu’une alternative : prolonger la rétention ou à titre exceptionnel assigner l’étranger à résidence. Depuis la décision de la Cour de Cassation « Bechta »8, le juge judiciaire dispose d’une nouvelle alternative, il peut remettre un étranger en liberté après avoir contrôlé et relevé l’illégalité des mesures ayant précédé et mené à la rétention administrative.
En février de cette année le Tribunal des Conflits9 étend encore un peu plus le champ de ses compétences, à l’instar des décisions du Conseil Constitutionnel10, il affirme que le juge judiciaire est compétent pour mettre fin à une rétention administrative lorsque celle-ci ne se justifie plus, que le motif de droit ou de fait soit nouveau ou concerne la période de rétention initiale. Ainsi le juge judiciaire peut apprécier la légalité de la décision administrative de placement en centre de rétention au sens où il relève de sa compétence d’annuler ou de refuser un prolongement de la rétention administrative en cas d’irrégularités antérieures à ce placement (par exemple l’absence de mesure d’éloignement ou l’absence de nécessité), en cas d’atteinte à l’effectivité des droits de retenu, ou en l’absence de preuve des diligences accomplies par l’Administration en vue de procéder à l’éloignement de l’étranger pendant la durée de la rétention.
Le juge civil est également amené à intervenir à certaines occasions puisqu’il est, par exemple, compétent en matière de nationalité et de filiation. Le juge pénal est lui aussi amené à se prononcer sur la situation des étrangers. S’il intervient sur le volet procédural, pour faciliter l’action de l’administration à des fins d’éloignement, par des vérifications d’identités et des gardes à vue, la Cour de Cassation11 a en revanche mis un coup d’arrêt à l’utilisation de la procédure pénale à des fins d’éloignement. Se plaçant en défenseuse des libertés fondamentales, elle estime ainsi que le recours à la garde à vue pour un étranger uniquement soupçonné de séjour irrégulier est prohibé dès lors que toute autre mesure moins coercitive n’a pas été mise en œuvre auparavant.
B. Le développement progressif d’une compétence étendue du juge administratif
Dans sa décision du 23 janvier 1987 « Conseil de la concurrence » le Conseil Constitutionnel consacre la compétence de la juridiction administrative au moyen d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Il estime en effet qu’« à l’exception des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire, il appartient en dernier ressort à la juridiction administrative de connaître de l’annulation ou la réformation des décisions prises dans l’exercice de prérogatives de puissance publique par les autorités exerçant le pouvoir exécutif ».
L’entrée, le séjour et l’éloignement d’un étranger sont donc confiés au juge administratif, en ce qu’elles sont des mesures administratives. La reconnaissance du statut de réfugié relève également de la juridiction administrative. Si l’office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) n’est pas une juridiction, ses décisions peuvent être contestées devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) qui est, elle, en revanche, une juridiction administrative, et la première au regard du nombre de dossiers traités.
L’appréciation, par le juge administratif, de son rôle de protecteur des libertés fondamentales a ainsi très largement évolué depuis les années 1990. Il a en effet basculé d’une position de grande réserve à un contrôle de plus en plus poussé. Il a également augmenté les normes de références dont il admet l’applicabilité en matière de droit des étrangers. Exerçant traditionnellement un contrôle restreint, donc limité à l’erreur manifeste d’appréciation des motifs conduisant à l’éloignement d’un étranger, le juge administratif s’engage ensuite sur une voie plus protectrice, notamment en usant de son pouvoir de contrôle de conventionnalité.
Cherchant à contribuer à la consécration d’un « standard minimum » de droits fondamentaux, issu du dialogue des juges, le Conseil d’État utilise avec force la théorie des principes généraux de droit et les traités internationaux. Face aux mesures restrictives du regroupement familial, le Conseil d’État dégage ainsi en 197812, le principe du droit de l’étranger de mener une vie familiale normale. Il consacre également un principe général de droit consistant en l’obligation de maintien de l’« unité de famille » du réfugié. Ce principe conduit ainsi à attribuer la qualité de réfugié à la personne répondant à cette définition au sens de la Convention de Genève, mais également à son conjoint et à ses enfants mineurs13. Par une méthode d’interprétation téléologique de cette même Convention, le Conseil d’État développe également un principe général de droit prohibant l’extradition des réfugiés vers leur pays d’origine si celui-ci ne respecte pas les droits et libertés fondamentaux de la personne humaine14.
Cela étant, cette démarche d’un juge administratif créateur de normes protectrices des droits des étrangers, souffre une limite importante : les principes généraux de droit sont de valeur supra décrétale mais infra législative15.
Le juge administratif utilise alors les traités internationaux, ayant une valeur supra législative, pour développer un contrôle plus efficace des libertés fondamentales. Et c’est la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CESDH) qui occupe la place de premier plan dans la jurisprudence du Conseil d’État. Il reconnaît ainsi, dès 199116, l’applicabilité aux mesures d’éloignement de l’article 817 consacrant le droit au respect de la vie privée et familiale et en retient une conception extensive18. Il accepte également de se fonder sur l’article 319 de la CESDH, prohibant les traitements inhumains et dégradants, pour interdire l’extradition en direction d’un pays dans lequel n’est pas assuré le respect des droits fondamentaux de la personne humaine20. Enfin, dans son célèbre arrêt Koné21, il consacre au moyen d’un principe fondamental reconnu par les lois de la république, ayant valeur constitutionnelle, l’interdiction d’extrader un étranger lorsque celle-ci est demandée « dans un but politique ».
Afin de donner plein effet aux stipulations de ces articles de la CESDH, et parce qu’il s’agit de libertés fondamentales, le juge administratif effectue un contrôle maximum. Ainsi il s’assure que l’atteinte portée au droit consacré est proportionnée aux intérêts publics motivant celle-ci : elle n’excède pas les buts pour lesquels elle est adoptée et ne porte pas une atteinte disproportionnée à ce droit. Le juge administratif22 généralisera ensuite ce contrôle à l’ensemble du contentieux des étrangers.
II. — LA CONCURRENCE DES JUGES POUR LA PROTECTION DES LIBERTÉS FONDAMENTALES DES ÉTRANGERS
Si l’emploi de la notion de « dialogue des juges »23 aurait pu se justifier au regard de la pluralité d’acteurs complémentaires se partageant ce même contentieux, force est de constater qu’il s’agit en réalité d’une mise en concurrence (A) pour laquelle des palliatifs sont difficilement envisageables (B).
A. Le développement de compétences protectrices des libertés fondamentales essoufflé par le dualisme juridictionnel
La longue liste des décisions défavorables qui peuvent être prises à l’encontre des étrangers se traduit par autant, voire davantage, de possibilités de contestations devant un juge. Ayant à concilier, d’une part, le respect de l’État de droit et les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, de la Cour de justice de l’Union européenne, du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État, de la Cour de cassation ; et ayant d’autre part, le souci de rendre plus efficace la lutte contre l’immigration irrégulière, le législateur a multiplié les procédures particulières.
Il s’agit le plus souvent de procédures d’urgence complémentaires des procédures de droit commun, ouvertes tantôt à l’étranger pour faire valoir ses droits, tantôt au préfet ou au parquet pour faire valoir ceux de la collectivité. Servant des finalités différentes, elles posent de difficiles problèmes de coordination.
La dualité juridictionnelle et la difficile compréhension des différentes procédures afférentes complexifient donc de manière très importante le recours au juge et le droit à un procès équitable dans un délai raisonnable24. D’une part, l’erreur de saisine peut être fatale puisque la saisine du juge judiciaire n’est pas suspensive du délai de recours devant le juge administratif compétent25, tout comme la saisine préalable de l’autorité administrative. D’autre part, lorsque l’un des ordres de juridiction se trouve confronté à une difficulté sérieuse, touchant à une question de la compétence de l’autre ordre, il y a lieu de recourir au mécanisme de la question préjudicielle. Si, par exemple, le juge administratif sursoit à statuer sur la demande d’annulation d’un arrêté de reconduite à la frontière, il est nécessaire d’attendre que le juge judiciaire se prononce sur la possession ou non de la nationalité française par le requérant. Mais les recours contre les mesures d’éloignement n’étant pas suspensifs des mesures privatives de liberté, l’étranger peut alors être maintenu en rétention, le temps que le juge statue, ce qui peut s’avérer particulièrement long.
Autre mesure ayant conduit à transformer le droit des étrangers en un droit exceptionnel, le recours en annulation contre la décision de placement ou de prolongation de la rétention et sa décision de prolongation ne relèvent désormais plus des règles de droit commun26. Le juge des libertés et de la détention saisi d’une demande de prolongation doit statuer sous 48 heures, mais n’est saisi que 5 jours après le placement en rétention. Cette volonté politique d’éviter le recours au juge judiciaire induit une difficulté supplémentaire pour l’étranger puisqu’une fois le juge administratif saisi dans les 48 premières heures et concluant, dans le délai de 72 heures qui lui est imparti, au bien-fondé de la mesure d’éloignement, celui-ci peut très bien avoir été éloigné du territoire alors que le juge judiciaire n’a pas encore pu statuer sur les éventuelles irrégularités de son placement en rétention. L’atteinte au droit à un recours effectif n’en est alors évidente bien que non sanctionnée.
Afin de pallier cet « angle mort liberticide », contraire aux obligations communautaires27 qui imposent un contrôle le plus rapide possible, le juge administratif s’est alors estimé compétent28 pour contrôler la mesure de placement en rétention s’il est saisi dans les 48 heures. Se faisant il refuse obstinément29 de conférer à ce recours un caractère suspensif de la mesure d’éloignement et de prendre en compte les irrégularités entachant les mesures ayant conduit au placement en rétention (sous réserve que ce ne soit une mesure de police exécutant ladite décision d’éloignement), ne laissant dès lors que peu de moyens à soulever. Si la mesure d’éloignement est donc confirmée moins de 5 jours après le placement en rétention et est exécutée, retour à la situation initiale : le juge judiciaire n’aura pas pu se prononcer sur le placement en rétention alors qu’il accepte de la contrôler de manière plus protectrice des libertés fondamentales.
La pratique juridictionnelle à laquelle les juges sont assujettis participe également de ce phénomène de complexité et d’irrespect des droits fondamentaux de l’étranger. L’exercice de sa compétence par le juge judiciaire semble en effet présider une logique d’urgence. Il statue à juge unique et dans une temporalité très brève (24 à 48 heures), l’essentiel de l’instruction se fait à l’audience, les dossiers sont extrêmement légers, et l’organisation matérielle des audiences est souvent précaire. Ainsi de nombreuses audiences, se terminant la nuit et ayant lieu le dimanche, sont assurées par des magistrats de permanence qui ne sont pas toujours formé de manière approfondie à ce contentieux. A contrario, le traitement administratif de celui-ci ne correspond pas à l’objectif de célérité affiché, les décisions administratives bénéficiant du « privilège du préalable » et de l’« autorité de la chose décidée », éventuellement attentatoires aux libertés fondamentales, ne sont ainsi réparées que très tardivement, et parfois sans que l’étranger soit encore présent sur le territoire. Malgré des compétences se voulant complémentaires, ce basculement d’un juge à un autre ajoute participe à ce parcours labyrinthique dont les écueils sont autant de risques de violations des droits fondamentaux des étrangers requérants.
B. L’inopportune unification du contentieux ou la nécessité d’une rationalisation normative
Si la proposition d’unifier le contentieux du droit des étrangers revient régulièrement au goût du jour, il ne s’agit pas d’une solution satisfaisante. En 2008 la Commission sur le cadre constitutionnel de la nouvelle politique d’immigration, présidée par Monsieur Mazeaud, a en effet publié un rapport30 synthétisant les raisons de cette « fausse bonne idée ».
À titre liminaire il convient d’exclure la proposition de créer une juridiction spécialisée dédiée à la situation des étrangers. Outre des obstacles fonctionnels liés à de nécessaires redéploiements de ressources, transferts de charges, et autres aspects logistiques, la création d’une juridiction spécialisée n’apporterait que des avantages hypothétiques. En effet, cette juridiction mixte obligatoirement collégiale risquerait d’être plus « consommatrice » de temps de magistrats que le dispositif actuel. Elle poserait également la question du juge départiteur. En outre, elle ne permettrait pas de créer un « guichet unique » puisque le juge pénal et la CNDA resteraient en dehors du dispositif. Enfin, la crainte que ce juge d’exception soit suspecté de complaisance est plus forte que cet espoir d’unification (presque) totale.
L’unification au profit du juge administratif en intégrant dans son bloc de compétence l’intégralité du contrôle de la rétention est également difficilement envisageable. Cela impliquerait notamment de réviser l’article 66 de la Constitution qui confie au seul juge judiciaire la protection de la liberté individuelle. Quand bien même une telle révision d’un principe fondamental serait admise, cette solution ignorerait la vocation du juge administratif qui est de contrôler la légalité de l’action administrative. En outre, une telle unification se heurterait à l’encombrement croissant de cette juridiction.
L’unification au profit du juge judiciaire afin de réaliser des économies d’échelle (limitation des coûts d’escorte des intéressés allant d’une juridiction à une autre, avantage humain et économique, gain de productivité, allocation rationalisée des ressources) ne semble pas non plus souhaitable. Le regroupement du contentieux des étrangers entre les mains de ce seul juge ne constituerait en effet une simplification que pour les étrangers en rétention. Au surplus il est nécessaire de rappeler que les décisions relatives à la rétention administrative portent tout particulièrement la marque de la souveraineté nationale et des prérogatives de puissance publique, en retirer le contrôle au juge administratif reviendrait à nier la raison d’être de celui-ci. Au demeurant, les juges des libertés et de la détention manquent autant de préparation que les juges administratifs pour une unification dans un sens comme dans l’autre. Il en résulterait alors une imprévisibilité des jurisprudences encore plus importante qu’actuellement et loin d’être souhaitable.
Force est de constater, par ailleurs, que les difficultés rencontrées trouvent autant leurs sources dans la dualité des ordres de juridiction que dans la complexité normative induisant de mauvaises pratiques administratives. Afin que les nombreuses atteintes aux libertés fondamentales des étrangers cessent, il est essentiel que les procédures administratives comme contentieuses soient intelligibles et balisées, ce qui suppose dès lors une simplification drastique et une stabilisation pérenne des dispositions normatives afférentes31.
Il est également fondamental de pallier aux nombreuses erreurs de procédure commises par les services lors des interpellations et placements en rétention. Tout comme celles commises au fond par l’Administration lors de l’instruction des dossiers. Une instruction qui se voudrait plus attentive impliquerait la présence physique du demandeur en préfecture et un entretien effectif avec l’agent suivant son dossier. Il serait dès lors primordial d’adapter les locaux accueillant le public et de fournir une formation juridique spécifique aux agents dont les effectifs et les moyens, aujourd’hui fort modestes doivent être renforcés.
Enfin, il est indispensable que les centres de rétention administratives soient rendus conformes à la notion de « dignité humaine » au sens de la CESDH32, que l’Administration continue ses efforts en ce sens, et n’y maintienne plus les personnes fragiles qui devraient bénéficier d’une assignation à résidence comme prévu par le CESEDA et la dite Convention.
*****
Les juges administratifs et judiciaires semblent faire match nul : seul le dialogue des juges a permis une meilleure protection des libertés fondamentales des étrangers, et ni l’un ni l’autre n’en est plus protecteur. La balle est au centre et c’est au législateur de s’en saisir pour purger les éléments attentatoires aux libertés fondamentales de ce contentieux, car au final c’est toujours l’étranger qui sort perdant de ce match.
- Ordonnance n°45-2658 du 2 novembre 1945 relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et portant création de l’office national d’immigration. [↩]
- Ordonnance n°2004-1248 du 24 novembre 2004 portant le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. [↩]
- F. Julien-Laferriere, Droit des étrangers, PUF, 2000, 1ère édition, p. 15 [↩]
- P. Mazeaud, Pour une politique des migrations transparente, simple et solidaire, Rapport officiel, 2008, p. 62. [↩]
- Id. [↩]
- P. Mazeaud, op. cit., p. 178. [↩]
- Décision n°79-109 DC du 9 janvier 1980, décision n°92-307 DC du 25 février 1992, décision n°2003-484 DC du 20 novembre 2003. [↩]
- Cour de Cassation, Civ. 2, 28 juin 1995, n°93-21.764. [↩]
- Tribunal des conflits, décision n°3986 du 9 février 2015. [↩]
- Décision n°2003-484 DC du 20 novembre 2003, décision n°2011-631 DC du 9 juin 2011. [↩]
- Cour de Cassation, Civ. 1, 5 juillet 2012, n°11-30.530. [↩]
- Conseil d’État, Assemblée, 8 décembre 1978, GISTI, CFDT et CGT. [↩]
- Conseil d’État, Assemblée, 2 décembre 1994, Agyepong, n°112842. [↩]
- Conseil d’État, Assemblée, 1er avril 1988, Bereciartua, n°85234. [↩]
- R. Chapus, Droit administratif général, t. 1, Montchrestien, 2001, 15e éd., p. 261. [↩]
- Conseil d’État, 18 janvier 1991, Beldjoudi, n°80827. [↩]
- Article 8§1 CESDH : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. ». [↩]
- Conseil d’État, 28 juillet 2000, Maroussitch, n°212729 ; Conseil d’État, 24 mars 2004, n°249369. [↩]
- Article 3 CESDH : « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. ». [↩]
- Conseil d’État, Assemblée, 26 septembre 1984, Lujambio Galdeano, n°62847. [↩]
- Conseil d’État. Assemblée, 3 juillet 1996, Koné, n°169219. [↩]
- Conseil d’État, Section, 17 octobre 2003, Bouhsane, n°249183. [↩]
- B. Genevois, concl., Aff. Cohn-Bendit, 1978. [↩]
- Article 6§1 CESDH : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle ». [↩]
- Conseil d’État, 15 novembre 1996, n°178909. [↩]
- Loi n°2011-672 du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité. [↩]
- Directive 2008/115/CE du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier. [↩]
- Conseil d’État, 4 mars 2013, n°359428. [↩]
- CE, 23 février 1990, Sioui, n°92973. [↩]
- P. Mazeaud, Pour une politique des migrations transparente, simple et solidaire, Rapport officiel, 2008, 242 p. [↩]
- L. Galliano, La situation juridique de l’étranger en France ou l’insécurité juridique comme moyen de régulation de l’immigration, Revue Asylon(s), N°4, mai 2008. [↩]
- G. Armand, La dignité humaine des étrangers placés en rétention administrative : entre dialogue jurisprudentiel et dualisme juridictionnel, CRDF, n°7, 2009, p. 165-174. [↩]
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